Souvenirs (Tocqueville)/02/07

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Texte établi par Christian de Tocqueville, Calmann Lévy (p. 173-192).

VII

Le 15 mai 1848.

Le parti révolutionnaire n’avait pas osé s’opposer à la réunion de l’Assemblée, mais il ne voulait pas se laisser dominer par celle-ci ; il entendait bien, au contraire, la tenir sous sa main et obtenir d’elle, par la contrainte, ce que la sympathie lui refusait. Les clubs retentissaient déjà de menaces et d’injures contre les représentants. Et, comme les Français dans leurs passions politiques sont aussi raisonneurs qu’ils sont déraisonnables, on s’occupait sans relâche au sein de ces assemblées populaires à fabriquer les théories sur lesquelles on pût ajuster plus tard des actes de violence ; on y soutenait que le peuple, toujours supérieur à ses mandataires, n’aliène jamais complètement sa volonté dans leurs mains, principe vrai dont on tirait faussement cette conséquence que les ouvriers de Paris étaient le peuple français. Une grande et vague agitation n’avait cessé de régner dans la ville depuis notre première séance. La foule se réunissait tous les jours dans les rues et sur les places ; elle s’y répandait sans direction comme les flots de l’océan dans la houle. Les abords de l’Assemblée étaient toujours occupés par un attroupement de ces redoutables oisifs. Un parti démagogique a tant de têtes, le hasard tient toujours une si grande et le conseil une si petite place dans ses actes, qu’il est presque impossible de dire soit avant, soit après l’événement, ce qu’il veut ou ce qu’il a voulu. Mon opinion était pourtant alors, et elle est restée telle depuis, que les principaux démagogues ne visaient pas à détruire l’Assemblée et qu’ils ne cherchaient encore qu’à s’en servir en l’opprimant. L’attaque qu’ils dirigèrent le 15 mai me parut plutôt destinée à l’effrayer qu’à l’abattre ; ce fut, du moins, une de ces entreprises, d’un caractère équivoque, si fréquentes dans les temps d’agitation populaire, dont les promoteurs eux-mêmes ont soin de ne tracer et de ne définir exactement à l’avance, ni le plan, ni le but, afin de pouvoir s’arrêter dans une démonstration pacifique ou pousser jusqu’à une révolution, suivant les incidents du jour.

On s’attendait, depuis huit jours, à quelque tentative de cette espèce, mais l’habitude de vivre dans de continuelles alarmes finit par rendre les assemblées comme les individus incapables de discerner, parmi tous les signes qui annoncent la venue du péril, celui qui le précède immédiatement. On savait seulement qu’il s’agissait d’une grande démonstration populaire en faveur de la Pologne, on s’en inquiétait mais vaguement. Sans doute, les membres du gouvernement avaient plus de renseignements et plus de craintes que nous, mais ils cachaient les uns et les autres et j’étais placé trop loin d’eux pour pénétrer leurs pensées secrètes.

Je vins donc, le 15 mai, à l’Assemblée sans prévoir ce qui allait se passer. La séance commença comme eût commencé toute autre ; et, ce qu’il y eut de fort étrange : vingt mille hommes environnaient déjà la salle, sans qu’aucun bruit du dehors annonçât leur présence. Wolowski était à la tribune : il mâchonnait entre ses dents je ne sais quel lieu commun sur la Pologne, lorsque le peuple manifesta enfin son approche par un cri terrible, qui, pénétrant de tous côtés à travers les fenêtres du haut qu’on avait laissées ouvertes à cause de la chaleur, tomba sur nous comme s’il fût venu du ciel. Je n’eusse jamais pu imaginer que des voix humaines, en s’unissant, pussent produire un bruit aussi immense, et la vue de la foule elle-même, quand elle envahit l’Assemblée, ne me parut pas aussi formidable que ce premier rugissement qu’elle fit entendre avant de se montrer. Plusieurs représentants, cédant à un premier mouvement de curiosité ou de crainte, se levèrent ; d’autres crièrent avec force : « En place ! » Chacun se rassit, se raffermit sur son banc et se tut. Wolowski reprit son discours et le continua quelque temps. Je crois que c’est la première fois de sa vie qu’il ait été écouté en silence ; encore n’était-ce pas lui qu’on écoutait, mais la foule dont le bruissement devenait à chaque instant plus distinct et plus proche.

