Souvenirs (Tocqueville)/03/02

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Texte établi par Christian de Tocqueville, Calmann Lévy (p. 306-330).

II

Physionomie du cabinet. — Ses premiers actes, jusqu’après les tentatives insurrectionnelles du 13 juin.

Le ministère était ainsi composé : Barrot, ministre de la justice, président du Conseil ; Passy aux finances ; Rulhière à la guerre ; Tracy à la marine ; Lacrosse aux travaux publics ; Falloux à l’instruction publique ; Dufaure à l’intérieur ; Lanjuinais à l’agriculture, et moi aux affaires étrangères. Dufaure, Lanjuinais et moi, nous étions seuls ministres nouveaux, tous les autres appartenaient au précédent cabinet.

Passy était un homme d’un vrai mérite, mais d’un mérite peu aimable. C’était un esprit raide, maladroit, contrariant, dénigrant, plutôt ingénieux que juste ; plus juste, pourtant, quand il fallait réellement agir que quand il s’agissait seulement de parler ; car il aimait plus le paradoxe qu’il n’était sujet à l’exercer. Je n’ai jamais vu de plus grand causeur, ni qui se consolât si aisément des événements fâcheux, en exposant les causes qui les avaient produits et les conséquences qui devaient s’ensuivre ; quand il avait fini de tracer le plus sombre tableau de l’état des affaires, il terminait d’un air souriant et placide, en disant : de telle sorte qu’il n’y a à peu près aucun moyen de nous sauver et que nous devons nous attendre à une subversion totale de la société. Au demeurant, c’était un ministre instruit, expérimenté, d’une honnêteté et d’un courage à toute épreuve et aussi incapable de plier que de trahir. Ses idées, ses sentiments, son ancienne liaison avec Dufaure et surtout son animosité vivace contre M. Thiers nous répondaient de lui.

Rulhière aurait été du parti monarchique et ultraconservateur s’il eût appartenu à un parti, et surtout si Changarnier n’avait pas été au monde ; mais, c’était un soldat, qui ne songeait qu’à rester ministre de la guerre. Nous aperçûmes du premier coup d’œil que la jalousie extrême que lui causait le commandant en chef de l’armée de Paris ; la liaison de celui-ci avec les chefs de la majorité et son influence sur le président obligeaient Rulhière à se rejeter vers nous et le mettaient forcément dans notre dépendance.

Tracy avait naturellement un caractère faible, qui s’était trouvé comme renfermé et contenu dans des théories très systématiques et très absolues qu’il devait à l’éducation idéologique que lui avait donnée son père. Mais, à la longue, le contact des faits journaliers et le choc des révolutions avaient comme usé cette enveloppe rigide, et il n’était plus resté qu’une intelligence flottante et un cœur mou, mais toujours honnête et bienveillant.

Lacrosse était un pauvre diable, assez dérangé dans sa fortune, qui, du plus épais de l’ancienne opposition dynastique, avait été poussé par les hasards de la révolution à la direction des affaires, et qui ne se blasait pas sur le plaisir d’être ministre. Il s’appuyait volontiers sur nous, mais il cherchait en même temps à s’assurer la bienveillance du président de la république par toutes sortes de petits services et de menues platitudes. À vrai dire, il lui eût été difficile de se recommander autrement, car il était d’une nullité rare et n’entendait précisément rien à rien. On nous reprochait d’être entrés aux affaires dans la compagnie de ministres aussi incapables que Tracy et Lacrosse, et on avait raison ; ce fut une grande cause de ruine ; non seulement parce qu’ils administraient mal, mais encore parce que leur insuffisance notoire tenait pour ainsi dire leur succession toujours ouverte et créait une sorte de crise ministérielle en permanence.

Quant à Barrot, il adhérait naturellement à nous par le fond de ses sentiments et de ses idées. Ses vieilles habitudes libérales, ses goûts républicains, ses souvenirs d’opposition nous l’attachaient. Autrement associé, il fût peut-être devenu, bien qu’à regret, notre adversaire ; mais, l’ayant une fois au milieu de nous, nous étions sûrs de lui.

