Souvenirs (Tolstoï)/45

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Souvenirs : Adolescence
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 170-174).


XLV

LE DÉBUT DE L’AMITIÉ


Volodia était couché sur le divan et lisait un roman français. Doubkof et Nékhlioudof entrèrent, le chapeau sur la tête et en paletot :

« Bonjour, diplomate ! » dit Doubkof en me tendant la main.

Les amis de Volodia m’appelaient le diplomate, parce qu’un jour, après un dîner chez ma grand’mère, celle-ci avait dit devant eux, à propos de notre avenir, que Volodia serait militaire, mais qu’elle espérait me voir avec l’habit noir et le toupet du diplomate ; à ses yeux, on n’était pas diplomate sans toupet.

Ce soir-là, chez Volodia, la conversation tomba sur l’amour-propre. Je soutins que nous en avons tous, que tout ce que nous faisons, nous le faisons par amour-propre, qu’il n’y a pas un seul homme qui ne se croie meilleur et plus intelligent que tous les autres.

« Je puis répondre pour moi, dit Nékhlioudof, que j’ai rencontré des gens que je reconnaissais pour plus intelligents que moi.

— C’est impossible ! » répliquai-je avec conviction.

Nékhlioudof me regarda fixement.

« Pensez-vous vraiment ce que vous dites ?

— Très sérieusement, répliquai-je ; je vais vous le démontrer. Pourquoi est-ce que, tous tant que nous sommes, nous nous aimons plus que les autres ? Parce que nous pensons que nous valons mieux qu’eux, que nous sommes plus dignes d’affection. Si nous trouvions les autres meilleurs que nous, nous les aimerions plus que nous-mêmes, ce qui n’arrive jamais. Il me semble que j’ai raison, » ajoutai-je avec un sourire de triomphe involontaire.

Nékhlioudof garda un instant le silence.

« Je ne vous aurais jamais cru si intelligent ! » dit-il enfin avec un sourire si bon et si aimable, que je me sentis soudain parfaitement heureux.

La louange agit si fortement, non seulement sur les sentiments de l’homme, mais sur son esprit, qu’il me sembla tout à coup avoir grandi considérablement en intelligence et que les idées m’arrivèrent en foule avec une rapidité inaccoutumée. De l’amour-propre, nous en vînmes insensiblement à parler de l’amour, et ce nous fut un thème inépuisable. Nos discours devaient paraître absurdes aux simples auditeurs, tant ils étaient confus et nos idées étroites. Pour nous, ils avaient une haute portée. Nos âmes étaient si bien en harmonie, qu’il suffisait de toucher une corde quelconque chez l’un de nous pour éveiller un écho chez l’autre. Nous jouissions de sentir toutes les cordes que nous effleurions dans la conversation vibrer à l’unisson. Il nous semblait que nous n’aurions jamais assez de temps ni assez de paroles pour échanger toutes les idées qui demandaient à sortir.

À dater de ce jour, des relations assez bizarres, mais extrêmement agréables, s’établirent entre moi et Dmitri Nékhlioudof. En public, il ne faisait aucune attention à moi ; dès que nous étions seuls, nous allions nous installer dans un bon petit coin et nous commencions à discuter, oubliant le monde entier et ne nous apercevant pas de la fuite du temps.

Nous parlions vie future, art, carrières à suivre, mariage, éducation des enfants, et jamais il ne nous venait dans la tête que tout ce que nous disions était insensé. Cette idée ne nous venait pas, parce que nos absurdités étaient des absurdités intelligentes ; or la jeunesse aime l’esprit, elle y croit encore. À l’âge que nous avions alors, toutes les forces de l’âme sont dirigées vers le futur, et ce futur revêt des formes si variées, si vivantes et si enchanteresses, grâce à des espérances fondées non sur l’expérience, mais sur des rêves de bonheur, que le rêve suffit pour donner à la jeunesse le bonheur réel. Lorsque nous discutions métaphysique, ce qui était un de nos sujets favoris, j’aimais l’instant où les idées se succèdent de plus en plus vite et où, à force d’être de plus en plus abstraites, elles deviennent tellement nuageuses qu’on ne peut plus les exprimer et qu’on dit tout autre chose que ce qu’on voudrait dire. J’aimais l’instant où, à force de s’élever dans la région de la pensée, on en découvre tout à coup l’immensité et l’on reconnaît qu’il vous est impossible d’aller plus loin.