Tout à coup, un de nos questeurs, Degousée, gravit solennellement l’escalier de la tribune, écarte sans parler Wolowski, et dit : « Contrairement à la volonté des questeurs, le général Courtais vient d’ordonner aux gardes mobiles, qui défendent la porte de l’Assemblée, de remettre la baïonnette dans le fourreau. » Ayant prononcé ce peu de mots, il se tut. Ce Degousée, qui était un fort bon homme, avait la figure la plus patibulaire et la voix la plus caverneuse qu’on pût rencontrer. La nouvelle, l’homme et le ton s’accordaient donc pour causer une impression étrange, l’Assemblée s’émeut, puis se calme aussitôt ; il n’y avait plus rien à faire : la salle était forcée.

Lamartine, qui était sorti au premier bruit, venait de reparaître à la porte avec un air déconcerté ; il avait traversé le couloir central et regagné son banc à grands pas, comme si un ennemi invisible pour nous l’eût poursuivi. Derrière lui parurent presque aussitôt plusieurs hommes du peuple ; ceux-ci s’arrêtent sur le seuil, surpris à la vue de cette immense assemblée assise. Au même instant, comme au 24 février, les tribunes s’ouvrent avec fracas ; le flot du peuple les inonde, les remplit et bientôt les déborde. Pressés par la foule qui les suit et les pousse sans les voir, les premiers venus franchissent les balustrades des tribunes, entreprennent de trouver une issue dans la salle même, au-dessus du sol de laquelle ils n’étaient guère qu’à dix pieds, se laissent pendre le long des murs et sautent dans la salle d’une hauteur de cinq à six pieds. La chute successive de chacun de ces corps, frappant l’un après l’autre sur le plancher, y produisait un ébranlement sourd, que je pris d’abord, au milieu du tumulte, pour le bruit lointain de la canonnade. Pendant qu’une partie du peuple tombait ainsi dans la salle, une autre composée principalement des chefs des clubs, y entrait par toutes les portes. Ceux-là, portant avec eux plusieurs emblèmes de la terreur, agitaient des drapeaux, dont quelques-uns étaient surmontés du bonnet rouge.

Cette foule remplit en un instant le grand vide qui était au centre de l’Assemblée, s’y presse et s’y trouvant bientôt à l’étroit, remonte par tous les petits chemins qui conduisaient à nos bancs, s’entasse de plus en plus dans ces petits espaces sans cesser de s’y agiter. Au milieu du mouvement tumultueux et incessant de cette multitude, la poussière devient très épaisse et la chaleur si étouffante que peut-être serais-je sorti pour respirer s’il ne s’était agi que de l’intérêt public, mais l’honneur nous clouait sur nos bancs.