De tout le ministère, il n’y avait donc que Falloux qui nous fût étranger par son point de départ, par ses engagements et par ses tendances ; seul, il représentait dans le Conseil les chefs de la majorité, ou plutôt, il semblait les y représenter, car, en réalité, ainsi que je le dirai plus loin, il ne représentait, là comme ailleurs, que l’Église. Cette situation isolée, autant que les visées secrètes de sa politique, le portaient à chercher son point d’appui hors de nous ; il s’efforçait de le placer dans l’Assemblée et chez le président, mais discrètement et habilement, comme il faisait toutes choses.

Ainsi constitué, le cabinet avait une grande faiblesse : il allait gouverner avec le concours d’une majorité coalisée, sans être lui-même un ministère de coalition.

Mais il possédait, d’une autre part, la force très grande que donnent à des ministres une origine semblable, des instincts identiques, d’anciens liens d’amitié, une confiance mutuelle et une visée commune.

On me demandera, sans doute, quelle était cette visée, où nous allions, ce que nous voulions. Nous vivons dans des temps si incertains et si obscurs qu’il me paraîtrait téméraire de répondre à cette question au nom de mes collègues ; mais j’y répondrai volontiers au mien. Je ne croyais pas plus alors que je ne crois aujourd’hui que le gouvernement républicain fût le mieux approprié aux besoins de la France ; ce que j’entends à proprement parler par le gouvernement républicain, c’est le pouvoir exécutif électif. Chez un peuple où les habitudes, la tradition, les mœurs ont assuré au pouvoir exécutif une place si vaste, son instabilité sera toujours, en temps agité, une cause de révolution ; en temps calme, de grand malaise. J’ai toujours considéré, d’ailleurs, que la république était un gouvernement sans contrepoids, qui promettait toujours plus, mais donnait toujours moins de liberté que la monarchie constitutionnelle. Et, pourtant, je voulais sincèrement maintenir la république ; et, bien qu’il n’y eût pour ainsi dire pas de républicains en France, je considérais l’entreprise de la maintenir, comme n’étant pas absolument impossible.

Je voulais la maintenir, parce que je ne voyais rien de prêt, ni de bon à mettre à la place. L’ancienne dynastie était profondément antipathique à la majorité du pays. Au milieu de cet alanguissement de toutes les passions politiques que la fatigue des révolutions et leurs vaines promesses ont produit, une seule passion reste vivace en France : c’est la haine de l’ancien régime et la défiance contre les anciennes classes privilégiées, qui le représentent aux yeux du peuple. Ce sentiment passe à travers les révolutions sans s’y dissoudre, comme l’eau de ces fontaines merveilleuses qui, suivant les anciens, passait au travers des flots de la mer sans s’y mêler et sans y disparaître. Quant à la dynastie d’Orléans, l’expérience qu’on en avait faite ne donnait pas beaucoup de goût pour revenir sitôt vers elle. Elle ne pouvait manquer de rejeter de nouveau dans l’opposition toutes les classes supérieures et le clergé, et de se séparer, comme elle l’avait déjà fait, du peuple, laissant le soin et les profits du gouvernement à ces mêmes classes moyennes que j’avais vues pendant dix-huit ans si insuffisantes à bien gouverner la France. D’ailleurs, rien n’était prêt pour son triomphe.

Louis Napoléon seul était préparé à prendre la place de la république, parce qu’il tenait déjà le pouvoir. Mais que pouvait-il sortir de son succès, sinon une monarchie bâtarde, méprisée des classes éclairées, ennemie de la liberté et gouvernée par des intrigants, des aventuriers et des valets ?

La république était sans doute très difficile à maintenir, car ceux qui l’aimaient étaient, la plupart, incapables ou indignes de la diriger et ceux qui étaient en état de la conduire la détestaient. Mais elle était aussi assez difficile à abattre. La haine qu’on lui portait était une haine molle, comme toutes les passions que ressentait alors le pays. D’ailleurs, on réprouvait son gouvernement sans en aimer aucun autre. Trois partis, irréconciliables entre eux, plus ennemis les uns des autres qu’aucun d’eux ne l’était de la république, se disputaient l’avenir. De majorité, il n’y en avait pour rien.

