Souvenirs (Victor de Broglie)/1
I
1785-1791
Je suis né à Paris le 28 novembre 1785.
Mon grand’père était, à cette époque, maréchal de France, chevalier des ordres du roi, gouverneur de Metz et des trois évêchés. Il était en disgrâce depuis la fin de la guerre de sept ans.
« Honoré pour ses vertus, a dit un homme dont il ne partageait pas les opinions, le maréchal de Broglie vivait toujours éloigné de la Cour, où il ne paraissait que deux fois par an et dont il ne craignait pas de blâmer constamment les erreurs et les fautes. C’était le Cincinnatus des temps modernes. »
Je ne suis pas bien sûr que mon grand’père ressemblât trait pour trait à Cincinnatus : il n’avait ni déposé les faisceaux consulaires, ni forgé son épée en soc de charrue, et l’envoyé du Sénat romain qui l’aurait trouvé en habit de chasse, galonné sur toutes les coutures, entouré des gentilshommes de la contrée — vêtus du même habit qu’ils tenaient respectueusement de sa munificence, — faisant retentir la forêt de Broglie des aboiements de cent chiens et du galop de cinquante chevaux, n’aurait été que médiocrement édifié de sa simplicité rustique. Ce qui est vrai, c’est qu’il avait été injustement disgracié, et qu’à l’exemple du fier patricien, il en était très justement irrité.
Mon père, à peine âgé de trente ans, était colonel du régiment de Bourbonnais, et chevalier de saint Louis.
Trois ans auparavant, en 1782, il avait rejoint le corps d’armée conduit par M. de Rochambeau au secours des États-Unis d’Amérique. Réembarqué bientôt avec ce corps qui devait tenter une expédition contre la Jamaïque, et forcé, par des contrariétés de mer, de relâcher à Porto-Cabello, sur la côte de l’Amérique du Sud, il avait fait, par occasion, une excursion dans la province de Caracas. Après la signature de la paix, il était revenu en France, en s’arrêtant à Saint-Domingue.
La relation de son voyage existe, en copie, à la Bibliothèque nationale ; M. le comte de Ségur, dans ses Souvenirs, M. de Rémusat dans la Revue française, en ont publié de nombreux extraits, j’en possède moi-même le manuscrit original, intitulé Journal de mon voyage, commencé en avril 1792 et qui finira ne sçais quand ni comment.
Il s’arrête en effet à la moitié d’une phrase, bien qu’il soit plus complet que la copie. Le récit lui-même est original et curieux. À travers l’étourderie et l’enjouement d’un jeune officier, échappé aux salons de Versailles et à la dissipation de Paris, on entrevoit le coup d’œil d’un militaire instruit et d’un observateur judicieux. Mon père s’était préparé à cette expédition en étudiant, avec soin, les causes et les progrès des démêlés entre les États-Unis et la mère patrie. J’ai de lui, sur ce sujet, et sur les incidents de la guerre, un mémoire abrégé, mais très exact et très complet, suivi d’un exposé bien fait des états confédérés, tels qu’ils existaient en 1782.
Ma mère était l’unique héritière du nom et du bien de la famille de Rosen, considérable en Suède, établie en Alsace depuis la fin de la guerre de trente ans, et la conclusion du traité de Westphalie. C’était une femme d’une rare beauté, d’un esprit plus rare encore, d’un caractère et d’une vertu supérieurs à sa beauté et à son esprit.
Bien qu’il existât entre mon grand-père et mon père, depuis son retour d’Amérique, une très grande diversité de sentiments politiques, mes parents continuaient à habiter l’hôtel de Broglie, et c’est là que j’ai passé mes premières années.
Je n’ai conservé qu’un faible souvenir de l’hôtel de Broglie et de son grand jardin, du salon de Broglie et de ses meubles en tapisserie, de mon grand-père, de sa petite taille et de sa courte perruque. Je jurerais, néanmoins, que son portrait, tel qu’il existe à Broglie aujourd’hui, dans le premier salon, lui ressemble parfaitement. On m’a conté que, dans ce même salon, il m’avait suffi, âgé que j’étais de trois ou quatre ans, de grimper sur la traverse d’un écran, pour donner un soufflet au vainqueur de Berghen et de Corbach ; je ne garantis pas l’anecdote et j’espère qu’elle n’est pas vraie.
J’ai conservé en revanche un souvenir très distinct de nos voyages à Saint-Rémy en Franche-Comté. Ma mère nous y conduisait chaque année, mes sœurs et moi notre arrière-grand’mère madame de Rosen nous y recevait avec bonté. J’ai également conservé un souvenir très distinct des deux voyages que j’ai faits à Strasbourg avec mon père. Son uniforme de colonel, blanc avec des revers violets est très présent à mon esprit. Au second voyage, devenu maréchal de camp, il portait un nouvel uniforme bleu et or.
Vers ce temps, ou à peu près, je fus inoculé. C’était au début de la méthode. Les esprits étaient fort partagés, et non peut-être sans quelque raison sur son utilité et sur son danger ; le parti que prirent à ce sujet mes parents fut considéré, ainsi que je l’ai appris depuis, comme une conséquence de leur inclination vers les idées nouvelles ; on les blâma fort, je suppose, d’avoir exposé dans ma personne l’héritier de la branche aînée.
En 1789, mon père ayant été député à l’Assemblée constituante par la noblesse du bailliage de Colmar, mes parents quittèrent l’hôtel de Broglie et s’établirent dans une petite maison, rue de Bourgogne. On trouvera dans mes papiers une collection assez complète de cahiers, notes et renseignements remis à mon père dans l’intérêt de la province d’Alsace.
Je n’ai conservé aucun souvenir des événements du 14 juillet, bien que j’aie encore devant les yeux une gravure coloriée de la prise de la Bastille que ma bonne m’avait donnée. Je n’ai par conséquent conservé aucun souvenir des divers événements qui ont déterminé l’appel de mon grand-père au commandement de l’armée rassemblée aux environs de Versailles, et son éloignement de France, son émigration si l’on veut, qui en fut la conséquence. « Le maréchal de Broglie, dit M. Alex. de Lameth, fut informé par son fils le Prince de Broglie et par moi que M. le Prince de Condé, alors directeur du conseil, et toujours fidèle à l’inimitié qui régnait entre eux depuis la guerre de sept ans, l’avait désigné pour ce commandement. Le calcul du Prince était simple. Si ces mesures présentaient du danger, elles retomberaient sur le maréchal, qui, seul alors restait compromis ; si au contraire elles obtenaient un succès conforme aux vœux du parti, c’était le Prince qui en recueillerait les avantages. Le maréchal jugea exacts les renseignements que nous lui transmettions sur la politique du Prince de Condé ; mais il nous répondit que « l’obéissance au Roi était une loi qu’il avait respectée toute sa vie ; qu’il désirait vivement ne point recevoir les ordres qu’on lui annonçait, mais que, s’ils lui étaient donnés par le Roi, il obéirait ».
C’est ce qu’il fit, comme chacun sait ; mais ce qu’on ignore, c’est qu’il profita de la situation élevée où le plaça son obéissance pour donner au roi les conseils les plus sages et les plus modérés. Le roi lui-même lui rend ce témoignage dans la lettre par laquelle il l’autorise, après le 14 juillet, à quitter le commandement de l’armée et à s’éloigner de France ; mon père, dans une circonstance mémorable, en réclamant contre une décision de l’Assemblée nationale qui frappait le maréchal de Broglie dans sa dignité militaire, est entré, à ce sujet, dans de grands détails, et a rapporté les propres paroles de son père, sans rencontrer de contradicteurs.
Après avoir quitté l’hôtel de Broglie et s’être établi dans la maison qu’ils avaient louée rue de Bourgogne, mes parents recevaient à dîner, et souvent le soir, les membres les plus importants de l’Assemblée constituante, ou, pour parler plus exactement les membres du côté gauche de cette assemblée. Mon père n’avait point fait partie des 47 députés qui se réunirent au tiers état le 25 juin 1789, mais il avait fait partie de ceux qui, trouvant dans les injonctions de leur mandat un obstacle insurmontable à cette réunion, en exprimèrent le regret.
Je n’ai assisté qu’une seule fois aux séances de l’Assemblée constituante.