Quelques-uns de ceux qui nous envahirent ainsi étaient armés, plusieurs autres laissaient voir des armes cachées, mais aucun ne semblait avoir la pensée arrêtée de nous frapper. Leurs regards étaient étonnés et malveillants, plutôt qu’hostiles ; chez beaucoup une sorte de curiosité grossière, en train de se satisfaire dominait tout autre sentiment, car, dans nos émeutes même les plus sanglantes, il se trouve toujours une multitude de gens moitié coquins et moitié badauds, qui se croient au spectacle. Du reste, point de chef commun auquel on semblât obéir, c’était une cohue et non une troupe. Je vis parmi eux des hommes ivres, mais la plupart paraissaient seulement en proie à une excitation fébrile que l’entraînement et les cris du dehors, la touffeur, le resserrement et le malaise du dedans leur avaient donnée ; ils dégouttaient de sueur, quoique la nature et l’état de leurs vêtement ne dût pas leur rendre la chaleur très incommode, car plusieurs étaient fort débraillés. Il s’élevait de cette multitude un bruit confus du milieu duquel on entendait sortir quelquefois des propos fort menaçants. J’aperçus des gens qui nous montraient le poing, en nous appelant leurs commis. Ils répétèrent souvent cette expression ; depuis plusieurs jours les journaux ultra-démocratiques ne nommaient les représentants que les commis du peuple et ces goujats s’étaient complus dans cette idée. J’eus l’occasion, un moment après, de remarquer avec quelle vivacité et quelle netteté l’esprit du peuple reçoit et réfléchit les images. J’entendis un homme en blouse qui disait, à côté de moi, à son camarade ! « Vois-tu, là-bas, ce vautour ? J’ai bien envie de lui tordre le cou. » En suivant le mouvement de son bras et de ses yeux, je compris sans peine qu’il parlait de Lacordaire, qu’on voyait assis en habit de dominicain sur le haut des gradins de la gauche. Le sentiment me parut fort vilain, mais la comparaison admirable ; le cou long et osseux de ce père sortant de son capuchon blanc, sa tête pelée, entourée seulement d’une houppe de cheveux noirs, sa figure étroite, son nez crochu, ses yeux rapprochés, fixes et brillants lui donnaient, en effet, avec l’oiseau de proie dont on parlait, une ressemblance dont je fus saisi.

Pendant que ce désordre avait lieu dans son sein, l’Assemblée se tenait passive et immobile sur ses bancs sans résister, sans plier, muette et ferme. Quelques membres de la Montagne fraternisaient avec le peuple, mais furtivement et à voix basse. Raspail s’était emparé de la tribune et se préparait à y lire la pétition des clubs ; un jeune député, d’Adelsward se lève et s’écrie : « De quel droit le citoyen Raspail prend-il ici la parole ? » Des hurlements furieux s’élèvent ; des hommes du peuple se précipitent sur d’Adelsward, on réussit à les arrêter et à les contenir. Raspail obtient à grand’peine de ses amis un moment de silence et lit la pétition ou plutôt l’ordre des clubs, qui nous enjoignent de nous prononcer immédiatement en faveur de la Pologne.

« Dépêchez-vous, on attend la réponse », crie-t-on de toutes parts. L’Assemblée continue à ne donner aucun signe de vie ; le peuple, dans son impatience et dans son désordre, fait un tumulte effroyable qui nous dispense d’ailleurs de répondre. Le président Buchez, dans lequel les uns ont voulu voir un coquin et les autres un saint, mais qui était à coup sûr, du moins ce jour-là, une grosse bête, agite de toutes ses forces sa cloche pour obtenir le silence, comme si le silence de cette multitude n’avait pas été dans la circonstance présente plus à redouter que ses cris.

C’est alors que je vis paraître, à son tour, à la tribune un homme que je n’ai vu que ce jour-là, mais dont le souvenir m’a toujours rempli de dégoût et d’horreur ; il avait des joues hâves et flétries, des lèvres blanches, l’air malade, méchant et immonde, une pâleur sale, l’aspect d’un corps moisi, point de linge visible, une vieille redingote noire collée sur des membres grêles et décharnés ; il semblait avoir vécu dans un égout et en sortir ; on me dit que c’était Blanqui.

Blanqui dit un mot de la Pologne ; puis, tournant court du côté des affaires intérieures, demande vengeance de ce qu’il appelait les massacres de Rouen, il rappelle avec menace la misère dans laquelle on laissait le peuple et se plaint des premiers torts de l’Assemblée envers celui-ci. Après avoir ainsi animé son auditoire, il revient à la Pologne et réclame, comme Raspail, un vote immédiat.

