Souvenirs (Tocqueville)/02/08

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Texte établi par Christian de Tocqueville, Calmann Lévy (p. 193-206).

VIII

La fête de la Concorde et préparation aux journées de Juin.

Les révolutionnaires de 1848, ne voulant ou ne pouvant imiter les folies sanguinaires de leurs devanciers, s’en consolaient en imitant leurs folies ridicules. C’est ainsi qu’ils avaient imaginé de donner au peuple de grandes fêtes allégoriques.

Malgré l’état effroyable des finances, le gouvernement provisoire avait décidé qu’une somme de un ou deux millions serait employée pour célébrer dans le Champ de Mars la fête de la Concorde.

Suivant le programme, qui fut publié d’avance et ensuite fidèlement suivi, le Champ de Mars devait être rempli de figures destinées à représenter toutes sortes de personnages, de vertus ou d’institutions politiques et même de services publics. La France, l’Allemagne et l’Italie se donnant la main, l’Égalité, la Liberté, la Fraternité se donnant aussi la main, l’Agriculture, le Commerce, l’Armée, la Marine et surtout la République, celle-ci de grandeur colossale. Un char devait y être traîné par seize chevaux de labour ; ce char, disait le même programme, de forme simple et rustique, portera trois arbres, un chêne, un laurier, un olivier, symboles de force, d’honneur et d’abondance et, de plus, une charrue au milieu d’un groupe d’épis et de fleurs. Des laboureurs et des jeunes filles vêtues de blanc entoureraient le char en chantant des hymnes patriotiques. On nous avait aussi promis des bœufs avec des cornes dorées mais on ne nous les donna pas.

L’Assemblée nationale n’avait pas la moindre envie de voir toutes ces belles choses ; elle craignait même fort que l’immense concours de peuple qui ne pouvait manquer de se faire à cette occasion n’amenât quelque dangereux désordre.

Elle avait donc retardé le plus possible l’époque de la fête ; mais, les préparatifs en étant faits, il n’y avait plus moyen de reculer et on dut la fixer au 21 mai.

Ce jour-là, je me joignis de bonne heure à l’Assemblée qui devait se rendre en corps et à pied au Champ de Mars. J’avais mis des pistolets dans mes poches et, en causant avec mes collègues, je découvris que la plupart d’entre eux étaient comme moi secrètement armés ; celui-ci avait pris une canne à épée, cet autre un poignard, presque tous avaient quelque moyen de se défendre. Edmond La Fayette me montra une arme d’une espèce particulière. C’était une boule de plomb cousue dans une courte lanière de cuir qu’on pouvait facilement s’attacher au bras ; on aurait pu appeler une pareille arme un casse-tête portatif. La Fayette m’assura que ce petit instrument était fort répandu dans l’Assemblée nationale, surtout depuis le 15 mai. C’est ainsi que nous nous rendîmes à cette fête de la Concorde.

Des rumeurs sinistres annonçaient que quelque grand péril attendait l’Assemblée quand elle traverserait au milieu de la multitude le Champ de Mars, et qu’elle irait prendre sa place sur l’estrade qui lui était réservée à l’École militaire. La vérité est que rien n’eût été plus facile que de tenter un coup de main contre elle dans ce long trajet, car elle le fit à pied et sans être, pour ainsi dire, gardée. Sa véritable sauvegarde était dans le souvenir du 15 mai et cela suffisait. Il est bien rare, quelque occasion qui se présente, qu’on affronte un pouvoir le lendemain d’une victoire. Les Français, d’ailleurs, ne font jamais deux choses à la fois, leur esprit change souvent d’objet mais il est toujours tout entier à celui qui l’occupe et je crois qu’il est sans exemple qu’ils aient fait une insurrection au milieu d’une fête ou même d’une cérémonie. Ce jour-là donc, le peuple parut entrer assez volontiers dans la fiction de son bonheur et mettre pour un moment de côté la mémoire de ses misères et de ses haines, il fut animé sans être turbulent. Le programme avait dit qu’il devait régner une confusion fraternelle. Il y eut, en effet, une confusion extrême, mais pas de désordre, car, nous sommes d’étranges gens : nous ne pouvons nous passer de la police quand nous sommes en bon ordre, et, dès que nous entrons en révolution, elle semble devenue inutile. Le spectacle de cette joie populaire transportait d’aise les républicains modérés et sincères et les portait à une sorte d’attendrissement.