On m’y conduisit le jour où mon père la présidait. La séance fut fort bruyante. Il ne m’en reste que le souvenir du tumulte, des cris, des appels à l’ordre. La sonnette que mon père agitait sans cesse tinte encore à mon oreille ; mais ce souvenir, tout confus qu’il est, se présente vivement à mon esprit, chaque fois que je jette les yeux sur quatre gravures que j’ai placées, il y a bientôt trente ans, dans mon cabinet. On y voit, en regard l’un de l’autre, ici le Serment du Rutli, là les Barons d’Angleterre imposant la grande charte à Jean sans Terre ; d’un côté la Déclaration d’indépendance des États-Unis, de l’autre le Serment du Jeu-de-Paume. L’histoire des gouvernements libres chez les peuples modernes date de ces quatre grandes époques ; le caractère de ces peuples, la fortune de ces gouvernements semblent écrits sur le front même de leurs fondateurs, dans leur attitude, dans leurs regards et dans leurs gestes tous ont tenu parole, d’âge en âge, de père en fils, de révolution en révolution ; et, par malheur, nous Français, nous ne sommes pas les moins fidèles à notre origine, puisque j’ai vu, de mes yeux d’enfant, la tempête du Jeu-de-Paume se reproduire à propos de rien ; puisque je l’ai vue, homme fait, se reproduire sans cesse, à propos de tout.
Durant le cours des deux années qui suivirent, les circonstances qui m’ont le plus frappé, ce furent :
1° Le pillage de l’hôtel de Castries : nous entendions distinctement de notre maison les cris de la populace et la chute des meubles qu’elle jetait par les fenêtres.
2° Les grandes scènes de la fédération. Je vois encore, au milieu d’un peuple enivré, qui couvrait le Champ-de-Mars, les dames ornées de rubans tricolores, et faisant semblant de remuer des pelles et de pousser des brouettes. Ma mère en faisait partie.
3° La fuite de Varennes : ce fut le maître
d’écriture de mes sœurs qui nous l’annonça ;
ce qu’il en pensait au fond de l’âme, je l’ignore ;
mais la consternation était peinte sur son visage.
L’Assemblée constituante ayant fait place à l’Assemblée législative, mon père rentra au service. Il devint chef d’état-major de l’armée du Rhin commandée par le maréchal Lückner. Desaix, alors simple lieutenant, était son aide de camp. Le maréchal Saint-Cyr, au début de sa glorieuse carrière, servait dans cette armée ; il parle de mon père avec éloge, dans le premier volume de ses mémoires.
La position était triste.
Les frères de mon père, ses proches parents, avaient émigré. Son père le désavouait et ne voulait plus entendre prononcer son nom. Les jacobins l’attaquaient avec violence ; ils entouraient, ils dominaient, à certain degré, le maréchal Lückner et travaillaient avec ardeur à détruire la discipline de l’armée. Mon père courut de grands dangers en s’efforçant de la maintenir et faillit être massacré par le régiment dont il avait été colonel ; il ne trouvait d’appui que dans quelques amis, le maire de Strasbourg, Dietrich, Rouget de l’Isle, auteur de la Marseillaise, d’autres encore dont les noms sont moins connus.
Survint le 10 août. Mon père protesta contre les décrets de l’Assemblée législative. Il fut destitué, et se retira, pour cause de santé, à Bourbonne-les-Bains ; son aide de camp, Desaix partagea son honorable disgrâce. Ces événements sont racontés fidèlement dans la vie de cet illustre officier, publiée par M. Martha-Becker ; ils sont expliqués fort au long dans le mémoire que mon père avait préparé pour sa défense au tribunal révolutionnaire.
Le mémoire est appuyé sur des pièces justificatives nombreuses. Ces pièces font mention de plusieurs arrestations subies par mon père en 1792, et qui n’eurent aucune suite. Séparé de lui pendant toute la dernière partie de cette année, je n’en sais rien de plus. Ma mère en effet, d’après ses instructions, et sans doute par des motifs de sûreté, avait conduit sa famille en Angleterre, d’où elle ne tarda guère à la ramener, afin d’échapper aux lois que le nouveau gouvernement frappait, à coups redoublés, contre l’émigration. Je me souviens faiblement du peu de temps que nous passâmes dans le voisinage de Londres, avec madame de la Châtre, amie de ma mère, et son fils, jeune homme de grande espérance, qui depuis a péri glorieusement à l’attaque du Port-au-Prince ; mais je me rappelle très distinctement les précautions qu’il nous fallut prendre pour rentrer en France. Un paquebot anglais nous débarqua, de nuit et en grand mystère, sur la plage de Boulogne. Je me souviens aussi très distinctement de l’état d’effervescence où nous trouvâmes la population, et dont nos propres domestiques n’étaient point exempts. On me mena au théâtre à Boulogne, et j’y vis jouer la Mort de César.
Mes parents s’étaient réunis à Lamotte, maison de campagne près d’Arras, où nous ne séjournâmes que peu de mois, mon père y fut encore arrêté, puis mis en liberté presque aussitôt. J’ignore sous quel prétexte un mandat avait été décerné contre lui ; mais je dois dire que les exécuteurs de ce mandat étaient bien vêtus et se comportèrent en hommes bien élevés, chose déjà rare à cette époque.
Bientôt après, nous partîmes pour Saint-Remy.
Mon arrière-grand’mère était morte ; Saint-Remy appartenait à ma mère ; c’est là que nous avons passé, mes sœurs et moi, toute l’année 1793, et la première moitié de 1794. C’est là que mon père a été arrêté, conduit dans la prison de Gray, puis enfin traîné à Paris, et livré au tribunal révolutionnaire. C’est là que ma mère a été arrêtée, conduite à la prison de Vesoul, d’où elle s’est heureusement échappée.
Je me souviens très distinctement des premiers temps passés à Saint-Remy par mes parents. Je me souviens de l’arrivée des ordres d’arrestation. Ces ordres ne furent point exécutés de vive force. Mon père et ma mère délibérèrent, en ma présence, dans un cabinet que je vois d’ici et qui leur servait de salle à manger, sur la question de savoir s’ils obéiraient, et prirent librement ce dernier parti.
Comment cela fut-il possible à pareille époque ? Je l’ignore. Mais, sur le fait lui-même, je n’ai aucun doute.
Mon père s’étant constitué prisonnier à Gray, et ma mère à Vesoul, nous restâmes, mes sœurs et moi, confiés à des domestiques. Un homme excellent, M. Ali, habitant d’un bourg nommé Ormoy, et situé à quelques lieues de Samt-Remy, me prit chez lui pendant quelques mois ; il avait deux neveux, l’un homme fait, bien que jeune encore, ayant même déjà servi comme volontaire au siège de Luxembourg, l’autre à peine âgé de quinze ou seize ans. Par je ne sais quelle raison de famille, le premier se nommait Trémolière, et l’autre Saint-Jules. Trémolière était aimable et avait l’esprit cultivé ; Saint-Jules n’était encore qu’un grand enfant. J’ai passé de très bons moments dans le sein de cette famille dont le cours des événements m’a séparé de très bonne heure, et qui s’est éteinte, ainsi que je j’ai appris, cinquante ans après l’époque dont je parle, dans une modeste et paisible obscurité. Chose étrange, on ne se serait pas douté dans le bourg d’Ormoy que nous vivions sous le régime de la Terreur.
Durant les mois qui précédèrent la translation de mon père à Paris, on m’a conduit plusieurs fois à Gray. Je l’ai vu dans sa prison, quelques jours avant son départ. Je tiens de M. Clément du Doubs, qui le rencontra sur la route de Paris, conduit par la gendarmerie, qu’il lui offrit un moyen sûr et facile de s’échapper, moyen dont mon père ne voulut pas profiter.
Il fut enfermé à Paris dans la prison de la Bourbe, alors nommée Port-Libre apparemment par dérision.
Il périt le 9 messidor an ii (27 juin 1794), un mois jour pour jour avant le 9 thermidor.
Ma mère, réservée au même sort, s’étant offerte pour travailler à la lingerie de la prison, réussit à prendre sur un morceau de cire l’empreinte de la clef qui ouvrait sur le grenier, le grenier lui-même communiquant avec le dehors. Un vieux domestique, attaché dès longtemps à la maison de Rosen, fit fabriquer une clef d’après cette empreinte, prit ses mesures seul, secrètement, à notre insu, attendit ma mère, de nuit, à la porte de la prison, et la conduisit en Suisse, en lui faisant traverser les gorges du Jura. Une famille de maître de poste, dont l’établissement était situé entre Vesoul et Saint-Cergues, la reçut et la cacha pendant quelques jours. Un habitant de Saint-Cergues nommé Trébout, qui faisait en quelque sorte métier de favoriser l’émigration de France en Suisse, s’employa dans cette occasion comme dans beaucoup d’autres. J’ai connu ce Trébout ; il m’a souvent vanté ses bons offices ; c’était un honnête garçon, bien que, sous une écorce de familiarité grossière, il ne manquât point de vanité.
