Souvenirs (Tolstoï)/55

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Souvenirs : Jeunesse
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 202-207).


LV

JE SUIS GRAND


Le 16 avril, j’entrai pour la première fois, chaperonné par Saint-Jérôme, dans la grande salle de l’Université. Le 8 mai, en revenant du dernier examen, je trouvai à la maison le coupeur de Rosanof. Il était déjà venu une fois m’essayer une tunique en drap noir lustré et brillant, mais ce n’était alors que faufilé et il avait corrigé les revers à la craie. Aujourd’hui il me rapportait mon uniforme entièrement terminé, ses beaux boutons d’or enveloppés dans du papier.

Je le revêtis et le trouvai magnifique, bien que Saint-Jérôme m’assurât que la tunique faisait des plis dans le dos. Je descendis chez Volodia, sans pouvoir empêcher un sourire suffisant de s’étaler sur ma figure. Je sentais les regards des domestiques, qui me dévoraient des yeux de l’antichambre et du corridor, mais je faisais semblant de ne pas m’en apercevoir. Gavrilo, le maître d’hôtel, courut après moi dans la salle, me fit son compliment et me remit de la part de papa quatre assignats blancs. Il ajouta, toujours de la part de papa, qu’à dater de ce jour le cocher Kouzma serait à mes ordres, ainsi que le droshki et le cheval bai. Ce bonheur presque inattendu me causa une telle joie, qu’il me fut impossible de conserver devant Gavrilo un air indifférent. Je me troublai, je perdis la respiration et je répondis la première chose qui me passa par la tête : que le bai était un bon trotteur, ou quelque chose dans ce genre. Jetant ensuite un coup d’œil sur les têtes qui apparaissaient aux portes de l’antichambre et du corridor, je fus incapable de me contenir plus longtemps et traversai la salle en courant, avec ma tunique neuve et mes beaux boutons d’or. Au moment où j’entrais chez Volodia, j’entendis derrière moi les voix de Doubkof et de Nékhlioudof. Ils venaient me féliciter et nous proposer d’aller dîner quelque part et d’arroser mon succès avec du Champagne. Dmitri me dit qu’il n’aimait pas à prendre du Champagne, mais qu’il viendrait ce soir-là avec nous, pour boire à notre tutoiement. Doubkof prétendit que j’avais l’air d’un colonel. Volodia ne me fit aucun compliment et se contenta de dire très sèchement que nous pourrions partir le surlendemain pour la campagne. Je crois que, tout en se réjouissant de ce que j’étais reçu, il lui était désagréable que je fusse devenu un grand, comme lui. Saint-Jérôme vint aussi nous rejoindre et déclara avec emphase que sa tâche était terminée ; qu’il ignorait s’il s’en était bien ou mal acquitté, mais qu’il avait fait de son mieux. Il ajouta qu’il s’en irait le lendemain chez son comte. Je sentais qu’à tout ce qu’on me disait un sourire de satisfaction passablement niais s’épanouissait sur ma figure, et je remarquai que ce même sourire se communiquait à tous ceux qui me parlaient.

Je n’ai plus de gouverneur, j’ai mon droshki à moi, mon nom va être imprimé dans les listes d’étudiants, j’ai une épée, les sergents de ville pourront me faire l’honneur de… bref, je suis grand, donc heureux.

Nous décidâmes de dîner à cinq heures chez Iar. Volodia s’en alla chez Doubkof ; Dmitri disparut selon son habitude, en disant qu’il avait quelque chose à faire avant le dîner. Je me trouvai de la sorte avoir deux heures à employer à ma fantaisie. Je passai un certain temps à me promener dans toutes les chambres en me regardant dans toutes les glaces, tantôt boutonné, tantôt déboutonné, tantôt en ne mettant que le bouton d’en haut de ma tunique. Je me trouvais superbe de toutes les façons. Ensuite, malgré ma crainte d’avoir l’air trop content, je ne pus y tenir et me rendis à l’écurie et à la remise pour regarder le bai, le droshki et Kouzma, après quoi je remontai et me remis à me promener de chambre en chambre, en me regardant dans les glaces, toujours avec le même sourire de bonheur, et en comptant mon argent dans ma poche. Cependant il ne s’était pas écoulé une heure que je commençai à m’ennuyer, ou plutôt à regretter que personne ne me vît dans ma splendeur. Je sentais un besoin de remuer et d’agir. Je donnai l’ordre d’atteler le droshki et je décidai que le mieux serait d’aller faire des emplettes au pont Kouznetzki.

Je me rappelais que lorsque Volodia avait été reçu à l’Université, il s’était acheté une lithographie des chevaux de Victor Adam, une pipe et du tabac. Il me paraissait indispensable de faire de même.