Carnot me dit avec cette niaiserie que les démocrates honnêtes ne manquent guère de mêler à leur vertu : « Croyez-moi, mon cher collègue, il faut toujours se fier au peuple. » Je me rappelle que je lui répondis assez brusquement : « Eh ! que ne me disiez-vous cela la veille du 15 mai ? » La commission exécutive occupait une partie de l’immense estrade qui avait été élevée le long de l’École militaire et l’Assemblée nationale, l’autre. On fit d’abord défiler, devant nous, tous les différents emblèmes des nations, ce qui prit un temps énorme, à cause de la confusion fraternelle dont avait parlé le programme, puis vint le char et enfin les jeunes filles vêtues de blanc. Il y en avait là au moins trois cents qui portaient leur costume virginal d’une façon si virile qu’on eût pu les prendre pour des garçons habillés en filles. On leur avait mis chacune dans la main un gros bouquet qu’elles nous firent la galanterie de nous jeter en passant. Comme c’étaient des commères qui avaient des bras fort nerveux et qui étaient plus habituées, je pense, à pousser le battoir qu’à répandre des fleurs, ces bouquets tombaient sur nous comme une grêle fort drue et fort incommode.

Une grande jeune fille se détacha de ses compagnes et, s’arrêtant devant Lamartine, récita un hymne à sa gloire ; peu à peu, elle s’anima en parlant de telle sorte qu’elle prit une figure effrayante et se mit à faire des contorsions épouvantables. Jamais l’enthousiasme ne m’avait paru si près de l’épilepsie ; quand elle eut fini, le peuple voulut néanmoins que Lamartine l’embrassât ; elle lui présenta deux grosses joues ruisselantes de sueur qu’il baisa du bout des lèvres et d’assez mauvaise grâce.

La seule partie sérieuse de la fête fut la revue ; je n’ai jamais aperçu sur un seul point tant d’hommes armés de ma vie, et je pense que peu en ont vu davantage ; indépendamment de la foule innombrable de curieux que renfermait le Champ de Mars, on y apercevait un peuple tout entier sous les armes ; le Moniteur évalua à trois cent mille le nombre des gardes nationaux et des soldats de ligne qui se trouvaient là, ce qui me parut exagéré, mais je ne pense pas qu’on puisse en réduire le nombre à moins de deux cent mille.

Le spectacle de ces deux cent mille baïonnettes ne sortira jamais de ma mémoire. Comme les hommes qui les portaient étaient étroitement serrés les uns contre les autres, afin de pouvoir tenir entre les talus du Champ de Mars et que, d’ailleurs, du lieu peu élevé que nous occupions, nous ne pouvions jeter sur elles que des regards presque horizontaux, elles ne formaient à l’œil qu’une surface plane et légèrement ondoyante, qui miroitait au soleil, et faisaient ressembler le Champ de Mars à un grand lac rempli d’acier liquide.

Tous ces hommes défilèrent successivement devant nous ; il y avait, dans cette armée, bien plus de fusils que d’uniformes.

Les légions des quartiers riches présentaient seules un très grand nombre de gardes nationaux revêtus de l’habit militaire. Ce furent les premières qui parurent, elles criaient : « Vive l’Assemblée nationale ! » avec ardeur. Dans les légions des faubourgs qui, à elles seules, formaient de véritables armées, on ne voyait guère que des vestes ou des blouses, ce qui ne les empêchait pas de marcher avec une contenance très guerrière. La plupart d’entre elles, en passant devant nous, se bornèrent à crier : « Vive la république démocratique ! » ou à chanter la Marseillaise ou l’air des Girondins. Vinrent ensuite les légions de la banlieue qui, composées de paysans mal équipés et mal armés et couverts de blouses comme les ouvriers des faubourgs, apportaient un esprit tout contraire au leur ; elles le firent bien voir par leurs gestes et par leurs clameurs. Les bataillons de la garde mobile firent entendre des acclamations diverses qui nous laissèrent pleins de doutes et d’anxiété sur l’intention de ces jeunes gens ou plutôt de ces enfants qui tenaient alors, plus que personne, dans leurs mains nos destinées.

Les régiments de ligne qui fermaient la marche défilèrent en silence.

J’assistai à ce long spectacle, le cœur rempli de tristesse ; jamais, à aucune époque, tant d’armes n’avaient été mises à la fois dans la main du peuple. On peut croire que je ne partageais pas la niaise confiance ni la sotte joie de mon ami Carnot ; je prévoyais, au contraire, que toutes ces baïonnettes que je voyais briller au soleil seraient bientôt levées les unes contre les autres et je sentais que c’était la revue des deux armées de la guerre civile que nous venions de faire. J’entendis encore souvent dans cette journée retentir le cri de : « Vive Lamartine ! » cependant la grande popularité de celui-ci passait déjà ; on peut presque dire qu’elle était passée ; mais, dans toutes les foules, il se rencontre un grand nombre d’individus attardés qui s’émeuvent de l’enthousiasme de la veille, comme ces provinciaux qui commencent à prendre la mode de Paris le jour où les Parisiens l’abandonnent.