Pour mieux cacher son projet d’évasion, ma mère nous avait mandés à Vesoul, mes sœurs et moi. Nous arrivâmes précisément au moment où on la cherchait, sans la trouver, et je n’oublierai, de ma vie, la consternation du concierge, l’air effaré des gardiens, l’effroi des prisonniers qui tremblaient de voir s’aggraver leur captivité, en un mot tout le fracas d’un tel événement. Les domestiques qui nous conduisaient, jugeant, avec raison, qu’il ne faisait bon là pour personne, se hâtèrent de nous emmener. Je ne suis plus rentré, depuis ce moment, dans la prison de Vesoul, mais je ne traverse jamais cette ville, ce qui m’arrive assez souvent, sans être assailli de souvenirs dont j’ai peine à me défendre.
J’ai passé à Saint-Remy le temps qui s’est écoulé entre l’évasion de ma mère et son retour. Saint-Remy était séquestré ; on mit le mobilier en vente. J’assistais à l’enchère, assis à côté du crieur public, et criant avec lui, sans doute par pur divertissement d’enfant ; car il ne vint à personne l’idée de s’en étonner.
Je n’étais pas néanmoins plus ignorant qu’un enfant de mon âge ; j’avais été élevé avec mes sœurs plus âgées que moi. Je lisais, avec passion, le peu de livres qui se trouvaient sous ma main, en particulier le Voyage d’Anacharsis et les Mille et une Nuits, et je réalisais, en imagination, dans les jardins et le parc de Saint-Remy, les scènes qui me frappaient le plus dans ces deux ouvrages, si différents l’un de l’autre.
Je n’étais pas, non plus, entièrement dépourvu de réflexion. Je vois encore, d’ici, près de la salle de bains, la place où, frappé, je ne sais pourquoi, de cette idée que j’étais moi-même et que je ne pouvais être un autre que moi, les idées d’identité, de personnalité, de nécessité m’apparurent sous leurs formes rigoureusement métaphysiques. Je n’y ai jamais pensé depuis sans que ce premier éveil de la méditation ne me revînt en mémoire.
Durant le temps qui s’est écoulé entre l’évasion de ma mère et son retour, nous restâmes dans le château de Saint-Remy, grâce à la tolérance des autorités locales ; mais les domestiques auxquels nous étions confiés, n’ayant aucun moyen de nous faire honorablement subsister, imaginèrent de nous conduire à Vesoul, et de nous recommander à la charité du représentant du peuple en mission c’était, je crois, Robespierre le jeune. On m’affubla du costume à la mode ; on me mit sur la tête un bonnet rouge et des sabots aux pieds ; dans cet équipage, nous fîmes antichambre pendant près d’une heure, avant d’être admis devant notre futur bienfaiteur ; il nous reçut assez bien, et nous donna, pour vivre, sur les biens de ma mère qui étaient séquestrés, une provision de dix mille francs en assignats. Je ne sais pas au juste quelle était alors la valeur de ce chiffon.
Le 9 thermidor ouvrit les prisons, hélas trop tard pour mon père, et rappela les fugitifs dans leurs foyers. Ma mère rentra en France ; le séquestre fut levé sur Saint-Remy et sur ses biens d’Alsace, par les soins de M. d’Argenson, qui devint pour nous un second père.
Bientôt après, je partis avec lui pour Paris ; nous y précédâmes ma mère et mes sœurs.
J’étais dans cet atelier de révolution le jour même du 13 vendémiaire. Nous demeurions rue de la Chaise, en face de l’hôtel de Croix actuel. L’événement ne me parut pas avoir beaucoup de retentissement dans la population du quartier. Il n’y avait, dans les sections environnantes, ni ensemble ni entrain, et l’issue de la journée n’inspirait, à vrai dire, ni beaucoup d’étonnement ni beaucoup de regret.
Peu de jours après, M. d’Argenson me conduisit à Ormesson. C’était une maison de campagne à quelques lieues de Paris, alors habitée par M. Mathieu de Montmorency. Une société nombreuse et brillante pour cette époque s’y trouvait réunie. Je vis là, pour la première fois, madame de Staël et son fils, plus jeune que moi de quelques années ; je cherche en vain à me rappeler le nom des personnes qui composaient cette réunion, je ne retrouve dans ma mémoire que celui de M. de Mézy et celui de M. de Lezay, depuis préfet de Strasbourg. Les conversations étaient animées ; elles roulaient naturellement sur les événements du jour. Il ne m’est pas resté dans l’esprit que personne en fût très affligé.
Ma mère arriva. Nous occupâmes toute la maison de la rue de la Chaise. Ma mère loua, en outre, une petite maison de campagne à Boulogne. Nous passâmes l’hiver à Paris, et l’été suivant dans cette maison.
On m’avait mis entre les mains d’un précepteur. Il se nommait M. Guillobé. Il avait élevé MM. de Bondy et M. de Boulogne, fils du fermier général de ce nom. Il avait voyagé en Angleterre, en Écosse et en Irlande avec M. de Boulogne, et de compagnie avec un homme estimé de son temps, M. Baert, auteur d’un livre sur l’Angleterre qui conserve encore une certaine réputation. M. Guillobé était honnête, instruit, sensé. Je lui dois beaucoup, et je conserve pour sa mémoire beaucoup d’affection et de respect.
M. Guillobé, né à Loches en Touraine, d’une famille honnête et modeste, au sein de laquelle j’ai passé des moments très agréables, était lié avec plusieurs des députés d’Indre-et-Loire à la Convention nationale. J’ai assisté avec lui aux dernières séances de cette assemblée, qui touchait aux derniers moments de sa triste carrière, et ne travaillait plus qu’à régler les conséquences de son triste testament.
Durant le cours des dix-huit mois que ma mère passa tant à Paris qu’à Boulogne, sa maison était fréquentée par tout ce qui restait de la société qu’elle avait connue autrefois, c’est-à-dire il y avait trois ou quatre ans, et par un certain mélange de ce qu’on a depuis nommé la société du Directoire. Madame de Staël et madame de Valence, fille de madame de Genlis, en faisaient partie, et c’était par elles que cette société nouvelle pénétrait dans notre intérieur.
Pour donner quelque idée de l’état des mœurs à cette époque, il suffirait de rappeler que, parmi les hommes qui figuraient avec le plus de succès dans le grand monde d’alors, se trouvait un Suédois, le comte de Ribbing, dont le principal, ou, pour mieux dire, l’unique mérite était d’avoir ouvertement concouru à l’assassinat du roi de Suède. Il était exilé par cet unique motif ; mais, dans un pays comme la France, où le gouvernement était exclusivement exercé par des régicides, et où les plus honnêtes gens, voire même les victimes de la Terreur, vivaient familièrement avec eux, l’assassin du roi de Suède pouvait très bien être accueilli, fêté, considéré.
Ceci m’est bien souvent revenu à la mémoire, en 1848, lorsque les meilleurs amis du général Cavaignac s’efforçaient en vain, au nom de son plus pressant intérêt, d’obtenir de lui qu’il qualifiât d’assassins les scélérats qui avaient tiré sur le roi Louis-Philippe.
M. de Ribbing, après avoir brillé quelque temps sur un théâtre, après tout, digne de lui, a, si j’ai été bien informé, contracté un mariage peu honorable et fini dans une position voisine de la misère.
J’étais, comme on doit bien le penser, fort étranger à la société qui posait et passait ainsi devant moi. J’apprenais le latin et le grec, aussi passablement qu’on peut l’apprendre dans une éducation privée, – privée, c’est le mot et le jeu de mots, car Dieu sait tout ce qui lui manquait ! J’assistais aux fêtes patriotiques du Champ-de-Mars et aux fêtes champêtres des environs de Paris ; j’y voyais, comme bien d’autres, la belle madame Tallien, arrivant au Ranelagh, habillée en Diane, le buste demi-nu, chaussée de cothurnes, et vêtue, si l’on peut employer ce mot, d’une tunique qui ne dépassait pas le genou.
Mon précepteur me conduisait souvent, à cette époque, chez ses parents, ses amis, chez les personnes avec lesquelles il était lié par un concours de circonstances quelconques. J’ai passé par exemple, à plusieurs reprises, plusieurs semaines dans la petite ville de Dourdan, chez deux de ses cousines, mesdemoiselles Talibon. C’étaient deux vieilles filles, bonnes, pieuses et assez aimables. J’entendais dans cette société paisible et bourgeoise un tout autre langage que celui que j’entendais à la table de ma mère ; les événements du jour y étaient envisagés sous un point de vue très différent. Je n’y ai jamais entendu regretter l’ancien régime, ni même la monarchie ; on ne désirait qu’un peu de repos, on ne désespérait pas de l’obtenir du gouvernement directorial ; l’imprévoyance était égale à l’insouciance, même en présence de la conspiration de Babœuf ; les scandales du jour n’y faisaient pas grand effet ; la multiplicité et la facilité des divorces étaient le plus fréquent et presque l’unique sujet de plainte.
