Souvenirs (Tocqueville)/03/01

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Texte établi par Christian de Tocqueville, Calmann Lévy (p. 289-305).

I

Retour en France. — Formation du cabinet.

Tandis que j’étais ainsi occupé à voir jouer sur la scène particulière de l’Allemagne un des actes du grand drame de la révolution européenne, mon attention fut tout à coup ramenée vers la France et fixée sur nos affaires par des nouvelles inattendues et alarmantes. J’appris l’échec presque incroyable de notre armée sous les murs de Rome, les outrageants débats qui s’ensuivirent dans le sein de la Constituante, l’agitation du pays produite par ces deux causes et, enfin, les élections générales dont le résultat, trompant les prévisions des deux partis, faisait entrer plus de cent cinquante Montagnards dans la nouvelle Assemblée. Du reste, le vent démagogique, qui avait soufflé tout à coup sur une partie de la France, n’avait point régné dans le département de la Manche. Tous les membres de l’ancienne députation qui s’étaient séparés du parti conservateur de l’Assemblée avaient succombé dans le scrutin. Des treize représentants, qui composaient cette députation, quatre seulement avaient survécu ; quant à moi, j’avais réuni plus de voix que tous les autres, bien que je fusse absent et muet, et malgré que j’eusse ostensiblement voté pour Cavaignac au mois de décembre précédent ; tout le monde, néanmoins, me nomma, moins pour mes opinions qu’à cause de la grande considération personnelle dont je jouissais en dehors de la politique ; position honorable sans doute, mais difficile à tenir au milieu des partis et destinée à être très précaire le jour où ceux-ci deviendraient eux-mêmes exclusifs en devenant violents.

Je partis dès que j’eus reçu ces nouvelles. À Bonn, une indisposition subite obligea madame de Tocqueville à s’arrêter ; elle me pressa elle-même de la quitter et de continuer ma route, ce que je fis, mais à regret ; car je la laissais seule au milieu d’un pays encore agité par la guerre civile, et c’est d’ailleurs dans les moments de difficultés ou de périls que son courage et son grand sens me sont de secours.

J’arrivai à Paris, si je ne me trompe, le 25 mai 1849, quatre jours avant la réunion de l’Assemblée législative et pendant les dernières convulsions de la Constituante. Quelques semaines avaient suffi pour rendre l’aspect du monde politique entièrement méconnaissable, moins par les changements qui avaient eu lieu dans les faits extérieurs, qu’à cause de la révolution prodigieuse qui s’était opérée en peu de jours dans les esprits.

Le parti qui tenait le pouvoir lors de mon départ l’avait encore et le résultat matériel des élections devait, ce me semble, l’affermir dans ses mains. Ce parti, composé de tant de partis divers, qui voulait soit arrêter, soit faire reculer la révolution, avait obtenu une majorité énorme dans les collèges ; il allait former plus des deux tiers de la nouvelle Assemblée ; cependant, je le retrouvai en proie à une terreur si profonde, que je ne saurais la comparer qu’à celle qui suivit Février, tant il est vrai qu’en politique il faut raisonner comme à la guerre et ne jamais oublier que l’effet des événements doit se mesurer moins à ce qu’ils sont en eux-mêmes, qu’aux impressions qu’ils donnent.

Les conservateurs, qui avaient vu depuis six mois toutes les élections partielles tourner invariablement à leur avantage, qui remplissaient et dominaient presque tous les conseils locaux, avaient mis dans le système du vote universel une confiance presque sans limite, après avoir professé contre lui une défiance sans bornes. Dans l’élection générale qui venait d’avoir lieu, ils s’étaient attendus non seulement à vaincre, mais à anéantir, pour ainsi dire, leurs adversaires, et ils se montraient aussi abattus pour être restés au-dessous du triomphe qu’ils avaient rêvé que si réellement ils avaient été vaincus ; et, d’un autre côté, les Montagnards qui s’étaient crus perdus étaient aussi enivrés de joie et d’une folle audace que si les élections leur eussent assuré la majorité dans la nouvelle Assemblée. Pourquoi l’événement avait-il ainsi trompé tout à la fois les espérances et les craintes des deux partis ? il est difficile de le dire avec certitude, car les grandes masses d’hommes se meuvent en vertu de causes presque aussi inconnues à l’humanité elle-même que celles qui règlent les mouvements de la mer ; des deux parts, les raisons du phénomène se cachent et se perdent, en quelque sorte, au milieu de son immensité.