Lamartine ne tarda pas à se soustraire lui-même à ce dernier rayon de son soleil ; il se retira bien avant que la cérémonie fût terminée. Il avait l’air soucieux et las ; beaucoup de membres de l’Assemblée, vaincus également par la fatigue, l’imitèrent, et la revue se termina en face de bancs à peu près vides. Elle avait commencé de bonne heure et ne finit qu’à la nuit close.

On peut dire que tout le temps qui s’écoula depuis la revue du 21 mai jusqu’aux journées de Juin ne fut rempli que par l’anxiété que causait l’approche de ces journées. Tous les jours, de nouvelles alarmes y vinrent mettre sur pied la garde nationale et l’armée ; les artisans et les bourgeois ne vivaient plus dans leurs maisons, mais sur les places publiques et sous les armes. Chacun désirait ardemment se soustraire à la nécessité d’un conflit et tous sentaient vaguement que cette nécessité devenait de jour en jour plus inévitable. L’Assemblée nationale était si constamment obsédée de cette pensée, qu’on eût dit qu’elle lisait les mots : guerre civile, écrits sur les quatre murs de la salle.

De tous côtés, on y faisait de grands efforts de prudence et de patience pour empêcher ou, du moins, retarder la crise. Les membres, qui étaient, au fond de leur cœur, les plus ennemis de la révolution, retenaient avec soin l’expression de leur répugnance ou de leur sympathie ; les anciens orateurs parlementaires se taisaient, de peur que leur voix ne fit naître des ombrages ; ils abandonnaient la tribune à de nouveaux venus, qui eux-mêmes ne l’occupaient guère, car les grandes discussions avaient cessé. Suivant l’usage de toutes les assemblées, ce qui troublait le plus le fond des esprits était ce dont on parlait le moins, mais on prouvait chaque jour qu’on y pensait ; toutes sortes de moyens pour secourir la misère du peuple étaient proposés et discutés. On entrait même volontiers dans l’examen des différents systèmes socialistes, et chacun s’efforçait de bonne foi d’y trouver quelque chose qui fût applicable ou du moins compatible avec les anciennes lois de la société.

Pendant ce temps, les ateliers nationaux continuaient à se remplir ; leur population dépassait déjà cent mille hommes. On sentait qu’on ne pouvait vivre en les conservant, et on craignait de périr en essayant de les dissoudre. Tous les jours, cette question brûlante des ateliers nationaux était traitée, mais superficiellement et timidement ; on y touchait sans cesse sans oser jamais la saisir.

D’une autre part, il était visible qu’en dehors de l’Assemblée, les différents partis, tout en redoutant la lutte, s’y préparaient avec activité. Les légions riches de la garde nationale donnaient à l’armée et à la garde mobile des banquets dans lesquels on s’excitait mutuellement à s’unir pour se défendre.

Les ouvriers des faubourgs, de leur côté, faisaient en secret ces amas de cartouches, qui leur permirent plus tard de soutenir un si long combat. Quant aux fusils, le gouvernement provisoire avait eu soin de leur en fournir avec profusion ; on peut dire qu’il n’y avait pas d’ouvrier qui n’en eût au moins un et quelquefois plusieurs.

Le péril s’apercevait aussi bien de loin que de près. Dans les provinces, on s’indignait et on s’irritait contre Paris ; pour la première fois depuis soixante ans, on osait affronter l’idée de lui résister ; on s’armait et on s’encourageait à venir au secours de l’Assemblée ; on lui envoyait des milliers d’adresses pour la féliciter de sa victoire du 15 mai. La ruine du commerce, la guerre universelle, la crainte du socialisme y rendaient de plus en plus la République haïssable ; cette haine s’épanchait surtout dans le secret des scrutins. Les électeurs eurent à se réunir de nouveau dans vingt et un départements ; ils choisirent en général les hommes qui représentaient à leurs yeux sous une forme quelconque l’image de la monarchie. M. Molé fut élu à Bordeaux et M. Thiers à Rouen.