Après avoir passé dix-huit mois, tant à Paris qu’à Boulogne, ma mère s’établit aux Ormes. C’était alors un singulier château, construit par le père de M. d’Argenson, pendant son exil, et qui a été démoli aux trois quarts par M. d’Argenson lui-même dans la dernière année de sa vie. Beaucoup de voyageurs se souviennent encore sans doute, d’avoir vu, entre Tours et Poitiers, à cinq lieues de Châtellerault, ce château au milieu duquel était implantée une tour où l’on montait extérieurement par un escalier circulaire. Il n’avait point été achevé, mais la partie habitable était commode, et la partie simplement préparée conçue dans des proportions magnifiques.
Nous trouvâmes, aux Ormes, la sœur de M. d’Argenson, restée fille jusqu’à cette époque, et qui, depuis, a épousé M. de Murat. C’était une personne contrefaite, mais d’un esprit remarquable et d’une grande bonté. Ma mère la connaissait depuis longtemps, et, durant notre séjour à Saint-Remy, la dernière de mes sœurs lui avait été confiée. Nous y trouvâmes aussi, mais vivant séparément, dans une dépendance extérieure du château, deux enfants naturels de M. de Voyer : l’un, M. Bertenot, abbé avant la Révolution, l’autre madame de Rullecourt, veuve d’un officier général, tué à l’attaque de l’île de Jersey. M. de Voyer, leur père, et père de M. d’Argenson, leur avait assuré une petite existence dont, à l’époque dont je parle, ils réunissaient les débris pour finir ensemble leurs jours, dans le lieu même où ils étaient nés. M. Bertenot était aimable, bien élevé, gai et de très bonne compagnie. Sa sœur ne le valait pas, mais elle avait deux filles pleines de douceur et de bonté. Toutes deux se sont mariées, et je crois que la cadette, madame Mahuer, existe encore, au moment où j’écris ces lignes.
Durant le cours des trois années qui terminent le dernier siècle, années que nous passâmes aux Ormes, en été, et en hiver à Paris, deux événements, l’un privé, l’autre public, sont principalement restés dans ma mémoire.
Le premier, c’est mon voyage à Broglie.
Broglie avait été confisqué, sur mon grand-père, comme émigré, et sur mon père comme condamné ; c’est à ce dernier titre qu’il nous fut restitué, grâce à la proposition courageuse de M. de Pontécoulant, l’un des hommes qui, dans le cours de nos troubles civils, ont le plus honoré le nom d’homme et le nom de Français.
Il nous fut restitué intégralement, à mes sœurs et à moi, bien que mon père, par son contrat de mariage, n’y eût droit que jusqu’à concurrence de huit cent mille francs. Mais la valeur des propriétés foncières était tombée si bas en 1794, que le domaine tout entier ne fut pas évalué au delà de cette somme ; nous avons depuis tenu compte de la plus-value aux enfants de mon grand-père.
Je fis mon entrée seigneuriale à Broglie, dans une cariole que, mon précepteur et moi, nous conduisions alternativement. Le château dont le mobilier avait été vendu, pendant la confiscation, étant inhabitable, à ce point qu’il n’y restait plus même de croisées, et tout au plus des volets, j’allai loger chez le notaire du bourg, M. Auzoux, qui m’y avait invité avec autant de bienveillance que d’empressement. C’était du reste à qui me ferait fête, c’était à qui s’en ferait honneur ; c’était à qui me raconterait les prouesses révolutionnaires dont notre pauvre manoir avait, naguère, été le théâtre ; comment on avait enlevé, en triomphe, pour en faire des gros sous, les canons qui décoraient la terrasse, ces canons que mon grand-père avait lui-même enlevés à l’ennemi ; comment la bibliothèque qui, d’ailleurs, n’était ni riche ni rare, avait été empilée, pêle-mêle dans des malles, et transportée, en pompe, dans les greniers de l’hôtel de ville de Bernay, où, si je suis bien informé, ce qu’en ont laissé subsister les vers et les souris se retrouve encore précisément au même état ; comment celui-ci avait fait ceci ; et celui-là cela ; comment enfin l’intendant, M. Mérimée, avait été réduit à se sauver par la fenêtre, en livrant au pillage les papiers terriers du domaine, accident de métier, en temps de révolution, et que j’ai presque vu se reproduire en 1848. Vanité des choses humaines ! Le nom de Mérimée s’est acquis depuis un certain renom dans les arts, et dans les lettre, une véritable illustration ; mais les habitants de Broglie, qui se souviennent encore du grand-père et sa déconvenue, n’ont peut-être jamais entendu parler ni du fils ni du petit-fils ; et ce n’est pas merveille, puisqu’ils semblent ignorer, à quarante lieues de Paris, que leur modeste bourgade, a, de nos jours, vu naître Fresnel, l’une des gloires de la France et de la science. Qu’après cela, M. de Lamartine s’étonne, en rencontrant dans un couvent de Syrie une vieille Anglaise à moitié folle, d’être obligé de lui décliner son nom et de lui révéler son génie[1] !
Je ne restai que peu de jours à Broglie. C’était plutôt une prise de possession qu’un règlement d’affaires. J’étais trop jeune et mon précepteur trop étranger à ce genre d’occupations pour que nous eussions à nous en mêler. La gestion de la terre, à cette époque, était sinon officiellement, du moins officieusement confiée à M. Lemonnier, alors commissaire du gouvernement près l’administration cantonale, homme très honnête, très intelligent, et qui avait beaucoup contribué à nous faire restituer la terre en entier, et sans retenue au profit du fisc.
M. Lemonnier, dont j’aurai peut-être occasion de dire quelques mots un peu plus tard, avait, dit-on, dans sa jeunesse appartenu à je ne sais quel ordre du clergé régulier ; mais c’est un point qui n’a jamais été bien éclairci, et sur lequel je conserve des doutes.
Le second événement, l’événement public, ce fut le 18 fructidor, suivi bientôt après de la loi des otages, de l’emprunt forcé, et de la proposition d’expulser tous les ci-devant nobles du territoire français.
Nous vîmes passer aux Ormes les députés fructidorisés, transportés comme des malfaiteurs, dans des voitures grillées, vers le port où ils devaient être embarqués. Ils s’arrêtèrent, ou plutôt le commissaire qui les conduisait, et dont les instructions, à leur égard, sont restées fort suspectes, les fit arrêter devant l’avenue du château ; on alla chercher à l’auberge le frugal repas qui leur avait été préparé. Il ne leur fut point permis de descendre. de voiture.
Nous allâmes, ma mère, mes sœurs et moi, leur porter des fruits et des rafraîchissements qu’on ne nous défendit point de leur offrir.
Le spectacle était douloureux, l’indignation grande, mais la consternation plus grande encore. Chacun voyait recommencer le règne de la Terreur, et s’y préparait avec résignation.
Nous étions bien avec la famille de M. de Menou, frère du général Menou, connu par la vivacité de ses opinions à l’Assemblée constituante, et par le rôle qu’il a joué depuis, soit dans la guerre de la Vendée, soit au 13 vendémiaire, soit enfin dans l’expédition d’Égypte. Cette famille bonne, aimable, et dont le fils aîné a, plus tard, épousé l’une de mes sœurs, se disposait comme nous à l’exil. Entre le château de Boussay qu’elle habitait et les Ormes, les communications étaient continuelles ; personne n’osait se flatter d’échapper à la proscription, personne ne savait où précisément chercher asile, ni comment réaliser les débris d’une fortune à peine recouvrée.
Les plus effrayés, c’étaient les membres du clergé, et c’était à juste titre. Je venais d’achever mon instruction religieuse, et de faire ma première communion. Mon instruction avait été confiée à un curé du voisinage, le culte n’étant point encore rétabli dans la paroisse des Ormes. Ce curé était un bon prêtre qui, ne joignant pas, néanmoins, aux vertus de son état, une ardeur insatiable pour le martyre, ne laissait pas d’être un peu troublé, en entendant de nouveau les menaces et les blasphèmes qui, deux ou trois ans auparavant, avaient frappé ses oreilles, en voyant se rouvrir devant lui la carrière de périls qu’il avait parcourue sans faiblir. La cérémonie de ma première communion fut cependant solennelle ; nous étions environ vingt enfants entourés de nos familles ; les autorités ne nous inquiétèrent point, et les patriotes du lieu se contentèrent de sourire sans faire entendre aucune parole inconvenante.