Il est toutefois permis de croire que les conservateurs durent principalement leur échec aux fautes qu’ils commirent eux-mêmes. Leur intolérance, quand ils se croyaient sûrs du triomphe, à l’égard de ceux qui, sans partager toutes leurs idées, les avaient aidés à combattre les Montagnards ; l’administration violente du nouveau ministre de l’intérieur, M. Faucher, et, plus que tout le reste, le mauvais succès de l’expédition de Rome, indisposèrent contre eux une partie des populations qui étaient disposées à les suivre et jetèrent tout à coup celles-ci dans les bras des agitateurs.

Cent cinquante Montagnards, ainsi que je l’ai dit, venaient donc d’être élus ; une partie des paysans et la majorité des soldats avaient voté pour eux : c’étaient les deux ancres de miséricorde qui venaient de se briser au milieu de la tempête. La terreur était universelle : elle rapprenait aux différents partis monarchiques la tolérance et la modestie qu’ils avaient pratiquées après Février, mais qui avaient été fort oubliées par eux depuis six mois ; de toutes parts, on reconnaissait qu’il ne pouvait plus être question, quant à présent, de sortir de la république et qu’il ne restait qu’à opposer les républicains modérés aux Montagnards.

On accusait ces mêmes ministres qu’on avait suscités et excités et l’on demandait à grands cris une modification du cabinet ; le cabinet lui-même se reconnaissait insuffisant et réclamait des successeurs. Au moment de mon départ, j’avais vu le comité de la rue de Poitiers refuser d’admettre sur ses listes le nom de M. Dufaure ; je retrouvais tous les regards tournés vers M. Dufaure et ses amis qu’on adjurait de la manière la plus pathétique de sauver la société en prenant le pouvoir.

Le soir même de mon arrivée, j’appris que quelques-uns de mes amis dînaient ensemble chez un petit restaurateur des Champs-Élysées. J’y courus ; je trouvai là, en effet, Dufaure, Lanjuinais, Beaumont, Corcelles, Vivien, Lamoricière, Bedeau et un ou deux autres encore dont les noms sont moins connus. On me mit, en quelques mots, au courant de la situation. Barrot, chargé par le président de recomposer un cabinet, s’épuisait, depuis quelques jours, en vains efforts pour y parvenir. M. Thiers, M. Molé et leurs principaux amis avaient refusé de se charger du gouvernement. Ils entendaient bien, pourtant, rester les maîtres, comme on verra, mais sans devenir ministres. L’incertitude de l’avenir, l’instabilité de toutes choses, les difficultés et peut-être les périls du moment les tenaient à l’écart. Ils voulaient bien le pouvoir, mais de responsabilité point. Barrot, repoussé de ce côté, était venu à nous. Il nous demandait, ou plutôt il nous suppliait de devenir ses collègues. Mais, qui d’entre nous prendre ? Quels ministères nous livrer ? Quels collègues nous adjoindre ? Quelle politique commune adopter ? De toutes ces questions, il avait surgi des difficultés d’exécution, qui avaient paru jusqu’alors insurmontables. Plusieurs fois déjà, Barrot était retourné vers les chefs naturels de la majorité et, repoussé par eux, s’était rejeté vers nous.

Le temps s’écoulait au milieu de ce travail stérile ; les périls et les difficultés grandissaient ; les nouvelles devenaient chaque jour plus alarmantes et, d’un moment à l’autre, le ministère pouvait être mis en accusation par l’Assemblée mourante, mais pleine de fureur.

Je revins chez moi très préoccupé, comme on peut croire, de ce que je venais d’entendre. J’étais convaincu qu’il ne tenait qu’à moi et à mes amis de devenir ministres. Nous étions les hommes indiqués et nécessaires. Je connaissais assez les chefs de la majorité pour être sûr qu’ils ne voudraient jamais se commettre jusqu’à se charger des affaires sous un gouvernement qui leur paraissait si éphémère, et que s’ils en avaient le désintéressement, ils n’en auraient point la hardiesse ; leur orgueil et leur timidité me répondaient de leur abstention. Il nous suffisait donc de nous tenir fermes sur notre terrain, pour qu’on fût contraint de venir nous y chercher ; mais fallait-il vouloir être ministre ? Je me le demandais très sérieusement. Je crois pouvoir me rendre cette justice de dire que je ne me faisais pas la moindre illusion sur les vraies difficultés de l’entreprise, et que j’apercevais l’avenir avec une netteté de vues qu’on n’a guère qu’en considérant le passé.