L’Assemblée continue à rester immobile, le peuple à s’agiter et à pousser mille cris contradictoires, le président à agiter sa cloche. Ledru-Rollin essaie d’obtenir de la foule qu’elle se retire, mais personne ne pouvait déjà plus rien sur elle. Ledru-Rollin, presque hué, quitte la tribune.

Le tumulte renaît, s’accroît, s’engendre pour ainsi dire de lui-même, car le peuple n’est plus assez maître de soi pour pouvoir même comprendre qu’il faut qu’il se contienne un moment pour atteindre l’objet de sa passion. Un long temps se passe ; Barbès s’élance enfin, monte à la tribune ou plutôt y bondit. C’était un de ces hommes chez lequel le démagogue, le fou et le chevalier s’entremêlent si bien qu’on ne saurait dire où finit l’un et où l’autre commence, et qui ne peuvent se faire jour que dans une société aussi malade et aussi troublée que la nôtre. Je crois pourtant qu’en lui le fou prédominait, et sa folie devenait furieuse quand il entendait la voix du peuple. Son âme bouillonnait naturellement au milieu des passions populaires comme l’eau sur le feu. Depuis que la foule nous avait envahis, je n’avais cessé d’avoir l’œil sur lui, je le considérais comme l’homme le plus à redouter qu’il y eût parmi nos adversaires, parce qu’il était le plus insensé, le plus désintéressé et le plus résolu de tous. Je l’avais vu monter sur l’estrade où siégeait le président et s’y tenir longtemps immobile en promenant seulement ses regards agités sur l’Assemblée ; j’avais remarqué et fait remarquer à mes voisins l’altération de ses traits, sa pâleur livide, l’agitation convulsive qui lui faisait, à chaque instant, tortiller sa moustache dans ses doigts ; il était là comme l’image de l’irrésolution, penchant déjà vers un parti extrême. Cette fois, Barbès venait de se décider ; il voulait résumer en quelque sorte les passions du peuple et assurer la victoire en précisant son but. « Je demande, dit-il d’une voix saccadée et haletante, qu’immédiatement et séance tenante, l’Assemblée vote le départ d’une armée pour la Pologne, un impôt d’un milliard sur les riches, la sortie des troupes de Paris, la défense de battre le rappel ; sinon les représentants seront déclarés traîtres à la patrie. »

Je crois que nous étions perdus si Barbès avait réussi à faire voter sur sa motion ; car si l’Assemblée l’eût admise, elle était déshonorée et désarmée, et si elle l’eût repoussée, ce qui est vraisemblable, elle courait risque d’être égorgée. Mais Barbès lui-même ne parvint pas à obtenir un moment de silence pour qu’on pût nous mettre en demeure de nous prononcer. La clameur colossale qui suivit les derniers mots qu’il prononça ne s’apaisa point ; elle se continua au contraire sous mille intonations diverses. Barbès s’épuisa en efforts pour la dominer, mais en vain, bien qu’il fût puissamment aidé par la cloche du président qui ne cessait de résonner pendant ce temps-là comme un glas.

Cette séance extraordinaire durait depuis deux heures ; l’Assemblée tenait bon, l’oreille tendue à tous les bruits du dehors, et attendant qu’on vînt à son aide, mais Paris semblait une ville morte. Nous avions beau écouter, nous n’entendions aucune rumeur en sortir.