Je pensais donc que le gouvernement de la république, ayant pour lui le fait et n’ayant jamais pour adversaires que des minorités difficiles à coaliser, pouvait se maintenir au milieu de l’inertie de la masse, s’il était conduit avec modération et avec sagesse. Aussi j’étais déterminé à ne point me prêter aux entreprises qu’on pourrait tenter contre lui, mais à le défendre. Presque tous les membres du Conseil avaient la même pensée. Dufaure croyait plus que moi à la bonté des institutions républicaines et à leur avenir. Barrot était moins enclin que moi à les faire respecter toujours ; mais tous nous voulions, dans le moment présent, les maintenir fermement. Cette résolution commune était, en politique, notre lien et notre drapeau.

Dès que le ministère se fût réuni, il se rendit chez le président de la république pour tenir conseil. C’était la première fois que j’approchais celui-ci. Je ne l’avais aperçu que de loin lors de la Constituante. Il nous reçut poliment. Nous ne pouvions en attendre davantage, car Dufaure avait agi vivement contre lui, et parlé presque outrageusement de sa candidature, il n’y avait pas plus de six mois, et j’avais voté ostensiblement, ainsi que Lanjuinais, pour son compétiteur.

Louis Napoléon a joué un si grand rôle dans le reste de cette histoire, qu’il me semble mériter un portrait à part, au milieu de cette foule de contemporains dont je me borne à esquisser les traits. Je crois avoir été de tous ses ministres, et peut-être de tous les hommes qui n’ont pas voulu prendre part à sa conspiration contre la république, celui qui s’est le plus avancé dans ses bonnes grâces, qui l’a vu de plus près et a pu le mieux juger.

Il était très supérieur à ce que sa vie antérieure et ses folles entreprises avaient pu faire penser à bon droit de lui. Ce fut ma première impression en le pratiquant. Il déçut sur ce point ses adversaires et peut-être plus encore ses amis, si l’on peut donner ce nom aux hommes politiques qui patronnèrent sa candidature. La plupart de ceux-ci le choisirent, en effet, non à cause de sa valeur, mais à cause de sa médiocrité présumée. Ils crurent trouver en lui un instrument dont ils pourraient user à discrétion, et qu’il leur serait toujours loisible de briser à volonté. En quoi ils se trompèrent fort lourdement.

Louis Napoléon avait, comme homme privé, certaines qualités attachantes : une humeur bienveillante et facile, un caractère humain, une âme douce et même assez tendre, sans être délicate, beaucoup de sûreté dans les rapports, une parfaite simplicité, une certaine modestie pour sa personne au milieu de l’orgueil immense que lui donnait son origine. Capable de ressentir de l’affection, il était propre à la faire naître chez ceux qui l’approchaient. Sa conversation était rare et stérile ; chez lui, nul art pour faire parler les autres et se mettre en rapport intime avec eux ; aucune facilité à s’énoncer lui-même, mais des habitudes écrivassières et un certain amour-propre d’auteur. Sa dissimulation, qui était profonde comme celle d’un homme qui a passé sa vie dans les complots, s’aidait singulièrement de l’immobilité de ses traits et de l’insignifiance de son regard : car ses yeux étaient ternes et opaques, comme ces verres épais destinés à éclairer la chambre des vaisseaux qui laissent passer la lumière, mais à travers lesquels on ne voit rien. Très insouciant du danger, il avait un beau et froid courage dans les jours de crise et, en même temps, chose assez commune, il était fort vacillant dans ses desseins. On le vit souvent changer de route, avancer, hésiter, reculer à son grand dommage : car la nation l’avait choisi pour tout oser, et ce qu’elle attendait de lui, c’était de l’audace et non de la prudence. Il avait toujours, dit-on, été très adonné aux plaisirs et peu délicat dans le choix. Cette passion de jouissances vulgaires et ce goût du bien-être s’étaient encore accrus avec les facilités du pouvoir. Il y alanguissait chaque jour son énergie, y amortissait et rabaissait son ambition même. Son intelligence était incohérente, confuse, remplie de grandes pensées mal appareillées, qu’il empruntait tantôt aux exemples de Napoléon, tantôt aux théories socialistes, quelquefois aux souvenirs de l’Angleterre où il avait vécu ; sources très différentes et souvent fort contraires. Il les avait péniblement ramassées dans des méditations solitaires, loin du contact des faits et des hommes, car il était naturellement rêveur et chimérique. Mais, quand on le forçait de sortir de ces vagues et vastes régions pour resserrer son esprit dans les limites d’une affaire, celui-ci se trouvait capable de justesse, quelquefois de finesse et d’étendue, et même d’une certaine profondeur, mais jamais sûr et toujours prêt à placer une idée bizarre à côté d’une idée juste.