Je partis en voiture pour le pont Kouznetzki. Mes boutons étincelaient au soleil, ma cocarde et mon chapeau reluisaient, mon épée brillait, tout le monde me regardait. Je me fis arrêter devant le magasin de tableaux de Daziaro et j’entrai, en jetant des coups d’œil autour de moi. Je ne voulais pas acheter les chevaux d’Adam, de peur qu’on ne pût me reprocher de singer Volodia. Tout honteux de déranger le commis, je choisis à la hâte une gouache représentant une tête de femme, qui se trouvait à l’étalage. Je la payai vingt roubles ; néanmoins je continuais à être honteux d’avoir dérangé deux beaux commis, si bien mis, pour une pareille misère, d’autant que de leur côté ils paraissaient ne pas avoir grande considération pour moi. Désireux de leur faire sentir à qui ils avaient affaire, je tournai mon attention vers un objet en argent, placé dans une vitrine, et, ayant appris que c’était un porte-crayon et que cela coûtait dix-huit roubles, je les priai d’envelopper l’objet dans du papier et je payai. J’appris encore d’eux qu’on trouvait de bonnes pipes et du tabac dans le magasin à côté, sur quoi je saluai poliment les deux commis et je sortis, ma gouache sous le bras.

La boutique voisine avait pour enseigne un nègre fumant un cigare. Toujours afin de n’imiter personne, au lieu d’une pipe ordinaire j’achetai une pipe turque, du tabac turc et deux chibouques, l’un au tilleul, l’autre à la rose. En sortant du magasin pour remonter en voiture, j’aperçus Séménof, qui avait passé avec moi et qui devait entrer dans la même faculté. Il était en civil et marchait vite, la tête baissée. Je fus vexé de ce qu’il ne me reconnaissait pas. Je dis assez haut à Kouzma : « Avance ! » montai dans le droshki et rattrapai Séménof.

« Bonjour ! lui dis-je.

— Je vous salue, répliqua-t-il sans s’arrêter.

— Pourquoi n’êtes-vous pas en uniforme ? »

Séménof s’arrêta, cligna des yeux et montra ses dents blanches, comme un homme à qui le soleil fait mal aux yeux ; en réalité, c’était pour montrer que mon droshki et mon uniforme lui étaient indifférents. Il me regarda sans mot dire et poursuivit sa route.

Du pont Kouznetzki, je me rendis chez un confiseur du boulevard Tverskoë, où je feignis de ne m’intéresser qu’aux journaux ; mais j’eus beau faire, je ne pus y résister et me mis à avaler gâteaux sur gâteaux. J’avais honte à cause d’un monsieur, qui me regardait avec curiosité de derrière son journal ; mais cela ne m’empêcha pas d’engloutir avec une rapidité extraordinaire un gâteau de chaque espèce. Cela me fit huit gâteaux.

En rentrant à la maison, je me sentis l’estomac un peu chargé, mais je n’y fis aucune attention et me mis à examiner mes acquisitions. La gouache me déplut tellement, qu’au lieu de la mettre dans un cadre et de l’accrocher dans ma chambre, comme Volodia, je la cachai soigneusement dans ma commode, à un endroit où personne ne pouvait la voir. Le portecrayon me déplut aussi. Je le posai sur la table, en me consolant avec la pensée que c’était de l’argent, par conséquent un objet ayant sa valeur et très utile du reste pour un étudiant. Quant aux ustensiles destinés à fumer, je résolus d’en faire l’essai sur-le-champ.

J’ouvris le paquet, bourrai soigneusement la pipe turque avec le tabac turc, roussâtre et fin, posai sur le tabac un morceau d’amadou allumé, pris le tuyau entre le troisième et le quatrième doigt (cette position de la main me plaisait tout particulièrement) et me mis à aspirer la fumée.

L’odeur du tabac était très agréable, mais j’avais un goût amer dans la bouche et de la peine à respirer. Pourtant je tins bon et je fumai assez longtemps, m’exerçant à faire des ronds. La chambre ne tarda pas à se remplir d’un nuage bleuâtre, la pipe commença à crépiter et le tabac brûlant à sauter ; j’avais la bouche pleine d’amertume et la tête me tournait un peu. Je résolus de m’arrêter. Je voulais seulement me regarder dans la glace avec ma pipe. À ma grande surprise, je chancelai, la chambre tournait en rond et quand je fus arrivé, non sans peine, jusqu’à la glace, je vis que j’étais pâle comme un linge. À peine eus-je le temps de me jeter sur le divan, que je ressentis un tel mal de cœur et une si grande faiblesse, que je me figurai que le tabac était un poison pour moi. Je crus que j’allais mourir. J’avais vraiment peur et je me préparais à appeler au secours et à envoyer chercher le médecin.

Ma frayeur ne dura pas longtemps. Je ne tardai pas à comprendre de quoi il s’agissait et je restai longtemps couché sur le divan, dans un état de prostration et avec un mal de tête horrible. Je considérais stupidement les armes gravées sur l’enveloppe du paquet de tabac, la pipe tombée sur le plancher, les débris des gâteaux mangés chez le confiseur, j’étais mélancolique et je pensais, dans mon désenchantement :

« Apparemment, je ne suis pas encore tout à fait grand, puisque je ne peux pas fumer comme les autres… Le sort ne veut évidemment pas que je tienne ma pipe, comme les autres, entre le troisième et le quatrième doigt, et que j’envoie de la fumée à travers des moustaches rousses. »

Dmitri me trouva dans cette situation désagréable lorsqu’il vint me chercher, à cinq heures. Cependant, après avoir avalé un verre d’eau, je me trouvai à peu près remis et prêt à partir avec lui.

« Quelle idée de fumer ! dit-il en regardant les conséquences de ma fumerie. C’est une sottise et une perte d’argent inutile. Je me suis juré de ne jamais fumer…… Mais dépêchons-nous, il faut encore que nous allions chercher Doubkof. »