Ceux qui n’ont point vécu à l’époque dont je parie ne sauraient se faire aucune idée du profond découragement où la France était tombée dans l’intervalle qui s’est écoulé entre le 18 fructidor et le 18 brumaire. En rentrant à pleines voiles sous le régime de la Terreur, elle y rentrait sans consolation et sans espérance. La gloire de ses armes était flétrie, ses conquêtes perdues, son territoire menacé. Le régime de la Terreur ne lui apparaissait plus comme une crise effroyable mais passagère, comme un épouvantable paroxysme conduisant nécessairement et prochainement à une réaction salutaire, et, par là même, à un ordre de choses régulier. La réaction avait échoué le gouvernement qu’elle avait fondé envoyait ses fondateurs périr à Sinnamari. Tous les efforts des honnêtes gens pour user régulièrement de leurs droits avaient été écrasés par la violence. On n’avait devant soi que le retour d’une anarchie sanglante, dont il était impossible de prévoir ni la durée, ni le terme, ni le remède.
Le remède ce fut le 18 brumaire, mais le 18 brumaire n’y suffisait pas. Ce n’était pas de coups d’État qu’on avait manqué depuis dix ans, mais de ce qui rend les coups d’État excusables, le génie, la sagesse, la vigueur qui les fait tourner au profit de la société, et les rend inutiles à l’avenir.
Le 18 brumaire fut, dans ses conséquences, aussi bien que dans les intentions de son auteur, précisément le contraire du 18 fructidor. C’est là sa gloire. Il fonda ce que le 18 fructidor détruisait. Il fonda l’ordre qui dure encore, malgré tant d’événements divers qui se sont succédé en France depuis plus d’un demi-siècle, et dont il n’a point à répondre.
Le 18 brumaire fut une délivrance, et les quatre
années qui le suivirent furent une série de triomphes au dehors sur les ennemis au dedans sur les
principes du désordre et sur l’anarchie. Ces quatre
années sont avec les dix années du règne d’Henri IV
la meilleure, la plus noble partie de l’histoire de
France.
Nous passâmes ces quatre années alternativement à Paris et aux Ormes.
J’étais à Paris au moment de l’explosion de la machine infernale, le 3 nivôse. Je l’entendis de la maison que nous habitions alors : c’était le pavillon de la rue Saint-Dominique, où madame de Genlis avait élevé les princes de la maison d’Orléans. Cette tentative abominable n’inspira pas autant d’horreur et d’effroi qu’on aurait pu le penser, tant il y avait alors de légèreté et d’insouciance dans les esprits blasés sur les émotions et dépravés par les habitudes révolutionnaires.
Je dois convenir, d’ailleurs, en toute humilité, que les représailles iniques, auxquelles se livrait sans scrupule le gouvernement consulaire, les emprisonnements arbitraires, les suppressions de journaux, les déportations, pêle-mêle, tantôt les jacobins payant pour les chouans, et tantôt les chouans pour les jacobins, n’excitaient pas, non plus, chez les plus honnêtes gens, une bien vive indignation. La société qui se reformait comme à vue d’œil, sous une main puissante, et, tout compte fait, réparatrice, n’y regardait pas de si près. Les exilés de toute époque et de toute opinion rentraient en foule, recouvraient une partie de leurs biens, sollicitaient pour le reste, et ne contestaient pas grand’chose au pouvoir qui le leur laissait espérer. Les révolutionnaires convertis ou soi-disant tels, qui mettaient dans leur poche leur bonnet rouge, en attendant qu’ils le découpassent en cordons rouges et en talons rouges, comme le figurait ingénieusement une caricature anglaise de cette époque, n’étaient pas à cela près d’un acte de violence de plus ou de moins. Les amis de la liberté, de la vraie liberté, les héritiers de 1789, innocents de tous les crimes commis par l’Assemblée législative et par la Convention, s’étaient malheureusement divisés au 18 fructidor. Les uns, par un ressentiment très légitime à coup sûr, mais imprudent peut-être, contre les terroristes et les régicides, s’étaient alliés plus ou moins avec les partisans de la contre-révolution dont Pichegru était le chef ; les autres, par une appréhension justifiable peut-être des conséquences de cette alliance, ne s’étaient pas ouvertement séparés du Directoire, même après le coup d’État détestable qui l’avait momentanément remis sur pied. En défiance les uns des autres, ils étaient plus portés à se reprocher mutuellement les torts du passé qu’à faire cause commune contre les excès du moment présent. Siméon, au Tribunat, se serait bien gardé de prêter appui à Benjamin Constant. Leurs divisions laissaient le champ libre à l’ascendant du génie et de la sagesse, de la gloire et de la fortune. Le code civil et le Concordat, la paix de Lunéville et la paix d’Amiens répondaient à tout et à tous.
J’étais bien jeune à cette époque : élevé dans les principes de mon père et de mon beau-père, j’inclinais fort, à part moi, du côté de ceux qui redoutaient plus les progrès de la dictature qu’ils n’en appréciaient les bienfaits ; ce qui me choquait le plus, c’était toute apparence de retour à l’ancien régime, et l’établissement de la Légion d’honneur, en particulier, m’inspirait une aversion très peu raisonnable, j’en conviens, mais que je n’ai jamais pu surmonter entièrement. En revanche, je prenais vivement part au succès de nos armes. Nos revers, durant la campagne de l’an vii, m’avaient causé un profond chagrin ; ce fut ma première préoccupation patriotique ; les victoires d’Hohenlinden et de Marengo me ravissaient d’enthousiasme. Enfin, je prenais, s’il se peut, un intérêt plus vif encore, bien que réservé et silencieux, aux querelles littéraires dont on voyait poindre l’aurore, et dont la politique aiguisait en quelque sorte l’activité. Delphine et Atala paraissaient presque en même temps, et ces deux brillants ouvrages, conçus sous des inspirations presque opposées, étaient, dans le salon de ma mère, le sujet d’interminables conversations. Madame de Staël en était l’âme. Je ne me rappelle pas avoir vu M. de Chateaubriand chez ma mère ; mais plusieurs des coryphées de cette coterie, dont il était déjà le chef, ou plutôt l’idole, entre autres madame de Beaumont, y venaient assez fréquemment.
Je ne sais pas trop si ce fut dans l’été qui précéda ou dans celui qui suivit le 3 nivôse que je fis, avec mon précepteur, un voyage dans la Vendée et dans la Bretagne.
Il avait des parents dans une petite ville, située en pleine Vendée, sur le bord de la mer, par delà Machecoul, et nommée l’Isle-de-Bouin. Nous y allâmes en partant des Ormes, et en traversant Angers, Saumur et Nantes. C’était peu après la seconde pacification, celle qui suivit l’avènement du premier consul, et qui fut l’ouvrage des généraux Hédouville et Brune. La contrée dont je parle n’avait point participé aux nouveaux troubles ; mais elle portait encore de toutes parts l’empreinte des ravages qu’elle avait subis quelques années auparavant. Les villages étaient encore à moitié détruits, les bois incendiés, les champs en friche. La paisible famille au sein de laquelle nous fûmes reçus, les voisins qui la fréquentaient, les habitants du lieu et des localités environnantes nous racontaient les scènes d’horreur dont ils avaient été témoins, comme les bourgeois de Paris racontaient, après le 9 thermidor, les massacres du 2 septembre : simplement, familièrement, par forme de conversation. Ils interrompaient leurs récits pour vaquer à leurs affairés domestiques ; les caquets de petite ville allaient leur train. Étrange nation dont on peut dire ce que disait du génie de la Grèce l’auteur des Martyrs : qu’elle ne peut faire, de la mort et des malheurs mêmes, une chose sérieuse.
De Bouin nous retournâmes à Nantes, et de Nantes nous allâmes à Brest par Lorient et Quimper. Ces contrées désolées offraient partout le même spectacle. Brest, en revanche, étai tbrillant et animé. Jamais peut-être la rade n’avait réuni, jamais peut-être elle ne réunira un aussi grand nombre de vaisseaux de ligne, de frégates, de bâtiments de tout genre et de toutes dimensions. Presque toute la marine française, sous les ordres de l’amiral Latouche-Tréville ; presque toute la marine espagnole, sous les ordres de l’amiral Gravina, y déployaient leurs pavillons : on y comptait plus de soixante vaisseaux de ligne.
M. de Latouche-Tréville avait été l’ami de mon père ; il commandait la frégate la Gloire, qui le porta en Amérique, et soutint dans la traversée un combat digne de son nom, contre un vaisseau de ligne anglais. Il m’accueillit avec amitié, me donna le moyen et l’occasion de tout voir. Le jour de la fête du roi d’Espagne, je dînai à bord du vaisseau amiral espagnol, la Conception, avec l’état, major des deux flottes, au bruit des bordées d’artillerie qui partaient d’instant en instant de tous les points de la rade et de toutes les batteries de la ville. C’était un spectacle imposant et magnifique qui peut-être ne se reverra plus dans toute sa grandeur. Il fallait un concours de circonstances très singulières pour amonceler sur un même point de nos côtes cette immensité de forces navales.
Après avoir passé à Brest huit ou dix jours, très instructifs et très amusants, nous revînmes aux Ormes, par Saint-Malo, Rennes et Laval.