Cette résistance passive irritait et désespérait le peuple ; c’était comme une surface froide et unie sur laquelle sa fureur glissait sans savoir à quoi se prendre ; il s’agitait et se débattait en vain sans trouver une issue à son entreprise. Mille clameurs diverses ou contraires remplissaient l’air : « Allons-nous-en, disaient les uns… L’organisation du travail !… Un ministère du travail !… L’impôt sur les riches !… — Nous voulons Louis Blanc ! » criaient les autres ; on finit par se battre au pied de la tribune pour savoir à qui y monterait ; cinq ou six orateurs l’occupaient à la fois et y parlaient ensemble souvent. Comme il arrive toujours dans les émeutes, le ridicule et le terrible se mêlaient. La chaleur était si étouffante que beaucoup des premiers envahisseurs quittaient la salle ; ils étaient aussitôt remplacés par d’autres qui attendaient aux portes le moment d’entrer. Je vis descendre ainsi, par le couloir qui passait le long de mon banc, un pompier en uniforme : « On ne peut les faire voter ! lui cria-t-on. — Attendez, attendez, répondit-il, j’y vas, je vas leur dire leur fait. » Là-dessus, il enfonce son casque d’un air déterminé, l’assure par les jugulaires, fend la foule en renversant tout ce qui se rencontre et monte à la tribune. Il se figurait qu’il se trouverait là aussi à son aise que sur un toit, mais la parole lui manqua aussitôt arrivé et il resta tout court ; le peuple lui criait : « Parle donc, pompier ! » Il ne disait mot et on finit par le chasser de la tribune. En ce moment, plusieurs hommes du peuple saisirent Louis Blanc dans leurs bras et le promenèrent ainsi en triomphe dans la salle. Ils le tenaient par ses petites jambes au-dessus de leurs têtes ; je le vis qui faisait de vains efforts pour leur échapper, il se repliait et se tordait de tous les côtés sans pouvoir glisser d’entre leurs mains, tout en parlant d’une voix étranglée et stridente ; il me faisait l’effet d’un serpent auquel on pince la queue. On le posa enfin sur un banc au-dessous du mien. Je l’entendis qui criait : « Mes amis, le droit que vous venez de conquérir… » Le reste de ses paroles se perdit dans le bruit. On me dit que Sobrier était porté de la même manière un peu plus loin.

Un événement bien tragique faillit interrompre ces saturnales : tout à coup les tribunes du fond de la salle craquèrent, penchèrent de plus d’un pied, et menacèrent de verser dans la salle la multitude qui les surchargeait et qui les abandonna avec épouvante. Cet incident effrayant suspendit un instant le tumulte et j’entendis pour la première fois alors, dans le lointain, le bruit des tambours qui battaient le rappel dans Paris. La foule l’entendit comme moi et elle poussa un long cri de colère et de terreur. « Pourquoi bat-on le rappel ? s’écrie Barbès hors de lui et se faisant de nouveau jour à la tribune, qui bat le rappel ? Que ceux qui font battre le rappel soient mis hors la loi ! » Des cris : « On nous trahit, aux armes ! À l’Hôtel de Ville ! » s’élèvent du peuple.

Le président est chassé de son fauteuil ou, s’il faut en croire la version qu’il en donna depuis, il s’en fait volontairement chasser. Un chef de club, nommé Huber, monte sur le bureau, y arbore un drapeau surmonté d’un bonnet rouge ; cet homme venait, à ce qu’il paraît, d’avoir un long évanouissement épileptique causé sans doute par l’excitation et la chaleur ; c’est au sortir de cette espèce de sommeil troublé qu’il se présentait ; il avait encore les habits en désordre et l’air effaré et hagard ; il cria deux fois d’une voix éclatante qui, partant ainsi d’en haut, remplit la salle et domina tous les autres bruits : « Au nom du peuple, trompé par ses représentants, je déclare l’Assemblée nationale dissoute ! »