On s’attendait généralement à une bataille dans la rue. Je la considérais moi-même comme imminente ; l’audace furieuse que le résultat des élections avait donnée au parti montagnard et l’occasion que lui fournissait l’affaire de Rome me semblaient rendre un tel événement inévitable. J’en redoutais, du reste, peu l’issue. J’étais convaincu que, bien que les soldats eussent voté en majorité pour la montagne, l’armée combattrait sans hésitation contre elle. Le soldat qui vote individuellement pour un candidat dans un scrutin, et le soldat qui agit sous la pression de l’esprit de corps et de la discipline militaire, sont en effet deux hommes. Les pensées de l’un ne règlent pas les actions de l’autre. La garnison de Paris était très nombreuse, bien commandée, très expérimentée dans la guerre des rues, et pleine encore du souvenir des passions et des exemples que lui avaient laissé les journées de Juin. Je me tenais donc pour certain de la victoire. Mais j’étais très préoccupé de son lendemain ; ce qui semblait la fin des difficultés me paraissait leur commencement. Je les jugeais à peu près insurmontables, et je crois qu’elles l’étaient en effet.

De quelque côté que je tournasse mes regards, je ne voyais pour nous aucun point solide ni durable.

L’opinion publique nous appelait, mais il eût été bien imprudent de compter sur elle ; la peur poussait le pays vers nous, mais ses souvenirs, ses secrets instincts, ses passions ne pouvaient guère manquer de le retirer bientôt de nos mains, dès que la peur aurait disparu. Notre but était de fonder, s’il était possible, la république, ou du moins de la maintenir quelque temps, en la gouvernant d’une façon régulière, modérée, conservatrice et toute constitutionnelle, ce qui ne pouvait nous laisser longtemps populaires, car tout le monde voulait sortir de la constitution. Le parti montagnard voulait plus qu’elle et les partis monarchiques voulaient bien moins.

Dans l’Assemblée, c’était bien pire encore. Les mêmes causes générales s’aggravaient par mille accidents naissant des intérêts et des vanités des chefs de parti. Ceux-ci pouvaient bien consentir à nous laisser prendre le pouvoir, mais quant à nous laisser gouverner, il ne fallait pas s’y attendre. La crise passée, on devait prévoir de leur part toutes sortes d’embûches.

Quant au président, je ne le connaissais point encore, mais il était clair que nous ne pouvions compter pour nous soutenir dans son Conseil, que sur les jalousies et les haines que lui inspiraient nos communs adversaires. Ses sympathies devaient toujours être ailleurs ; car nos visées étaient non seulement différentes, mais naturellement contraires. Nous voulions faire vivre la république : il en voulait hériter. Nous ne lui fournissions que des ministres, quand il avait besoin de complices.

À ces difficultés qui étaient comme inhérentes à la situation et, par conséquent, permanentes, s’en joignaient de passagères, qu’il n’était guère facile de surmonter : l’agitation révolutionnaire ranimée dans une partie du pays, l’esprit et les habitudes d’exclusion répandus et déjà enracinés dans l’administration publique ; l’expédition de Rome si mal conçue et si mal conduite qu’il était désormais aussi difficile de la pousser à bout que d’en sortir ; tout l’héritage enfin des fautes commises par ceux qui nous avaient précédés.

Voilà bien des raisons d’hésiter, et, au fond, je n’hésitais point.

L’idée de prendre un poste dont la crainte écartait tant de gens et de tirer la société du mauvais pas dans lequel on l’avait engagée, flattait tout à la fois mon honnêteté et mon orgueil. Je sentais bien que je ne devais faire que passer dans le gouvernement sans m’y arrêter ; mais j’espérais y rester assez de temps pour pouvoir y rendre quelque service signalé à mon pays, et pour m’y grandir moi-même. Cela suffisait à m’entraîner.

Je pris sur-le-champ trois résolutions :

La première était de ne point refuser le ministère si une bonne occasion s’offrait ;

La seconde, de n’entrer dans le gouvernement qu’avec mes principaux amis, dirigeant les principaux ministères, de manière à rester toujours les maîtres du cabinet ;

La troisième, enfin, de me conduire chaque jour, étant ministre, comme si je devais cesser de l’être le lendemain, c’est-à-dire sans jamais subordonner au besoin de me maintenir celui de rester moi-même.

