Souvenirs (Victor de Broglie)/2

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LIVRE II


DEUXIÈME ÉPOQUE


1809-1813




I


1809


Vers le commencement de 1809, je fus enfin nommé auditeur au conseil d’État. J’avais demandé à être attaché à la section de l’intérieur, je fus attaché, je ne sais pourquoi, à la section de la guerre.

Cette section était alors composée de M. de Cessac, qui la présidait, de M. Daru et du général Gassendi. Nous étions quatre auditeurs placés sous leurs ordres, MM. Pelet (de la Lozère), Canouville, Trémont et moi. M. Pelet (de la Lozère) était administrateur des forêts de la Couronne, M. de Canouville était maréchal des logis du palais.

Il y avait à cette époque fort peu de travail à la section de la guerre. En rangeant mes papiers que j’ai toujours conservés soigneusement depuis mon entrée dans les affaires, je n’y retrouve que quelques rapports écourtés sur des pensions ou des effets d’habillement.

Ce peu de travail nous était distribué par M. de Cessac. C’était un grand homme froid, sec, pour ne rien dire de plus, uniquement préoccupé des affaires de conscription dont il était chargé en titre d’office, ce qui ne concourait pas, sans doute, à lui rendre le cœur sensible, écrivant médiocrement l’orthographe, bien qu’il fût de l’Académie française, mais bonhomme au fond, et plus indulgent pour les jeunes gens en réalité qu’en apparence.

Nous lisions nos rapports à la commission tout entière.

M. Daru était bon, aimable, ouvert, et prenant intérêt à tout ; M. Gassendi, vieux, un peu bourru, vivant solitaire et ne disant mot.

Nous prenions, ou moi, du moins, je prenais peu d’intérêt au détail des affaires, très petites d’ailleurs, qui nous tombaient en partage ; mais j’en prenais beaucoup aux séances du conseil d’État lui-même.

Le conseil d’État, si j’ai bonne mémoire, siégeait alors trois fois par semaine, dans la galerie des Tuileries qui sépare le grand escalier de l’aile connue depuis sous le nom de pavillon Marsan. Au fond de cette galerie, en face de l’escalier, sur une estrade élevée de deux marches, étaient placés trois bureaux celui de l’empereur au milieu, à sa droite celui de l’archichancelier, celui de l’architrésorier à gauche. Le long des fenêtres qui donnaient, d’un côté, sur le Carrousel, de l’autre, sur la chapelle, étaient placées de petites tables pour les conseillers d’État, à commencer par les présidents de section ; au bout et faisant face au bureau de l’empereur, d’autres petites tables pour les maîtres des requêtes. Enfin, derrière les tables des conseillers d’État, dans l’embrasure des fenêtres, étaient placées d’autres petites tables pour nous, humbles auditeurs.

En général, sur les trois séances hebdomadaires l’empereur en présidait deux. Il arrivait, une heure environ après l’ouverture de la séance, c’est-à-dire vers une heure et demie, interrompait la discussion, l’ordre du jour étant déposé sur son bureau, il appelait l’affaire qu’il lui convenait de faire discuter.

Il écoutait patiemment et attentivement ; il interrogeait volontiers et souvent, principalement Regnault de Saint-Jean d’Angely, Defermon et Treilhard, mais surtout l’archichancelier ; quand la discussion avait duré quelque temps, il prenait la parole. Il parlait longtemps, sans beaucoup de suite dans les idées, très incorrectement, revenant, sans cesse, sur les mêmes tours de phrase, et, je dois l’avouer, en toute humilité, je n’ai jamais remarqué, dans son élocution décousue et souvent triviale, ces qualités éminentes dont il a fait preuve dans les mémoires dictés par lui aux généraux Bertrand et Montholon.

Ces mémoires restent, pour moi, une véritable énigme. S’il est un écrivain doué du talent qui s’y révèle, de cet ordre lumineux dans la distribution des idées, de cette clarté, de cette fermeté simple dans le langage, de ce ton d’autorité fier et naturel, de cette précision, enfin de cette correction dans l’habitude même du style, que cet écrivain-là se montre et se nomme.

Si, comme il n’y a pas lieu d’en douter, Napoléon est le véritable auteur des mémoires qui portent son nom, s’il a été, comme ces mémoires en rendent, à mon avis, témoignage, l’un des maîtres de notre langue, le talent de parler, chez lui, comme chez beaucoup d’autres, d’ailleurs, n’égalait pas, tant s’en faut, celui d’écrire. Au reste, je dois convenir qu’à l’époque dont je parle, parvenu au comble de la puissance, objet d’adoration, et presque d’idolâtrie, il était loin de porter dans les affaires, cette activité vigilante et puissante qui avait signalé les premiers temps de son règne. Les procès-verbaux de la discussion du Code civil lui font plus d’honneur que les séances auxquelles j’ai assisté, et l’abjection servile de cette admiration qu’excitaient ses moindres paroles, me rend peut-être injuste à son égard.

Dans le court intervalle qui sépara mon entrée au conseil d’État du départ de l’empereur pour la campagne de 1809, deux sujets ont occupé principalement ce corps, le seul, à cette époque, où régnait quelque activité : c’étaient le Code pénal et la loi sur les mines. Treilhard était rapporteur du code pénal, l’empereur prenait peu de part à la discussion, et semblait y porter peu d’intérêt ; la loi sur les mines éveillait davantage son attention ; il y avait là une question de propriété ardue et délicate que M. Fourcroy rapporteur de la loi s’efforçait en vain de résoudre, et devant laquelle le reste du conseil échouait également. Il s’agissait de savoir si la mine appartenait de plein droit de propriété au propriétaire du sol, c’est-à-dire si le droit de propriété était indéfini et pouvait aller jusqu’au centre de la terre. On finit par prendre sagement un terme moyen, et par reconnaître que le droit de propriété, au sens absolu, ne dépassait pas la couche du sol cultivable ; que la mine nouvellement découverte était une propriété nouvelle ; qu’à ce titre, l’État demeurait libre de la concéder, sauf toutefois le droit du propriétaire de la superficie à obtenir cette concession par privilège. Ce mot de propriété nouvelle, rencontré par l’empereur à la fin de la discussion, la termina aux cris d’admiration de tout le conseil : ce n’était cependant que l’expression d’une idée autour de laquelle chacun tournait depuis plusieurs séances ; mais l’expression était vive et frappante ; il n’en fallait pas davantage pour exciter l’enthousiasme.

Cette première époque de mon existence au conseil d’État fut marquée par une séance mémorable. Le développement rapide qu’avait pris depuis quelque temps l’institution des petits séminaires avait inspiré quelque inquiétude à l’empereur. Il avait fait convoquer le conseil de l’Université au conseil d’État ; tout annonçait de l’orage. L’empereur entra, comme à son ordinaire, vers une heure et demie. Voyant M. de Fontanes, et les conseillers de l’Université placés au même rang que les conseillers d’État, il en manifesta beaucoup d’humeur et traita très brutalement M. de Ségur, conseiller d’État lui-même, et grand maître des cérémonies. Il fit évacuer par les maîtres des requêtes, la place qu’ils occupaient au bout de la salle, en face de son bureau. Les conseillers de l’Université furent installés à la place des maîtres de requêtes, et ceux-ci relégués au rang des auditeurs. Alors la séance commença.

L’empereur adressa quelques questions à M. de Fontanes, d’un ton qui annonçait un mécontentement très prononcé. Il parut néanmoins écouter attentivement les réponses ; mais bientôt après il éclata. Il parla près de trois heures, sans être interrompu par personne, sur les prétentions et les empiétements du clergé ; il s’exprima contre lui en termes très injurieux, et qui consternaient plutôt qu’ils ne satisfaisaient le conseil, quelque peu dévote que fût, en général, la disposition intérieure de ses membres ; il nous répéta jusqu’à satiété cette phrase : Vous vivez sous le règne de Charlemagne et non sous celui de Louis le Débonnaire ; puis vers la fin de sa triste harangue, se tournant vers les auditeurs, il leur dit en propres termes : Vous verrez, vous verrez, jeunes gens ; ce qui vous arrivera, quand vous aurez un empereur qui ira à confesse.

S’il se proposait de faire effet sur nous, l’effet fut manqué, du moins sur moi. La grossièreté me parut naturelle, et la colère simulée. Je crois qu’en général l’impression fut la même sur tous les assistants, bien que la plupart fissent effort pour s’exciter en sens contraire. Je crois même que ce fut le scandale produit à petit bruit par cette explosion de brutalité qui détermina une mesure dont les nouveaux auditeurs furent victimes : on sépara la dernière nomination des nominations précédentes ; nous ne fûmes plus admis aux séances présidées par l’empereur, apparemment parce qu’on ne nous jugea pas assez aguerris dans notre impérialisme. Il fut décidé qu’à l’avenir l’admission à ces séances deviendrait une récompense, et, chaque fois que l’empereur arrivait, on faisait sortir les auditeurs de la dernière nomination. Bientôt après, d’ailleurs, l’empereur partit pour l’armée d’Allemagne.

Je restai à Paris durant la première moitié de la campagne de 1809. Quelques jours après la bataille de Wagram, je fus envoyé à Vienne. C’était l’usage, depuis les dernières campagnes, que chaque semaine un auditeur fût envoyé au quartier général ; il remettait à M. de Bassano le portefeuille où se trouvaient réunies les diverses communications, ministérielles ou autres, que l’archichancelier adressait à l’empereur, et, lorsque l’auditeur choisi pour ce service était bien vu de l’archichancelier, celui-ci le chargeait de répondre aux questions qui lui seraient adressées par l’empereur, et ne lui épargnait pas les conseils. Je n’étais point dans ce cas sans avoir à me plaindre de mes chefs en général, et en particulier de l’archichancelier, j’en étais peu connu. Je partis donc ignorant ce que contenait le portefeuille, sauf les décisions du conseil d’État sur certains points spéciaux, et au risque d’être pris au dépourvu si l’empereur m’interrogeait.

Arrivé à Vienne, M. de Bassano, à qui je remis le portefeuille, me conduisit, vers onze heures du matin, à Schœnbrunn, résidence de l’empereur d’Autriche, alors occupée par son vainqueur. J’ attendis de onze heures à sept heures du soir, le moment où l’empereur me ferait appeler. Je passai ces huit heures d’attente à causer, en me promenant sur la terrasse, avec les personnes que leur service ou d’autres circonstances plaçaient à peu près dans la même position. Entre ces personnes, se trouvait M. Denon, qui me raconta l’anecdote suivante.

« J’avais accompagné, me dit-il, le général Bonaparte en Égypte. Un soir, c’était le jour même de la bataille des Pyramides, au moment où, très fatigué, j’allais prendre un peu de repos, le général, me montrant du doigt les Pyramides, dont nous étions séparés par un intervalle assez court, me dit : – « Il y faut aller demain matin. – Oh ! non, lui répondis-je, nous avons du temps devant nous, qui sait même si jamais nous retournerons en France ? — « Il y faut aller demain matin, reprit le général d’un ton sévère ; qui sait s’il se présentera jamais une autre occasion ? » Un tel conseil était un ordre ; j’allai le lendemain visiter les pyramides, et bien m’en prit ; car, depuis ce jour-là, je n’y suis pas retourné, quelque envie que j’en eusse, et quelque effort que j’aie fait pour m’en rapprocher. »

Après avoir attendu environ huit heures, je vis l’empereur sortir de son cabinet pour aller dîner ; il passa devant moi, me dit quelques mots d’un ton bourru, et s’éloigna.

Ce fut là toute mon entrevue. Je retournai à Vienne, moitié fâché, moitié content ; fâché de n’avoir point été appelé, et content de n’avoir pas été mis peut-être à trop rude épreuve.

Je restai trois semaines à Vienne, attendant ce qu’on ferait de moi. Les auditeurs en expectative étaient logés à la chancellerie d’État, bâtiment attenant au palais impérial, le même où, depuis, j’ai vu résider le prince de Metternich. L’établissement était vide, et complètement démeublé ; chacun de nous avait, pour sa part, une petite chambre, avec un méchant lit, deux chaises de paille et une table en bois de sapin. M. de Bassano et M. Daru, intendant général de l’armée tenaient table ouverte pour nous.

Je trouvai, en très grand nombre, à Vienne, des généraux, des officiers, que j’avais connus à Paris. Tous, et je dois ajouter même les maréchaux, même les grands personnages que je voyais chez M. de Bassano, souhaitaient la paix avec ardeur, sans trop oser l’espérer, maudissant tout bas leur maître, et, comparant l’armée qu’ils voyaient à celle qu’ils avaient connue, manifestaient, pour l’avenir, de grandes appréhensions.

Je parcourus, avec quelques-uns de ces officiers, les champs de bataille d’Essling et de Wagram, l’île de Lobau, et les principales positions militaires qui tapissaient en quelque sorte les bords du Danube. Toutes les traces de la guerre y étaient encore vivantes et saignantes. Le beau village d’Essling, tant de fois pris et repris, se réparait lentement ; les pauvres habitants rentraient timidement dans leurs maisons en ruine. On voyait sur le champ de bataille de Wagram l’attaque du maréchal Macdonald, encore dessinée par les cadavres à demi ensevelis. On voyait toute la plaine qui borde le Danube couverte de moissons à demi incendiées par les obus, et les cadavres des blessés victimes de cet incendie épars et livrés au soleil, qui achevait de les griller ; c’était un spectacle douloureux, et que ne ranimaient plus, comme autrefois, la joie de la victoire, l’orgueil de la domination, l’esprit et l’entraînement de la conquête. L’aspect du pays, l’aspect même de la ville de Vienne, toute étincelante de casques et de cuirasses, était triste et morne ; les vainqueurs, dans la brutalité de leurs procédés, n’avaient pas l’air plus joyeux que les vaincus ; les uns comme les autres parlaient de leurs misères, de leurs souffrances, avec amertume, et, s’il faut en croire ceux qui approchaient le maître, lui-même n’était ni plus satisfait ni plus confiant.

Je commençais à trouver le séjour de Vienne assez insipide, lorsqu’enfin je reçus une destination. Ce fut à peu près au moment où mon collègue, M. de Tournon, fut envoyé à Rome comme préfet ; et je dois dire, en passant, que cette mission ne parut extraordinaire ni à lui ni à personne. La réunion de Rome à l’empire français, l’emprisonnement du pape, avaient paru chose simple et sans conséquence à tous les serviteurs de l’Empire. Il leur paraissait également simple et sans conséquence d’être excommuniés, et de prendre en main l’administration du patrimoine de saint Pierre. Camille de Tournon, que nous appelions en plaisantant Furius Camillus Capitolinus, partageait cette indifférence qui nous était commune. Il est douteux qu’aujourd’hui on trouvât facilement, parmi les hommes honnêtes et sensés, une humeur aussi complaisante.

On m’envoya en Hongrie, comme intendant du comitat de Raab-Eisenbourg. Jusqu’alors, toute la partie de la Hongrie qu’occupait l’armée française, n’avait formé qu’une seule intendance. Elle était confiée à M. de Ricci, ami de M. de Jaucourt et de ma famille.

Ce ne fut point, j’ai lieu de le croire, par mécontentement de l’administration de M. de Ricci qu’on la démembra ; ce fut par un motif plus général. L’empereur aimait mieux employer, dans les intendances d’armée, des jeunes gens que des hommes faits ; il les trouvait plus actifs, plus entreprenants, plus ardents à s’opposer aux dilapidations des commissions de guerre, plus résolus à protéger les habitants contre les exigences des généraux et des officiers ;il les excitait lui-même à la résistance ; et, dans les conflits qui naissaient du zèle des auditeurs et des besoins de l’armée en général, c’était aux auditeurs qu’il donnait raison. M. Daru, ayant sous la main deux jeunes gens qu’il voyait oisifs et de bonne volonté, partagea en trois l’intendance de M. de Ricci, sans le moindre scrupule, et sans l’apparence même d’un grief.

M. de Ricci, que je connaissais depuis longtemps, me reçut très amicalement, quand je passai à Presbourg pour me rendre à Raab ; il me donna de fort bons conseils et me remit les travaux statistiques qu’il avait préparés sur le comitat de Raab et d’Eisenbourg. Ces travaux ont servi d’éléments au grand mémoire que j’ai rédigé sur l’état économique et administratif de ces deux comitats, mémoire que l’on trouvera dans mes papiers, et qui me dispense d’entrer ici dans aucun détail ; mon dessein dans cette notice est de reproduire les impressions que m’ont laissées les événements dont j’ai été témoin et les personnes que j’ai connues, en renvoyant aux documents que j’ai recueillis et classés soigneusement pour toute exposition raisonnée des faits et des choses, pour tous renseignements positifs sur l’état des affaires et la conduite des personnes.

M. de Narbonne commandait à Raab.

M. de Bassano, sachant quelle était son amitié pour moi, nous avait rapprochés avec une obligeance délicate dont je lui ai toujours su gré. La parfaite intelligence qui n’a pas cessé, et ne pouvait cesser entre nous, rendait agréables et faciles les rapports entre l’administration civile et l’administration militaire. J’étais toujours soutenu par M. de Narbonne dans tous mes débats avec les généraux de l’armée d’Italie, et, lorsque le prince Eugène ou ses familiers parlaient, avec toute l’aménité de langage soldatesque de cette époque, de faire fusiller l’intendant qui ne se montrait pas assez complaisant envers eux, je n’éprouvais aucune inquiétude.

Mon devoir était de prendre en main l’administration civile du pays, de me placer à la tête des autorités diverses préposées à cette administration et de m’entendre avec elle sur la gestion de chaque partie du service public ; je devais faire rentrer toutes les contributions ordinaires ou extraordinaires, en verser le produit dans la caisse de l’armée, sauf à retenir la somme indispensablement nécessaire à la marche des affaires ; correspondre enfin régulièrement avec l’intendant général de l’armée et l’administrateur général des finances. C’était beaucoup de responsabilité pour un jeune homme aussi inexpérimenté que je l’étais à cette époque, mais c’était aussi un exercice salutaire des qualités viriles : l’activité, la prévoyance, la décision, la fermeté, l’attention de chaque jour à chaque chose.

Je ne crois pas m’en être absolument mal tiré ; je n’ai, du moins, eu qu’une très faible part dans les réprimandes que M. Daru n’épargnait pas à ses jeunes collaborateurs. Il est vrai qu’elles n’atteignaient d’ordinaire que ceux qui venaient les chercher à Vienne, par un motif quelconque, ennui, contrariété, goût de dissipation ou autre ; je m’étais proposé d’éviter avec soin cet écueil, et je me suis tenu parole. Durant tout le cours de mon séjour à Raab, je ne sortis point des limites du territoire dont l’administration m’était confiée, et, moyennant cette précaution, j’évitais les reproches que j’aurais reçus, sans doute, bien ou mal à propos, si j’avais montré mon visage, et donné occasion de penser à moi.

Ma prudence en ceci avait peu de mérite. La société de M. de Narbonne était pleine de charme, il réussissait à captiver, par sa bonne humeur, les habitants de Raab et des environs, autant qu’à les désarmer par sa justice et sa bonté.

La population soumise à l’armée française, en Hongrie, n’avait rien d’original, rien même de remarquable ; la noblesse s’était retirée à Bude sous la protection de la cour et de l’armée autrichienne ; l’évêque de Raab avait pris le même parti. La bourgeoisie de cette ville ne différait guère de la bourgeoisie des autres villes d’Europe que par un peu plus de culture intellectuelle ; elle parlait couramment un latin défectueux entremêlé de germanisme ; elle parlait habituellement en hongrois également corrompu, s’il en faut croire les habiles ; mais, somme toute, il reste dans mon esprit qu’on ne trouverait pas en France, même aujourd’hui, une ville de quatrième ordre qui renfermât autant d’hommes intelligents, d’une instruction générale, et au fait des affaires courantes dans leur pays.