L’Assemblée, qui n’avait plus de bureau, se disperse. Barbès et les plus hardis des clubistes sortent pour se rendre à l’Hôtel de Ville. Cette conclusion était loin d’être du goût de tout le monde. J’entendis à côté de moi des gens du peuple qui disaient entre eux, avec douleur : « Non, non ; ce n’est pas cela que nous voulons. » Beaucoup de républicains sincères étaient désespérés. Je fus abordé, au milieu de ce tumulte, par Trélat, révolutionnaire du genre sentimental et rêveur qui avait conspiré en faveur de la République pendant tout le temps de la monarchie, du reste, médecin de mérite qui dirigeait alors un des principaux hôpitaux de fous de Paris, quoiqu’il fût un peu timbré lui-même. Il me prit les mains avec effusion et, les larmes aux yeux : « Ah ! monsieur, me dit-il, quel malheur et qu’il est étrange de penser que ce sont des fous, des fous véritables qui ont amené ceci ! Je les ai tous pratiqués ou traités. Blanqui est un fou, Barbès est un fou, Sobrier est un fou, Huber surtout est un fou, tous fous, monsieur, qui devraient être à ma Salpêtrière et non ici. » Il se serait assurément ajouté lui-même à la liste, s’il se fût aussi bien connu qu’il connaissait ses anciens amis. J’ai toujours pensé que dans les révolutions et surtout dans les révolutions démocratiques, les fous, non pas ceux auxquels on donne ce nom par courtoisie, mais les véritables, ont joué un rôle politique très considérable. Ce qu’il y a de certain, du moins, c’est qu’une demi-folie ne messied pas dans ces temps-là et sert même souvent au succès.

L’Assemblée s’était dispersée, mais on peut bien croire qu’elle ne se jugeait pas dissoute.

Elle ne s’estimait même pas vaincue. La plupart des membres qui quittèrent la salle, le firent avec la ferme volonté de se réunir bientôt ailleurs ; ils le disaient entre eux et je suis convaincu qu’ils y étaient bien résolus en effet. Quant à moi, je pris la résolution de rester, retenu moitié par cette curiosité qui me lie invinciblement aux lieux où se passent des choses singulières, moitié par la pensée que j’avais alors, comme au 24 février, que la force d’une Assemblée réside en partie dans la salle qu’elle occupe. Je restai donc et j’assistai aux scènes désordonnées et grotesques, mais sans intérêt et sans portée, qui suivirent. La foule entreprit, au milieu de mille désordres et de mille cris, de composer un gouvernement provisoire. C’était la parodie du 24 février, comme le 24 février avait été lui-même la parodie d’autres scènes révolutionnaires. Cela durait depuis assez longtemps, quand je crus entendre au milieu du bruit un son irrégulier qui partait de l’extérieur du palais. J’ai l’oreille fort alerte et je ne tardai pas à discerner le son d’un tambour qui s’avançait en battant la charge ; car, dans nos temps de discordes civiles, chacun a appris à connaître la langue de ces instruments guerriers. Je courus aussitôt vers la porte par où ces nouveaux venus allaient entrer.

C’était un tambour, en effet, qui précédait une quarantaine de gardes mobiles. Ces jeunes gens pénétrèrent dans la foule avec assez de résolution, mais sans qu’on pût trop dire d’abord ce qu’ils y venaient faire ; bientôt, ils y disparurent et y demeurèrent comme noyés, mais, à peu de distance derrière eux, marchait une colonne épaisse de gardes nationaux ; ceux-ci se précipitèrent dans la salle aux cris significatifs de : « Vive l’Assemblée nationale ! » Je mis ma carte de représentant à mon chapeau et j’entrai avec eux. On vida d’abord les tribunes de cinq ou six orateurs qui y parlaient à la fois dans ce moment-là et qu’on lança sans beaucoup de cérémonie sur les degrés du petit escalier qui y conduit. À cette vue, les insurgés veulent d’abord résister, puis une terreur panique s’empare d’eux ; ils escaladent nos bancs vides en se culbutant dans les intervalles, gagnent les corridors extérieurs et, par toutes les fenêtres, sautent dans les cours. En quelques minutes, il ne restait plus que des gardes nationaux dans la salle et les cris de : « Vive l’Assemblée nationale ! » en ébranlaient les murs.

L’Assemblée elle-même était absente, mais, peu à peu, les membres dispersés aux environs accoururent ; on serrait la main aux gardes nationaux, on s’embrassait, et on regagnait son banc. Les gardes nationaux criaient : Vive l’Assemblée nationale ; les représentants : Vive la garde nationale et vive la république !