En général, il était difficile de l’approcher longtemps et de très près sans découvrir une petite veine de folie, courant ainsi au milieu de son bon sens, et dont la vue, rappelant sans cesse les escapades de sa jeunesse, servait à les expliquer.

On peut dire, au demeurant, que ce fut sa folie plus que sa raison qui, grâce aux circonstances, fit son succès et sa force : car le monde est un étrange théâtre. Il s’y rencontre des moments où les plus mauvaises pièces sont celles qui réussissent le mieux. Si Louis Napoléon eût été un homme sage, ou un homme de génie, il ne fût jamais devenu président de la république.

Il se fiait à une étoile ; il se croyait fermement l’instrument de la destinée et l’homme nécessaire. J’ai toujours cru qu’il était réellement convaincu de son droit, et je doute que Charles X ait jamais été plus entiché de sa légitimité qu’il l’était de la sienne ; aussi incapable, du reste, que celui-ci, de rendre raison de sa foi : car s’il avait une sorte d’adoration abstraite pour le peuple, il ressentait très peu de goût pour la liberté. Le trait caractéristique et fondamental de son esprit, en matière politique, était la haine et le mépris des assemblées. Le régime de la monarchie constitutionnelle lui paraissait plus insupportable que celui même de la république. L’orgueil que lui donnait son nom, qui était sans bornes, s’inclinait volontiers devant la nation, mais se révoltait à l’idée de subir l’influence d’un parlement.

Il avait eu, avant d’arriver au pouvoir, le temps de renforcer ce goût naturel que les princes médiocres ont toujours pour la valetaille, par les habitudes de vingt ans de conspirations passés au milieu d’aventuriers de bas étage, d’hommes ruinés ou tarés, de jeunes débauchés, seules personnes qui, pendant tout ce temps, avaient pu consentir à lui servir de complaisants ou de complices. Lui-même, à travers ses bonnes manières, laissait percer quelque chose qui sentait l’aventurier et le prince de hasard. Il continuait à se plaire au milieu de cette compagnie subalterne, alors qu’il n’était plus obligé d’y vivre. Je crois que la difficulté qu’il avait à exprimer ses pensées autrement que par écrit l’attachait aux gens qui étaient depuis longtemps au courant de ses idées et familiers avec ses rêveries, et que son infériorité dans la discussion lui rendait, en général, le contact des hommes d’esprit assez pénible. Il désirait, d’ailleurs, avant tout, rencontrer le dévouement à sa personne et à sa cause, comme si sa personne et sa cause eussent pu le faire naître ; le mérite le gênait pour peu qu’il fût indépendant. Il lui fallait des croyants en son étoile et des adorateurs vulgaires de sa fortune.

Tel est l’homme que le besoin d’un chef et la puissance d’un souvenir avaient mis à la tête de la France, et avec lequel nous allions avoir à la gouverner.