Les cinq ou six jours qui suivirent se consumèrent tout entiers en efforts inutiles pour composer un ministère ; les tentatives furent si nombreuses, si croisées, si remplies de petits incidents, grands événements du jour oubliés le lendemain, que j’ai peine à en retrouver la trace dans ma mémoire, malgré que j’aie été moi-même quelquefois l’un de ces incidents. Le problème était, en effet, difficile à résoudre dans les conditions qu’on lui donnait. Le président voulait bien modifier en apparence son ministère, mais il entendait conserver les hommes qu’il considérait comme ses principaux amis. Les chefs des partis monarchiques refusaient de se charger eux-mêmes du gouvernement, mais ils ne voulaient pas non plus qu’on le remît tout entier à des hommes sur lesquels ils n’auraient eu aucune prise. Si l’on consentait à nous admettre, c’était en très petit nombre et dans des postes secondaires. On nous considérait comme un remède, nécessaire mais désagréable à prendre, qu’on désirait ne s’administrer qu’à très petites doses.

On offrit d’abord à Dufaure d’entrer seul et de se contenter des travaux publics. Il refusa, demanda l’intérieur et deux autres ministères pour ses amis. On accorda avec beaucoup de difficulté l’intérieur, mais on refusa le reste. J’ai lieu de croire qu’il fut sur le point d’accepter cette proposition et de me laisser encore en route comme six mois auparavant, non qu’il fût trompeur ou indifférent dans ses amitiés, mais la vue de ce grand ministère, presque sous sa main et qu’il pouvait honnêtement prendre, avait pour lui des entraînements étranges ; elle ne lui faisait pas précisément abandonner ses amis, mais elle l’en distrayait et les lui faisait volontiers oublier. Il tint bon pourtant cette fois et, ne pouvant l’avoir seul, on offrit de m’admettre avec lui. J’étais le plus indiqué, parce que la nouvelle Assemblée législative venait de me nommer l’un de ses vice-présidents[1]. Mais où me placer ? Je ne me croyais propre qu’à occuper le ministère de l’instruction publique. Malheureusement ce ministère se trouvait alors dans la main de M. de Falloux, homme nécessaire, que ne voulaient laisser partir ni les légitimistes dont il était l’un des chefs, ni le parti religieux qui voyait en lui sa garantie, ni enfin le président dont il s’était fait l’ami. On me proposa l’agriculture ; je refusai. En désespoir de cause, Barrot vint enfin m’offrir de prendre le ministère des affaires étrangères. J’avais fait moi-même de très grands efforts pour déterminer M. de Rémusat à accepter cette place, et ce qui se passa à cette occasion entre lui et moi est trop caractéristique pour ne pas mériter d’être rapporté. Je tenais beaucoup à ce que M. de Rémusat fût avec nous dans le ministère. Il était tout à la fois ami de M. Thiers et galant homme, chose assez rare ; lui seul pouvait nous assurer, sinon l’appui, au moins la neutralité de cet homme d’État, sans nous infester de l’esprit de celui-ci. Vaincu par les instances de Barrot et par les nôtres, Rémusat, un soir, avait cédé. Il s’était engagé vis-à-vis de nous, mais, dès le lendemain matin, il vint reprendre sa parole. Je sus avec certitude que, dans l’intervalle, il avait vu M. Thiers, et il m’avoua lui-même que M. Thiers, qui pourtant proclamait alors très haut la nécessité de notre entrée aux affaires, l’avait dissuadé d’entrer avec nous. « J’ai bien vu, dit-il, que de devenir votre collègue ce ne serait pas vous donner son concours, mais seulement m’exposer à être moi-même bientôt en guerre avec lui. » Voilà à quels hommes nous allions avoir affaire !

Je n’avais jamais pensé au ministère des affaires étrangères et mon premier mouvement fut d’en rejeter l’offre. Je me jugeais impropre à remplir une tâche à laquelle rien ne m’avait préparé. Je retrouve au milieu de mes papiers la trace de ces hésitations, dans une sorte de conversation écrite qui eut lieu à un dîner que nous fîmes à ce moment-là, quelques-uns de mes amis et moi.