À peine la salle était-elle reprise que le général Courtais, premier auteur de nos périls, eut l’incomparable impudence de s’y présenter ; les gardes nationaux l’accueillent avec des cris de fureur ; on le saisit, on le traîne au pied de la tribune, je le vis passer devant moi, pâle comme un mourant au milieu d’épées flamboyantes : je crus qu’on allait l’égorger et je m’écriai de toutes mes forces : « Arrachez-lui ses épaulettes, mais ne le tuez pas ! » ce qui fut fait.

Lamartine reparut alors. Je n’ai jamais su comment il avait employé son temps durant les trois heures pendant lesquelles nous fûmes envahis ; je l’avais entrevu durant la première ; il était placé, à ce moment-là, sur un banc au-dessous du mien, et il peignait ses cheveux collés par la sueur avec un petit peigne qu’il avait tiré de sa poche ; la foule se reforma et je ne le revis plus. Il paraît qu’il se rendit dans les salles intérieures du palais où avait également pénétré le peuple, qu’il voulut le haranguer et en fut fort mal reçu. On me raconta, le lendemain, sur cette scène des détails curieux, que j’eusse rapporté ici, si je n’avais résolu de ne dire que ce que j’ai vu. On assure qu’ensuite, il se retira près de là, dans le palais, alors en construction, destiné aux affaires étrangères ; il eût assurément mieux fait d’aller se mettre à la tête de la garde nationale et de venir nous délivrer. Je pense qu’il fut saisi d’une de ces défaillances de cœur auxquelles sont sujets les hommes les plus braves (et il était du nombre de ceux-là) quand ils ont l’imagination mobile et vive.

Quand il rentra dans la salle, il avait retrouvé son énergie et son beau langage ; il nous dit que sa place n’était pas dans l’Assemblée, mais dans la rue, qu’il allait marcher sur l’Hôtel de Ville et y étouffer l’insurrection. Ce fut la dernière fois que je l’entendis applaudir avec transport. Il est vrai que ce n’était pas lui seulement qu’on applaudissait, mais la victoire ; ces cris, ces battements de mains, n’étaient qu’un écho des passions tumultueuses qui agitaient encore tous les cœurs. Lamartine sortit ; les tambours qui avaient battu la charge une demi-heure auparavant battirent la marche. Les gardes nationaux et les gardes mobiles, qui étaient encore en foule au milieu de nous, se rassemblèrent et le suivirent. L’Assemblée, encore très incomplète, reprit sa séance ; il était six heures.

Je rentrai un instant chez moi pour prendre de la nourriture ; je retournai ensuite à l’Assemblée, qui s’était déclarée en permanence ; nous apprîmes bientôt que les membres du nouveau gouvernement provisoire étaient arrêtés. On mit en accusation Barbès et ce vieil imbécile de Courtais, qui ne méritait que les étrivières ; bien des gens voulaient y mettre aussi Louis Blanc, mais celui-ci entreprit courageusement de se défendre ; il venait d’échapper avec peine à la fureur des gardes nationaux qui occupaient la porte, il avait encore ses habits déchirés, souillés de poussière et en désordre. Cette fois, il ne se fit pas apporter l’escabeau, sur lequel il avait l’habitude de grimper afin de déborder d’une hauteur suffisante le rebord de la tribune (car il était presque nain) ; il oublia même l’effet qu’il voulait produire pour ne songer qu’à ce qu’il avait à dire. Malgré cela, ou plutôt à cause de cela, il gagna pour le moment sa cause ; je ne lui ai jamais trouvé de talent que ce jour-là ; car je n’appelle pas talent l’art de polir des phrases brillantes et creuses, qui sont comme de beaux plats bien ciselés où il n’y a rien.

Du reste, j’étais si las des agitations de la journée, que je n’ai gardé qu’un souvenir peu vif et même peu distinct de cette séance de nuit ; je n’en dirai donc rien de plus, car ce sont mes impressions personnelles que je veux rendre ; pour le détail et la suite des faits, le Moniteur vaut mieux que moi.