La bourgeoisie de la ville d’Adimbourg, chef-lieu du comitat d’Eisenbourg, était supérieure encore à celle du Raab : elle avait plus de dignité, de fierté, de résolution ; il fallait lutter contre le conseil de cette ville, il y fallait du discernement et de la persévérance ce n’était qu’à grand’peine qu’on en obtenait ce que le droit du plus fort, c’est ici le mot propre, en devait obtenir. J’ai conservé des membres de ce conseil une opinion très honorable, et je voudrais être sûr que les conseils municipaux des principales villes de France, lors des deux invasions que nous avons subies, aient montré autant de fermeté et de mesure.

Quant aux paysans des deux comitats, encore à peu près serfs, malgré leur uniforme de hussard, ils obéissaient sans murmure, et fournissaient des grains, des fourrages et des moyens de transport, avec une entière soumission. Il est, au reste, bon de se souvenir que cet uniforme n’était autre chose que le costume même des Hongrois, emprunté à la vie civile, et importé dans les régiments de cavalerie.

Durant le cours de mon séjour à Raab, j’allais souvent à Altenbourg avec M. de Narbonne.

C’était à Altenbourg, petite ville située entre Raab et la forteresse de Comorn, que la paix se négociait. Les négociateurs étaient, de notre côté, M. de Champagny, ministre des affaires étrangères du côté des Autrichiens, M. de Metternich, ambassadeur d’Autriche à Paris avant la guerre de 1809, et destiné à remplacer M. de Stadion, alors ministre des affaires étrangères. M. de Nugent était adjoint à M. de Metternich. L’empereur d’Autriche avait quitté son armée et était venu s’établir au château de Dotie, à quelques lieues d’Altenbourg.

Tous les grands personnages de la cour d’Autriche, tous ceux, du moins, qui vivaient dans la familiarité de l’empereur, s’empressaient vers ce centre de négociations, avec un désir ardent de là paix, et une espérance très médiocre d’y parvenir. C’était également l’état d’esprit des négociateurs français, de M. de Champagny et des employés supérieurs de son ministère. L’événement a prouvé, néanmoins, qu’à cet égard M. de Champagny ne connaissait qu’à moitié les intentions de son maître, qui voulait la paix en se réservant de la faire payer à l’Autriche aussi cher que possible. Au total, l’aspect de cette conférence était mélancolique, bien que les grands personnages qui la composaient ou la fréquentaient affectassent une grande liberté d’esprit et une insouciante légèreté.

On sait comment ont fini ces négociations. L’empereur de France et celui d’Autriche étant convenus de s’entendre directement, sans autre intermédiaire que M. de Bubna, porteur des paroles de l’un à l’autre, la conférence d’Altenbourg finit de sa belle mort, après beaucoup de paroles et de paperasses perdues.

Dans ses voyages continuels entre Schœnbrunn et Dotie, M. de Bubna s’arrêtait habituellement à Raab, et venait déjeuner ou dîner chez M. de Narbonne, qu’il avait connu à Paris. C’était, sous l’aspect extérieur d’un militaire, franc, ouvert, voire même un peu brutal, un esprit singulièrement fin, délié, rusé et plein de malice. Je prenais grand plaisir à l’entendre et à m’entretenir, après son départ, avec M. de Narbonne du sens véritable des demi-confidences qu’il nous prodiguait, supposant apparemment à M. de Narbonne une influence qu’il n’avait pas encore acquise, et qui ne fut jamais très grande.

La paix mit fin à ces allées et venues ; elle réjouit d’autant plus les armées qu’on l’avait moins espérée. Dans l’intervalle qui s’écoula entre la signature du traité de Vienne et l’évacuation de Raab, je vis passer, retournant de Vienne, le vieux prince de Ligne, ancien ami de M. de Narbonne et de madame de Staël, exactement tel que ses lettres et ses écrits le dépeignent, gai, plaisant, jovial conteur, laudator temporis acti, admirateur du temps présent, fort moqueur à l’égard de la cour d’Autriche mais, à mon sens, bien léger pour un vieillard de quatre-vingts ans, feld-maréchal, couvert de cheveux blancs et de cicatrices.

Nous quittâmes Raab, en faisant sauter les fortifications de cette place, tristes adieux, tout au plus conformes aux règles du droit des gens. Ce fut le général Bertrand qui vint présider à cette œuvre de destruction. J’en suivis de l’œil toutes les phases : on perçait au pied des murailles de chaque bastion et de chaque courtine des fourneaux qu’on chargeait de poudre, chaque fourneau communiquait au dehors par un saucisson de poudre dont l’extrémité extérieure s’ouvrait sur une petite palette de bois ; quand tous les fourneaux étaient ainsi chargés et disposés, un artilleur parcourait à toute course la longueur de la muraille, jetant sur chaque palette une étoile de feu d’artifice, et, dès qu’il avait tourné l’angle et qu’il était à l’abri de l’explosion, on voyait, tant la durée de l’effet de la poudre avait été mise en rapport exact avec la course de l’artilleur, on voyait, dis-je, la muraille s’ébranler par le pied, osciller quelques instants, puis enfin s’affaisser sur elle-même, le sommet croulant sur la base, au milieu d’un nuage de poussière, mais presque sans détonation.

Avant de quitter Raab, j’appris, non sans quelque consternation, qu’au lieu de rentrer en France, et peut-être d’y recevoir quelque avancement, j’étais destiné à devenir intendant de l’un des régiments croates, cédé à la France par le traité de paix ; on sait qu’il faut entendre, sous ce nom, un district militairement constitué ; ma résidence devait être à l’avenir Pétrinia, sur les bords de l’Unna, qui sépare la Croatie de la Bosnie.

Je revins à Vienne, et j’y passai environ trois semaines. Comme l’armée française l’occupait encore au moment de mon arrivée, je fus logé par l’autorité militaire dans la maison du comte Nickle Esterhazy, qui me reçut avec politesse, et bientôt après m’admit dans l’intérieur de sa famille.

Il insista pour m’y garder après le départ de l’armée française et me combla d’égards, de soins, de prévenances. Les trois semaines de séjour que je fis dans cette maison hospitalière furent pleines d’agréments. Je partageais mon temps entre mes excellents hôtes et la maison du prince de Ligne.

Cette maison, située sur le rempart, était à la lettre une cage de perroquets. Elle se composait d’une salle à manger au rez-de-chaussée, d’un salon au premier, d’une chambre à coucher au second ; on montait de l’un à l’autre par une échelle de moulin. Chaque pièce était meublée de quelques chaises de paille, d’une table en bois de sapin, et de quelques autres petits objets d’une même magnificence. C’était là que le prince de Ligne recevait chaque soir, et même, au besoin, chaque matin, un petit nombre de personnes, pour qui le plaisir de la conversation tenait lieu de tout. Il y donnait régulièrement à souper chaque jour ; son souper consistait dans un maigre poulet, des épinards et des œufs durs. La soirée, souvent même la matinée se passait en interminables conversations, où tous les événements, de la cour de France, sous Louis XV et Louis XVI, étaient racontés sur un ton conforme à la nature de ce temps frivole, où le prince de Ligne comparait les batailles de la guerre de Sept ans aux batailles de la Révolution et de l’Empire, où chacun, même un très jeune homme comme moi, était incessamment provoqué à prendre part, et à dire son mot, bien ou mal.

La famille du prince était très aimable ; elle se composait de ses trois filles : la princesse Clary, la comtesse Palfy, et la princesse Flore, depuis madame de Spiegel, et de sa petite-fille, la princesse Christine, depuis madame O’Donnell, fille naturelle de son fils.

Le temps que je passai dans cette douce et paisible société me parut court, surtout en pensant à l’étrange solitude à laquelle j’étais destiné. Je vis, avant mon départ, un spectacle touchant ; ce fut la rentrée de l’empereur d’Autriche dans sa capitale, après les douloureux événements de la campagne précédente et la triste paix de Vienne. L’accueil que lui fit son peuple fut tendre et respectueux ; ̃c’était une vraie famille recevant son père à la suite de longs malheurs, et lui épargnant des reproches, qu’au reste, s’ils étaient fondés (ce dont il est permis de douter) son peuple méritait autant que lui. Ce fut certainement l’Autriche qui, profitant du séjour de l’empereur Napoléon en Espagne, et des embarras qui l’y retenaient, lui déclara la guerre ; mais, en prenant ainsi le rôle d’agresseur, le peuple autrichien l’était-il véritablement ? Y avait-il une autre chance, un autre moyen d’échapper à l’épouvantable oppression que la France faisait alors peser sur le continent ?

Je partis enfin de Vienne, non sans regret, comblé d’amitiés, d’égards et d’attentions de la part de tous ceux qui m’avaient accueilli en ami au lieu de me traiter en ennemi, et, parmi ces nouveaux et très indulgents amis, je dois compter le prince d’Arenberg, l’ami de Mirabeau, de la reine Marie-Anloinette, celui-là même dont M. de Bacourt a publié récemment les Mémoires. Je ne me fais aucune illusion sur la cause du bienveillant accueil que je reçus de tant de personnes distinguées à divers titres ; mon propre mérite y entrait pour fort peu de chose, et l’affection que M. de Narbonne me témoignait en fit tous les frais.

En quittant Vienne, je traversai la Carinthie et la Carniole ; j’arrivai au commencement de la mauvaise saison à Laybach, chef-lieu des provinces illyriennes. J’y trouvai M. Dauchy, intendant général, sous les ordres duquel j’étais désormais placé.

Je ne restai que peu de jours à Laybach, et je me rendis à Pétrinia, en faisant un long détour, passant par Trieste, Fiume, Carlstadt ; traversant ainsi presque toute la Croatie, par un temps détestable et des chemins affreux ; à Fiume, je fis connaissance avec le général Bachelu, qui commandait dans cette ville, et j’y retrouvai le général Bertrand, qui venait, par ordre de l’empereur, inspecter tout l’état de défense des provinces illyriennes. Ce fut dans le cabinet même du général Bachelu qu’il me raconta, avec une naïveté mêlée de finesse, l’anecdote suivante qui m’est très souvent revenue à l’esprit.

« J’étais, me disait-il, dans une petite ville qu’il me nomma, et dont le nom m’échappe en ce moment. L’empereur m’avait chargé d’examiner l’état de la place, et les moyens de défense qu’elle présentait. Je lui fis observer que, pour la mettre sur un bon pied, il serait nécessaire de détruire une foule de petites habitations entourées de jardins qui encombraient les fossés et les ouvrages extérieurs. J’ajoutai que la place étant de peu d’importance et la mesure très rigoureuse, il me paraissait dur de l’employer, et je m’efforçai d’indiquer d’autres points où quelques travaux suffiraient pour atteindre le seul but qu’il fût raisonnable de se proposer. L’empereur m’écouta sans m’interrompre, en lançant sur moi un regard sévère. Quand je lui demandai ses ordres, il se leva sans me répondre, et me dit : Quand on est ingénieur, il faut être ingénieur ; puis il se mit à marcher rapidement, arpentant la chambre dans le sens de sa longueur, et répétant : Quand on est ingénieur, il faut être ingénieur. Ce n’est pas la peine d’être ingénieur, si l’on n’est pas ingénieur ; puis, lorsqu’il se fut ainsi promené pendant un quart d’heure environ, il ouvrit la porte de sa chambre, sortit et me dit en la fermant avec violence : et un ingénieur doit être sans pitié. Il ne me donna aucun ordre, et rien ne se fit. »

De Fiume, je me mis en route pour Carlstadt, capitale de la Croatie proprement dite, où commandait le général Carra Saint-Cyr, que je connaissais depuis longtemps, et j’arrivai enfin à Pétrinia, vers le commencement du carnaval, qui, sans doute, n’y devait pas être fort gai. Je n’en fis pas l’épreuve, car à peine commençais-je à m’y installer et à déballer mon modeste équipage, que je reçus du duc de Raguse, gouverneur général des provinces illyriennes, l’ordre de revenir à Trieste.

Le duc de Raguse avait très sagement compris qu’il était absurde de prétendre transformer jamais un régiment croate en commune française ; il entendait, et en cela il avait pleine raison, que l’organisation de ce régiment mi-partie civile et militaire demeurât indéfiniment ce qu’elle était. Œuvre du prince Eugène, dans le plus beau temps de la monarchie autrichienne, cette organisation, en lui servant de boulevard contre les Turcs, lui fournissait d’excellents régiments d’infanterie qui ne lui coûtaient rien en temps de paix, puisque chaque famille entretenait le soldat laboureur qu’elle fournissait au contingent ; redoutées des Turcs, ces familles de soldats protégeaient toute la frontière méridionale de la monarchie et tenaient en respect toutes les populations limitrophes.

Je revins à Trieste.

J’y trouvai M. de Narbonne, qui commandait la division ; il me présenta au duc de Raguse, qui m’accueillit avec bienveillance.

Le duc de Raguse, à cette époque, âgé d’environ quarante ans, était de moyenne taille, mais robuste et bien pris dans toute sa personne, le teint brun, presque noir, l’air tout à fait martial. Il était né gentilhomme et, sans affectation, ne le laissait pas oublier. Entré de bonne heure à l’École d’artillerie, son éducation scientifique était supérieure à son éducation littéraire, il avait néanmoins l’esprit cultivé. Orgueilleux, qui ne l’était pas en ce temps ? qui ne l’aurait pas été à sa place ? un peu fastueux dans son abord et dans l’ensemble de ses habitudes, il était au fond bien indulgent et serviable. Il se piquait, non sans raison, d’être bon administrateur : il était éclairé, vigilant, laborieux, attentif, prenait grand soin du soldat, et traitait les habitants avec équité. Il était très aimé de sa famille militaire, honoré et respecté des généraux qui servaient sous ses ordres. Le malheur et les injustices des hommes l’ont aigri vers la fin de sa vie, et lui ont dicté dans ses mémoires posthumes des pages très regrettables mais il était digne d’un meilleur sort ; il était digne de ne point faire ce qu’il a fait, et de ne point écrire ce qu’il a écrit.

Son rêve, à cette époque, rêve qui, d’ailleurs, était assez sensé, c’était d’établir dans les provinces illyriennes une vice-royauté, réglée sur des conditions très différentes de l’organisation française, que l’intendant général, M. Dauchy, avait pour mission d’inoculer, trait pour trait, aux pays conquis. Les idées de ce dernier n’ayant pu prévaloir auprès du duc de Raguse, il avait demandé et obtenu son propre rappel. Le duc de Raguse avait soumis la sienne à l’empereur et attendait sa réponse.

En attendant, il me proposa de remplir auprès de son gouvernement les fonctions de secrétaire général, et j’acceptai avec plaisir.

Il avait placé et très bien placé sa confiance dans l’un de ses aides de camp, le colonel Jardet, homme d’un jugement sûr et d’un caractère plus sûr encore, intelligent, instruit, laborieux, uniquement mais non aveuglément dévoué à son chef.

Tout le travail se partagea entre lui et moi, mais dans des proportions inégales. Jardet continua de veiller à toutes les parties de l’administration de l’armée ; tous les rapports confidentiels entre le duc de Raguse et le gouvernement impérial étaient de son ressort ; j’étais simplement chargé de la correspondance et des rapports officiels avec les autorités civiles.

Nous travaillâmes en commun au mémoire que le duc de Raguse soumit à l’empereur sur l’organisation de la Croatie militaire, et sur la nécessité de la conserver intégralement, sauf à placer à la tête de chaque régiment un colonel français.

J’avais rapporté, sur ce sujet, quelques renseignements de Pétrinia, qui servirent à compléter ceux que le duc de Raguse avait déjà réunis. On les trouvera dans mes papiers. Le principal mérite de ce mémoire très bien fait, sur un sujet très curieux, appartient au duc de Raguse lui-même, la rédaction appartient principalement à Jardet. Il n’a jamais été, je crois, officiellement publié, mais il a été imprimé et distribué au conseil d’État ; je n’étais point à Paris quand la distribution en fut faite, et je n’ai pu m’en procurer un exemplaire mais le recueil intitulé : Bibliothèque universelle, imprimé à Genève, et faisant suite à la Bibliothèque britannique, a été plus heureux que moi ; le mémoire s’y trouve, sinon intégralement, du moins dans ses parties essentielles.

Le très court séjour que je fis à Trieste fut de nature à tempérer mon désir de rentrer en France. Je vivais en famille avec M. de Narbonne et son état-major ; je vivais en grande intimité avec l’état-major du gouverneur général.

M. de Narbonne avait retrouvé à Trieste sa mère, la duchesse de Narbonne, sortie de France avec Mesdames royales, leur fidèle compagne sur la terre d’exil, et fidèle à leur mémoire, quand il ne lui resta plus rien à sacrifier à leur malheur. C’était une grande dame, et une grande âme. Je n’ai rien vu de ma vie qui m’ait fait une telle impression, rien de si imposant, de si fier et de si doux. Elle vivait de peu, dans une solitude absolue, ne recevait aucun étranger, aucun habitant de Trieste, personne, en un mot, qui n’eût approché ou servi Mesdames royales ; elle tenait à distance tous ceux à qui sa porte n’était pas fermée, son fils aussi bien que moi, qu’elle n’avait admis que par exception. Une égalité d’âme admirable ; pas un mot de plainte, de récrimination, pas un retour sur le passé ; l’air d’une reine qui a pleuré son époux sans regretter le rang suprême.

M. de Narbonne avait également retrouvé à Trieste l’un de ses amis, le comte de Pontgibaud, devenu banquier durant l’émigration, exerçant cette profession avec beaucoup de probité, d’intelligence et de succès, mais avec trop de générosité et d’habitude de gentilhomme pour y faire une grande fortune.

La duchesse de Raguse vint bientôt ouvrir et tenir la maison de son mari. C’était la fille du célèbre banquier Perregaux, et la sœur d’un de mes collègues au Conseil d’État. Je l’avais beaucoup vue à Paris. J’avais passé chez elle, à Viry, des jours et même des semaines. Telle que je l’ai connue, c’était une personne gaie, vive, aimant le monde, la conversation et les fêtes dont elle faisait fort bien les honneurs. Pendant son séjour à Trieste, bien qu’elle regrettât Paris, elle paraissait vivre avec son mari en très bonne intelligence, et je n’ai jamais rien su personnellement qui justifie les reproches, qu’en tout cas il aurait mieux fait de lui épargner.

Je n’étais pas destiné à jouir longtemps d’une position que les circonstances rendaient aussi conforme à mes goûts que favorable à mon avancement. M. de Narbonne nous quitta, il fut nommé ministre plénipotentiaire en Bavière, et ne resta point étranger aux négociations qui préparaient le mariage de l’empereur Napoléon. Le duc de Raguse reçut l’ordre de renvoyer en France les auditeurs dont l’intendance se trouvait supprimée par le maintien de la Croatie militaire dans son état primitif. Je le quittai avec un véritable regret, et j’ai lieu de croire que ce regret était partagé. Je ne me séparai pas non plus, sans quelque chagrin, de plusieurs personnes qui m’avaient bien accueilli à Trieste, et surtout de deux aides de camp du duc de Raguse, Jardet et Denis, devenu, plus tard, célèbre sous le nom de Damrémont, tous deux depuis morts glorieusement au champ d’honneur, enfin du jeune Aubernon, fils de l’ordonnateur en chef de l’armée, l’un des amis que j’ai retrouvés le plus souvent, et conservés le plus longtemps durant le cours de ma carrière publique.

Les camarades que je laissais en Illyrie, et avec qui j’avais fait amitié, Rougier Labergerie, fils du préfet de ce nom, Arnaud, fils du poète Arnaud, Cochelet, frère de la dame d’honneur de la reine Hortense, Létardi, gendre de M. de Corvetto enviaient mon sort, et je n’étais pas éloigné de leur rendre la pareille.

Je retournai en France par Venise, Milan et Turin.

Je ne passai que quelques jours dans chacune de ces villes célèbres ; je ne connaissais personne à Milan. J’aurais pu voir à Venise le général Menou, qui commandait ; mais je ne lui avais jamais été présenté, et j’avais peu d’envie de me rapprocher de lui. Sa conversion, si l’on peut employer ce mot, du christianisme à l’islamisme, et le mariage qu’il avait contracté à la suite de ces combles de scandale et de ridicule, m’inspiraient une insurmontable répugnance. J’avais peut-être tort ; car, au fond, c’était un bon homme, et l’oncle de ma sœur. J’ai eu occasion de rencontrer, depuis sa mort, cette femme qu’il avait achetée pour l’épouser ; elle était devenue chrétienne, mais restée énorme, vieille et sotte ; elle aurait parfaitement rempli le rôle d’une servante de cabaret. Ce n’était pas la peine de changer de religion pour épouser sa cuisinière.