Il était difficile de prendre les affaires dans un moment plus critique. L’Assemblée constituante, avant de terminer sa turbulente existence, avait pris une décision, le 7 juin 1849, qui interdisait au gouvernement d’attaquer Rome. La première chose que j’appris en entrant dans le cabinet, c’est que l’ordre d’attaquer Rome était transmis depuis trois jours à notre armée. Cette désobéissance flagrante aux injonctions d’une Assemblée souveraine, cette guerre commencée contre un peuple en révolution, à cause de sa révolution, et en dépit des termes mêmes de la constitution, qui commandaient le respect des nationalités étrangères, rendaient inévitable et très prochain le conflit qu’on redoutait. Quelle allait être l’issue de cette nouvelle lutte ? Toutes les lettres des préfets qui furent mises sous nos yeux, tous les rapports de police qui nous parvenaient, étaient de nature à nous jeter dans de très grandes alarmes ; j’avais vu, à la fin de l’administration de Cavaignac, comment un gouvernement pouvait être entretenu dans des espérances chimériques par la complaisance intéressée de ses agents. Je vis cette fois, et de bien plus près encore, comment ces mêmes agents peuvent travailler à accroître la terreur de ceux qui les emploient ; effets contraires produits par la même cause : chacun d’eux, jugeant que nous étions inquiets, voulait se signaler par la découverte de nouvelles trames, et nous fournir à son tour quelque indice nouveau de la conspiration qui nous menaçait. On nous parlait d’autant plus volontiers de nos périls, qu’on croyait plus à notre succès. Car c’est un des caractères et des dangers de ces sortes d’informations, qu’elles deviennent plus rares et moins explicites à mesure que le péril devenant plus grand, elles seraient plus nécessaires. Les agents, doutant alors de la durée du gouvernement qui les emploie et craignant déjà son successeur, ne parlent plus guère ou se taisent entièrement. Cette fois, ils faisaient grand bruit. À les entendre, il était impossible de ne pas croire que nous étions sur le penchant d’un abîme, et pourtant, je n’en croyais rien. J’étais très convaincu dès lors, comme je l’ai toujours été depuis, que les correspondances officielles et les rapports de la police, qui peuvent être bons à consulter quand il s’agit de découvrir un complot particulier, ne sont propres qu’à donner des notions exagérées et incomplètes, toujours fausses, quand on veut juger ou prévoir les grands mouvements des partis. En pareille matière, c’est l’aspect du pays tout entier, la connaissance de ses besoins, de ses passions, de ses idées, qui peuvent nous instruire, données générales qu’on peut se procurer par soi-même, et que les agents les mieux placés et les plus accrédités ne fournissent jamais.

La vue de ces faits généraux m’avait porté à croire qu’en ce moment une révolution à main armée n’était pas à craindre ; mais un combat l’était, et l’attente de la guerre civile est toujours bien cruelle, surtout quand celle-ci vient joindre sa fureur aux horreurs de la peste. Paris était, en effet, ravagé alors par le choléra. La mort frappait cette fois dans tous les rangs. Un assez grand nombre de membres de la Constituante avaient déjà succombé ; et Bugeaud, qu’avait épargné l’Afrique, était mourant.

Si j’avais pu douter un moment de l’imminence de la crise, l’aspect seul de la nouvelle Assemblée me l’aurait clairement annoncée. On peut dire que, dans son enceinte, on respirait l’air de la guerre civile. Les paroles y étaient brèves, les gestes violents, les mots excessifs et les injures outrageantes et directes. Nous étions momentanément réunis dans l’ancienne Chambre des députés. Cette salle, préparée pour quatre cent soixante membres, en contenait difficilement sept cent cinquante. On s’y touchait donc, tout en se détestant ; on s’y pressait les uns contre les autres, en dépit des haines qui éloignaient ; la gêne y augmentait la colère. C’était un duel dans un tonneau. Comment les Montagnards auraient-ils pu se contenir ? ils se voyaient assez nombreux pour se juger très forts dans la nation et dans l’armée. Ils demeuraient pourtant trop faibles dans le parlement pour pouvoir espérer y dominer ou même y compter. Une belle occasion de recourir à la force leur était offerte. Toute l’Europe, encore en branle, pouvait, par un grand coup frappé dans Paris, être de nouveau rejetée en révolution. C’était plus qu’il n’en fallait à des hommes d’un tempérament si sauvage.

On pouvait prévoir que le mouvement éclaterait au moment où on connaîtrait que l’ordre avait été donné d’attaquer Rome et que l’attaque avait eu lieu. Il en fut ainsi en effet.

L’ordre donné était resté secret. Mais, le 10 juin, la nouvelle du premier combat se répandit.