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Je me déterminai enfin à accepter le ministère des affaires étrangères, mais j’y mis pour condition que Lanjuinais entrerait en même temps que moi au Conseil. J’avais plusieurs raisons très fortes pour agir ainsi. Il me semblait d’abord que trois ministères nous étaient indispensables, afin d’acquérir dans le cabinet la prépondérance dont nous avions besoin pour bien faire. Je pensais de plus que Lanjuinais serait très utile pour retenir, dans la ligne que je voulais suivre, Dufaure lui-même sur lequel je ne me sentais pas assez de prise. Je voulais surtout placer près de moi un ami avec lequel je pusse m’ouvrir de toutes choses : avantage précieux dans tous les temps, mais principalement dans les temps de soupçons et de versatilité comme les nôtres, et pour une œuvre aussi hasardeuse que celle que j’entreprenais.

À tous ces différents points de vue, Lanjuinais me convenait merveilleusement, quoique nous fussions de tempéraments bien dissemblables. Son humeur était aussi calme et aussi paisible que la mienne était inquiète et troublée. Méthodique, lent, paresseux, prudent, méticuleux même, il n’entrait que très difficilement dans une entreprise ; mais, une fois entré, il n’y reculait jamais et s’y montrait, jusqu’au bout, résolu et têtu comme un Breton de bonne roche. Très réservé à exprimer son opinion, et très explicite et même d’une franchise fort rude quand il l’exprimait, il ne fallait attendre de son amitié ni entraînement, ni chaleur, ni abandon ; mais on ne devait non plus y redouter ni défaillance, ni trahison, ni arrière-pensée. En somme, c’était un associé très sûr et, à tout prendre, le plus honnête homme que j’aie rencontré dans la vie publique, et celui de tous qui m’ait paru mêler à son amour du bien public le moins de vues particulières ou intéressées.

Personne ne fit d’objections au nom de Lanjuinais ; mais la difficulté était de lui trouver un portefeuille. Je demandai pour lui celui de l’agriculture et du commerce, que tenait depuis le 20 décembre Buffet, ami de Falloux ; celui-ci refusa de laisser partir son collègue ; je m’opiniâtrai ; le nouveau cabinet presque formé fut pendant vingt-quatre heures comme dissous. Pour vaincre ma résolution, Falloux tenta une démarche directe ; il vint chez moi, où j’étais retenu dans mon lit, me pressa, me pria de renoncer à Lanjuinais et de laisser son ami Buffet à l’agriculture. J’avais pris mon parti et je restai sourd. Falloux dépité, mais toujours maître de lui-même, se leva enfin. Je crus que tout était manqué ; tout était gagné, au contraire. « Vous le voulez, me dit-il en me tendant la main avec cette bonne grâce aristocratique dont il savait si naturellement recouvrir tous ses sentiments, même les plus amers ; vous le voulez ; c’est à moi de céder. Il ne sera pas dit qu’une considération particulière m’aura fait rompre dans des temps si difficiles et si critiques une combinaison si nécessaire ; je resterai seul au milieu de vous. Mais vous n’oublierez pas, j’espère, que je ne suis pas seulement votre collègue, mais votre prisonnier. » Une heure après, le cabinet était formé[2], et Dufaure, qui me l’annonçait, m’engageait à prendre immédiatement possession des affaires étrangères.

Telle fut la naissance de ce ministère si péniblement et si lentement formé, et qui devait durer si peu. Durant le long enfantement qui le précéda, l’homme le plus en peine qu’il y eût en France fut assurément Barrot : son amour sincère du bien public le portait à vouloir un changement de cabinet, et son ambition, qui était plus intimement et plus étroitement entrelacée dans son honnêteté qu’on aurait pu le croire, lui faisait désirer avec une ardeur sans égale de rester à la tête du cabinet nouveau. Il allait donc et venait sans cesse des uns aux autres, faisant à chacun des objurgations très pathétiques et quelquefois très éloquentes, tantôt s’adressant aux chefs de la majorité, tantôt à nous, tantôt même à des républicains de la veille qu’il jugeait plus modérés qui les autres, assez disposé, du reste, à prendre avec lui les uns ou les autres, car, en politique, il était incapable d’amitié comme de haine. Son cœur est un vase qui fuit, rien n’y reste.


  1. 1er juin 1849 : trois cent trente-six voix sur cinq cent quatre-vingt-dix-sept votants.
  2. Le décret du Président est du 2 juin 1819.