La ville de Venise était, à cette époque, déserte, et tombait en ruines ; toute la population noble et riche l’avait désertée ; les fenêtres des palais, quand il y restait des fenêtres, étaient fermées ; les magnifiques tableaux répandus à profusion dans les églises se couvraient de fumée et de moisissure ; le théâtre de la Fénice était clos ; la place Saint-Marc triste et sombre ; il ne restait que quelques vieux ciceroni pour vous expliquer l’intérieur du palais et les monuments. C’était un spectacle de désolation.

Milan était, au contraire, gai et brillant ; c’était une capitale ; le vice-roi et la vice-reine y menaient grand train, la cour était animée, de beaux chevaux, de somptueux équipages, rien n’y manquait. J’y suis retourné depuis, et je ne l’ai pas trouvé dans un pareil état de splendeur.

En traversant Turin, j’allai voir mon cousin, M. Alexandre de Lameth, qui y était alors préfet, et je revins à Paris par le mont Cenis et Lyon vers le printemps de 1810.


II


1810


De retour en France, après dix mois d’absence, je demandai à rentrer au Conseil d’État, avec faculté d’assister aux séances impériales. Ce n’était que juste ; on me le promit ; mais il fallait attendre le renouvellement de la liste trimestrielle. Je profitai de cet intervalle pour revoir un peu ma famille.

Elle avait, depuis plusieurs années, subi de singulières vicissitudes.

M. d’Argenson, à l’époque du couronnement, était venu à Paris comme président de son canton. Il avait, comme tous ses pareils, bien que fort à contre-cœur, reçu la croix de la Légion d’honneur ; mais il avait échappé à cette sorte de conscription civile que l’empereur, sous prétexte de fusion entre les partis, levait sur toutes les existences honorables et indépendantes.

Le répit ne fut pas long.

Rappelé, plus tard, à Paris, pour figurer, toujours à titre de président de canton, dans l’une de ces parades constitutionnelles qu’il plaisait à l’empereur de jouer, de temps à autre, devant le public, il fut nommé, tout à coup, et sans que rien le lui fît pressentir, préfet des Deux-Nèthes (Anvers) et placé ainsi entre l’exil suivi d’une persécution continue, et la plus importante des préfectures de France, celle où se poursuivaient avec le plus d’activité les plus grands travaux civils, militaires et maritimes.

Je puis parler librement sur M. d’Argenson. Je lui dois tout ; jamais la diversité de nos principes en philosophie religieuse, et de nos sentiments en philosophie sociale ou politique n’a porté la moindre atteinte à la tendre affection qu’il avait pour moi, moins encore s’il se peut à la tendre reconnaissance que je lui ai toujours témoignée.

Il y avait en lui deux hommes bien distincts : un rêveur sincère et désintéressé, un homme d’affaires, au besoin même un homme d’État de premier ordre.

Entré dans le monde, au plus fort de l’effervescence des idées de 1789, il les avait poussées, de bonne heure, fort au delà de leur portée légitime. Il était socialiste de cœur et de conviction. Il croyait et professait, dès qu’il avait chance d’être compris, que, la répartition des biens de ce monde étant l’œuvre de la violence et de la fraude, il y avait lieu à la régulariser par une transaction équitable. Il croyait que, ce serait, le cas échéant, un devoir pour l’homme de bien de se dévouer à la poursuite d’une telle entreprise ; et, toutes les fois qu’une crise politique s’annonçait ou se consommait, il était cet homme de bien ; il était prêt à risquer, pour sa cause (c’était bien la sienne, car lui seul y était de bonne foi, et sans retour personnel), sa fortune et sa vie.

Hors de là, et dans le cours régulier des choses, M. d’Argenson était un homme d’une sagacité rare d’un esprit droit et ferme, d’un cœur élevé laborieux, appliqué, rigoureux dans l’exercice de ses droits, très clairvoyant sur les hommes, qu’il estimait en masse au delà de toute mesure, et méprisait individuellement plus que de raison ; d’une délicatesse à toute épreuve, résolu, intrépide ; dans les relations de famille et de société, réservé, silencieux, un peu morose, mais plein de grâce et de charme pour ceux qu’il aimait et en qui il plaçait sa confiance.

Tel que je le dépeins et qu’il restera dans ma mémoire tant que je vivrai, il éprouvait une extrême répugnance à s’engager au service du gouvernement impérial. Ce n’était pas que, en son cœur, il en préférât un autre ; ses spéculations politiques ne s’arrêtaient pas à telle ou telle forme d’organisation tangible et durable. Renouveler la société avant de penser à la gouverner, tel était l’objet de ses vœux. Mais il n’aimait pas l’empereur, et il détestait le pouvoir absolu. Pressé, néanmoins, par ses amis et par sa famille, il consentit à la proposition qui lui était faite, mais en avertissant ceux qui le pressaient que leur prudence n’y gagnerait rien, que le divorce pour incompatibilité d’humeur ne se ferait pas attendre, et que la persécution qui le suivait ne se ferait pas attendre non plus.

Il fut préfet d’Anvers environ trois ans.

Son administration active, éclairée, vigilante, lui fit grand honneur ; il était craint, respecté, aimé même, grâce à ma mère, des habitante d’une contrée qui portait à regret le joug de la France ; mais la liberté de son langage, son attitude fière et résolue, l’impossibilité d’obtenir de lui ce qui lui paraissait contraire à la justice et à la raison, le plaçaient constamment en chair vive vis-à-vis de l’autorité supérieure et des autorités collatérales. Il nous racontait quelquefois, à ce sujet, des anecdotes curieuses ; je n’en citerai qu’une seule, parce qu’elle caractérise parfaitement le régime impérial.

M. Réal était à Anvers.

M. Réal était l’un de ces jacobins convertis, sans effort, au pouvoir absolu, et qui portaient gaillardement la livrée de leur nouveau maître. Il était conseiller d’État, et chargé de l’une des divisions de la police de l’Empire, celle dans laquelle Anvers se trouvait compris, plus heureux, en cela, que son camarade Barrère, devenu simple espion.

C’était un samedi soir, veille d’une fête solennelle.

M. Réal ayant demandé au préfet s’il assisterait à la procession et à la grand’messe, et celui-ci s’en étant excusé, il le prit à part, lui fit des reproches, d’abord tendres, puis sérieux, et l’exhorta au bien et au bon exemple dans un langage tout à fait édifiant. Si quelque chose pouvait engager M. d’Argenson à persister, c’était précisément ce langage. Il détestait l’hypocrisie plus encore que l’exhibition publique mais il promit à M. Réal que sa piété serait satisfaite, qu’un siège, conforme en hauteur, à sa dignité lui serait préparé dans la cathédrale, et, le lendemain de bonne heure, il l’y conduisit, en effet, pour lui montrer que tout était à souhait. M. Réal trouva tout fort bien estradé, grand fauteuil, coussin de velours cramoisi et le reste ; puis, en sortant, passant devant la chaire, il la montra du doigt, et dit en souriant malicieusement. C’est pourtant là, qu’il y a dix ans, nous prêchions la théophilanthropie.

M. d’Argenson haussa les épaules et lui tourna le dos.

Ce qui rendait la position précaire était précisément ce qui la rendait durable, ou, si l’on veut, ce qui la faisait durer. Mettant chaque jour le marché à la main, on hésitait à le prendre au mot. Deux circonstances précipitèrent l’événement.

La disgrâce de M. de Talleyrand survenue à la suite des affaires d’Espagne (je ne décide point), avait entraîné l’exil d’un de ses amis, M. de Montrond, bien connu à Paris et en Angleterre, pour la vivacité de son esprit et le bonheur de ses réparties, homme singulier en qui certaines qualités élevées rachetaient, à quelques égards, ce qu’il y avait d’équivoque dans son existence, et de reprochable dans ses mœurs.

M. d’Argenson et lui avaient été amis de jeunesse, et leur liaison ne s’était jamais ressentie de la diversité de leur genre de vie. Il choisit Anvers pour sa résidence. M. d’Argenson l’accueillit en ami, lui ouvrit sa maison, le présenta partout, ne négligea rien pour lui rendre le séjour d’Anvers agréable et reçut, à ce sujet, des avertissements réitérés dont il ne tenait aucun compte.

Ceci constituait déjà, comme on dit en langage diplomatique, une situation fort tendue.

Survint l’affaire de l’octroi d’Anvers. Des malversations avaient été commises dans la gestion de cet octroi. On en accusait, avec raison, les employés ; on en accusait, non sans raison, la négligence du corps municipal, et principalement du maire. M. d’Argenson, après avoir signalé ces désordres, avait demandé la poursuite des concussionnaires, et le remplacement des administrateurs compromis ; mais il avait insisté pour que ce remplacement eût lieu sans bruit, sans éclat, d’abord parce qu’il lui paraissait injuste de faire peser sur eux un soupçon d’improbité, ensuite parce qu’ils appartenaient à la haute société d’Anvers et qu’il avait été très difficile de les rallier au régime impérial. Les poursuivre à outrance, c’était donner des armes à la malveillance. Le gouvernement impérial fut d’un autre avis. Sous prétexte d’éclaircir l’affaire, il ne fut pas fâché de se venger un peu des mécontents. M. d’Argenson s’étant refusé à tout ce qu’on exigeait de lui à ce sujet, la goutte d’eau fit déborder le vase, et, à sa grande satisfaction, il fut révoqué.

On sait ce qu’il en advint.

Les employés de l’octroi et les fonctionnaires municipaux, furent mis en cause pêle-mêle. L’opinion publique prit feu ; le jury acquitta à l’unanimité tous les accusés ; l’empereur, furieux, fit casser par le Sénat la déclaration du jury, et poursuivre les jurés eux-mêmes, acte de prépotence inouï, même sous son règne, mais qui rendu in extremis, c’est-à-dire la veille de sa chute, n’eut d’autre effet que de précipiter le soulèvement de la Belgique, et d’en ouvrir la porte aux alliés.

Pour en finir avec cette digression, je dirai tout de suite ce qu’il advint de tout ceci à M. de Montrond en particulier.

Exilé de Paris, il fut exilé d’Anvers, et relégué à Châtillon-sur-Seine, avec défense d’en sortir. Ennuyé de ce triste séjour, il se procura un passeport pour l’Espagne, sous un nom supposé, fit atteler quatre chevaux de poste à sa voiture de voyage et traversa la France à toute bride, en se donnant pour un grand personnage, chargé d’une mission secrète. Arrivé à Barcelone, où il n’était pas plus en sûreté qu’en France, il s’embarqua de nuit, sur un bateau pêcheur, et chercha un refuge sur la flotte anglaise commandée par l’amiral Keith.

Là, de nouvelles tribulations l’attendaient. Le bruit de son voyage mystérieux était parvenu à l’amiral. On le prit pour le général Mouton, aide de camp de l’empereur, et, dans l’incertitude de ce qu’il venait faire sur la flotte anglaise, on le garda à vue, jusqu’au moment où on aurait reçu de Londres des instructions et pris des renseignements sur sa personne auprès de ses amis en Angleterre. En peu de jours, son esprit, sa bonne humeur gagnèrent le cœur de tous les officiers qui composaient l’état-major du vaisseau amiral et l’équipage entier fit cause commune avec lui contre l’amiral lui-même, si bien qu’un jour, étant à table au dessert, et lorsque la bouteille avait déjà circulé pendant quelque temps, l’amiral, ayant, dans son langage un peu grossier, dit en le regardant : Je tiens que tous les Français sont des coquins sans exception, M. de Montrond répliqua en le regardant en face : Et moi je tiens que tous les Anglais sont des gens comme il faut ; mais je fais des exceptions. L’amiral se le tint pour dit et n’y revint pas.

J’ai parlé du bonheur de ses réparties. Celle-là peut compter au nombre des meilleures et des plus hardies. Les renseignements venus de Londres lui ayant été favorables, il partit pour l’Angleterre, où il est resté jusqu’à la Restauration.

Je reviens à moi-même.

Je passai à Anvers tout le temps que j’eus de libre.

J’y retrouvai M. d’Argenson tout entier à ses occupations ordinaires, mais plus dégoûté que jamais du régime impérial, se préparant à la retraite, et se demandant s’il ne vaudrait pas mieux prévenir un exil forcé par un exil volontaire.

J’y retrouvai ma mère, tout entière à ses préoccupations domestiques, à ses livres, à ses correspondances charmantes, toujours la même, toujours bonne, vive, gaie, d’une égalité d’humeur incomparable, d’une inépuisable conversation, s’intéressant à tout, et renonçant à tout sans le moindre effort. Dans ma première jeunesse, j’ai passé plusieurs hivers seul avec elle, sans un seul instant de vide ni d’ennui. Dans les moments les plus difficiles de ma vie, sa prudence m’a toujours été d’un grand secours. Nous l’appelions, entre nous, madame de Sévigné, et, pour qui l’a connue, il n’y avait là rien de trop.

Je fus bientôt rappelé à Paris.

Je rentrai au conseil d’État avec faculté d’assister aux séances impériales, et je fus, sur ma demande, attaché à l’administration des ponts et chaussées.

M. Molé venait d’être placé à la tête de cette administration. Né en 1780, il n’avait que cinq ans de plus que moi. Sa carrière avait été rapide. Plusieurs causes avaient concouru à le placer promptement hors de pair : son nom d’abord, l’empereur aimait les noms historiques ; la petite société à laquelle il appartenait : j’ai déjà parlé de la petite coterie de M. de Chateaubriand, de M. Joubert, de M. de Fontanes, etc., M. Molé, tout jeune encore, en était l’espérance ; enfin un livre qu’il publia, sous le nom d’Essais de morale et de politique, livre conçu dans l’esprit de réaction ultra-monarchique, qui prédominait à cette époque, mais écrit dans un langage grave et sobre, qui sentait le xviie siècle. Il y avait là beaucoup à reprendre, sans doute, et lui-même a fait, plus tard, très bon marché de son ouvrage. Rien n’y était cependant d’une main vulgaire, et je l’ai fait lire à plus d’un des détracteurs de M. Molé, qui n’ont pu, à leur très grand regret, se défendre de lui rendre quelque justice.

Ce fut M. de Fontanes qui fit connaître à l’empereur le livre et l’auteur ; mais ce fut l’auteur lui-même qui fit, auprès du maître, sa propre fortune.

L’empereur était un grand génie, il était le plus grand des capitaines ; mais il était aussi le plus grand des causeurs. Rien n’égalait, quand il voulait plaire, au dire des connaisseurs qui l’ont approché, la grâce, la variété, la fécondité de sa conversation sur tous les sujets. Le rang suprême n’y gâtait rien sans doute, et donnait du prix aux moindres choses ; mais il y avait là tout autre chose que les moindres choses.

M. Mole était le premier des écouteurs. Il entrait, à ravir, dans la pensée qu’on lui exprimait, l’achevait au besoin, y plaçait son mot à propos. Ses grands yeux pénétrants la saisissaient au passage. Sa figure noble et fine la reflétait dans ses moindres nuances. L’empereur trouvait en lui à qui parler et à qui parler de tout ; il trouvait un approbateur sincère et éclairé de ses vues, qui non seulement les comprenait, mais les reproduisait dans un langage élevé et délicat ; un adversaire naturel de ce qu’il détestait le plus à cette époque, les jacobins et les idéologues ; son génie se trouvait là, pour la première fois peut-être, en bonne compagnie, s’il est permis de parler ainsi, et s’y plaisait ne fût-ce que pour la nouveauté même de la chose.

Aussi M. Molé franchit-il au pas de course tous les degrés : il devint, coup sur coup, auditeur, maître des requêtes, préfet de Dijon, conseiller d’État, directeur général des ponts et chaussées, le tout en moins de trois ans.

Son mérite n’était peut-être pas au niveau de cet avancement sans exemple, mais son mérite était réel. Surpris par la Révolution, s’il n’avait pas fait de fortes études, son esprit était cultivé, il avait lu nos bons auteurs avec goût et avec profit. Sans être laborieux, il était apte aux affaires ; son jugement était sain, son discernement prompt et sûr. Bien qu’il eût à peine trente ans, il imposait au conseil des ponts et chaussées, composé de savants qui ne manquaient pas de bonne opinion d’eux-mêmes. Cette fois encore, la faveur du maître y concourait quelque peu, mais le respect était sincère ; jeunes et vieux, il tenait tous ses subordonnés à distance et répondait parfaitement au dessein, d’ailleurs très sage de l’empereur, de soumettre, dans les services spéciaux, la science appliquée au contrôle du bon sens général. Tout en laissant, dans les pures questions d’art, liberté aux hommes de l’art, il se réservait tout le reste ; transactions, marchés, rapports avec les autorités civiles, avec la propriété privée, etc., etc. ; il chargeait les auditeurs placés près de lui de préparer les travaux sur toutes ces questions mixtes, et de proposer les décisions.

Cela nous donnait une importance réelle, et, à tout prendre, bien méritée.

M. Molé, qui m’avait accueilli avec beaucoup de politesse et de grâce, ne tarda pas à me charger d’une mission délicate. Il existait un différend très vif et très prolongé entre le préfet du département de la Sarthe et l’ingénieur en chef appuyé de l’ingénieur ordinaire. L’un était vivement soutenu par le ministre de l’intérieur, l’autre par le conseil des ponts et chaussées tous les efforts faits, soit pour éclaircir, soit pour apaiser le différend avaient été vains. M. Molé me donna pour instructions, en m’envoyant sur les lieux, de visiter avec soin l’état des travaux dans tout le département, comme si c’eût été là l’unique but de ma mission, et d’instituer, à l’insu des deux parties contendantes, une enquête confidentielle, en ne m’adressant qu’à des personnes sûres et bien placées pour savoir le fond des choses.

Ces personnes-là, il fallait les trouver moi-même, et ne pas me laisser pénétrer par elles.

Je passai plusieurs semaines dans le département de la Sarthe. Je parcourus les routes en tous sens, je fréquentai la société du Mans, et ne revins à Paris qu’après avoir recueilli toutes les informations désirables, et préparé la solution de la difficulté en remontant à son origine.

On trouvera dans mes papiers la minute de ma correspondance avec M. Molé, qui m’a plus d’une fois reparlé de cet affaire, durant le cours des événements qui nous ont plus tard, et tour à tour, rapprochés et séparés.

Revenu à Paris, je suivis avec assiduité les séances du conseil d’État. L’empereur le convoquait à Saint-Cloud ; il fallait quelque attention pour n’y point manquer : tantôt la convocation était à sept heures du matin, tantôt à une heure après-midi et les séances duraient quelquefois jusqu’à la nuit.

Les principales discussions dont j’ai gardé le souvenir avaient pour objet, à cette époque, l’organisation de la Hollande en départements français. Après avoir cédé à son frère le Brabant hollandais, la Zélande et la Gueldre, le roi Louis avait enfin pris son parti ; il avait abdiqué en faveur de son fils ; et la Hollande avait été d’abord occupée par les armées françaises, puis réunie à la France.

Appelés à siéger au conseil d’État, et à prendre part à la métamorphose de leur pays, les personnages les plus considérables de la Hollande portaient, dans ces discussions, le bon sens, la fermeté et le sang-froid de leur caractère national ; ils résistaient, par d’excellentes raisons, à la pédanterie bureaucratique et tracassière qu’on s’efforçait de substituer à leurs habitudes locales ; ils opposaient le fond à la forme, la probité traditionnelle aux précautions compliquées, l’appréciation sensée aux chiffres et aux colonnes de la statistique. L’empereur leur donnait habituellement gain de cause et n’épargnait pas les sarcasmes à ses conseillers ordinaires. Il ne se lassait pas de leur répéter que, dans l’administration hollandaise, tout était fondé sur la présomption d’honnêteté et de bon sens, et tout, dans la nôtre, sur la présomption de sottise et de fraude.