Dès le 11, la Montagne éclata en paroles furieuses. Ledru-Rollin fit, du haut de la tribune, un appel à la guerre civile, en disant que la constitution était violée et que ses amis et lui étaient prêts à la défendre par tous les moyens, même par les armes. La mise en accusation du président de la république et du précédent cabinet fut demandée.

Le 12, la commission de l’Assemblée, chargée d’examiner la question posée la veille, repoussa la mise en accusation et demanda à l’Assemblée de prononcer sans désemparer sur le sort du président et des ministres. La Montagne s’opposa à la discussion immédiate et réclama la production de pièces. Quel était son but en reculant ainsi le débat ? Cela est difficile à dire. Espérait-elle, à l’aide de ce retard, achever d’enflammer les esprits, ou voulait-elle secrètement se donner le temps de les calmer ? Il est certain que ses principaux chefs, qui étaient plus habitués à parler qu’à combattre et plus passionnés que résolus, montrèrent ce jour-là, au milieu de l’intempérance de leur langage, une sorte d’hésitation qu’ils n’avaient pas fait voir la veille. Après avoir à moitié tiré l’épée, ils semblaient vouloir rengainer ; mais il était trop tard, le signal avait été vu par leurs amis du dehors, et, désormais, ils ne dirigeaient plus, ils étaient conduits.

Durant ces deux jours, ma situation fut très cruelle ; je désapprouvais entièrement, comme on l’a vu, la manière dont l’expédition de Rome avait été entreprise et conduite. Avant d’entrer dans le cabinet, j’avais déclaré solennellement à Barrot que je n’entendais prendre de responsabilité que pour le futur, et que ce serait à lui seul de défendre ce qui s’était fait jusque-là en Italie. Je n’avais accepté le ministère qu’à cette condition. Je me tus donc dans la discussion du 11 et laissai Barrot supporter seul l’effort de la bataille. Mais quand, le 12, je vis mes collègues menacés d’accusation, je ne crus pas pouvoir plus longtemps m’abstenir. La demande de nouvelles pièces me donna l’occasion d’intervenir, sans avoir à exprimer d’opinion sur le fond de l’affaire. Je le fis vivement, mais en très peu de mots.

Quand je relis dans le Moniteur ce petit discours, je le trouve assez insignifiant et fort mal tourné ; je fus pourtant applaudi à outrance par la majorité ; parce que, dans les moments de crise où l’on touche à la guerre civile, c’est le mouvement de la pensée et l’accent des paroles, plus que leur valeur, qui entraîne. J’avais été droit à Ledru-Rollin ; je l’avais accusé avec emportement de ne demander que le trouble et de semer les mensonges pour le créer. Le sentiment qui me faisait parler était énergique, le ton déterminé et agressif, et, bien que je parlasse fort mal, étant encore troublé de mon nouveau rôle, je fus fort goûté.

Ledru me répondit, et dit à la majorité qu’elle était du parti des Cosaques ; on lui répondit qu’il était du parti des pillards et des incendiaires. Thiers, commentant cette pensée, dit qu’il y avait une liaison intime entre l’homme qu’on venait d’entendre et les insurgés de Juin. L’Assemblée, à une grande majorité, repoussa la demande de mise en accusation et se sépara.

Quoique les chefs de la Montagne eussent continué à être outrageants, ils ne s’étaient pas montrés très fermes ; de sorte qu’on put se flatter que le moment décisif de la lutte n’était pas encore arrivé. On se trompait. Les rapports que nous reçûmes dans la nuit nous apprirent qu’on préparait une prise d’armes.