Chose singulière, je ne sais si, passant à Laval, j’ai été ou n’ai pas été visiter les Rochers. Je me souviens confusément d’y avoir été ; j’ai tout à fait oublié les lieux.
De retour aux Ormes, et bientôt après à Paris, mon précepteur me fit suivre les cours de l’École centrale des Quatre-Nations. Je suivis le cours d’humanité (classe supérieure) de M. l’abbé Guéroult le cours de belles-lettres de M. Dumas, depuis proviseur du collège Charlemagne ; le cours de mathématiques de M. Lacroix ; le cours de physique du vieux M. Brisson et le cours d’histoire naturelle de M. Brongniart.
Ce dernier était fils d’un architecte de quelque renom, ami intime de mon précepteur.
En même temps je fréquentais l’École des mines. Je suivais le cours de chimie de M. Vauquelin, le cours de géologie de M. Faujas de Saint-Fonds, et le cours de minéralogie de l’abbé Haüy.
On le voit, je n’étais pas oisif.
Les trois années que j’ai passées ainsi, ne quittant Paris qu’à l’époque des vacances, sont au nombre des meilleurs souvenirs de ma vie.
Les écoles centrales étaient alors des écoles parfaitement libres. Chaque professeur enseignait selon la méthode qu’il préférait, et sans aucun contrôle quant au choix de son sujet, pourvu qu’il ne s’écartât pas absolument du titre même de sa chaire. Entrait qui voulait, à chaque cours ; le professeur avait la police de la salle pendant la leçon, mais il n’exerçait sur les élèves aucune autorité quelconque ; la leçon finie, le garçon de salle balayait, et tout était dit. Les études classiques partagées en deux divisions étaient faibles ; les études mathématiques et physiques médiocres ; le cours de belles-lettres de M. Dumas était brillant et animé ; le cours d’histoire naturelle de M. Brongniart était très suivi et très instructif. J’ai conservé les leçons qu’il nous dictait, et, bien que depuis cette époque, la science soit devenue plus savante, et moi-mêmeplus ignorant, je les parcours encore quelquefois avec plaisir.
La même liberté régnait à l’École des mines, où les élèves sortis de l’École polytechnique devaient être, rigoureusement parlant, les seuls élèves. Entrait aussi qui voulait aux cours ; et chacun en profitait selon son intelligence et son assiduité.
Les professeurs étaient, non seulement des
hommes du premier mérite, mais des hommes
d’une rare bonté et d’une complaisance inépuisable.
M. Haüy surtout était l’un des savants les
plus aimables que j’aie rencontrés durant le cours de
ma longue carrière. Sa voix était faible mais claire
et flexible ; son enseignement était d’une lucidité
merveilleuse ; il se laissait interrompre volontiers,
non seulement par les élèves, mais par les simples
assistants. Que de fois, après la leçon, n’ayant pas
bien compris l’ordre et l’enchaînement de ses idées,
je me suis approché de lui pour lui adresser une
ou deux questions, et je l’ai vu recommencer pour
moi seul la leçon tout entière ! Souvent il m’invitait
à venir le trouver, avant la leçon, dans son humble
cabinet, dont tout l’ameublement se composait de quelques chaises de paille, d’un bureau en bois de
sapin, surmonté d’un crucifix, et voisin d’un petit
oratoire, où il disait la messe chaque matin. Il me
donnait ses cahiers à copier ; j’ai longtemps conservé
cette copie.
Ainsi s’écoulèrent les dernières années de mon éducation ; les aînées de mes sœurs se marièrent et c’est dans les deux maisons où elles entrèrent que je vis, pour la première fois, la société à titre non plus d’enfant, mais de jeune homme.
Mon frère, René d’Argenson, avait pour précepteur le fils d’un homme dont le nom n’est pas sans célébrité dans les lettres et dans la philologie, M. Schweighaüser, de Strasbourg, éditeur d’Hérodote et d’Athénée. Je fus conduit par lui dans plusieurs maisons où se réunissaient les gens de lettres les plus connus de cette époque, et en particulier dans la maison de M. Suard. J’y vis les restes de la société du xviiie siècle, l’abbé Morellet, Garat, Daunou, Ginguené, plusieurs autres dont le nom m’échappe, M. Villers, arrivant d’Allemagne et inaugurant la philosophie de Kant, au très grand scandale de ses auditeurs ; M. Vanderbourg autre émigré français, frotté de germanisme, et préparant alors la publication des poésies de Clotilde de Surville dans toute la fureur et la sincérité de son naïf enthousiasme.
C’était l’époque où commençait à se prononcer avec vigueur la croisade contre la philosophie du xviiie siècle, où M. de Chateaubriand et M. de Fontanes, M. Joubert et toute la petite coterie dont j’ai déjà parlé ouvraient l’ère de la littérature du xixe siècle sous l’étendard du Concordat.
Rien n’était plus curieux sous ce point de vue que le salon de M. et de madame Suard. Des influences un peu contradictoires y couvaient à petit bruit. Il y régnait tout ensemble un certain esprit de contre-révolution et un dernier retentissement de l’esprit philosophique dont la Révolution n’avait été, à certains égards, que le triste produit et la fatale conséquence.
M. Suard était un très aimable vieillard, d’un esprit fin, délicat ; il était libéral et modéré, accessible aux idées nouvelles que la réaction propageait mais principalement préoccupé de reproduire dans sa maison l’un de ces brillants salons où s’était formée sa jeunesse, un de ces salons où la liberté indéfinie des idées et du langage s’alliait à l’élégance et à la politesse. Madame Suard l’y aidait de son mieux, mais y nuisait plus qu’elle n’y servait elle était pédante et solennelle : le gros de la société qui se réunissait le soir chez elle paraissait plus irrité contre le Génie du Christianisme et l’école nouvelle que le maître de la maison.
Le journal intitulé le Publiciste était l’organe de cette société. C’était en quelque sorte un intermédiaire discret et ingénieux qui tempérait la rudesse de la Décade, organe des défenseurs du xviiie siècle, et l’ardeur du Journal des Débats, organe de la réaction.
M. Suard dirigeait le Publiciste ; mademoiselle de Meulan, depuis madame Guizot, en était l’un des plus spirituels rédacteurs ; M. de Barante, tout jeune alors, mais déjà auditeur au Conseil d’État, y faisait ses premières armes. Il n’y travailla pas longtemps. L’excellent ouvrage qu’il publia, à cette époque, sur la littérature du xviiie siècle, ouvrage envoyé au concours proposé par l’Institut, et qui excita le courroux de la docte assemblée, le rendait, pour le Publiciste, un collaborateur trop compromettant.
Je fréquentais en même temps une autre société de beaux esprits ; celle-ci se réunissait chez M. Legouvé ; elle était principalement composée de poètes et d’auteurs dramatiques. MM. Say, Jouy, Arnaud, etc., y tenaient le dé ; on y médisait des critiques et des journalistes. M. Legouvé, alors à la fin de sa carrière, était d’un esprit aimable, sage et doux. Madame Legouvé avait, si je ne me trompe, épousé, en premières noces, le célèbre chirurgien Sue. M. Eugène Sue était son fils.
J’entrai, à la même époque, dans le monde, dans le vrai monde, dans la société proprement dite. Bien que ma mère passât désormais son année entière aux Ormes, uniquement consacrée, après le mariage de mes sœurs, à l’éducation de sa nouvelle famille, ses amis, les personnes avec lesquelles elle avait été liée en d’autres temps ne l’oubliaient pas. Son souvenir et le nom que je portais m’ouvraient facilement l’accès des maisons où les débris de l’ancien régime se ralliaient et donnaient le ton à la société d’abord consulaire et bientôt impériale. L’hôtel de Luynes était au premier rang ; là régnait, en souveraine de la mode, madame de Chevreuse, destinée plus tard à payer de l’exil, et peut-être de la vie, l’indépendance de son langage et de sa conduite à l’égard du maître de l’Europe. Je fus présenté à M. de Talleyrand qui m’accueillit avec bienveillance et conduit par M. et madame de Jaucourt, les amis intimes de ma mère, chez madame de Laval, où se réunissaient, dans sa très petite maison de la rue Roquépine, toute l’ancienne société dont la direction se partageait entre M. de Talleyrand et M. de Narbonne. C’est là que j’ai connu M. de Narbonne, ami de mes parents, et dont l’affection a fait pendant un temps trop court l’honneur et le charme de ma vie.