Néanmoins, et malgré le poids de l’approbation impériale, ce fut, de guerre lasse, notre administration qui l’emporta.

Ces graves discussions n’étaient point interrompues par les faustissimœ nuptiœ de l’empereur. Il faisait face à tout. Nous marchions de fête en fête, comme d’affaire en affaire. Étranger, par l’infériorité de ma position, à l’événement dont ces fêtes célébraient la bienvenue, je n’y figurais qu’en simple spectateur ; mais, jeune, curieux, lancé dans le monde officiel, j’étais à peu près de toutes.

Un matin, c’était, je crois, à Compiègne, la foule se pressait dans la galerie ; l’empereur la traversait, tantôt en se dandinant comme un prince de vieille roche, tantôt à pas brusques et saccadés ; chacun se rangeait et faisait la haie ; par un concours de circonstances tout à fait involontaire, je me trouvai bon gré mal gré au premier rang. Il remarqua mon humble uniforme, au milieu de tant de cordons et d’habits brodés, vint droit à moi, et me demanda mon nom ; je le lui dis ; il m’adressa alors quelques mots avec un sourire bienveillant sur mon séjour dans les provinces illyriennes, et s’éloigna, content je le suppose, d’avoir fait, in anima vili, preuve d’omniscience et d’ubiquité. Cela fut fort admiré.

J’assistai, comme tant d’autres, au bal de sinistre augure que le prince Schwartzenberg donna à l’empereur fraîchement divorcé et à la nouvelle impératrice. Je les vois encore assis, côte à côte, sur deux petits trônes contigus, au fond d’une salle en bois, construite à la hâte, mais splendidement décorée, et adossée, tant bien que mal, au salon du pavillon Montesson faisant le coin des rues du Mont-Blanc et de Provence. L’empereur était radieux ; encore plus l’impératrice, princesse un peu épaisse, de bonne mine, haute en couleur, et, selon toute apparence, bien constituée : c’est du moins l’éloge que lui donne, à plusieurs reprises, l’illustre et national historien de cette époque encore illustre, mais déjà fort peu nationale, si le bonheur de notre pays et son avenir sont comptés pour quelque chose.

On sait quelle part avait eu l’orgueil dans le choix impérial ; la fille des Césars était de meilleure maison qu’une princesse de Russie ; on sait quelle part avait eu la vanité dans l’ordre et la pompe des cérémonies ; on s’était réglé trait pour trait sur le cérémonial suivi au mariage de Louis XVI, que l’empereur appelait souvent son prédécesseur, et quelquefois son pauvre oncle ; on avait transcrit mot pour mot le contrat de mariage de l’infortunée Marie-Antoinette ; afin que rien n’y manquât, on avait consulté gravement M. de Dreux-Brézé, le grand-maître de 1789, le Dreux-Brezé de Mirabeau, lequel avait répondu gravement et de point en point. La Providence, hélas ! se chargea de pousser jusqu’au bout la contrefaçon, et, catastrophe pour catastrophe, d’égaler pleinement la copie à l’original.

Il était onze heures et demie, j’avais pris poste près de la porte principale, dans un angle de la salle ; je regardais vaguement le bal, comptant, je ne sais pourquoi, le nombre des issues ménagées de trois côtés, me rappelant, je ne sais non plus pourquoi, que, l’avant-veille, au bal de l’hôtel des Invalides, toute la compagnie était renfermée dans une cage de bois, bien close de toutes parts, en sorte que, si le feu y avait pris, personne n’eut échappé, lorsque, levant les yeux au plafond, je vis une guirlande qui le décorait s’enflammer tout à coup ; je vis, je vois encore Castellane, mon compagnon d’enfance, hissé sur ses grandes jambes, étendant ses grands bras pour arracher le brandon fumant ; je vis, je vois encore l’empereur, avec le coup d’œil et la décision des champs de bataille, saisissant le bras de l’impératrice, l’entraînant d’un pas rapide mais égal et mesuré, indiquant de la main qui lui restait libre les différentes issues aux effarés, qui criaient sans bouger de place, et descendant, en se retournant pour contempler l’étendue du mal, le petit escalier qui conduisait au jardin.

Bien lui en prit, de n’avoir pas hésité ; car à peine son pied avait-il touché le gazon, que tous les lustres tombaient avec un fracas épouvantable du plafond sur le plancher ; à peine avait-il franchi le dernier jardin que l’escalier lui-même croulait sous le poids des fuyards.

Je vis, je vois encore le pauvre prince Kourakin, perclus de goutte, couvert de diamants, rouler son énormité sous les décombres, et le général Hulot, le frère de la maréchale Moreau, employant à l’en dégager le bras qui lui restait. J’entends encore les cris déchirants des victimes, et les cris non moins déchirants peut-être des amis, des parents qui s’appelaient mutuellement, et se cherchaient dans l’obscurité des bosquets, à la lueur des lampions. Je vois encore, ce à quoi je ne me serais pas attendu, M. de Chauvelin se frappant la tête contre les arbres, et poussant des gémissements lamentables, de désespoir de ne pas retrouver madame de Chauvelin, qui ne paraissait pas d’ordinaire lui tenir tant au cœur.

Trois quarts d’heure se passèrent dans cette mêlée, tant à transporter les personnes à demi brûlées dans l’hôtel de M. Regnault de Saint-Jean d’Angely, situé rue de Provence, en face du jardin, qu’à remettre les têtes perdues, et à consoler les affligés, lorsque nous vîmes revenir l’empereur, serré dans sa redingote grise, le petit chapeau droit sur la tête, suivi si j’ai bonne mémoire du grand maréchal Duroc et du duc de Rovigo.

Il avait conduit l’impératrice jusqu’à l’extrémité des Champs-Élysées ; arrivé là, il l’avait laissée s’acheminer seule vers Saint-Cloud.

Il se dirigea, sans regarder ni à droite ni à gauche, et sans proférer un seul mot, vers les décombres fumantes de la salle, et, là, je le perdis de vue, beaucoup d’autres étant plus pressés que moi de voir et de se montrer. On m’a conté, sur place, que ce fut sous ses yeux que le cadavre de la pauvre princesse de Schwartzenberg fut retrouvé, calciné, réduit à la taille d’un enfant de six ans, et reconnu au collier de diamants qui avait résisté à l’incendie. Elle était, selon toute apparence, entrée ou rentrée dans la salle embrasée pour y chercher sa fille, et le plancher qui couvrait un petit bassin mis à sec pour établir la salle s’était enfoncé sous ses pieds. Cette fille qui lui coûta la vie, nous l’avons tous connue, soit à Paris, soit à Londres ou à Vienne ; c’était une personne aimable et instruite, mais qui n’a brillé que peu de temps dans la société dont elle était l’ornement.

L’empereur ne resta guère plus d’une heure à parcourir le théâtre de cet effroyable désastre, donnant, selon l’occasion, des instructions, des consolations et des conseils. On a souvent répété qu’après son départ, et lorsque la foule des invités, tant éclopés que sains et saufs, se fut écoulée, les attachés de l’ambassade et leurs amis se mirent à table, et passèrent gaiement le reste de la nuit à se régaler du souper. Resté fort tard en ce lieu de désolation, je n’ai rien vu de pareil, et je suis convaincu que c’est l’un de ces embellissements obligés des grandes catastrophes, dont se repaît, faute de mieux, la malignité publique.

Je rentrai chez moi vers trois heures du matin. Je demeurais alors rue de la Madeleine, au coin de la rue de la Ville-l’Évêque, dans une maison adossée à un chantier qui n’existe plus. Les scènes terribles auxquelles je venais d’assister me poursuivaient dans mon sommeil, ou plutôt dans cet assoupissement nerveux qui suit les grandes agitations, et qui n’est ni le sommeil ni la veille ; au point du jour, je m’endormis tout à fait, et ne tardai pas à me réveiller en sursaut : je rêvais ce que j’avais vu, quelques heures auparavant, sauf la différence du rêve à la réalité ; il me semblait que le plafond de la salle de bal s’écroulait sur ma tête ; c’était une des piles de bois du chantier voisin qui dégringolait à grand bruit ; je me jetai hors de mon lit, tout trempé d’une sueur glacée.

Ce triste événement mit un terme aux réjouissances publiques, et livra, sans aucun mélange d’illusions, les esprits clairvoyants aux inquiétudes que faisait naître l’approche d’une guerre avec la Russie, dont le mariage autrichien était le prélude, et celle plus inévitable encore d’un schisme au sein de l’Église.

On sait, en effet, qu’à six ans de distance du Concordat, l’un des deux auteurs de ce monument de haute sagesse tenait l’autre en prison et au secret. Le pape, à Savone, ne voyait que ses geôliers on lui avait retiré papier, plumes, encre et crayons. On sait que le pape, usant à bon droit de représailles, refusait d’instituer vingt-deux évêques nommés par l’empereur, et défendait aux chapitres des diocèses d’admettre ces évêques, ne fût-ce qu’à titre de simples vicaires capitulaires.

L’orage qui grondait de ce côté ne tarda pas à fondre sur la tête de M. Portalis.

Son crime était de n’avoir point ignoré ce que personne n’ignorait, à savoir qu’il existait un bref, lequel interdisait au chapitre de Paris de recevoir le cardinal Maury, et de n’avoir pas ignoré non plus ce qu’il n’était pas difficile de deviner, à savoir que ce bref était entre les mains de l’abbé d’Astros, premier vicaire capitulaire. M. Portalis, en sa qualité de directeur général de l’imprimerie et de la librairie, n’avait ni à rechercher ni à poursuivre un écrit qui n’était pas destiné à l’imprimerie ; mais, comme il était proche parent de l’abbé d’Astros, ce fut lui qui devint le bouc émissaire de la colère impériale.

Cette colère jugea à propos d’éclater le 2 ou le 3 janvier 1811. Elle n’avait rien d’imprévu. On s’y attendait, le Conseil d’État en devait être le théâtre ; aussi, en se réunissant, chacun parlait bas à son voisin ; on faisait, tout au plus, semblant de discuter. L’empereur entra, à l’heure accoutumée. Je ne dirai point que son visage était sévère, je dirai plutôt qu’il portait sur son visage un masque de sévérité ; tout était joué dans la scène qu’il préparait.

Il s’assit, prit son binocle, et en dirigea les deux branches sur M. Portalis. Cela fait, il appela sur l’ordre du jour une première affaire, et la mit en discussion, interrogeant pour qu’on lui répondît.

Après avoir renouvelé ce jeu plusieurs fois, comme un chat qui guette une souris avant de lancer sur elle sa griffe, il se tourna vers l’archichancelier, et lui demanda si M. Portalis était là. Celui-ci s’étant incliné affirmativement, il s’élança sur sa victime, comme un oiseau de proie, et la secoua, pour ainsi dire, pendant plus d’une heure et demie, sans lui laisser ni le temps de répondre, ni presque celui de respirer. Enfin, quand son vocabulaire d’invectives fut épuisé, et que l’haleine lui fit défaut, il termina par cette apostrophe foudroyante :

— Sortez de mon conseil, que je ne vous revoie plus ; retirez-vous à quarante lieues de Paris.

Le pauvre M. Portalis, qui n’avait pu saisir un intervalle pour placer deux mots, ne se le fit pas dire deux fois ; il sortit, à pas pressés, laissant sur sa petite table un portefeuille à demi-ouvert et son chapeau.

Durant le cours de l’allocution impériale, tout le conseil resta muet et consterné. Deux de ses membres, je le rappelle à leur honneur, eurent le courage, et il en fallait pour cela, d’intervenir dans cette fable du loup et de l’agneau. Ce furent M. Pasquier et M. Regnault de Saint-Jean d’Angely.

M. Pasquier, récemment nommé préfet de police, aurait été le vrai coupable, s’il y avait eu le moindre tort de la part de personne ; il ne craignit point de le rappeler ; M. Regnault se porta au secours du faible par esprit de justice et par bonté naturelle. Cela lui arrivait assez souvent.

M. Pasquier, que j’ai connu dès cette époque (il m’avait offert très obligeamment, lors de ma mission dans le département de la Sarthe, une lettre pour son frère, sous-préfet à La Flèche), était alors dans la force de l’âge. Né en 1767, il avait environ quarante-quatre ans. Héritier d’un nom illustre dans la magistrature, nom qu’il a dignement soutenu, il était entré au Parlement au moment où la turbulence de M. l’abbé Sabathier et de M. d’Esprémesnil préludait aux orages de la Révolution ; mais il n’avait figuré ni dans l’Assemblée constituante, ni dans l’Assemblée législative. Poursuivi pendant la Terreur, il échappa grâce à la protection discrète d’un conventionnel de quelque renom, Levasseur (de la Sarthe), chirurgien de sa famille, et, s’il finit par être arrêté, ce fut assez tard pour trouver son salut dans l’événement du 9 thermidor. Il m’a conté plus d’une fois que, durant ces temps effroyables, il avait assisté volontairement et malgré lui tout ensemble au supplice de Louis XVI.

– Je demeurais obscurément, m’a-t-il dit, à l’extrémité du boulevard, tout près de l’emplacement qu’occupe aujourd’hui l’église de la Madeleine. Je vis s’avancer lentement la fatale charrette ; j’entendis les vociférations de la populace qui l’accompagnait. C’était un bruit généralement répandu, qu’avant l’exécution, un effort serait tenté pour délivrer l’auguste victime. Je n’y croyais pas mais, à tout hasard, je descendis et je me mêlai à la foule. Une fois entré dans le torrent, il ne me fut plus possible de m’en dégager. Je fus entraîné d’abord, puis porté en quelque sorte, très près de l’échafaud dressé à l’entrée des Champs-Élysées. Je n’entendis ni les paroles prononcées par le roi, ni son dialogue avec l’abbé Edgeworth ; mais, en promenant mes regards sur la foule qui poussait des clameurs féroces, je crus remarquer sur les visages plus de terreur que de fureur. Quand l’exécuteur des hautes-œuvres leur montra la tête sanglante, toute cette foule qui couvrait la place depuis la rivière jusqu’au Garde-Meuble, fit entendre comme un seul homme un seul cri : Vive la nation ! et se dispersa à toutes jambes. Quelques minutes après, il n’y avait plus sur la place, que le bourreau et son cortège.

Resté simple particulier sous la République conventionnelle et sous la République directoriale, M. Pasquier était sur le point d’entrer au conseil d’État dans la dernière année du Consulat, lorsque le meurtre du duc d’Enghien le détourna de tout effort pour y parvenir. Quelques années plus tard, il fut nommé maître des requêtes, et bientôt, comme M. Mole, il s’éleva, grâce à son nom et à son mérite personnel, au rang de conseiller d’État ; l’empereur à cette époque ayant eu l’heureuse idée de changer le caractère de la préfecture de police, d’en faire une institution toute politique, une institution municipale, il insista pour confier cette réforme à M. Pasquier, et certes, il ne pouvait mieux choisir.

Plus âgé que M. Pasquier, M. Regnault était, comme lui, bon et obligeant pour moi. Issu d’une famille pauvre, mais honorable, dans la très petite magistrature, il avait été élevé, dans la maison du président de Saint-Fargeau, avec le trop fameux Michel Lepeletier. Devenu, d’avocat, membre de l’Assemblée constituante, s’il avait pris rang dans le parti libéral, il n’avait donné dans aucun excès. Au 10 août, il avait figuré parmi les défenseurs du roi, au 13 vendémiaire, parmi les adversaires de la Convention ; rapproché, par le cours des événements du général Bonaparte durant la campagne d’Italie, et au début de celle d’Égypte, il avait activement concouru au 18 brumaire. Entré au conseil d’État, sa rare capacité, son instruction variée et sa facilité d’élocution, l’avaient porté rapidement à la présidence de la section de l’intérieur et aux fonctions de secrétaire d’État de la famille impériale. L’empereur, qui l’aimait et en faisait grand cas, l’aurait nommé certainement ministre de l’intérieur, s’il ne s’était défié de la société dont M. Regnault se laissait entourer.

Je n’ai connu de cette société que la partie ésotérique, si j’ose ainsi parler, celle qui se réunissait le soir chez madame Regnault, personne bien née, belle, élégante, et fort de la cour. C’était une réunion très mêlée, où se rencontraient familièrement des hommes publics, des hommes d’affaires, des gens du monde, des gens de lettres, des femmes à la mode comme madame Regnault elle-même, spirituelles comme madame Hamelin et madame Gay, mais où, il faut bien en convenir, on voyait, selon la remarque malicieuse d’un écrivain très moderne, plus d’hommes que de maris.

Je fréquentais cette maison, comme tous mes collègues du Conseil d’État ; je fréquentais également la société de madame Hamelin et de madame Gay, dont on peut dire, sans rien exagérer, qu’elles ressemblaient de tous points à celle de madame Regnault ; j’y voyais habituellement beaucoup d’hommes dignes d’être connus, entre autres Népomucène Lemercier, avec lequel je suis resté lié. C’était un des caractères les plus honorables et des esprits les plus originaux de son temps.


III


1811


Je passai les premiers mois de 1811 à Paris, travaillant un peu, moins que je ne l’aurais désiré, étudiant un peu, moins que je n’aurais dû, livré modérément aux distractions du monde officiel et du monde proprement dit, préférant, néanmoins, les causeries de tous les jours, dans les mêmes maisons, avec les mêmes personnes.

Les deux maisons où je terminais habituellement mes soirées étaient celle de madame de la Grange, et celle de madame Esménard.

Madame de la Grange était fort âgée, amie intime de madame de Menou, belle-mère d’une de mes sœurs ; je lui avais été présenté dès mon entrée dans le monde. J’étais presque un enfant de la maison.

Sa famille était nombreuse.

Son fils aîné était général de division ; il avait eu le bras gauche emporté à la bataille d’Essling. Il avait épousé la veuve de l’infortuné Suleau, massacré au 10 août ; elle était fille d’un peintre assez connu en son temps. C’était une personne belle, aimable et bonne. Le cours des événements et la diversité des sentiments politiques nous ont, à mon grand regret, séparés sous la Restauration.

Le second fils de madame de la Grange était colonel. Il a épousé la fille du prince de Beauvau. C’est moi qu’il chargea de la demander pour lui en mariage.

Son troisième fils, alors aide de camp du prince de Neufchâtel, est devenu depuis général de division. Il est aujourd’hui sénateur.

Son quatrième fils, parvenu au grade de colonel, avait quitté la carrière militaire pour devenir secrétaire d’ambassade, et s’était marié à Vienne.

Madame de la Grange, enfin, avait une fille très aimable et d’un esprit très cultivé ; elle était, à cette époque, dame d’honneur de la reine de Naples, et a épousé depuis le colonel Carrière, l’un de mes bons amis.

J’avais connu, de bonne heure, madame Esménard. C’était son mari qui m’avait conduit chez elle, et j’avais fréquemment rencontré celui-ci dans le monde littéraire ; il avait de l’instruction, un talent réel en poésie, un esprit distingué, quoique un peu lourd. J’ignore à quelle famille appartenait madame Esménard, mais c’était une personne d’un caractère élevé, d’une grande égalité d’âme et d’humeur, et d’un commerce sûr ; elle avait alors trois filles, très jeunes : la dernière est aujourd’hui chanoinesse en Bavière ; elle recevait une société assez limitée de gens d’esprit et de gens de lettres. J’y ai connu M. de Rossel, le compagnon de voyage d’Entrecasteaux. Je note ici, en passant, que j’y ai rencontré un homme qui, depuis, a presque joué un rôle dans les premiers moments de la révolution de Juillet, sous le nom, emprunté je crois, de général Dubourg.

Je me serais assez bien trouvé de mon séjour à Paris et de ma position expectante, si je n’avais pensé qu’à mon agrément personnel, mais je voyais mes camarades avancer, les uns après les autres, sans qu’il fût question de moi, dont cependant on s’accordait à dire quelque bien, lorsqu’un soir, entrant dans le salon de M. de Bassano, où j’étais admis par exception, je vis le maître du logis venir à moi d’un air à la fois embarrassé et impérieux ; il m’annonça que j’avais été nommé, le matin même, pour faire partie d’une escouade d’auditeurs que M. le baron Dudon, nouveau maître des requêtes, emmenait à l’armée du Nord, en Espagne puis il s’éloigna sans attendre ma réponse.

