Souvenirs (Tolstoï)/18

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Souvenirs : Enfance
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 72-76).


XVIII

APRÈS LA MAZURKE


Au souper, le jeune homme à qui j’avais pris sa danseuse se plaça avec nous à la table des enfants. Il s’occupait de moi d’une manière qui m’aurait infiniment flatté si j’avais pu être sensible à quelque chose après le malheur qui m’était arrivé. On aurait dit qu’il voulait à tout prix me remettre en train ; il me faisait des agaceries, me traitait de luron, profitait des instants où les grandes personnes ne nous regardaient pas pour me verser des vins variés, qu’il me forçait à boire. À la fin du souper, quand le maître d’hôtel s’approcha avec une bouteille de Champagne enveloppée dans une serviette et ne m’en versa qu’une goutte, le jeune homme insista pour qu’il remplît la coupe et me la fit boire d’un trait. Je sentis une chaleur agréable dans tout mon corps, mon cœur se remplit de tendresse pour mon gai protecteur et je me mis à rire aux éclats.

Tout à coup la musique joua le « grand-père », et on se leva de table. Ce fut la fin de ma liaison avec le jeune homme. Il alla rejoindre les grands, et moi, n’osant le suivre, j’allai écouter ce que Mme Valakhine disait à sa fille.

« Encore une petite demi-heure, disait Sonia d’un ton persuasif.

— C’est vraiment impossible, mon ange.

— Je t’en prie, fais cela pour moi, insistait-elle d’une voix caressante.

— Est-ce que tu seras contente si je suis malade demain ? demanda Mme Valakhine, et elle eut l’imprudence de sourire.

— Tu veux bien ! nous restons ? cria Sonia en sautant de joie.

— Il faut bien faire ce que tu veux. Allons, va danser… tiens, voilà un cavalier, » dit-elle en me montrant.

Sonia me donna la main et nous courûmes vers la salle.

Le vin que j’avais bu, joint à la présence de Sonia et à sa gaieté, me fit complètement oublier le triste dénouement de la mazurke. J’exécutais les pas les plus comiques. Tantôt j’imitais le cheval et j’allais au petit trot en relevant fièrement les pieds, tantôt je piétinais en faisant le bélier qui tient tête à un chien ; et je riais de tout mon cœur, sans m’inquiéter le moins du monde de ce que pensaient les spectateurs. Sonia ne cessait pas non plus de rire. Nous tournions en rond, en nous tenant par les mains, et elle riait. Nous regardions un vieux barine, qui enjambait lentement, comme si c’était un gros obstacle, un mouchoir tombé, et elle éclatait. Je sautais au plafond pour montrer mon agilité, et elle se tordait.

En traversant le cabinet de grand’mère, je jetai un coup d’œil dans le miroir. J’étais en nage, tout ébouriffé, mes cheveux se tenaient plus en l’air que jamais. Avec cela, ma figure avait une si bonne expression, un tel air de santé et de joie, que je me plus.

« Si j’étais toujours comme en ce moment, pensais-je, je pourrais tout de même plaire. »

Mais quand je reportai mes yeux sur le joli visage de ma danseuse, j’y vis une beauté si délicate et si exquise, jointe à cette même expression de santé, de gaieté et d’insouciance qui m’avait plu chez moi, que je devins furieux contre moi-même : je compris l’absurdité d’espérer que moi je pourrais attirer l’attention d’une créature aussi merveilleuse.

Non seulement je n’espérais pas de retour, mais je n’y pensais même pas : mon âme n’en avait pas besoin pour déborder de bonheur. Je ne savais pas qu’au delà du sentiment de l’amour, qui inondait mon cœur de délices, il existe encore un bonheur plus grand, qu’on peut souhaiter quelque chose de plus que de ne jamais cesser d’aimer. J’étais content ainsi. Mon cœur battait comme celui d’un pigeon, le sang y affluait sans cesse et j’avais envie de pleurer.

