Souvenirs (Tolstoï)/19

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Souvenirs : Enfance
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 76-78).


XIX

DANS MON LIT


« Comment ai-je pu aimer Serge si passionnément et si longtemps ? me disais-je une fois couché. — Non ! il n’a jamais compris, ni apprécié, ni mérité mon affection… et Sonia ? Est-elle délicieuse ! Veux-tu ?… À toi de commencer. »

Je bondis à quatre pattes, en me représentant avec vivacité sa petite figure, je tirai le couvre-pieds par-dessus ma tête, m’enroulai dedans de façon à ne pas laisser une seule ouverture et me recouchai. Je sentis une chaleur agréable et je me perdis dans des rêves et des souvenirs délicieux. Mes yeux regardaient fixement la doublure du couvre-pieds piqué, et je la voyais aussi nettement qu’une heure auparavant. Je causais en pensée avec elle, et cette conversation, entièrement dépourvue de sens du reste, me procurait des jouissances indescriptibles, parce que les tu et les toi y fourmillaient.

Ces rêves étaient si nets, que le plaisir et l’émotion m’empêchaient de dormir et que j’avais besoin de partager avec quelqu’un mon trop-plein de bonheur.

« Est-elle jolie ! dis-je presque haut en me retournant brusquement sur l’autre côté. Volodia, tu dors ?

— Non, répondit-il d’une voix endormie. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Je suis amoureux, Volodia. Je suis tout à fait amoureux de Sonia.

— Eh bien ! quoi ? répliqua-t-il en s’allongeant.

— Oh ! Volodia, tu ne peux pas te figurer ce qui m’arrive…. Tiens, je m’étais caché la tête sous le couvre-pieds, et je la voyais comme si je la voyais, et je causais avec elle… c’est tout bonnement étonnant. Et sais-tu encore une chose ? Quand je suis là, couché, et que je pense à elle, je deviens tout triste, Dieu sait pourquoi, et j’ai envie de pleurer. »

Volodia remua dans son lit.

« Je ne demanderais qu’une chose, continuai-je : être toujours avec elle, la voir toujours, et rien de plus. Et toi tu en es amoureux ? dis la vérité, Volodia. »

Tout étrange que cela soit, j’aurais voulu que tout le monde fût amoureux de Sonia et le racontât.

« Qu’est-ce que cela te fait ? dit Volodia en retournant de mon côté. — Peut-être.

— Tu n’as pas envie de dormir, tu fais semblant ! » m’écriai-je, remarquant à ses yeux brillants qu’il ne pensait pas du tout à dormir.

Je repoussai le couvre-pieds et je repris : « Parlons plutôt d’elle ! N’est-ce pas qu’elle est délicieuse ?… si délicieuse, que si elle me disait : « Nicolas, saute par la fenêtre », ou : « Jette-toi dans le feu », je te jure que je sauterais tout de suite, et avec joie. Ah ! qu’elle est délicieuse ! » ajoutai-je en me représentant qu’elle était là devant moi et, afin de bien jouir de son image, je me retournai brusquement sur l’autre côté et j’enfonçai ma tête sous l’oreiller.

« J’ai une envie terrible de pleurer, Volodia.

— Nigaud, va ! » dit-il en souriant.

Après un instant de silence, il reprit : « Je ne suis pas du tout comme toi. Si je le pouvais, je voudrais d’abord m’asseoir à côté d’elle et causer…

— Ah ! tu en es donc aussi amoureux ? interrompis-je.

— Ensuite, poursuivit Volodia en souriant tendrement, ensuite je baiserais ses petits doigts, ses petits yeux, ses petites lèvres, son petit nez, ses petits pieds… je la baiserais toute…

— Quelles sottises ! criai-je de dessous mon oreiller.

— Tu ne comprends rien, dit Volodia d’un ton de mépris.

— Pas du tout, je comprends, et c’est toi qui ne comprends pas, et tu dis des bêtises, fis-je à travers mes larmes.

— Il n’y a pas de quoi pleurer, voyons. Quelle fille ! »