Je restai sous le coup.

Ce n’était point une disgrâce ; je n’étais point de taille à me dire disgracié, mais c’était un vrai dégoût.

Mes compagnons d’exil étaient tous ou presque tous mes cadets. Notre chef, la veille encore, était notre égal. L’Espagne était une mission de rebut, odieuse par le métier qu’on y faisait, périlleuse très souvent, détestée de tout le monde, abandonnée à son mauvais sort dans la pensée impériale, mission dont il n’y avait ni retour à prévoir, ni avancement à espérer.

Je trouvai ma nomination en rentrant chez moi, et je passai la nuit à délibérer sur le parti que j’avais à prendre.

Je pouvais réclamer, je pouvais faire valoir mon ancienneté et mes services, mais j’étais irrité ; il me répugnait de rien demander, de rien laisser demander pour moi.

Je pouvais donner ma démission, mais la mission étant laborieuse et périlleuse, je craignais qu’on ne se méprît sur mes motifs.

Tout balancé, je trouvai plus digne et plus sage de partir sur-le-champ, sans même attendre mon ordre de départ, sans prendre congé de mes chefs, sans me plaindre de rien, de payer de ma personne, autant qu’il me paraîtrait nécessaire pour mettre mon bon renom à couvert, puis de donner ma démission, si l’on persistait à refuser de me rendre justice.

Je fis mes préparatifs à la hâte, et sans mot dire. Je partis sans revoir M. de Bassano, sans revoir M. l’archichancelier, ni M. Mole, sans même aller voir M. Dudon ; je m’arrêtai aux Ormes pour dire adieu à ma mère, et j’en repartis dès que je sus M. Dudon en route pour notre destination commune.

J’étais, en passant, au théâtre de Bordeaux, le jour où l’on vint annoncer, entre les deux pièces, la naissance du roi de Rome, et je remarquai, non sans quelque satisfaction maligne, qu’en dépit des efforts et des précautions de la préfecture, l’événement était froidement accueilli par quelques rares applaudissements. Mes sentiments personnels étaient à l’unisson.

Arrivé à Bayonne, j’appris que M. Dudon était déjà reparti en se faisant donner une escorte de poste en poste. N’ayant aucun droit d’en exiger autant, je fus réduit à séjourner jusqu’à la plus prochaine formation d’un convoi.

Je restai à Bayonne environ quinze jours. Durant ce temps, mes camarades d’exil arrivèrent, et nous fîmes connaissance.

Le plus distingué d’entre eux était Pépin de Bellisle. C’était un esprit rare et un noble cœur. Il était, au vrai, bien plus à plaindre et bien plus maltraité que moi ; son frère aîné, auditeur comme lui, avait été scié, entre deux planches, à Santarem près de Lisbonne. Il était plus que dur, assurément, de ne s’en être pas souvenu, en dressant la liste des jeunes gens qu’on envoyait à pareille fête.

Après lui, venait Frochot, le fils unique du préfet de Paris, jeune homme de grande espérance, riche en qualités brillantes et en sentiments élevés, mais un peu enfant gâté, prompt à la colère et d’un caractère assez méfiant.

Je me liai intimement avec l’un et l’autre. Je fis amitié avec tous. O’Donnell, l’élève chéri de mon cousin Alexandre de Lameth Dutilleul, beau-frère de M. Mollien, ministre du trésor ; Duval de Beaulieu, jeune Belge qui, depuis, a joué dans les affaires de son pays, le rôle le plus honorable ; Fargues, fils du sénateur de ce nom ; Saint-Chamans, frère du général connu par sa noble conduite aux journées de Juillet, me témoignèrent, dès l’abord, une bienveillance que je leur rendis, et qui ne s’est jamais démentie.

Montléar ne nous resta qu’un instant ; il était, dès cette époque, marié, de la main gauche, à la princesse de Carignan, mère du futur roi de Sardaigne, et ce mariage, rendu public, lui valut un prompt retour.

Lorsque le moment fut venu d’expédier un convoi, pour lequel il était de règle de préparer une escorte de poste en poste, nous nous mîmes en route, à cheval, au petit pas, suivant une longue file de voitures, et disputant au reste du convoi les très mauvais gîtes qu’offrait un pays dévasté depuis cinq ans.

Je ne dirai rien de l’aspect de ce pays, sinon que la Biscaye me parut riante, et les deux Castilles bien arides ; mais, comme il nous était interdit de nous écarter de la route bordée par notre escorte, sous peine d’être enlevés par les insurgés et livrés à la torture, je ne vis pas grand’chose, en supposant qu’il restât quelque chose à voir, à travers les décombres de tant de villages incendiés. Nous cheminâmes environ quinze jours, y compris un séjour de vingt-quatre heures à Vittoria, et un autre séjour de pareille durée à Burgos ;nous atteignîmes enfin Valladolid ; c’était là que le maréchal Bessières avait établi son quartier général. M. Dudon nous y avait précédés et nous y attendait.

Le maréchal Bessières, tué depuis (en 1813) à la bataille de Lutzen, était grand, sec, un peu voûté, les cheveux plats et poudrés, l’abord froid et poli. Comme tous les militaires, il ne voyait pas de trop bon œil les auxiliaires civils qu’on lui envoyait, et préférait ses commissaires des guerres ; il nous reçut pourtant assez bien.

M. Dudon, alors âgé de trente-cinq ans, tout au moins, appartenait à une bonne famille du parlement de Bordeaux ; il avait commencé sa carrière dans la magistrature, comme substitut ; au Conseil d’État, comme auditeur. Il lui était arrivé, dans ces deux fonctions, deux malheurs de genres différents. Portant la parole dans un procès en séparation célèbre et scandaleux, il avait conclu en faveur de la femme, et l’avait épousée plus tard ; elle était plus âgée et plus riche que lui. Chargé, comme auditeur, du portefeuille, en 1806, il l’avait perdu en route, et, pour ne pas se présenter au quartier général les mains vides, il était venu à Paris, conter à l’archichancelier, qui lui voulait du bien, sa triste aventure.

Ces deux événements l’avaient perdu de réputation, le premier dans la magistrature, le second dans le Conseil ; de telle sorte qu’après sept ou huit ans de travaux, il en était toujours au même point. Ce ne fut qu’à grand’peine, et en acceptant avec empressement une mission dont personne ne voulait, qu’il obtint d’être nommé maître des requêtes. C’était néanmoins un homme instruit, intelligent, actif, décidé, et d’un commerce agréable. Je ne sais s’il a mérité les reproches qui lui furent adressés plus tard, et dans des circonstances très différentes. Tout le temps où j’ai servi sous ses ordres, je puis rendre témoignage à l’intégrité de son administration.

Dès le lendemain de notre arrivée, il s’entendit avec le maréchal Bessières pour répartir entre nous les emplois vacants.

Le territoire occupé par l’armée du Nord était divisé en cinq gouvernements, portant les numéros 3-4-5-6-7.

Le troisième comprenait la province de Navarre ;

Le quatrième, les provinces de Biscaye, d’Alava, de Guipuscoa et de Santander ;

Le cinquième, les provinces de Burgos et de Soria ;

Le sixième, les provinces de Valencia, de Vallaadolid, de Léon, de Toro et de Zamora ;

Le septième, les provinces de Salamanque et de Ciudad-Rodrigo.

Ce vaste démembrement de la monarchie espagnole était, si je ne me trompe, réservé in petto imperiale à devenir partie intégrante de la monarchie française ; on se proposait de le diviser bientôt en départements.

C’était par ce motif qu’un décret du 15 janvier 1811, développé dans une série d’instructions détaillées, avait placé à la tête des cinq gouvernements, sous les ordres du maréchal Bessières, un intendant général, assisté d’un nombre indéterminé d’auditeurs, et donné à cet intendant général la haute main même sur l’administration militaire ; les cinq gouvernements étaient également soumis (sur le papier, à la vérité) aux formes de l’administration française.

Nous fûmes distribués sur le territoire ainsi qu’il suit :

Pépin de Bellisle envoyé comme intendant à Santander ;

O’Donnell, à Vittoria ;

Fargues, à Burgos, où il fut depuis remplacé par Feutrier ;

Patry, dans les Asturies ;

Saint-Chamans, à Palencia ;

Mahé de Villeneuve, à Léon ;

Gaultier, à Soria ;

Gossuin, à Toro.

Nous restâmes à Valladolid, savoir :

Duval de Beaulieu, comme intendant ;

Moi, comme secrétaire général ;

Dutilleul, comme chef de la comptabilité sous son frère, alors receveur général ;

Frochot, comme attaché à l’intendance générale.

M. Bessières, parent du maréchal, conserva l’intendance de Navarre.

Les logements n’étaient pas rares à Valladolid, car la ville était abandonnée de ses principaux habitants. Je m’établis d’abord dans un appartement très vaste, très convenable et très peu dispendieux ; situé sur la grande place de la ville ; mais je n’y restai pas longtemps. Deux jours après mon installation, en me levant de bon matin et en mettant la. tête à la fenêtre, j’eus pour premier coup d’œil un pauvre prêtre que l’on pendait à la façon du pays, c’est-à-dire en l’asseyant sur une chaise et en lui passant autour du cou une corde que l’on serrait à l’aide d’une manivelle. Il y en avait huit autres au pied de l’échafaud, disant leurs prières et attendant leur tour. Je me reculai avec horreur, et, dans la journée même, j’avais fait mon déménagement.

Nous nous établîmes, Frochot et moi, dans une maison entièrement abandonnée ; nous y fîmes, réparer les portes et les fenêtres, construire des cheminées, installer un mobilier suffisant, de telle sorte que les propriétaires, lorsqu’ils sont rentrés, ont dû la trouver en bien meilleur état qu’à leur départ.

Il n’existait à Valladolid aucune société ; nulle maison ne nous était ouverte ; point de spectacle ; personne aux promenades. Nous vivions entre Français. Heureusement l’état-major du maréchal était composé d’hommes distingués et dont plusieurs m’étaient connus : le général César Delaville, Piémontais, d’un esprit cultivé et d’un noble caractère ; Adrien d’Astorg, Auguste de Forbin, connu par son talent pour la peinture et ses succès dans le monde. Au moment dont je parle, il était détaché à l’armée de Portugal.

Le maréchal avait toujours aimé à s’entourer de gens de condition ; il les traitait avec politesse, mais sans se départir en rien de sa dignité. Je tiens de M. de Montrond qu’un jour, dînant chez lui à Anvers, il lui demanda la permission de faire asseoir au bout de sa table un de ses officiers d’ordonnance. Cet officier, c’était le duc de la Force, alors âgé de cinquante ans et n’ayant conservé d’autre bien que son épée.

Tous nos divertissements se réduisaient à quelques excursions à portée de fusil de la ville, quand notre gouverneur, le général Kellermann, nous le permettait, ce qui était rare et pour cause ; à quelques promenades à cheval sur les remparts ; enfin à quelques promenades à pied le long des rives du Duero, dans l’intérieur même de la ville. Encore n’était-ce pas tout à fait un plaisir sans risques ; car, un soir, étant couchés sur l’herbe, nous entendîmes tout à coup siffler des balles à nos oreilles ; c’était un petit groupe d’insurgés qui tiraillait sur nous de l’autre bord.

Restait le travail.

Il n’était pas excessif, mais il n’avait rien d’attrayant.

Nous étions dans l’une des régions les moins maltraitées de l’Espagne, à quelque distance du théâtre de la guerre ; le territoire était placé sous un régime mixte, où les rigueurs de l’administration militaire étaient tempérées par le concours et le contrôle d’une administration civile ; dans le dessein occulte de le réunir à la France, nos chefs avaient pour instructions de le ménager. Le maréchal Bessières était froid sans être dur, et sévère sans être cruel ; M. Dudon, et nous tous ses auxiliaires, nous mettions notre point d’honneur à protéger, autant qu’il dépendait de nous, les habitants ; à leur assurer, autant qu’il dépendait de nous, les garanties inhérentes aux formes de l’administration française. Quelques efforts que nous fissions, néanmoins, il ne nous était guère possible d’échapper aux funestes nécessités de l’époque et du pays.

J’ouvre, au hasard, le registre des arrêtés rendus par le maréchal Bessières, du 11 avril, date de notre installation, au 15 juillet, date de son départ, registre dont j’ai gardé copie, et j’y trouve pèle-mêle, des actes tels que ceux-ci :

« 1° Considérant que la présence des brigands dans les partidos de Cevica del Torre et de Penafiel est favorisée par la plus grande partie des habitants :

» Il sera frappé une contribution extraordinaire de 400 000 réaux sur le partido de Cevica del Torre, province de Palencia, et de 300 000 réaux sur le partido de Penafiel, province de Valladolid.

» Ces contributions seront payées sans délai.

» 2° Considérant que le refus des habitants de Valladolid de fournir les denrées dont nous avons ordonné la réquisition par notre ordre du 26 mars, compromet le salut de l’armée ;

» Que ce refus n’est pas occasionné par la rareté des grains, mais par la malveillance des habitants ;

» Que, dans de telles circonstances, il devient nécessaire de rendre responsables ceux qui, par leur position, leur fortune et la considération dont ils jouissent parmi le peuple, ont le plus d’influence sur leur esprit (sic) ;

» Il est frappé une contribution extraordinaire d’un million de réaux sur la ville de Valladolid.

» Cette contribution sera répartie ainsi qu’il suit :

» 500 000 réaux sur le commerce.

» 250000 réaux sur le clergé.

» 250 000 réaux sur les habitants.

» Ces sommes seront payées dans les cinq jours du présent arrêté ;

» L’intendant général nous présentera une liste des cinquante personnes, prises parmi les plus aisées de toutes les classes, lesquelles seront obligées de faire l’avance de la contribution, sauf leur recours contre qui il appartiendra, sous peine d’y être contraintes par voie d’exécution militaire. »

Suit un autre arrêté du 27, qui dresse la liste des cinquante.

« 3° Vu les différents rapports sur la conduite du clergé de la province d’Alava ;

» Tous les chanoines de l’église cathédrale de Vittoria, tous les ex-moines résidant dans la province d’Alava et tous les ecclésiastiques dont la conduite ne peut être un sûr garant de la pureté de leurs principes, et de leur attachement au gouvernement, seront mis, sur-le-champ, en état d’arrestation.

» 4° Considérant que les mesures de clémence par lesquelles nous nous étions flattés de ramener le peuple à la soumission n’ont eu pour résultat que d’accroître le nombre des insurgés et des partisans (sic) ;

» Il sera formé, par les soins des municipalités dans les villes, et des chefs de justice dans les villages, une liste de tous les individus qui ont quitté leur domicile, et qui n’habitent pas dans les lieux occupés par les troupes françaises.

» Tous ces individus seront obligés de rentrer dans le délai d’un mois ; passé lequel ils seront réputés faire partie des bandes d’insurgés et tous leurs biens seront confisqués. Il est défendu à tous les fermiers ou débiteurs, à quelque titre que ce soit, de se libérer ailleurs qu’entre les mains des administrateurs des domaines nationaux.

» Les pères, mères, frères, enfants et neveux de ces individus, sont déclarés responsables, tant sur leurs biens que sur leurs personnes, de tout acte de brigandage commis par les insurgés.

» Si quelque habitant est enlevé de son domicile, on arrêtera, sur-le-champ, trois des parents les plus proches d’un brigand, pour servir d’otages ; si cet individu est mis à mort par les bandes, les otages seront fusillés, sur-le-champ, sans autre forme de procès.

» Tout individu qui s’absentera de sa commune pendant plus de trois jours, à dater de la publication du présent arrêté, sans permission, sera considéré comme ayant passé aux brigands ; ses biens seront confisqués et vendus dans le délai de trois mois ; tous ses parents au degré indiqué par l’art. 3 seront mis en état d’arrestation.

» Aucun habitant ne pourra plus sortir de sa commune sans être muni d’un passeport qui lui sera délivré pour un temps limité. Ce passeport ne sera délivré que sur l’attestation de deux personnes domiciliées dans la commune, lesquelles seront garantes qu’à l’expiration du délai indiqué dans le passeport, celui qui en est porteur sera rentré dans sa commune, ou aura justifié de sa résidence dans les lieux occupés par l’armée française ; dans le cas contraire, les deux cautions seront arrêtées et conduites en prison.

» Il sera fait des visites domiciliaires d’après les ordres des commandants de place, aux époques qu’ils jugeront convenables ; tout individu qui ne sera point muni d’une carte de sûreté sera arrêté sur-le-champ.

» Seront également arrêtés ceux qui auront donné asile à un individu qui ne serait porteur ni d’un passeport ni d’une carte de sûreté.

» Quiconque sera convaincu d’avoir entretenu correspondance avec les brigands, sera puni de mort.

» 5° Les communes sont responsables des dégâts qui seraient commis sur les domaines nationaux, ainsi que des sommes d’argent, grains et bestiaux, denrées et autres objets appartenant à l’État, qui seraient enlevés par les brigands, sans qu’elles y aient opposé de résistance.

» La commune sur le territoire de laquelle ces dégâts ou ces enlèvements auront eu lieu, sera tenue d’en restituer sur-le-champ la valeur ; elle lui sera remboursée par une contribution extraordinaire qui frappera exclusivement sur les pères, mères, frères, sœurs et enfants des émigrés et des brigands.

» En cas de refus de la part de ces individus de payer, dans le délai fixé, la somme pour laquelle ils auront été compris dans la répartition, leurs biens seront vendus à la diligence de l’intendant de la province, sans qu’il soit besoin d’aucun jugement ou acte de l’autorité judiciaire.

» 6° Vu le rapport qui nous a été fait de la conduite tenue par les habitants de la commune de Moralès, province de Zamora, et de celle de même nom, province de Toro, duquel il résulte qu’ils ne se sont point conformes aux dispositions de notre ordre du jour en date du 5 juin 1811, par lequel nous avons enjoint aux habitants de donner avis aux commandants des garnisons et des troupes françaises du séjour des bandes sur leur territoire, sous peine de punition exemplaire ;

» Il sera frappé une contribution extraordinaire de 120 000 réaux sur la commune de Moralès, province de Zamora, et une de 100 000 réaux sur la commune de Moralès, province de Toro.

» Les curés de ces communes seront arrêtés et conduits en prison, jusqu’à ce qu’ils puissent être déportés.

» Il sera pris dix otages parmi les plus riches habitants de ces communes, et ils seront détenus jusqu’à l’entier payement de la contribution.

» Si dans les cinq jours de la notification du présent arrêté, la contribution extraordinaire n’est pas payée, les communes seront exécutées militairement. »

En relisant, après quarante-six ans, ces textes odieux, où l’on reconnaîtrait plus volontiers le langage d’un terroriste en mission dans la Vendée, que celui d’un maréchal de France parlant au nom de l’auteur du Code civil et du Concordat, je ne puis me défendre d’un profond sentiment de regret et d’humiliation. À coup sûr, je n’étais pour rien dans de pareils actes ; je n’avais pas voix au chapitre, et mon nom, placé au-dessous de celui du maréchal, n’y figurait que pour copie conforme, comme figure le nom d’un greffier, au pied d’un arrêt auquel il n’a pas concouru. Néanmoins, je le reconnais, j’aurais dû tout risquer plutôt que de m’y prêter, et je dois m’estimer fort heureux qu’aucun de ces actes, imprimés et affichés sur les murs de Valladolid, ne soit tombé, au temps où j’étais ministre, dans les mains des journalistes ; l’explication en aurait été difficile, et l’esprit de parti en aurait tiré bon parti.

Peu de temps après notre installation, le maréchal Bessières nous quitta pour porter secours, avec une partie de son armée, au maréchal Masséna qui rentrait en Espagne, à l’issue de sa funeste campagne de Portugal, et qui se trouvait serré de près par le duc de Wellington. Les deux maréchaux perdirent ensemble comme chacun sait, la bataille de Fuentes d’Onoro ; le nôtre nous revint, très mécontent de son collègue, qui ne l’était pas moins de lui.