Dans tout le cours de l’année 1806, je passai l’été en Belgique dans le château de Francvarey, près de Namur, chez M. de Croix, qui avait épousé l’une de mes cousines, mademoiselle de Vassé, et je fis, avec la famille de M. de Croix, un voyage en Hollande. M. de Croix y possédait de grandes propriétés, et ce fut pour moi l’occasion d’étudier un peu ce singulier pays. En traversant Anvers, j’y fis connaissance avec un homme qui a laissé, dans notre première Révolution, une réputation honorable, M. Malouet, alors préfet maritime, rallié à l’Empire après une longue émigration, mais conservant dans un âge avancé tout le feu de la jeunesse et toute la vivacité de ses premières opinions, aussi libérales en 1806 qu’elles étaient sages en 1789.
Rien de plus mélancolique que le spectacle de la Hollande à cette époque. Les ports étaient déserts ; on ne voyait plus à Amsterdam ni à Rotterdam que quelques carcasses de bâtiments désemparés. Les magasins étaient fermés, les boutiques vides ; l’herbe croissait dans les rues. La ville de La Haye offrait seule, en temps ordinaire, un aspect un peu plus animé : le roi Louis, sa cour, son gouvernement, un corps diplomatique tel quel y répandaient un peu de mouvement ; mais, à l’époque où j’y arrivai, le roi était absent, le corps diplomatique dispersé, le gouvernement en vacances ; nous n’y vîmes que quelques familles de négociants considérables, restés riches à petit bruit, malgré la ruine universelle, et conservant, sous main, avec l’Angleterre, des relations dont le gouvernement impérial seul pouvait leur faire un crime. J’étais étranger, novice, sans expérience ni la brièveté de notre séjour, ni les circonstances ne me permettaient, avec les bourgeois de haute volée, les relations intimes où l’homme tout entier se donne à juger. Je ne pouvais néanmoins me défendre d’être frappé de tout ce qu’il perçait de gravité et de solidité, de mesure et d’indomptable résolution, de patience et de prévoyance dans les entretiens auxquels j’assistais à la suite d’interminables dîners. Il me semblait voir se détacher de la toile et entendre parler ces admirables figures de bourgmestres dont Rembrandt et Van Dyck ont peuplé les salles de la maison pénitentiaire d’Amsterdam. Grande et singulière nation, si différente de la nation allemande dont elle n’est originairement qu’une simple fraction, comme son langage n’est qu’un dialecte germanique ; si différente de la nation anglaise, dont la rapprochent tant d’années d’alliance, tant d’habitudes commerciales, tant de rapports continuels ; si différente de la nation française, et même de la nation belge, sa compagne dans les plus cruels et les plus pénibles moments de son existence : nation sérieuse et sensée, économe et persévérante, qui a payé la liberté civile et religieuse de tout le prix que les hommes y peuvent mettre, de quatre-vingts ans de ruines, de combats, d’échafauds, de bûchers, et qui, sachant conserver les mœurs, les goûts simples, l’énergie tranquille et insurmontable, sous la domination française, sachant en faire emploi sous la monarchie comme sous la République, et passer de l’une à l’autre, selon le temps, avec une sorte d’indifférence magnanime, n’a jamais ou du moins presque jamais promis la liberté par la turbulence, et l’ordre par la servitude !
Durant mon séjour à Amsterdam, j’ai visité Sardam, la Nord-Hollande et le singulier village de Broeck, où se trouvaient déposées, dit-on, ou plutôt enfouies les richesses matérielles, produit de l’ancien commerce hollandais : diamants, dentelles, bois des Îles, etc. J’ignore, après tant d’années, ce qu’est devenu ce village ; mais, en 1806, il offrait, à coup sûr le coup d’œil le plus extraordinaire. Les rues étaient dessinées par des haies de buis, à hauteur d’appui, représentant des figures humaines ou autres : ici une partie de whist, là un concert composé de musiciens et d’instruments de musique ; on arrivait à la place centrale par le manche du violon. Le sol des rues était recouvert en sable fin de diverses couleurs ; ce sable était distribué en compartiments réguliers, qui se maintenaient en cet état presque sans efforts, parce que personne ne traversait ces rues artificielles. Les maisons du village, entourées de petits jardins, communiquaient entre elles par des sentiers ; le derrière de chaque maison était invariablement tourné du côté de la rue et percé d’une porte qui ne s’ouvrait pour chaque habitant que dans trois grandes circonstances, la naissance, le mariage et la mort. C’est dans l’intérieur de ces maisons que reposaient toutes les merveilles dont on parlait tant ; les maisons appartenaient presque toutes aux membres de la Compagnie d’assurances d’Amsterdam ; personne n’y était admis qui ne fût de la famille de chaque propriétaire. On m’a dit que la reine Hortense, ayant insisté pour entrer, au moins une fois, dans l’une de ces maisons, n’a pu triompher de la résistance qui lui était opposée, et a fini très sagement par s’y résigner.
D’Amsterdam nous nous rendîmes à Utrecht dont les établissements universitaires étaient fermés à cette époque de l’année, et d’Utrecht à Soreusse où M. de Croix avait ses principales propriétés. Nous y restâmes quelque temps, et c’est là que, tout ignorant que j’étais, et que je suis encore en agriculture, j’entendis avec grand plaisir et quelque profit l’intendant de la terre et les voisins s’expliquer à fond sur l’économie rurale du pays. Je regrette d’avoir perdu mon journal de voyage que j’ai conservé très longtemps, et où se trouvaient consignées des observations curieuses sur ce sujet. Je n’oserais me fier à ma mémoire, après un demi-siècle et plus, pour y suppléer, mais qui n’a pas été frappé, comme moi, de ces campagnes découpées en compartiments symétriques, de ces champs, de ces prairies encaissées, pour ainsi dire, entre des digues ; de ces récoltes transportées dans des chariots courant au grand galop sur ces digues, de ces énormes chevaux s’élançant avec un bruit formidable et faisant trembler sous leurs pieds le sol mouvant des routes exhaussées de main d’homme, puis mangeant dans des auges de la bière et du pain exactement comme leurs conducteurs ; de tout cet aspect étoffé, pour employer une expression toute anglaise, des hommes et des choses ?
Rien ne ressemble moins que là campagne hollandaise à toute autre campagne ; tandis qu’en passant de France en Allemagne, en Italie, en Espagne, voire même en Angleterre, les yeux bandés, on aurait quelque peine, le bandeau tombant, de dire si l’on a changé de pays, en Hollande, dès qu’on y a mis le pied, on est entièrement dépaysé, on a passé non seulement d’un lieu, mais d’une région dans une autre.
De retour en Belgique, je fus bientôt rappelé à Paris pour une affaire déjà entamée, mais suivie jusque-là avec peu de vivacité.
Je n’avais guère que vingt et un ans ; réformé de la conscription pour cause de myopie, je désirais entrer dans l’administration, la grande carrière de cette époque après la carrière militaire. La demande en avait été faite à l’empereur par mon oncle, alors évêque d’Acqui et aumônier impérial ; pour le dire en passant, ce n’était pas une médiocre preuve de l’esprit dont, en France, on était alors animé, que la facilité avec laquelle mon oncle, qui depuis lors a fait, au concile national de 1811, preuve d’un véritable courage, avait accepté cette place, sans aucun blâme de sa famille, qui rentrait comme lui d’émigration, et cela, deux ans à peine après le meurtre du duc d’Enghien.
Quoi qu’il en soit, à l’époque dont je parle, c’est-à-dire en 1806, mon oncle renouvela ses démarches ; je fis avec lui quelques visites ; je fus présenté à M. de Bassano et à l’archichancelier. On me promit que je serais porté sur la plus prochaine liste d’auditeurs ; mais l’exécution de cette promesse se fit attendre plus de deux ans ; je continuai à employer et à perdre mon temps alternativement. Je passais l’été aux Ormes, quelquefois chez mes sœurs, le plus souvent à Boussay chez madame de Menou ; je passais l’hiver à Paris ; j’allais dans le monde sans l’aimer beaucoup ; je lisais plus que je n’étudiais. Je pouvais dire comme le poète Bernard j’avais vingt ans, et j’avais fait ma tragédie ; j’en avais fait deux que j’ai de bonne heure jetées au feu, Dieu merci.
Ce fut vers ce temps que je fis connaissance avec deux hommes très distingués, dont l’un, beaucoup plus âgé que moi, m’a témoigné jusqu’à sa mort une affection sincère et l’autre, un peu plus jeune, est devenu mon ami et l’est resté, à travers toutes les vicissitudes de la carrière publique.