Ce fut à cette époque que surgit tout à coup, pour la première fois, le nom de Louis Napoléon. Ce prince fut élu, à la fois, à Paris et dans plusieurs départements ; des républicains, des légitimistes, des démagogues, lui donnèrent leurs voix ; car la nation était alors comme un troupeau effarouché, qui court de tous côtés sans suivre aucun chemin. Je ne me doutais guère, en apprenant la nomination de Louis Napoléon, qu’un an après, jour pour jour, je serais son ministre. J’avoue que je vis rentrer les anciens chefs parlementaires avec beaucoup d’appréhensions et de regrets, non que je ne rendisse justice à leurs talents et à leur savoir faire, mais je craignais que leur approche ne fît reculer vers les montagnards les républicains modérés qui venaient vers nous. Je les connaissais, d’ailleurs, trop bien eux-mêmes pour ne pas savoir qu’à peine rentrés dans les affaires ils voudraient aussitôt les conduire et qu’il leur conviendrait peu de sauver le pays s’ils ne le dirigeaient pas. Or, une telle entreprise me semblait prématurée et dangereuse. Notre rôle et le leur était d’aider les républicains raisonnables à gouverner la République sans chercher à la gouverner nous-mêmes indirectement et surtout sans paraître y tendre.

Je ne doutais pas, pour mon compte, que nous ne fussions à la veille d’une lutte terrible ; toutefois, je n’en compris bien les périls que par une conversation que j’eus vers cette époque avec la célèbre madame Sand. Je la vis chez un Anglais de mes amis, Milnes, membre du Parlement, qui était alors à Paris. Milnes était un garçon d’esprit qui faisait et, ce qui est plus rare, qui disait beaucoup de bêtises. Combien ai-je vu de ces figures dans ma vie dont on peut affirmer que les deux profils ne se ressemblent pas : hommes d’esprit d’un côté et sots de l’autre. Je n’ai jamais vu Milnes qu’engoué de quelqu’un ou de quelque chose. Cette fois-là, il était épris de madame Sand et, malgré la gravité des événements, il avait voulu donner à celle-ci un déjeuner littéraire ; j’assistai à ce déjeuner et l’image des journées de Juin qui suivirent presque aussitôt après, au lieu d’en effacer de mon esprit le souvenir, l’y réveille.

La société était fort peu homogène. Indépendamment de madame Sand, j’y trouvai une jeune dame anglaise, fort modeste et très agréable, qui dut trouver assez singulière la compagnie qu’on lui donnait, quelques écrivains assez obscurs et Mérimée. Milnes me plaça à côté de madame Sand ; je n’avais jamais parlé à celle-ci, je crois même que je ne l’avais jamais vue (car j’avais peu vécu dans le monde d’aventuriers littéraires qu’elle fréquentait). Un de mes amis lui ayant demandé un jour ce qu’elle pensait de mon livre sur l’Amérique : « Monsieur, lui dit-elle, je suis habituée à ne lire que les livres qui me sont offerts par leurs auteurs. » J’avais de grands préjugés contre madame Sand, car je déteste les femmes qui écrivent, surtout celles qui déguisent les faiblesses de leur sexe en système, au lieu de nous intéresser en nous les faisant voir sous leurs véritables traits ; malgré cela, elle me plut. Je lui trouvai des traits assez massifs, mais un regard admirable ; tout l’esprit semblait s’être retiré dans ses yeux, abandonnant le reste du visage à la matière ; ce qui me frappa surtout fut de rencontrer en elle quelque chose de l’allure naturelle des grand esprits. Elle avait, en effet, une véritable simplicité de manières et de langage, qu’elle mêlait peut-être à quelque peu d’affectation de simplicité dans ses vêtements. Je confesse que, plus ornée, elle m’eût paru encore plus simple. Nous parlâmes une heure entière des affaires publiques, on ne pouvait parler d’autre chose dans ce temps-là. D’ailleurs, madame Sand était alors une manière d’homme politique ; ce qu’elle me dit sur ce sujet me frappa beaucoup ; c’était la première fois que j’entrais en rapport direct et familier avec une personne qui pût et voulût me dire ce qui se passait dans le camp de nos adversaires. Les partis ne se connaissent jamais les uns les autres : ils s’approchent, ils se pressent, ils se saisissent, ils ne se voient point. Madame Sand me peignit très en détail et avec une vivacité singulière l’état des ouvriers de Paris, leur organisation, leur nombre, leurs armes, leurs préparatifs, leurs pensées, leurs passions, leurs déterminations terribles. Je crus le tableau chargé et il ne l’était pas ; ce qui suivit le montra bien. Elle parut s’effrayer pour elle-même du triomphe populaire et prendre en grande commisération le sort qui nous attendait. « Tâchez d’obtenir de vos amis, monsieur, me dit-elle, de ne point pousser le peuple dans la rue en l’inquiétant ou en l’irritant ; de même que je voudrais pouvoir inspirer aux miens la patience ; car, si le combat s’engage, croyez que vous y périrez tous. » Après ces paroles consolantes, nous nous séparâmes et, depuis, je ne l’ai jamais revue.