Le maréchal Masséna ayant été rappelé, nous le vîmes repasser par Valladolid avec les débris de son état-major en triste équipage, et la triste concubine qu’il avait traînée à sa suite, dans toute la campagne. Il me parut bien vieux, bien cassé, et presque décrépit, quoiqu’il n’eut guère que soixante ans. C’était un spectacle misérable et ridicule.

J’estime, sans oser l’affirmer, que ce fut durant le peu de temps qui s’écoula entre le retour du maréchal Bessières et son départ pour la France, où il allait reprendre le commandement de la cavalerie de la garde, que nous vîmes arriver le roi Joseph ; ce prince avait obtenu du maître commun la permission d’assister au baptême du roi de Rome, et de plaider, par occasion, la cause de ses sujets ; je parle comme on parlait à cette époque.

On sait, en effet, qu’en ce temps-là, son thème, ou, si l’on veut sa marotte, était de prétendre qu’en Espagne, toutes les difficultés provenaient de la présence des troupes françaises, des exactions de leurs chefs, de la multiplicité et de la rigueur des exécutions militaires ; que, aimé, adoré même des Espagnols, il régnerait paisiblement et glorieusement, pour peu qu’on le débarrassât de ces funestes auxiliaires.

M. Thiers a très sagement apprécié ce qu’il pouvait y avoir de vérité sous cette forfanterie ; mais ce qui est vrai, c’est que tous les Espagnols qui n’avaient pas ou qui n’avaient plus les armes à la main, exploitaient en ce sens, la vanité de leur roi postiche, bien sûrs, s’ils n’avaient plus affaire qu’à lui seul, d’en être promptement débarrassés.

On était donc fort curieux de savoir ce qu’il rapportait de Paris, et jusqu’à quel point son éloquence, aidée du besoin que pouvait avoir l’empereur de sa vétérance d’Espagne, pour conquérir la Russie, et chasser les Anglais de l’Inde, aurait opéré. Aussi ne fût-ce pas sans un grand étonnement qu’au lever que tint Joseph à Valladolid, nous vîmes, en quelque sorte sortir de dessous terre des nuées d’Espagnols, à nous inconnus, qui venaient lui baiser les mains. Le palais du gouvernement en était comble, et le roi en paraissait tout réjoui. Moins niais que lui, ses visiteurs après l’avoir entretenu, se retiraient fort tristes, fort déconfits, et oncques depuis nous n’en avons eu de nouvelles. Rien ne fut plus morne et plus froid que le dîner d’apparat que nous donna l’intendant espagnol Roxa pour célébrer l’heureux retour, de Sa Majesté.

Vers la fin de juillet, le général Dorsenne, l’un des généraux de la jeune garde, dont deux divisions, je crois, figuraient dans notre armée, vint remplacer le maréchal Bessières. C’était un militaire plutôt jeune, plutôt beau, ou si l’on veut bellâtre, d’un caractère dur et hautain, d’un esprit court, mais intègre et appliqué à ses devoirs.

Sous son administration, les actes que j’ai signalés tout à l’heure se multiplièrent, et leur rigueur s’accrut de jour en jour.

L’arrêté relatif aux mesures de haute police contre les parents des insurgés fut publié de nouveau, enrichi de considérants et de dispositions qui peut-être auraient inspiré quelques scrupules à la Convention nationale dans ses bons moments, entre autres la disposition qui prononçait la dissolution des mariages contractés entre individus portés sur les listes fatales.

Durant les derniers mois de 1811, le général Dorsenne et l’intendant général visitèrent à peu près toutes les parties du territoire occupé par l’armée du Nord.

Ils vivaient alors en assez bonne intelligence. J’accompagnai le général Dorsenne en qualité de secrétaire général ; Frochot accompagna M. Dudon. Nous voyagions ensemble dans un bon cabriolet attelé de deux excellentes mules.

Nous traversâmes les provinces dé Médina del Rioseco et de Palencia, pays fertiles, mais entièrement plats, sans eaux, sans bois, sans la moindre trace de verdure, et nous atteignîmes ainsi le royaume de Léon. Là, l’aspect est très différent. C’est le théâtre de la Diane de Montemayor. La plaine de Léon, arrosée par l’Ezla et par un grand nombre de cours d’eau, descendant des montagnes des Asturies et de Galice, entrecoupée de hauteurs et de vallons, sillonnée par les avenues qui bordent les cours d’eau, offre un coup d’œil très riant et très varié.

Notre excursion s’étendit jusqu’à l’entrée des gorges des Asturies, mais nous ne les traversâmes point ; on n’y peut guère pénétrer qu’à cheval ; on courait risque d’être canardé par les insurgés, et de perdre des hommes sans utilité ; peut-être même on aurait été bloqué, et il aurait fallu se rouvrir le chemin de vive force.

Ces gorges des Asturies me rappelaient les premières scènes de Gil-Blas ; en vérité, je ne sais pourquoi, car Gil-Blas est un roman, et Lesage n’avait jamais été en Espagne. Quand, du haut du château d’Édimbourg, on aperçoit, d’un coup d’œil, les lieux où Walter Scott a placé la scène de ses principales fictions, là du moins tout n’est pas fictif : l’auteur peint d’après nature. Lesage avait-il deviné ou copié de seconde main la réalité, ou bien enfin ma mémoire me faisait-elle illusion ? Je ne sais ; ce qui est sûr, c’est que les érudits espagnols réclament la propriété originale du Gil-Blas, prétention qui, pour son auteur, vaut mieux que tous les éloges.

Du pied des montagnes des Asturies, nous nous dirigeâmes vers Astorga, petite place forte qui ferme l’entrée de la Galice. Prise et reprise successivement, cette pauvre cité, dont les rues sont étroites, tortueuses et enfumées, offrait un triste spectacle ; ce n’était guère, en dedans, qu’un amas de décombres, mais les fortifications en étaient réparées avec quelque soin.

D’Astorga, nous descendîmes à Benavente en suivant le cours de l’Ezla, qui tombe dans le Duero près de cette ville. Ce fut sur le bord de cette rivière que toute la caravane qui accompagnait le général en chef, et lui-même tout le premier, fut saluée d’une fusillade, partie de l’autre bord ; on envoya quelques voltigeurs à la poursuite des insurgés ; ils ne les atteignirent pas, mais personne ne fut blessé.

Nous suivîmes le cours du Duero de Benavente à Zamora, petite ville de 10 000 âmes environ, qui touche à l’extrême frontière entre l’Espagne et le Portugal, et, qui n’a rien de remarquable qu’un palais du Cid, en ruines ; et, de là, descendant toujours le fleuve, nous atteignîmes Toro, autre petite ville à peu près égale, et qui n’a rien, non plus, de remarquable en elle-même, mais dont le nom est historique. Là furent rendus, en 1505, les célèbres lois de Toro, base de la législation d’Espagne.

En rentrant à Valladolid, nous nous arrêtâmes à Simancas, petite ville où sont gardées, dans un château fort, les archives de la monarchie espagnole, archives secrètes s’il en fût, du moins jusqu’à l’invasion des Français ; mais, à l’époque dont je parle, abandonnées à des subalternes en grande confusion et presque au pillage.

Pendant le peu d’heures que M. Dudon passa à les visiter, il s’occupa de réorganiser le service de conservation, donna des ordres stricts pour que personne ne fût admis que sur permission expresse du roi ou de l’administration française, et pourvut ainsi au plus pressé.

J’employai pour ma part ce peu d’heures à fureter, et je tombai, tout à coup, sur un petit manuscrit barbouillé et déchiré, dans un état pitoyable, et portant pour titre :

« Breves memorias de las vidas y tragicas muertes de don Carlos, principe de Asturias, hijo de Felipe II, rey de España, y doña Isabel de Valois, princesa de Francia, muger de dicho Felipe II. »

Je crus avoir trouvé un vrai trésor. Un tel manuscrit dans un tel lieu, le compte rendu d’un tel événement, apparemment tel qu’il s’était passé, puisqu’on avait pris soin de l’enfouir dans l’arche sainte des iniquités de la monarchie, quel coup de fortune ! J’allais donc enfin savoir le mot de cette mystérieuse et lugubre énigme. Mais le temps pressait le général Dorsenne, peu curieux de pareilles misères, faisait sonner le boute-selle. On ne restait en arrière de cinquante pas qu’au péril de la vie. Je m’entendis avec le gardien des archives, fort content d’être remis sur pied, et qui, d’ailleurs, n’avait rien à nous refuser. Il me promit de faire copier le manuscrit et de me l’envoyer à Valladolid.

Il tint parole, mais rien ne se fait vite en Espagne le manuscrit ne me parvint qu’au moment de mon départ pour la France, et ne me fut adressé qu’avec le modeste bagage que je laissais derrière moi. Rien non plus ne marche vite en Espagne. Je ne reçus mon bagage qu’au moment où je partais pour continuer mes pèlerinages officiels. Je n’eus pas le temps de déchiffrer un manuscrit en très mauvaise écriture espagnole ; je le serrai soigneusement et je l’oubliai tout à fait pendant trois ans, dont je passai les deux tiers hors de France.

Il ne me revint en mémoire qu’en 1814, après la Restauration. Un soir, me trouvant dans le salon de madame la duchesse d’Abrantès, qui préludait alors au rôle d’historiographe de son temps en écrivant de petits romans, elle nous confia (nous étions là une demi-douzaine de jeunes gens et de jeunes femmes) qu’elle voulait composer une nouvelle sur l’aventure de don Carlos. Je me souvins, à ce mot, du précieux manuscrit ; je racontai comment j’en étais devenu possesseur et je fus sommé, séance tenante, de l’aller chercher. J’obéis, et, sachant bien où je l’avais mis, je le rapportai en triomphe ; je m’évertuai sur-le-champ à le traduire verbalement, tant bien que mal, à la joyeuse compagnie. Quelles ne furent pas la surprise générale et ma propre confusion quand il se trouva que le manuscrit n’était autre chose qu’une version espagnole de la nouvelle de Saint-Réal ! Je laisse à juger les éclats de rire : on se moqua de moi sans pitié et je m’exécutai de bonne grâce comme je fais en le racontant ; mais comment, il était possible qu’une traduction de la nouvelle de Saint-Réal eût trouvé place dans les archives de la monarchie espagnole, c’est ce que je n’entreprendrai pas d’expliquer.

Je me borne à affirmer le fait en offrant la communication dudit manuscrit à qui s’en montrerait curieux.

Notre seconde tournée, qui nous conduisit directement, par la route de France, de Valladolid à Pampelune, fut plus courte et moins variée que la première ; elle fut aussi moins agréable. La bonne intelligence avait cessé depuis quelque temps entre le général en chef et l’intendant général ; leur animadversion réciproque éclata à Briviesca. L’altercation fut violente, à ce point que le général Dorsenne expédia, le soir même, un aide de camp à Paris, pour demander le rappel de M. Dudon, qu’il n’obtint pas, et que nos deux chefs cessèrent de se voir, ne communiquant plus que par écrit ou par intermédiaire.

En qualité de secrétaire général, j’étais naturellement cet intermédiaire. M. Dudon adressait sur chaque question de quelque importance une note très bien faite et très développée au général en chef ; mon office était de la lui expliquer, car par lui-même il était hors d’état de la comprendre, et la malice de son adversaire était de le lui faire sentir. Moyennant ce petit commerce, les choses marchaient à peu près comme par le passé, et je me maintenais entre les deux autorités en assez bonne position.

Notre séjour en Navarre n’excéda pas une semaine. Le pays me parut charmant boisé, verdoyant, montueux, bordé d’un côté par l’Èbre, et de l’autre par la Bidassoa ; son aspect ressemble trait pour trait à celui que présente l’autre versant des Pyrénées ; j’y ai bien souvent pensé dans les trois voyages que j’ai faits depuis à Cauterets et aux Eaux-Bonnes. La ville même de Pampelune est curieuse, originale, et pour ainsi dire pittoresque comme le paysage qui l’entoure sa physionomie est tout d’un autre âge, et, lorsque, par une belle nuit d’été, elle ferme sa ceinture de tours, selon l’expression singulièrement heureuse de Victor Hugo, elle reporte la pensée bien en arrière du temps où nous vivons.

En visitant avec le général en chef et plus tard avec l’intendant général la prison de Pampelune, j’y contemplai, dans toute son horreur, notre loi des suspects et notre loi des otages en pleine activité. On y voyait entassés, pêle-mêle, dans les plus affreux cachots, dans les bouges les plus infects, les pères, mères, maris, femmes, enfants, de ceux que nous nommions des brigands, parce qu’ils résistaient au sceptre paternel du roi Joseph, et des contribuables qui refusaient d’obéir à nos exactions. Ces pauvres gens pleuraient toutes les larmes de leurs yeux, et tremblaient de tous leurs membres à notre aspect ; ce n’était pas sans motif, car le bruit courait parmi eux que les généraux français ne se faisaient aucun scrupule de les pendre, quelquefois, pour le bon exemple. On citait à ce sujet un général Abbé, que je n’ai jamais connu, et qui ne figurait point dans notre armée. Je ne crois pas, s’il existe, qu’il ait rien fait de ce qu’on lui imputait : les calomnies réciproques étaient fréquentes, en Espagne, à cette époque ; mais il faut convenir aussi que tout y était possible, et que tout y était excusé de part et d’autre, si c’est une excuse, par l’atrocité des représailles.

De retour à Valladolid, nous y passâmes assez tranquillement la fin de l’année.

Les communications avec la France étaient fréquentes. L’empereur, à la veille de partir pour la campagne de Russie, expédiait officiers sur officiers vers tous les points de la péninsule.

La plupart de ces officiers étaient réellement envoyés pour affaires de service ; quelques-uns néanmoins l’étaient quelquefois pour tout autre chose ; c’était une sorte d’ostracisme infligé aux galants, lorsque les intrigues des vertueuses princesses du sang impérial et des grandes dames de la cour faisaient assez de bruit pour effaroucher la recrudescence de modestie survenue à notre nouveau marié couronné.

Au nombre de ces pénitents non convertis figurait un de mes amis, Jules de Canouville, aide de camp du prince de Neuchatel et frère de mon camarade à la section de la guerre. Je n’exagère pas en disant que, durant le cours de mon exil en Espagne, il a subi quatre fois cette pérégrination disciplinaire. Lorsque, le matin de bonne heure, j’entendais claquer un fouet dans la cour de notre modeste logis, je m’attendais à le voir entrer ; je lui faisais préparer un lit, pour qu’il se reposât quelques heures, un bon déjeuner pour qu’il reprît des forces ; puis je recevais ses confidences ; il me racontait les tracasseries de la capitale, et, comme le lépreux de M. de Maistre, lorsque les enfants lui criaient : « Bonjour lépreux ! » en passant au pied de son donjon, cela me réjouissait un peu.

Je ne m’ennuyais pas trop toutefois. J’avais des ressources. Si l’Université de Valladolid était déserte, elle possédait une fort belle bibliothèque. On y trouvait, non seulement les classiques espagnols, mais les classiques grecs et latins et presque tous les bons ouvrages français du xviie et même du xviiie siècle. On me prêtait volontiers tous les livres que je demandais. Or, dès l’année précédente, je m’étais pour tout de bon remis à l’étude ; j’entends par là ce plaisir libre et désintéressé d’apprendre pour apprendre, de savoir pour savoir, d’exercer son esprit, sans autre but que d’en entretenir et d’en fortifier l’activité.

Ç’avait été de bonne heure mon goût favori. La dissipation, les affaires, l’avaient un peu amorti ; mais il m’avait repris de plus belle, à dater d’une fort petite circonstance qui fait époque dans ma vie. Partant pour la Croatie, j’avais acheté à Trieste un exemplaire dépareillé que j’ai encore des œuvres mêlées de Gibbon. J’en feuilletai pendant mon voyage, le troisième volume intitulé : Extraits raisonnés de mes lectures. Gibbon, retiré à Lausanne, et mettant la dernière main à son grand ouvrage, inscrivait chaque soir sur un cahier les études de la journée et les réflexions que ses lectures lui suggéraient. Ce journal m’enchanta. Je me pris de passion pour cet exemplaire d’une vie calme, réglée, uniquement préoccupée de travaux intellectuels. Je me mis en tête que rien ne pouvait être ni plus beau ni plus doux ; j’en fis le but même de mon existence, en me proposant d’y viser toujours. Je commençai, dès mon arrivée à Pétrinia, un journal que j’intitulai, comme le journal de Gibbon, Extraits raisonnés de mes lectures, et que j’ai poursuivi pendant tout mon séjour, tant en Illyrie qu’en Espagne. On le trouvera dans mes papiers, et, si le cours des événements m’a bientôt forcé de l’interrompre, il n’a rien changé au cours de mes pensées et de mes penchants.

Le goût m’est resté. Je lui dois beaucoup. Je lui dois les meilleurs moments de ma vie, après ceux que j’ai consacrés aux affections domestiques. Je lui dois le désir constant de la retraite lorsque j’ai été dans les affaires, et la crainte d’y rentrer chaque fois que j’en suis sorti. Si l’ensemble de ma conduite m’a valu quelque considération, c’est à cet attrait pour l’étude qu’en revient tout l’honneur. Personnellement je n’y suis pour rien.


IV


1812


L’année 1812 s’ouvrit pour nous sous de fâcheux auspices. La ville de Ciudad-Rodrigo que les Espagnols regardent, avec raison, comme la clef du Portugal, et les Portugais, avec non moins de raison, comme la clef de l’Espagne, fut attaquée, le 8 janvier, par le duc de Wellington, et capitula le 20.

Le général Dorsenne était à peu près chargé de la défendre ; on s’en prit à lui, on lui reprocha de n’avoir pas ravitaillé la garnison, d’en avoir confié le commandement à un officier peu digne de ce poste, de n’avoir point marché assez tôt à son secours.

Ce qu’il y avait là de vrai, je l’ignore ; ce qui est sûr, c’est que le général Dorsenne fut rappelé et remplacé par le général Caffarelli. Mais, comme le général Dorsenne commandait une division de la jeune garde, prête à partir pour l’expédition de Russie, il est fort possible que ce fût là le vrai motif de son rappel. Son dernier arrêté est du 19 décembre 1811.

Maître de Ciudad-Rodrigo, le duc de Wellington menaçait la ligne de communication entre Bayonne et l’armée de Portugal. Pour la couvrir, le maréchal Marmont, successeur du maréchal Masséna, après avoir fortifié Salamanque, tant bien que mal, fit occuper par son armée la province de Valladolid, et plaça dans cette ville son quartier général.

L’établissement civil dont je faisais partie se trouvait par là coupé en deux, et l’intendant général se trouvait relever de deux généraux en chef.

Le premier arrêté du maréchal Marmont est du 4 février 1812.

C’était, pour moi, une vraie bonne fortune de me retrouver placé près de lui. Je lui fis part de ma situation ; il la comprit, et me promit de profiter, pour me renvoyer en France, de la première occasion ou simplement du premier prétexte.

L’occasion se présenta à la fin de mars.

L’empereur étant sur le point d’aller en guerre, ne sait quand reviendra, le maréchal Marmont se décida à lui expédier le colonel Jardet, son premier aide de camp, dont j’ai déjà parlé, en le chargeant d’exposer catégoriquement au futur conquérant de toutes les Russies, l’état critique où se trouvait l’armée de Portugal, ses besoins pressants, les périls qui la menaçaient et surtout l’impossibilité de la faire subsister sur le territoire qu’elle avait à défendre.

Afin de donner sur ce dernier point plus de poids aux déclarations de Jardet, il fut convenu entre le maréchal et l’intendant général que je l’accompagnerais, et me tiendrais prêt à l’appuyer, si l’empereur, le prince de Neuchatel ou le ministre de la guerre me faisaient appeler.