M. Desrenaudes, ancien grand vicaire de M. de Talleyrand, quand M. de Talleyrand était évêque d’Autun, le même qui servit la messe à la Fédération et qui depuis fut, avec Vicq d’Azyr, le principal auteur du grand rapport sur l’instruction publique présenté à l’Assemblée constituante était très dévoué à M. de Narbonne ; il me prit en vive amitié, et, comme il occupait dans l’Université une position éminente et très méritée, il me fit connaître plusieurs des membres de ce corps. C’est chez lui que je vis pour la première fois M. Villemain, presque sortant des bancs de l’école, mais déjà couronné, néanmoins, par l’Institut, pour son charmant éloge de Montaigne. J’assistai à sa présentation chez M. de Narbonne, et l’entrevue fut, entre les deux interlocuteurs, un feu d’artifice d’esprit, de bons mots, de réparties, d’allusions, qui aurait ébloui madame de Staël elle-même. M. Villemain a raconté ces premiers moments de sa vie et de notre liaison, avec sa vivacité et sa grâce accoutumées. Ce qu’il n’a pas dit, c’est qu’il était, dès ce moment, ce qu’il n’a jamais cessé d’être depuis, un des esprits les plus délicats, les plus souples, les plus fins, un des caractères les plus élevés et les plus droits qu’aient produits notre temps et notre pays.
Ce fut également vers ce temps et pendant l’un de mes séjours à la campagne, qu’on vit naître, se poursuivre et s’accomplir l’œuvre de ténèbres qui conserve, dans le langage officiel des historiens de l’Empire, le nom inoffensif de transaction de Bayonne.
Nous étions, aux Ormes, sur la route des nouvelles ; en fait d’allées et venues, rien ne nous pouvait échapper.
Je vis passer l’empereur, qui se rendait à Bayonne. il s’arrêta, comme un simple voyageur, pour déjeuner à l’auberge des Ormes. Ce n’était déjà plus ce jeune premier consul que j’avais rencontré, pour la première fois, arpentant lestement les Tuileries, donnant son bras droit à Bourrienne, tenant sous le gauche un petit sabre turc, svelte, dégagé, le teint olivâtre et le regard fauve. Même à l’extérieur tout était changé ; le buste était court et épais, les petites jambes charnues ; le teint plombé, le front chauve, la figure affectant la médaille romaine. Je ne dirai point, comme la servante de notre auberge, que, dans tout ce qu’il fit, il avait la couronne sur la tête et le sceptre à la main. Je n’ai, quant à moi, rien vu de pareil ; mais, faisant nombre, comme un autre, parmi les badauds qui se pressaient à son entrée et à sa sortie, il me parut qu’en lui tout sentait l’empereur, et l’empereur des plus mauvais jours.
Quelques jours plus tard, je vis passer l’impératrice en grande pompe, mise à peindre, quant à toute la partie de sa personne qu’on ne voyait pas, et peinte, quant à toute celle qu’on voyait. La cohue splendide des dames d’honneur, d’atours et de palais marchait à sa suite et, à sa suite aussi, le cortège des lectrices qui formaient le harem de notre sultan, et l’aidaient à prendre en patience encore pendant quelque temps la vieillesse plâtrée de la sultane émérite. Il paraît néanmoins qu’entre le couple impérial, le marché n’était pas sans conditions car, peu de jours après, nous vîmes repasser tout éplorée l’une de ces odalisques, et les curieux apprirent du valet qui l’accompagnait qu’elle venait d’être chassée pour avoir pris de trop grands airs.
Personne, en ce moment, ne voyait clair dans les événements d’Espagne. On ignorait plus ou moins ce qui se brassait à Bayonne, et j’incline à croire, pour l’honneur de la nature humaine, que l’empereur lui-même y allait un peu en aveugle. Il avait, à coup sûr, préparé le guet-apens ; mais peut-être n’avait-il pas exactement prévu ce qu’il lui faudrait de prépotence, de noirceur et de perfidie pour en venir à ses fins.
Nous en vîmes bientôt de nos yeux l’un des plus tristes fruits.
Un matin, M. d’Argenson fut averti par un courrier impérial que, le lendemain, le roi d’Espagne, la reine et le prince de la Paix, passeraient la journée aux Ormes. Ils étaient expédiés, c’est le mot propre, de Bayonne à Fontainebleau, sous la garde (hélas ! c’est aussi le mot propre) de l’un des plus brillants et des plus justement honorés parmi les aides de camp de l’empereur, le général Reille. Nous étions l’une de leurs étapes ; leur maison, leurs cuisiniers les précédaient fort heureusement, car le nôtre aurait été fort en peine de les servir à leur goût.
Partis de Poitiers, de très bonne heure, ils arrivèrent à midi ; ils arrivèrent, je crois, dans les voitures mêmes qui avaient conduit Philippe V en Espagne ; du moins n’ai-je vu de voitures pareilles que dans les tableaux contemporains du règne de Louis XIV. C’étaient d’énormes caisses dorées, garnies de glaces en avant, en arrière et sur les portières, de telle sorte que les voyageurs étaient condamnés à se tenir droits sur leurs sièges, sans pouvoir s’appuyer d’aucun côté. Ces caisses étaient suspendues par des courroies de cuir blanc dans un cadre de quatre énormes madriers dorés, auxquels il avait été très difficile d’ajuster un attelage de chevaux de poste. Huit domestiques à la livrée de Bourbon venaient de Bayonne debout derrière les caisses, comme s’il se fût agi de faire un tour au Prado en équipage de gala. Tout cet attirail, moitié somptueux, moitié grotesque, qui sentait l’imprévoyancc et la précipitation, ce mélange d’antiquité sans prestige, de faste sans élégance, cet étalage de dorure et de misère, faisaient venir les larmes aux yeux et le sourire sur les lèvres.
C’était l’Espagne elle-même ; c’était la branche de Bourbon d’Espagne elle-même ; c’était le couple royal lui-même !
Nous reçûmes respectueusement ce couple royal, à la portière de son carrosse royal. Le roi descendit le premier. C’était un homme grand, sec, chauve, mais nerveux et vert quant à ses facultés corporelles ; je douterais presque qu’il en ait eu jamais d’autres, et que ce ne soit lui faire trop d’honneur que d’attribuer à la sénilité l’état de distraction criarde où il fut durant toute la journée. La reine descendit ensuite, c’était une petite vieille, ou, si l’on veut, une petite fée, proprette, tirée à quatre épingles, digne et réservée. Puis venait le prince de la Paix, tel que nous l’avons vu à Paris pendant tant d’années, sorte d’intermédiaire entre le maître d’hôtel et le chasseur ; puis enfin sa fille, la petite duchesse de la Alcudia, née du sang royal, pauvre enfant que la reine tenait derrière elle, et gardait comme à vue d’œil.
Le roi ne se tint pas un instant dans l’appartement qui lui avait été préparé ; il parcourut à grands pas le château et les jardins, criant à tue-tête
- « Godoy ! Godoy ! » ne pouvant perdre de vue son
favori, et finit par s’établir avec lui dans le billard, où il resta jusqu’à son coucher, sauf l’intervalle du repas, sans cesser de parler de sujets différents, avec une ardeur bruyante et une volubilité intarissable, mais sans la moindre allusion aux circonstances du moment. Il avait parfaitement l’air du roi Lear, mais ce n’était qu’un faux air.
La reine, au contraire, s’établit dans son appartement, sans en sortir, quelque invitation que le roi lui fît. Elle y reçut ma mère avec dignité, gravité, prévenance ; lui tint force propos royaux « Combien avez-vous d’enfants ? Combien de garçons ? Quel âge ont-ils ? Depuis quand ce château est-il construit ? etc. » et la congédia sans avoir prononcé un mot sur sa situation personnelle. Le nom de l’empereur ne fut pas même prononcé dans la conversation.
À huit heures, tout était couché ; le lendemain à six heures, tout était parti, et l’équipage royal emportait, en croupe, la fortune de l’Empire.
Six mois après, en effet, survint le désastre de Baylen. Un an après, toute la grande armée passait devant nous, en charrette de poste, en grande hâte et grand fracas, étincelante d’or et d’acier, pleine de joie et d’espérance. Je vois encore entrer, le matin, dans ma chambre, le brillant Auguste de Colbert, et son état-major, me tirant par les pieds, et se moquant de ma paresse. Quel élan, quel entrain, quelle confiance dans le succès, quel mépris pour l’ennemi ! Hélas ! de cet essaim gai, animé, tapageur, un seul, si je ne me trompe, un seul, Adrien d’Astorg, a repassé les Pyrénées ; la grande armée presque tout entière y a laissé ses os !
Le général Auguste de Colbert a été tué en Galice. Il était l’aîné de quatre frères qui se sont élevés, par leur épée, aux premiers rangs de l’armée, et dont la détresse avait été telle, au début de leur carrière, qu’entre eux quatre, ils n’avaient qu’un seul habit de ville qu’ils se prêtaient tour à tour. Jamais nom plus glorieux n’a été plus glorieusement porté.
- ↑ Depuis que mon père écrivait ces lignes, un monument a été élevé à Fresnel dans sa ville natale. L’inauguration a eu lieu au mois de septembre 1884. (Note de l’éditeur.)