Le lendemain, en effet, le langage des journaux démagogiques annonçait que leurs rédacteurs ne comptaient plus sur la justice, mais sur une révolution pour les absoudre. Tous en appelaient directement ou indirectement à la guerre civile. La garde nationale, les écoles, la population tout entière étaient conviées par eux à se rendre, sans armes, à un lieu désigné, pour venir ensuite se présenter en masse devant les portes de l’Assemblée. C’était un 23 juin qu’on voulait faire commencer par un 15 mai ; sept à huit mille personnes se réunirent, en effet, vers onze heures au Château-d’Eau. De notre côté nous tenions conseil chez le président de la république. Celui-ci était déjà en uniforme et prêt à monter à cheval dès qu’on lui annoncerait que la bataille serait commencée. Il n’avait, du reste, changé que d’habits. C’était précisément le même homme que la veille : le même aspect un peu morne, la parole aussi lente et aussi embarrassée, l’œil aussi terne. Rien de cette sorte d’agitation guerrière et de gaieté un peu fébrile que donne souvent l’approche du danger : attitude qui peut-être, après tout, n’est que la marque d’une âme ébranlée.

Nous fîmes venir Changarnier, qui nous expliqua ses dispositions et répondit de la victoire. Dufaure nous fit connaître les rapports qu’il avait reçus et qui tous annonçaient une insurrection formidable. Il se retira ensuite au ministère de l’intérieur, où était le centre de son action, et, vers midi, je me rendis à l’Assemblée.

Celle-ci fut assez longtemps sans se réunir, parce que, sans nous consulter, le président, en réglant la veille l’ordre du jour, avait déclaré qu’il n’y aurait pas séance publique le lendemain, étrange étourderie qui eût paru de la trahison chez un autre homme. Pendant qu’on courait avertir chez eux les représentants, je me rendis chez le président de l’Assemblée ; la plupart des chefs de la majorité y étaient déjà. Il régnait là sur tous les visages beaucoup d’animation et d’anxiété ; la bataille était tout à la fois redoutée et appelée. On commençait à fort accuser le ministère de mollesse. Thiers, plongé dans un grand fauteuil, les jambes étendues sur un autre, se frottait le ventre (car il ressentait quelques atteintes de la maladie régnante) et s’écriait, avec hauteur et avec humeur, de sa voix de fausset la plus grêle, qu’il était bien singulier qu’on ne songeât pas à mettre Paris en état de siège. Je lui répondis modérément qu’on y avait songé, mais que le moment de le faire n’était pas venu, puisque l’Assemblée n’était pas encore réunie.

Les représentants arrivaient de toutes parts, attirés, moins par le message qu’on leur avait transmis et que la plupart n’avaient pas reçu, que par les rumeurs de la ville. À deux heures, on entra en séance ; les bancs de la majorité étaient remplis, le haut de la Montagne était désert. Le silence morne qui régnait dans cette partie de l’Assemblée était plus effrayant que les cris qui en partaient d’ordinaire. Il annonçait que la discussion avait cessé et que la guerre civile commençait.

À trois heures, Dufaure vint demander la mise en état de siège de Paris. Cavaignac l’appuya par une de ces allocutions brèves, comme il en faisait quelquefois, et dans lesquelles son esprit, naturellement médiocre et obscur, gagnait les hauteurs de son âme, approchait le sublime. Dans ces circonstances, il devenait, pour un moment, l’homme le plus véritablement éloquent que j’aie entendu dans nos Assemblées : il laissait bien loin derrière lui tous les parleurs :

« Vous dites, s’écria-t-il, s’adressant au montagnard[1] qui descendait de la tribune, que je suis tombé du pouvoir, j’en suis descendu ; la volonté nationale ne renverse pas, elle ordonne : on lui obéit. J’ajoute, et je désire que toujours le parti républicain puisse le dire avec justice : j’en suis descendu, honorant par ma conduite mes convictions républicaines. Vous avez dit que nous avions vécu dans la terreur : l’histoire est là, elle parlera. Mais ce que je vous dis, moi, c’est que, si vous n’êtes pas parvenu à m’inspirer un sentiment de terreur, vous m’avez inspiré un sentiment de douleur profonde. Voulez-vous que je vous dise un mot enfin ? Vous êtes des républicains de la veille ; moi, je n’ai pas travaillé pour la république avant sa fondation, je n’ai pas souffert pour elle, je le regrette, mais je l’ai servie avec dévouement ; j’ai fait plus, je l’ai gouvernée. Je ne servirai pas autre chose, entendez-vous bien ! écrivez ce mot, sténographiez-le, qu’il reste gravé dans les annales de nos délibérations : Je ne servirai pas autre chose. Entre vous et nous, n’est-ce pas ? c’est à qui servira le mieux la république. Oh bien ! ma douleur c’est que vous la serviez fort mal. J’espère bien, pour le bonheur de mon pays, qu’elle n’est pas destinée à périr ; mais, si nous étions condamnés à une pareille douleur, rappelez-vous bien, rappelez-vous que nous en accuserions vos exagérations et vos fureurs. »