Je partis avec Jardet, muni d’un ordre, en bonne forme, dont j’ai gardé copie. Je quittai, sans regret Valladolid, presque un an jour pour jour après y être entré, et me promettant bien de n’y plus revenir.

Nous cheminâmes cinq jours et cinq nuits, à cheval, au petit pas, flanqués de bonnes escortes, et sans accident. En traversant le défilé de Pancorbo, sorte de pâté de rochers jeté au beau milieu de la vieille Castille, sans lien avec les montagnes environnantes, et traversé par une petite rivière, nous rencontrâmes, comme de coutume, les insurgés qui côtoyaient un des bords, tandis que nous suivions l’autre ; ils nous tirèrent quelques coups perdus qui ne nous firent ni peur ni mal.

En approchant de France, nous fûmes avertis que les insurgés nous attendaient, en force, dans un village qui nous fut désigné et se proposaient de nous faire un mauvais parti. Effectivement, lorsque nous aperçûmes ce village, à la tombée de la nuit, il était tout illuminé. On fit charger les armes, former l’escorte en colonnes serrées. Nous nous plaçâmes au centre, Jardet et moi. Je tirai même, à son exemple, ma petite épée, dont la garde était ornée d’une momie, selon le modèle impérial, épée que j’ai encore, n’en ayant jamais porté d’autre ; j’armai mes pistolets, mais le tout en pure perte. Au moment où nous entrâmes dans le village, toutes les lumières furent éteintes, et nous le traversâmes dans le silence et l’obscurité. Les insurgés nous avaient trouvé apparemment plus nombreux et mieux préparés qu’ils n’espéraient.

Arrivés à Bayonne, nous en repartîmes sur-le-champ pour Paris.

L’empereur ne me fit point appeler. Le duc de Raguse a rendu compte, dans ses Mémoires, d’une manière fort piquante, de la mission de Jardet, de ses entretiens avec l’empereur, et notamment du dernier ; il n’y a pire sourd, dit-on, que qui ne veut pas entendre : l’empereur, en ce moment-là, était ce sourd-là.

Je vis le prince de Neuchatel. Il me reçut assez mal, ne m’écouta guère, et voulait me renvoyer en Espagne. Je lui fis parler par M. de Narbonne, alors aide de camp de l’empereur : il n’insista pas ; en tout cas, je n’y serais pas retourné.

Je vis le ministre de la guerre, qui m’écouta très attentivement, et, après m’avoir entendu, me congédia, sans s’occuper, grâce à Dieu, de moi ni de ma destination future.

Je vis M. de Bassano, qui, de secrétaire d’État devenu ministre des affaires étrangères, me proposa la place de consul général Dantzick. C’eût été changer de carrière, et prendre dans la carrière diplomatique celle des deux branches qui n’avait point d’avenir. Je le remerciai respectueusement, en me recommandant d’ailleurs à ses bons offices.

L’empereur partit avec son état-major civil et militaire, s’arrêtant à Dresde, comme chacun sait, avant de passer le Niémen et de se lancer dans la grande aventure. J’attendis, à Paris, ce que ferait de moi le nouveau secrétaire d’État, M. Daru, dont j’étais connu, et à qui j’avais écrit.

En attendant, je ne perdais pas tout à fait mon temps.

J’avais retrouvé à Paris un de mes camarades d’Espagne, Fargues, fils du sénateur de ce nom, et revenu avant moi, grâce à l’intervention de son père. Il était attaché à la préfecture de police, ce qui se pouvait alors en tout bien tout honneur, M. Pasquier ayant nettoyé cette écurie d’Augias, et transformé le foyer d’inquisition politique en simple magistrature municipale. Fargues me proposa de l’accompagner dans l’inspection des prisons de Paris, dont il était chargé.

J’acceptai avec empressement. Nous en visitâmes plusieurs, entre autres Bicêtre, qui réunissait, à cette époque, la quadruple qualité de prison d’État, de prison pour les condamnés, d’hospice pour la vieillesse, et d’hospice d’aliénés. Il va sans dire que ces établissements contigus et renfermés dans la même enceinte étaient, néanmoins, séparés l’un de l’autre ; et régis par des administrations différentes.

Le régime des prisons et des hospices, supérieur à ce qu’il était sous l’ancien régime, était encore loin, à cette époque, de ce qu’il est devenu plus tard. La prison de Bicêtre était tenue avec beaucoup de fermeté, d’humanité et de sagesse. À sa tête était placé, si j’ai bonne mémoire, le père de M. Damiron, mon excellent collègue à l’Académie des sciences morales et politiques.

J’assistai au triste spectacle de l’arrivée de nouveaux condamnés ; à leur prise d’habit, laquelle exige d’ordinaire l’emploi de la force ; à leur répartition entre les diverses sections de la prison, à la bienvenue tumultueuse qui les accueillait, mais je vis quelque chose de plus triste encore.

À l’extrémité d’un corridor long, étroit et obscur, se trouvait une cellule petite, voûtée et ne prenant jour que sur le corridor même ; il y fallait une lampe en plein jour. Nous trouvâmes dans cette cellule, fort propre d’ailleurs, un ancien chef vendéen, nommé Desol de Grizolles, enfermé là depuis dix ans, parce qu’il s’était, nous dit-on, refusé à faire soumission au gouvernement consulaire. En nous voyant entrer, il ne se leva point de la petite table devant laquelle il était assis, et qui me parut couverte de livres de piété. Il était bien mis, son aspect était calme, grave et presque serein.

— Avez-vous quelque plainte à former ? lui demanda Fargues.

— Aucune.

— Peut-on quelque chose pour vous ?

— Rien.

Puis il se remit tranquillement à lire. Je sortis pénétré de respect et d’admiration.

Ce digne martyr de la plus juste des causes, j’entends, par là, celle de la première Vendée, resta dans la cellule où je l’ai vu jusqu’à la Restauration. Rendu à la liberté, rentré dans son pays, revêtu d’un commandement, j’ai appris, avec joie, en 1815, que, durant la réaction de cette époque, il s’était conduit avec beaucoup de sagesse, de modération et d’humanité.

Quelques jours après cet incident, je reçus du duc de Rovigo l’invitation de me trouver le lendemain, à deux heures, au ministère de la police. Je n’y manquai pas, sans prévoir ce qu’il voulait de moi, et quelque peu préoccupé de l’entrevue. J’y rencontrai huit ou dix de mes collègues, comme moi en uniforme, ignorant comme moi le but de notre réunion, et, comme moi, n’en augurant rien de bon. Nous attendîmes à peu près une demi-heure, puis on nous fit entrer dans une pièce qui précédait le cabinet du ministre. Là, lui-même vint nous trouver et nous expliqua, avec bonhomie et bonne humeur, qu’il avait besoin de quatre ou cinq d’entre nous pour en faire des commissaires de police dans les villes anséatiques. Il s’étendit complaisamment sur la beauté des postes et sur les services que nous serions appelés à rendre à l’empereur et à la grande armée. Chacun de nous s’excusa du mieux qu’il put : je me contins ; je fis valoir mon ancienneté, mes services. Le duc de Rovigo ne se fâcha point, prit les excuses en bonne part ; mais il maintint son dire qu’il lui fallait quatre ou cinq d’entre nous, nous invita à faire nous-mêmes le choix, en nous donnant à entendre que, si nous tardions trop, nous aurions lieu d’en être les mauvais marchands.

J’étais parfaitement résolu à tout risquer, même la cellule de M. Desol de Grisolles, plutôt que de subir un pareil opprobre ; mais, afin d’éviter, s’il était possible, l’un et l’autre, j’écrivis à M. de Bassano, je lui racontai L’aventure, et lui demandai de me placer où il voudrait, comme il voudrait, pourvu qu’il me tirât de ce guêpier.

Je reçus, courrier pour courrier, ma nomination d’auditeur attaché à l’ambassade de Varsovie. C’était changer de carrière. C’était entrer dans la carrière diplomatique par le dernier des grades. Les circonstances données, je n’hésitai pas. Peu m’importait d’ailleurs ; mon parti était pris de quitter le service impérial. Je m’étais assuré que, pour y réussir, il ne suffisait ni de l’activité, ni du zèle, ni de l’intelligence. Depuis mon séjour en Espagne, le service me faisait horreur, et je ne cherchais, pour en sortir, qu’une porte qui ne fût pas celle du donjon de Vincennes.

Je fis rapidement mes préparatifs, et traversai plus rapidement encore l’Allemagne. Chemin faisant, je rencontrai, entre Weimar et Gotha, l’un de mes amis, M. de Saint-Aignan, beau-frère de M. de Caulaincourt, et ministre près des petites cours de Saxe. Nous descendîmes de voiture, et nous causâmes assez longtemps sur le présent et l’avenir et sur l’entreprise du nouveau Xerxès, auquel il ne manqua pour ressembler tout à fait à son devancier, que de faire fouetter les marais de la Pologne et les sables de la Russie.

Je ne m’arrêtai que quelques heures à Postdam, pour visiter le tombeau du grand Frédéric, et quelques heures à Berlin pour me faire une idée générale de cette grande et triste ville ; traversant au pas de course Francfort-sur-l’Oder et Posen, j’arrivai à Varsovie peu de jours après l’ambassadeur l’empereur avait déjà passé le Niemen et la Diète du grand-duché était convoquée par le roi grand-duc.

L’ambassade était composée :

1° De l’ambassadeur lui-même c’était, par grand extraordinaire, depuis 1789, un ecclésiastique, l’abbé de Pradt, archevêque de Malines ;

2° D’un premier secrétaire, M. Lajard, revenant de Perse, où il avait accompagné le général Gardanne ; il avait pris, dans ce voyage, goût aux études orientales ; il est aujourd’hui membre de l’Académie des inscriptions ;

3° D’un second secrétaire, M. de Rumigny, que nous avons vu, depuis, figurer comme ministre et comme ambassadeur en Bavière, en Suisse, en Espagne et à Vienne ;

4° Enfin, de trois attachés, sans me compter ;

Amédée de Brévannes, conseiller d’État sous la Restauration, l’un des esprits les plus fins et les plus délicats que j’aie connus ;

Samuel de Panat, neveu du chevalier de Panat, préfet sous la Restauration, et membre de la Chambre des députés sous le gouvernement de Juillet, homme de beaucoup d’esprit et de beaucoup d’honneur ;

Aubernon, que j’avais connu en Illyrie, et dont j’ai déjà parlé.

À ce personnel officiel, s’il est permis d’ainsi parler, se joignirent bientôt deux hommes, connus dans les premiers temps de la Révolution, disparus avec elle, mais l’un et l’autre dignes d’un meilleur sort Pellenc, secrétaire de Mirabeau, Provençal comme lui, et son grand préparateur en fait de recherches et d’arguments, l’auteur réel du grand discours sur le droit de paix et de guerre ; d’André, membre du côté droit de l’Assemblée constituante, émigré de la gauche, gagné à la résistance plus par sa propre raison que par la cour, et victime, en définitive, comme tant d’autres, des sottises dont il n’avait pas été complice.

Réduits, en 1792, à quitter la France, ces deux personnages, après avoir erré, en émigration, et subi toutes les misères de l’exil, avaient enfin trouvé refuge à Vienne, chacun dans un petit emploi subalterne. C’est là qu’en 1809, M. de Bassano, de leur temps, rédacteur du Logographe, mais devenu tout-puissant auprès du tout-puissant vainqueur de l’Europe, les déterra, les accueillit, et leur fit force promesses, promptement oubliées dès qu’il eut le dos tourné, mais qui lui revinrent en mémoire lorsque, resté seul à Wilna, tandis que l’empereur marchait sur Moscou, et chargé, en apparence, de ressusciter et d’organiser le royaume de Pologne, il jugea convenable d’appeler près de lui des collaborateurs assez intelligents pour l’assister, et assez obscurs pour ne pas le compromettre.

D’André et Pellenc furent mandés à Wilna, avec invitation de s’arrêter à Varsovie jusqu’à nouvel ordre, afin de s’entendre avec l’ambassadeur, ce qui leur était d’autant plus facile et plus agréable qu’ils le connaissaient de longue date ; et le royaume de Pologne s’étant peu à peu dissipé en fumée, ils nous restèrent, en définitive, comme une cinquième roue à un carrosse qui, n’ayant absolument rien à faire, en avait déjà quatre fois trop de quatre.

Je ne sais trop, en effet, si, parmi les fantaisies qui traversaient, à cette époque d’infatuation, la tête du roi des rois, celle de rétablir la Pologne, a tenu bon pendant quelque temps. J’en ai toujours douté, pour ma part ; j’en doute encore, malgré M. Thiers, et précisément par les raisons de douter qu’il allègue et qui ne lui paraissent pas suffisantes.

Si l’empereur avait eu, je ne dis pas la volonté mais la moindre velléité de rétablir la Pologne, son premier soin, à coup sûr, aurait été de reconstituer l’armée polonaise, seule fraction de la nation qui n’eût pas subi de partage, préférant l’exil à la soumission, et le drapeau français au drapeau russe ou prussien ; il eût replacé cette armée tout entière sous la main de son digne chef, le prince Joseph Poniatowski, neveu du dernier roi de cet infortuné pays ; puis il aurait fait de cette armée la droite de la grande armée ; il l’aurait chargée de soulever, d’abord, et ensuite de confédérer la Volhynie, la Podolie, toute la Pologne russe, grossissant ainsi, à chaque pas, et faisant tout ensemble la tache d’huile et la pelote de neige. On l’aurait vu, à mesure qu’il conquérait une province nouvelle, l’agréger au grand-duché de Varsovie et réintégrer ainsi graduellement le royaume démembré.

Enfin, pour donner force, vie, entrain à l’opération, il aurait choisi pour représentant de sa bonne volonté toute-puissante, soit un grand personnage politique, ce qui était rare à la vérité sous le régime impérial, soit du moins un général, brillant, entreprenant, couvert de gloire, il en avait plus d’un sous la main.

Or, il a fait précisément le contraire.

Il a maintenu, accru, perpétué la dislocation de l’armée polonaise, n’en laissant qu’un noyau au prince Poniatowski, répartissant les deux tiers, au moins, entre les divisions de ses corps d’armée et de sa garde. Il a commis la tâche d’envahir la Pologne russe à l’armée autrichienne, dont le plus pressant intérêt était d’y prévenir tout soulèvement patriotique, d’y comprimer tout esprit de retour vers le passé. Maître de la Lithuanie, il s’est empressé d’établir à Wilna un gouvernement distinct de celui du grand-duché. Enfin, il a choisi pour représentant, au fort de la guerre, et chez un peuple tout belliqueux, son aumônier, qui se qualifiait, à la vérité, d’aumônier du dieu Mars, un personnage chamarré de ridicules, et perpétuel objet de moqueries à la cour impériale.

L’abbé de Pradt, très bon homme au fond, prêtre très régulier dans ses mœurs malgré quelques gros mots qui lui échappaient dans la conversation familière, n’avait ni la gravité d’un prélat, ni la tenue d’un ambassadeur. Petit prestolet auvergnat, envoyé à l’Assemblée constituante par une démocratie de curés, engagé dans le côté droit par vanité, par esprit de corps ayant vécu, en émigration, de pamphlets et d’écrits, de circonstance et s’étant depuis, jeté à corps perdu, comme l’abbé Maury, dans la fortune impériale. Je ne crois pas qu’il ait jamais bien compris le but que se proposait son maître en l’installant à Varsovie, ni le sens véritable des instructions écrites ou verbales qui devaient servir de règle à sa conduite.

Je ne sais même si M. de Bassano, qui lui était donné pour tuteur, a bien compris lui-même le fin de la chose, à savoir que l’intention du maître était simplement de chauffer à blanc l’enthousiasme des Polonais, de promener sous leurs yeux le drapeau de l’indépendance, de les entraîner à se saigner de leur dernier homme et de leur dernier écu, sans prendre aucun engagement envers eux, et en se réservant de faire, au dernier moment, la paix à leurs dépens.

Au demeurant, et quoi qu’il en fût de notre ambassadeur et de son tuteur, toutes choses voguèrent d’abord à pleines voiles. Au moment où j’arrivai à Varsovie, l’ambassade, son chef en tête, faisait chorus à l’ivresse générale. C’était à qui crierait Polsko zye ! (la Pologne vit !) à qui chargerait son chapeau et sa boutonnière des couleurs polonaises ; à qui débiterait ou applaudirait à la dictée des harangues copiées de Rulhière, qui lui-même les avait copiées de Thucydide et de Tite-Live ; à qui donnerait ou recevrait de grands dîners, qui achèveraient de vider des bourses déjà bien à sec, y compris celle de l’ambassadeur, lequel vivait d’emprunts et de crédit.

Les choses allèrent ainsi jusqu’au moment où l’empereur, sur le point de partir de Wilna, et trouvant apparemment que nous le déguisions trop, jugea convenable, en donnant audience aux députés de la Diète, de leur jeter sur la tête un grand seau d’eau froide.

Le remède fut sans effet sur les pauvres gens ils étaient engagés jusqu’à la garde, ils avaient donné tout ce qu’ils avaient ; mais il opéra sur notre ambassade, et, la Diète s’étant dispersée, nous restâmes à peu près entre nous bavardant jour et nuit sur l’Assemblée constituante, sur le passé et sur le présent, criant comme des aigles et tuant le temps comme des badauds, en attendant des nouvelles de la grande armée. Notre ambassadeur continuait cependant à donner, de temps à autre, de grands dîners aux Polonais que leurs fonctions ou leur curiosité retenaient à Varsovie, et à leur débiter force gasconnades, à leur raconter comme quoi c’était par suite des malheurs de la Révolution qu’il était tombé au rang d’archevêque et d’ambassadeur. Mais le feu était éteint, le découragement était dans tous les cœurs et l’anxiété sur tous les visages.

Peu à peu tout se calma, notre ambassade elle-même se dispersa plus ou moins. L’ambassadeur, afin de se donner les airs de faire quelque chose, envoya Aubernon en Galicie et le chargea d’étudier l’état des esprits et le mouvement de l’opinion dans cette province, polonaise d’origine, mais soumise au joug de l’Autriche. Il détacha Panat à l’armée saxonne, commandée par le général Régnier, placé lui-même sous les ordres du prince de Schwartzenberg il ne garda près de lui que ses deux secrétaires, et deux attachés, Brévannes et moi.

Je fus chargé de m’entendre avec le ministre du roi de Saxe, grand-duc de Varsovie, jusqu’à nouvel ordre, et de préparer la réforme, sur le patron français, des institutions politiques, administratives et financières du grand-duché.

Je trouvai, dans les ministres polonais du roi de Saxe, des hommes honnêtes, sensés, intelligents, jugeant bien la situation ; deux surtout, M. Mostowski, ministre de l’intérieur et M. Matuszewicz, ministre des finances, dont le fils a joué, depuis, un certain rôle dans la diplomatie européenne, étaient des esprits distingués.

Nos entretiens n’aboutirent pas à grand chose :


Trois mois entiers ensemble nous pensâmes,
Lûmes beaucoup, et rien n’imaginâmes.


On trouvera néanmoins, dans mes papiers, quelques travaux préparatoires sur ce sujet et quelques renseignements statistiques qui ne sont pas sans intérêt.

Au vrai, il n’y avait, pour le moment, rien à faire. Le grand-duché était ruiné, d’abord par le système continental, puis par les préparatifs de la guerre, puis par la guerre elle-même ; on ne savait ce qu’il deviendrait les projets, quels qu’ils fussent, ne pouvaient être que des rêves. Mais, selon la pente de nos esprits, également éloignés de l’enthousiasme et du pessimisme, je me demandais souvent, à part moi, ce qu’il était, sinon possible de faire actuellement, du moins permis d’espérer raisonnablement pour ce pays, si digne d’intérêt par ses malheurs, ses sacrifices et son courage, victime, dans le dernier siècle, de la perfidie la plus noire et la plus effrontée, auquel me rattachaient des traditions de famille, à qui mon grand-oncle, le comte de Broglie, avait consacré la plus grande partie de sa vie. Le souvenir en était encore présent à beaucoup d’esprits et me valait un accueil dont j’étais d’autant plus reconnaissant, qu’en ce temps-là, je n’étais, moi-même, guère au fait de la négociation suivie pendant tant d’années par le comte de Broglie, tant ostensiblement qu’en secret dans l’intérêt de la Pologne. Depuis, comme ministre des affaires étrangères, j’ai eu occasion d’y jeter les yeux, et l’on en trouvera, dans mes papiers, un exposé très bien fait par une main très exercée[1].

