Souvenirs (Tolstoï)/39

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Souvenirs : Adolescence
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 156-159).


XXXIX

VOLODIA


Plus j’avance dans le récit de cette époque de ma vie, plus la route me paraît pénible et fatigante. Rarement, bien rarement, je retrouve parmi mes souvenirs d’alors quelques éclairs de ces émotions ardentes et sincères qui avaient si constamment et si doucement réchauffé mes premières années. Involontairement, je voudrais me hâter de sortir de ce désert de l’adolescence pour arriver au temps heureux où je connus de nouveau les sentiments vrais et tendres, où la noble amitié illumina de sa brillante lumière la fin de ma croissance et marqua le début d’une nouvelle période de ma jeunesse, période exquise, poétique et charmante.

Je ne vais pas suivre ici, heure par heure, mes souvenirs. Je me contenterai d’effleurer les principaux, depuis l’époque où je suis parvenu dans mon récit, jusqu’à ma liaison avec l’homme extraordinaire qui a exercé une influence décisive et bienfaisante sur mon caractère et mes tendances.

Volodia va entrer au premier jour à l’Université. Il prend des leçons à part, je l’écoute avec envie, et avec un respect involontaire, donner de petits coups sur le tableau noir avec sa craie, en parlant de fonctions, de sinus, de coordonnées et autres mots du même genre, qui me paraissent autant de mystères insondables. Un dimanche, après le dîner, tous les maîtres et deux professeurs se réunissent dans la chambre de grand’mère, en présence de papa et de quelques invités. Ils font une répétition de l’examen de l’Université, et Volodia, à la grande joie de grand’mère, fait preuve de connaissances extraordinaires. On me pose aussi quelques questions, mais je réponds très mal. Les professeurs font des efforts visibles pour dissimuler mon ignorance devant grand’mère, et cela me déconcerte encore plus. Du reste, on fait peu attention à moi : je n’ai que quinze ans, par conséquent j’ai encore un an pour me préparer. Volodia ne descend plus que pour le dîner. Il passe toutes ses journées et même ses soirées en haut, à travailler. On ne l’y force pas. C’est volontairement. Il a énormément d’amour-propre et ne veut pas d’un examen médiocre ; il veut être brillant.

Le jour est arrivé. Volodia met son habit bleu à boutons de bronze, ses bottes vernies et sa montre d’or. Le phaéton de papa vient se ranger devant le perron, Kolia défait le tablier, Volodia et Saint-Jérôme montent et s’en vont en voiture à l’Université. Les filles, Catherine surtout, regardent par la fenêtre, avec des figures rayonnantes de joie et d’orgueil, la personne élégante de Volodia, en train de s’asseoir dans le phaéton. Papa répète : « Dieu veuille ! Dieu veuille ! » et grand’mère, qui s’est aussi traînée jusqu’à la fenêtre, et dont les yeux sont pleins de larmes, envoie des signes de croix à Volodia, en murmurant je ne sais quoi, jusqu’à ce que le phaéton ait tourné le coin.

Volodia revient. Tout le monde lui demande avec impatience : « Eh bien ? tu as bien passé ? combien ? » Il suffit de regarder son visage épanoui pour comprendre que tout va bien. Volodia a eu cinq. Le lendemain, mêmes bons souhaits et mêmes angoisses à son départ, même impatience et même joie à son retour. Neuf jours se passent ainsi. Le dixième, c’est le dernier examen, le plus difficile : – l’examen de religion. Tout le monde est aux fenêtres et l’agitation est encore plus grande que les jours précédents. Il est déjà deux heures, et pas de Volodia. « Mon Dieu ! papa !!! les voilà !!! les voilà !!! » crie Lioubotchka en collant sa figure au carreau.

En effet, Volodia est assis dans le phaéton, à côté de Saint-Jérôme, mais il n’a plus son habit bleu et sa casquette grise ; il est en uniforme d’étudiant ; il a un collet bleu de ciel brodé, un tricorne et une épée dorée.

« Si tu étais vivante ! » crie grand’mère en apercevant Volodia en uniforme, et elle s’évanouit.

Volodia se précipite, l’air radieux, dans l’antichambre. Il m’embrasse, il embrasse Lioubotchka et Mimi, il embrasse Catherine, qui rougit jusqu’aux oreilles. Volodia ne se connaît plus de joie. Et comme il est bien en uniforme ! Comme le collet bleu de ciel va bien avec ses petites moustaches noires encore naissantes ! Quelle jolie taille fine et longue et quelle tournure distinguée ! En ce jour mémorable, nous dînons tous dans la chambre de grand’mère, tous les visages sont rayonnants et, au moment de l’entremets, le maître d’hôtel apparaît avec une physionomie de circonstance, solennelle et joyeuse, tenant une bouteille de Champagne enveloppée dans une serviette. Grand’mère boit du Champagne, pour la première fois depuis la mort de maman. Elle vide toute une coupe à la santé de Volodia et pleure de nouveau de joie en le regardant.

À présent, Volodia sort seul, dans un équipage à lui. Il reçoit chez lui, ses amis à lui, il fume, va au bal et même, un jour, je l’ai vu de mes yeux boire deux bouteilles de Champagne, dans sa chambre, avec ses amis. À chaque verre, ils portaient la santé de certaines personnes inconnues et ils se disputèrent à qui aurait le fond de la bouteille. Volodia dîne pourtant régulièrement à la maison et, après le dîner, il se tient comme autrefois dans le divan, où il a perpétuellement des conversations mystérieuses avec Catherine. Autant que je puis entendre, — car je n’ai point de part à leurs entretiens, — ils parlent uniquement de héros de romans, de jalousie, d’amour. Il m’est absolument impossible de comprendre ce qui peut les intéresser dans ces conversations, pourquoi ils sourient d’un air fin et se disputent avec vivacité.

En général, je remarque qu’il existe entre Catherine et Volodia, en dehors de l’amitié qui est naturelle entre camarades d’enfance, certaines relations bizarres, qui les éloignent de nous et créent entre eux je ne sais quel lien mystérieux.