Nous suivions le corridor. En passant devant le cabinet noir de dessous l’escalier, je le regardai et je pensai : quel bonheur, si je pouvais vivre toute ma vie avec elle dans ce cabinet noir ! sans que personne sache que nous sommes là !

« N’est-ce pas qu’on s’amuse bien, ce soir ? » dis-je d’une voix basse et tremblante, et je pressai le pas, effrayé moins de ce que j’avais dit que de ce que j’aurais voulu dire.

— Oh ! oui… beaucoup ! répondit-elle en tournant sa petite tête vers moi avec une expression si franche et si bonne, que ma peur s’en alla.

— Surtout depuis le souper… Si vous saviez combien je suis fâché (je voulais dire « triste », mais je n’osai pas) de penser que vous allez vous en aller et que nous ne nous reverrons plus.

— Pourquoi ne plus nous revoir ? dit-elle en regardant fixement le bout de ses souliers et en traînant son petit doigt sur un paravent en grillage devant lequel nous passions. Tous les mardis et les vendredis, nous allons nous promener en voiture, maman et moi, sur le boulevard Tverskoë. Est-ce que vous n’allez pas vous promener ?

— Nous demanderons certainement à y aller le mardi, et si on ne me le permet pas, je me sauverai tout seul, nu-tête. Je sais le chemin.

— Savez-vous une chose ? dit tout à coup Sonia. Il y a des garçons qui viennent à la maison, et je leur dis toujours tu. Disons-nous aussi tu. Veux-tu ? » ajouta-t-elle en secouant la tête et en me regardant droit dans les yeux.

À cet instant, nous entrions dans la salle, où commençait une autre partie, très animée, du « grand-père ».

« Dans…ez-le avec moi, dis-je, profitant d’un moment où la musique et le bruit pouvaient couvrir ma voix.

— Danse, pas dansez, » dit Sonia, et elle éclata de rire.

Le « grand-père » s’acheva sans que j’eusse réussi à placer une seule phrase avec tu, bien que je n’eusse pas cessé d’en inventer où tu revenait plusieurs fois. L’audace me manqua. « Veux-tu ? Danse », ces mots me résonnaient dans les oreilles et me grisaient. Je ne voyais rien ni personne, excepté Sonia. Je vis qu’on retroussait ses cheveux bouclés et qu’on les ramenait derrière les oreilles, découvrant ainsi les tempes et une partie de front que je n’avais pas encore vues. Je vis qu’on l’enveloppait de la tête aux pieds dans le châle vert, de sorte qu’on n’apercevait plus que son petit bout de nez. Je remarquai que si elle n’avait pas fait, de ses petits doigts roses, une ouverture en face de la bouche, elle aurait sûrement étouffé. Je vis qu’en descendant l’escalier derrière sa mère elle se retourna vivement de notre côté, fit un signe de tête et disparut par la porte.

Volodia, les Ivine, le jeune prince, nous étions tous amoureux de Sonia, nous étions tous sur l’escalier à la suivre des yeux. Auquel de nous s’adressait le signe de tête, je l’ignore ; mais, en cet instant, j’étais fermement convaincu qu’il m’était destiné.

En disant adieu aux Ivine, ce fut avec une parfaite liberté d’esprit et même une certaine froideur que je parlai à Serge et lui serrai la main. S’il comprit qu’à dater de ce jour il avait perdu et mon amitié et son empire sur moi, il est évident qu’il le regretta, quoiqu’il s’efforçât de manifester une indifférence complète.

Pour la première fois de ma vie, j’avais varié dans mes affections et, pour la première fois, je sentais la douceur du changement. Il me paraissait délicieux de troquer un attachement passé à l’état d’habitude et, pour ainsi dire, rebattu, contre un amour frais, plein de mystère et d’inconnu ; En outre, cesser d’aimer et commencer à aimer, le tout à la fois, c’est aimer deux fois plus fort qu’auparavant.