Peu de temps après que la mise en état de siège eut été prononcée, on apprit que l’insurrection était étouffée. Changarnier et le président, à la tête de la cavalerie, avaient coupé et dispersé la colonne qui se dirigeait vers l’Assemblée. Quelques barricades à peine élevées avaient été détruites presque sans coup férir. Les Montagnards, cernés dans le Conservatoire des arts et métiers, dont ils avaient fait leur quartier général, étaient ou arrêtés ou en fuite. Nous étions maîtres de Paris.

Le même mouvement eut lieu dans plusieurs grandes villes, avec plus d’intensité, mais non moins de succès. À Lyon, on se battit durant cinq heures avec acharnement, et la victoire fut un moment douteuse. Du reste, vainqueurs à Paris, nous nous inquiétions peu des provinces, car nous savions qu’en France, pour l’ordre comme contre l’ordre, Paris fait loi.

Ainsi finit la seconde insurrection de Juin, très différente de la première par la violence et la durée, mais semblable par les causes qui la firent échouer. Lors de la première, le peuple, entraîné moins par des opinions que par des appétits, avait combattu seul, sans pouvoir attirer ses représentants à sa tête. Cette fois, les représentants n’avaient pu se faire suivre par le peuple au combat. En juin 1848, les chefs manquèrent à l’armée ; en juin 1849, l’armée aux chefs.

C’étaient de singuliers personnages que ces Montagnards : leur naturel querelleur et leur orgueil se manifestaient encore dans les démarches qui le comportaient le moins. Entre ceux qui, par leurs journaux et par eux-mêmes, avaient poussé le plus violemment à la guerre civile et nous avaient accablés de plus d’outrages, se trouvait Considérant, l’élève et le successeur de Fourier, l’auteur de tant de rêveries socialistes qui n’eussent été que ridicules dans d’autres temps, mais qui étaient dangereuses dans le nôtre. Considérant parvint, avec Ledru-Rollin, à s’échapper du Conservatoire et à gagner la Belgique. J’avais eu avec lui jadis des rapports de société, et, arrivé à Bruxelles, il m’écrivit : « Mon cher Tocqueville (suivait la demande d’un service qu’il me priait de lui rendre, puis il ajoutait) : … Comptez à l’occasion sur moi pour tout service personnel ; vous en avez encore pour deux ou trois mois peut-être, et les Blancs purs qui vous suivront, pour six mois dans la plus longue hypothèse. Vous aurez, c’est vrai, parfaitement gagné, les uns et les autres, ce qui vous arrivera infailliblement un peu plus tôt, un peu plus tard. Mais, ne parlons pas politique et respectons le très légal, très loyal et très Odilon Barrotique état de siège. » À quoi je répondis : « Mon cher Considérant, ce que vous désirez est fait. Je ne veux pas me prévaloir d’un si petit service, mais je suis bien aise de constater, en passant, que ces odieux oppresseurs de la liberté qu’on nomme les ministres inspirent assez de confiance à leurs adversaires pour que ceux-ci, après les avoir mis hors la loi, n’hésitent pas à s’adresser à eux pour obtenir ce qui est juste. Cela prouve qu’il y a encore du bon en nous, quoi qu’on en dise. Êtes-vous bien sûr que, si les rôles étaient changés, je puisse me conduire de la même façon, je ne dis pas vis-à-vis de vous, mais vis-à-vis de tel ou tel de vos amis politiques que je pourrais nommer ? Je crois le contraire, et je vous déclare solennellement que, si jamais ils sont les maîtres et qu’ils me laissent seulement ma tête, je me tiendrai pour satisfait et prêt à déclarer que leur vertu a dépassé mon espérance. »


  1. Pierre Leroux.