Il arriva que, pendant les jours gras, Nékhlioudof fut si absorbé par ses plaisirs, qu’il ne causa pas une seule fois avec moi. Il venait pourtant plusieurs fois par jour à la maison. Je fus tellement froissé, que je recommençai à le trouver orgueilleux et désagréable. Je n’attendais qu’une occasion pour lui montrer que je ne tenais pas du tout à sa société et que je n’éprouvais rien de particulier pour lui.

La première fois qu’il voulut causer avec moi après le carnaval, je dis que j’avais à travailler et je montai. Au bout d’un quart d’heure, la porte de la classe s’ouvrit et Nékhlioudof vint à moi.

« Je vous dérange ?

— Non. »

J’avais pourtant l’intention de répondre qu’effectivement j’étais occupé.

« Pourquoi êtes-vous parti de chez Volodia ? Il y a si longtemps que nous n’avons causé. J’en ai pris l’habitude et il me semble qu’il me manque quelque chose. »

Mon dépit s’évanouit et Dmitri me parut de nouveau le meilleur et le plus aimable des hommes.

« Je suis sûr, dis-je, que vous savez pourquoi je suis parti ?

— Peut-être, répliqua-t-il en s’asseyant près de moi ; mais si j’ai deviné pourquoi, je ne peux pas le dire. Vous, vous le pouvez.

— Je vais le dire : je suis parti parce que je vous en voulais… ou plutôt, j’étais fâché. Tenez, en deux mots, j’ai toujours peur que vous ne me méprisiez à cause de ma jeunesse.

— Savez-vous pourquoi nous nous entendons si bien ? dit-il en répondant à ma confession par un regard bon et intelligent ; pourquoi je vous aime plus que des gens que je connais davantage et avec qui j’ai plus de points de contact ? Je viens de décider pourquoi. Vous avez une qualité qui est rare et précieuse : la sincérité.

— Oui ; je dis toujours juste la chose dont j’ai honte ; mais je ne la dis qu’aux gens dont je suis sûr.

— Oui, mais pour être sûr d’un homme, il faut être extrêmement lié avec lui, et nous ne le sommes pas encore. Rappelez-vous, Nicolas, ce que nous avons dit de l’amitié : pour être de vrais amis, il faut être sûr l’un de l’autre.

— Il faut être sûr que l’un ne répétera pas ce que l’autre aura dit. Et voyez, les choses importantes et intéressantes sont justement celles que nous ne nous dirions pour rien au monde. Et quelles vilaines pensées ! des pensées si basses que, si nous avions su qu’il faudrait nous les avouer mutuellement, jamais elles n’auraient osé nous entrer dans la tête.

— Savez-vous l’idée qui m’est venue, Nicolas ? reprit-il en se levant et en se frottant les mains avec un sourire. Faisons cela et vous verrez combien cela nous sera utile à tous les deux : donnons-nous notre parole de tout nous dire. Nous nous connaîtrons mutuellement et nous ne serons pas gênés. Pour ne pas avoir peur des étrangers, nous nous donnerons aussi notre parole de ne jamais parler l’un de l’autre à personne. Faisons cela.

— Faisons-le. »

Effectivement, nous avons fait cela. Je raconterai plus tard ce qui en résulta.

Alphonse Karr a dit que, dans toute affection, l’un aime, l’autre se laisse aimer ; l’un embrasse, l’autre tend la joue. L’idée est parfaitement juste. Dans notre amitié, j’embrassais, Dmitri tendait la joue, mais il était prêt à embrasser aussi. Nous nous aimions également, parce que nous nous connaissions et nous nous appréciions réciproquement : cela n’empêche que Nékhlioudof avait l’influence et que je me soumettais.

Il va de soi que je m’assimilai involontairement sa manière de voir, dont le fond était un culte enthousiaste pour la vertu idéale, associé à la conviction que la destinée de l’homme est le progrès continu. Rien ne nous semblait alors plus facile que de régénérer l’humanité, de détruire les vices et de rendre tout le monde heureux. Rien ne nous semblait plus simple que de nous corriger de tous nos défauts, d’acquérir toutes les vertus et d’être heureux.

Ces nobles rêves de la jeunesse étaient-ils réellement ridicules ? À qui la faute s’ils ne se sont pas réalisés ? Dieu seul le sait.