Souvenirs (Richard Wagner)/Préface

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Traduction par Camille Benoît.
G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. Préface-viii).


PRÉFACE




Richard Wagner a eu ceci contre lui, et l’aura encore, qu’il n’est pas de ceux dont on fasse le tour si vite et si aisément. Dût-on s’étonner, j’affirme, sans l’ombre d’un paradoxe, qu’en France, en Allemagne même, les gens se comptent, qui mesurent tout ce qu’est cet homme, qui embrassent, dans son intime harmonie, l’ensemble des facultés dont se compose ce génie particulier, la multiplicité des traits par où se distingue cette figure originale.

Le disjecti membra poetæ est vrai de Wagner comme d’Orphée. Les uns, purs littérateurs, n’entendant mot à la musique et s’en souciant peu, étudient les poèmes à part. Les autres, musiciens exclusifs, se désintéressent des sujets et de leur mise en œuvre : ils jugent cette musique comme si elle n’enveloppait pas une action, qui la soutient, qui détermine sa forme générale aussi bien que son caractère propre.

Richard Wagner est, avant tout, un poète[1], un grand poète dramatique, dont les ancêtres spirituels ont habité l’Inde et la Grèce, où ils connurent et accrurent les bienfaits d’une civilisation supérieure à la nôtre à quelques égards.

Il s’est trouvé qu’avec sa vaste et vive intelligence, ce poète d’une nature spéciale a fait d’abord de la musique comme il eût fait de la peinture ou de la philosophie. Mais déjà[2] l’adolescent prédestiné avait donné des marques précoces de ses instincts poétiques. Ce qui décida de sa vocation, ce qui détermina son génie propre, fut précisément cette rencontre du poète et du musicien. Comme Siegfried éveilla Brünnhilde, le poète tira le musicien de sa léthargie : alors s’accomplit le mystère d’amour par qui sont les grandes choses ; alors le musicien se donna an poète, et celui-ci put lui adresser pour son compte les paroles de Tristan à son fidèle Kurwenal : « Tu ne t’appartiens pas, tu es à moi, tout à moi ; avec moi tu souffres quand je souffre..... » De cet embrassement sacré, les œuvres fortes sont issues : Tristan et Iseult, Parsifal les Maîtres chanteurs, l’Anneau du Niebelung.

Si j’insiste sur ce trait dominant, l’alliance, et s’il se peut dire, la fusion parfaite du poète et du musicien, c’est qu’elle est, à mon sens, la clef de toute cette vie, si complexe en apparence, au fond si simple : la vie de Richard Wagner.

Nous avons affaire ici à un cas plus que rare : depuis que la race timide qui occupe cette planète s’essaie à donner une forme à ses rêves, de telles noces n’avaient pu s’accomplir encore entre l’antique poésie et la jeune musique ; aussi me pardonnera-t-on, si, ayant à donner quelque idée d’un phénomène unique en sa nouveauté, j’ai usé de mots un peu lourds et d’images imparfaites.

Dans ce volume se trouvent rassemblés divers Souvenirs personnels épars dans les dix volumes d’écrits du maître (Fritzsch, éditeur, Leipzig). S’il était donné à ces pages de contribuer à une étude d’ensemble, de répandre une clarté plus vive sur une grande figure, en un mot, d’aider en France à l’œuvre de progrès, le vœu du traducteur serait rempli.

Camille BENOIT.



  1. Pour prévenir certaines objections, j’entends, par poète, moins le versificateur, le styliste, que le ποιητὴς, l’inventeur d’actions, le créateur de types.
  2. Qu’on lise avec attention les premières pages de l’Esquisse autobiographique par laquelle s’ouvre ce volume : on y trouvera la preuve de la préexistence du poète chez Wagner.