Réfléchissant donc, par occasion, sur l’avenir de la Pologne :


Car que faire en un gîte, a moins que l’on ne songe ?


il me semblait que le mieux qu’on pût espérer de la guerre actuelle, en la supposant la plus heureuse, c’était l’érection du grand-duché de Varsovie en royaume nominal, avec une légère augmentation de territoire ; que, pour arracher à l’Autriche la Galicie, à la Prusse le peu qui lui restait du partage, à la Russie la Lithuanie, la Podolie, la Wolhynie, Kiew et le reste, pour établir ou rétablir, il n’importe, entre ces trois grands larrons, un vrai royaume de Pologne, leur ennemi naturel et perpétuel, et pour le maintenir, à leur barbe, il faudrait à l’empereur Napoléon plus d’années de guerre qu’il ne lui en restait à vivre. Qu’il posât une pierre d’attente, c’était déjà beaucoup, en le supposant victorieux, ce qui n’était pas certain, et généreux, ce qui l’était encore moins.

Comment bâtir, dès lors, et qui bâtirait sur cette pierre ?

Si l’empereur Napoléon, au faîte de sa gloire, n’y pouvait rien, à plus forte raison ses successeurs quels qu’ils fussent, bien moins encore les petits princes de l’Allemagne. La Saxe pouvait bien donner un roi au royaume de Pologne, quand ce royaume existait, mais refaire un royaume de Pologne à son profit, c’était folie d’y songer.

Il n’y avait donc, tout compte fait, qu’un des trois larrons, et, partant, le plus grand des trois, celui qui s’était adjugé la part du lion, qui fût en puissance et en position de dépouiller ou de désintéresser les deux autres. Point de royaume de Pologne, à moins que l’empereur de Russie ne se mît en tête de le restaurer lui-même et pour lui-même, de faire de la couronne des Piasts et des Jagellons un joyau de sa couronne impériale, à moins qu’il ne cherchât sa gloire et ne trouvât son intérêt à lancer contre ses voisins d’Europe une nation satisfaite et belliqueuse plutôt qu’à l’écraser à l’aide de ses autres sujets demi-barbares.

Ç’avait été, au début de son règne, l’idée favorite de l’empereur Alexandre ; il y avait été longtemps entretenu par l’aîné des princes Czartoryski, son compagnon d’enfance, son ami de jeunesse ; son ministre plus tard, le même que nous voyons depuis vingt ans, en France, porter avec tant de dignité et d’égalité d’âme le poids d’une glorieuse adversité.

Ce plan, interrompu par la première guerre de Russie mais simplement ajourné, maintenu en idée et en secret, et même pendant les visions du traité de Tilsitt, se trouvait ajourné de nouveau par la nouvelle guerre ; mais je ne pouvais me défendre de penser que, cette fois encore, il n’était qu’ajourné, et que nous y travaillerions, à notre insu, par nos victoires, que nous transformerions le grand-duché en royaume nominal, d’abord pour le roi de Saxe, puis, un jour ou l’autre, pour l’empereur Alexandre. Il s’est trouvé, en définitive, que nous y avions travaillé par nos revers, et que c’est la catastrophe de 1814 qui a fait du grand-duché un royaume, et de l’empereur de Russie le roi de ce royaume-là. Le nouvel accès de folie des pauvres Polonais, en 1830, a empêché jusqu’ici l’embryon de grandir fasse le Ciel qu’ils n’aient pas brisé leur dernière planche de salut !

Poursuivi de ces idées, je n’avais garde d’en faire confidence à personne ; mais j’étais involontairement attiré vers ceux d’entre nos hôtes que j’en soupçonnais un peu hantés comme moi. Le vieux prince Czartoryski, père du ministre en disponibilité de l’empereur Alexandre, était grand-maréchal de la Diète ; son fils cadet servait avec valeur dans le corps d’armée du prince Poniatowski ; son gendre, le comte Zamoyski, était à Varsovie un personnage considérable ; la vieille princesse Czartoryska et ses deux filles, la princesse de Wurtemberg et la comtesse Zamoyska, célèbre en France et en Angleterre pour sa beauté faisaient, en quelque sorte, les honneurs de la Diète avec beaucoup de grâce et d’amabilité.

Je fus reçu, dès l’abord, avec bienveillance dans cette maison hospitalière. Le vieux prince et la vieille princesse avaient connu ma famille à Paris, sous l’ancien régime ; bientôt le bon accueil fit place à l’intimité ; mais je dois dire à leur honneur que, quelles que fussent leurs pensées secrètes, que je voyais d’accord avec les miennes, je ne leur ai jamais surpris une parole, un sentiment, un désir qui ne fût pas avant tout pour le succès de nos armes et pour le triomphe ou momentané ou durable de l’influence française.

Sachant que je me proposais de parcourir le grand-duché et de visiter les salines de Wiliczka, le prince Czartoryski et la princesse Czartoryska m’invitèrent à m’arrêter, en allant et en revenant, dans le château qu’ils allaient habiter, ce magnifique Pulawy que la guerre civile a détruit en 1830, et qui n’existe plus que dans les vers de Delille, lesquels n’existent plus guère eux-mêmes que dans la mémoire de ses contemporains, dont le nombre n’est pas grand et diminue de jour en jour.

J’acceptai avec empressement et, bientôt après, je commençai mon excursion comme un curieux et un oisif que j’étais.

Je passai quinze jours environ à Pulawy en allant à Cracovie, et autant en revenant. Je n’ai vu nulle part une habitation aussi digne d’envie, pas même en Angleterre, si renommée et si justement renommée en cela comme en toutes choses.

Le château n’était ni grand, ni régulier, ni même splendide, mais la Vistule coulait à ses pieds et roulait ses flots à pleins bords, à travers les jardins, le parc, la contrée tout entière, sous l’ombrage d’une forêt de sapins séculaires sur les deux rives étaient semés en profusion, comme de simples fabriques, des monuments copiés sur les plus beaux modèles de l’Italie et de la Grèce, le tombeau de Scipion, le temple de la Sibylle, etc., ou retraçant les plus beaux souvenirs de l’histoire de la Pologne et renfermant en armures, en joyaux, en ornements les reliques les plus précieuses.

Vers le milieu du jardin se trouvait une petite maison en style gothique, construite entièrement, du sol jusqu’aux combles, avec des pierres rapportées, soit de quelque monument, soit de quelque lieu célèbre ; chaque pierre portait en forme d’inscription son certificat d’origine et la date de son entrée dans cette petite nécropole. Sur le fronton était gravé ce vers de Virgile :


Sunt lacrymœ rerum et mentem mortalia tangunt.


Je ne suis point enclin à la mélancolie, c’est une disposition d’âme que je comprends sans l’éprouver. Je l’avouerai néanmoins, ce lieu était le but favori de mes promenades ; j’y revenais sans cesse, involontairement ; arrivé là, j’y restais, je me surprenais, en lisant les inscriptions dont les murs étaient en quelque sorte diaprés, à rêver d’abord sur les destinées du pauvre pays dont je voyais les disjecta membra se redresser et se rapprocher comme dans la vision d’Ézéchiel, puis sur celle de la noble famille qui, dans ses jours de prospérité, avait élevé ce monument à l’instabilité des choses humaines ; puis enfin, sur le cours mystérieux des destinées de l’humanité. Je croyais entendre, comme en lisant l’Histoire universelle de Bossuet, le fracas des empires tombant les uns sur les autres, et je répétais machinalement le vers de Virgile, qui n’a guère de sens quand on essaye de lui en trouver un, mais qui réveille dans l’âme, comme la musique, des idées et des sentiments que la parole ne saurait exprimer.

L’intérieur du château était très simple, mais il renfermait une bibliothèque immense en toutes langues, et le vieux prince était, lui-même une immense bibliothèque : il était grand savant, grand orientaliste ; il parlait toutes les langues de l’Europe et tous les dialectes de toutes les langues avec une rare perfection, et connaissait le contenu même des livres, aussi bien que l’idiome dans lequel ils étaient écrits. Je n’oublierai jamais qu’à cette époque où la philosophie de Kant brillait, en Allemagne, de tout son éclat, et où celle de Fichte commençait à poindre, il m’expliqua l’une et l’autre avec beaucoup de clarté et une douce raillerie, si bien que j’en fis mon profit, ainsi qu’on le verra un peu plus tard.

La vieille princesse, petite de taille, était de tous points une grande dame, simple, sévère, d’une politesse exquise et d’une indulgence sans laisser aller. J’ignore ce qu’il y a eu de vrai ou de faux dans les torts que les mémoires de son temps lui imputent. M. de Talleyrand m’a souvent dit que ces mémoires, entre autres ceux qui prennent le nom du duc de Lauzun, sont un tissu de mensonges et de sottises ; mais, quoi qu’il en soit, la princesse Czartoryska que j’ai connue inspirait le respect, tenait à distance, et ne réveillait dans l’esprit aucun souvenir qui ne fût à son honneur.

Ses deux filles étaient des personnes d’un noble caractère, d’un esprit cultivé, d’une conversation douce et sérieuse. Les habitués de ce beau lieu, étrangers comme moi, ou commensaux, n’étaient point indignes d’en faire partie. L’intérêt réel et sincère que je portais à la cause de mes généreux hôtes, et plus encore peut-être la parfaite liberté d’esprit avec laquelle j’examinais, sans illusion comme sans découragement, les chances de l’avenir, achevèrent de me gagner leur confiance ; j’en reçus, en partant, des témoignages d’amitié dont, seul aujourd’hui, je conserve le souvenir. Pulawy et ses habitants n’existent plus.

Je partis pour Cracovie en promettant et en me promettant de revenir.

Cracovie est le berceau de la Pologne, gniasdo Polky ; c’est une ville petite mais originale et riche en souvenirs historiques. Les environs sont charmants ; elle est située au pied des montagnes de la Silésie, et les gorges boisées de ces montagnes sont agrestes, presque sauvages, peuplées de couvents, abondantes en points de vue variés.

Je visitai avec soin et à plusieurs reprises les salines de Wiliczka, dont la possession est, ou du moins était alors mi-partie entre le grand-duché, où se trouvait enclavée la ville libre de Cracovie, et l’Autriche maîtresse de la Galicie. Je n’entrerai dans aucun détail sur le mode d’exploitation de ces salines, sur leurs richesses, leurs débouchés, etc. Ces détails se trouvent partout, et les renseignements statistiques que j’ai recueillis et conservés, après quarante-six ans, ne correspondent plus sans doute à rien de réel.

À l’époque dont je parle, on descendait dans ces salines d’une façon assez périlleuse.

Trois lanières de sangle étaient attachées tant bien que mal au gros câble qui servait, à l’aide d’une poulie, à monter et à descendre les fardeaux. Ces trois lanières formaient un siège très étroit ; assis sur ce siège on embrassait de ses deux jambes et de l’un de ses bras le câble ; l’autre bras servait à écarter le câble des parois de muraille en terre ou en sel qui formaient le puits lui-même on descendait ainsi à de très grandes profondeurs, au risque, si l’on n’employait pas bien le bras libre, d’être rudement froissé contre la paroi, et, si on ̃lâchait le câble de l’autre bras ou des jambes, ou si les sangles venaient à casser, d’être précipité la tête la première. Je me suis souvent rappelé ceci, en lisant, dans l’Antiquaire, de Walter Scott, le récit de l’évasion d’Ocheltrie et de Lovel à travers les rochers, durant la tempête et, comme exemple de la puissance de l’imagination en pareil cas, je dois dire qu’en subissant plusieurs fois l’épreuve de la descente et de la montée que je viens d’indiquer, je n’éprouvai pas la moindre émotion, tandis qu’il m’est presque impossible de regarder en bas, d’un second ou d’un troisième étage, appuyé sur une fenêtre dont la balustrade s’élève à mi-corps.

Lorsqu’on est descendu dans l’intérieur de la mine, on la parcourt pendant des heures. C’est un labyrinthe de galeries percées à l’aventure, selon la direction des filons, et tellement obscures qu’on n’y peut cheminer qu’aux flambeaux ; on y peut faire plusieurs lieues sans revenir sur ses pas. De galerie en galerie, on descend, en définitive, jusqu’au bord d’un lac d’eau salée, assez étendu, et qu’on traverse en bateau, à la clarté des torches et au bruit des détonations de la poudre qui détache, à grand fracas, les prismes de sel, taillés, à grand’peine, dans la muraille. Rien ne peut mieux donner l’idée de l’entrée de l’Averne, telle qu’elle est décrite par les poètes : la barque qui vous porte est réellement pour l’imagination la barque à Caron. En revenant de Cracovie à Varsovie, je m’arrêtai, ainsi que je l’avais promis, quelques jours à Pulawy. Ce fut là que j’appris les deux terribles et stériles victoires remportées par l’empereur, le 17 août à Smolensk, et le 7 septembre à la Moscowa : heureusement le fils cadet du prince Czartoryski, qui servait dans le corps du prince Poniatowski, était sorti sain et sauf de ces effroyables journées. Et, à cette occasion, je rapporterai ce qui m’a été dit plus tard par le prince Poniatowski lui-même. Comme il m’expliquait l’assaut donné à Smolensk, et l’impossibilité évidente où il se trouvait d’emporter une muraille avec de la cavalerie : « Je ne sais trop, me dit-il en riant, ce que l’empereur voulait de nous ; je crois qu’il voulait savoir ce qu’il en pouvait exiger sans nous rebuter. » Le récit de l’assaut de Smolensk, tel qu’il est décrit par M. Thiers, ne cadre pas exactement avec cet incident.

J’appris en arrivant à Varsovie l’incendie de Moscou.

On ne peut bien juger, à la distance des temps et des lieux, et l’histoire ne rendra jamais l’impression que cet épouvantable événement produisit sur tous les esprits. À dater de ce moment, l’avenir nous parut à tous chargé d’un sombre nuage qui ne cessait d’aller grossissant, et de jour en jour. Avide de nouvelles, personne n’osait presque en demander.

J’essayais de tromper ou d’atténuer mon inquiétude en m’appliquant sans relâche à l’étude de la langue et de la littérature polonaises. J’avais trouvé à Varsovie un ecclésiastique français, je crois un chanoine, qui, résidant depuis longtemps dans cette ville, avait fait de l’une et de l’autre une étude approfondie. Il me donnait une grande partie de ses matinées. Il avait composé une grammaire fort développée qu’il me permit de faire copier, et que j’ai conservée. Il surveillait la publication d’un dictionnaire, auquel toute la société souscrivit et que je possède ; je réunissais les principaux auteurs dont on fait cas, en cette langue, et j’ai réussi à en conserver une partie. Cette fois encore, je trouvai en moi-même un asile contre le malheur des temps et des circonstances.

L’approche de la mauvaise saison et la perplexité générale ramenaient à Varsovie un très grand nombre de familles qui s’en étaient momentanément éloignées. En général, nous passions nos soirées ou chez la princesse Tiskewicz, sœur du prince Poniatowski, grande amie de M. de Talleyrand, et que tout le monde a bien connue à Paris, ou chez madame de Vauban, femme séparée et très séparée du comte de Vauban qui a joué un certain rôle dans les guerres de la Vendée, et publié contre le comte d’Artois un écrit injurieux. Madame de Vauban avait été, pendant longtemps, la maîtresse en titre du prince Poniatowski, et, à ce titre, chose étrange, elle avait exercé, à Varsovie, tout l’ascendant d’une épouse légitime ; elle en conservait l’attitude, après avoir perdu les fonctions de l’emploi, et la société continuait à se grouper respectueusement autour d’elle.

Nos soirées étaient tristes.

Les dames faisaient de la charpie, à tout événement. Les hommes se communiquaient les bruits qui couraient dans la ville et dans la contrée on regardait le thermomètre, on se perdait en conjectures sinistres.

Bientôt on apprit l’évacuation de Moscou ; puis on fut longtemps sans aucune nouvelle. Rien de la grande armée. Rien du prince de Schwartzenberg et du général Reynier, chargé de couvrir le grand-duché contre l’armée de l’amiral Tchitchakoff.

Il y avait néanmoins parmi nous quelqu’un qui en savait probablement plus que nous. C’était un diplomate autrichien, sans qualité officielle, M. Neumann, que beaucoup de personnes ont connu depuis en France et en Angleterre. Il passait à tort ou à raison pour un fils naturel de M. de Metternich. Je ne me rappelle point sous quel prétexte il résidait à Varsovie ; il avait de l’esprit, de l’instruction, de la politesse ; mais nous le soupçonnions d’être plus enclin à rendre compte de nos inquiétudes qu’à les partager.

Enfin, après six semaines de perplexités, dans les premiers jours de décembre, un matin, l’ambassadeur me fit appeler. C’était de très bonne heure. Je le trouvai pâle, défait, consterné. Il me tendit sans mot dire le 29e bulletin de la grande armée ; le fatal bulletin de la Bérézina. Il l’avait reçu dans la nuit. Cette lecture me fit horreur, tout préparé que je fusse au pire, et malgré les réticences visibles pour l’œil le moins exercé ; l’ambassadeur me prescrivit de porter sur-le-champ cette triste communication à M. Otto, notre ambassadeur à Vienne. La mission n’était rien moins qu’agréable, mais ce n’était pas de moi qu’il s’agissait dans un pareil moment. Je fis aussitôt mes préparatifs ; j’achetai, pour aller plus vite, une de ces très légères calèches, qui portent, en Pologne, le nom de briska ; dès la fin de matinée, j’étais en route. Je traversai rapidement le grand-duché, plus lentement les provinces autrichiennes. Le bruit de nos désastres s’y était confusément mais universellement répandu. Le soulèvement des esprits contre la France y éclatait de toutes parts. J’avais quelque peine à obtenir des chevaux de poste ; et j’étais accueilli souvent par des propos qu’en toute autre occasion j’aurais été peut-être obligé de relever, mais que je laissai passer vu la circonstance, en feignant de ne pas entendre l’allemand ; ce qui d’ailleurs était vrai, dans un certain sens : je lisais l’allemand couramment, mais je l’entendais assez mal.

Arrivé à Vienne, j’allai droit à l’ambassade. Je trouvai M. Otto, homme honnête, serviteur fidèle, esprit sage et modéré, dans une angoisse inexprimable. Il arpentait son cabinet en tous sens, dévoré d’inquiétude, assiégé de bruits contradictoires qui lui parvenaient de toutes parts. Pour donner une juste idée de son état, il me suffira de dire que ce 29e bulletin, qui nous avait, à Varsovie, glacés d’épouvante, lui causa une joie qu’il ne put contenir ; il me sauta au cou, bien qu’il me vît pour la première fois ; il écrivit sur-le-champ au prince de Metternich, pour lui annoncer ma venue. Je m’habillai à la hâte, et nous partîmes ensemble pour la chancellerie d’État. C’était l’hôtel même où j’avais habité en 1809.

Chemin faisant, messager de malheur que j’étais, je me sentais partagé entre le désagrément de mon rôle et la curiosité de l’entrevue. J’avais un peu connu le prince de Metternich à Paris, connu autant que le permettait la différence, entre nous, d’âge et de position ; je l’avais souvent rencontré dans le monde officiel et dans le monde à la mode ; je l’avais même approché de plus près aux conférences d’Altenbourg. J’étais impatient de voir quel effet produirait sur lui notre triste communication, si la joie de nos désastres l’emporterait ou non sur le dépit d’apprendre que l’empereur y avait personnellement échappé.

Je lui dois cette justice qu’il ne sourcilla point ; jamais je ne vis pareille possession de soi-même. Il lut attentivement le bulletin ; il témoigna pour les souffrances de notre armée un intérêt affectueux, prit en bonne part les protestations et les espérances de M. Otto, abonda dans son sens sur les ressources qui restaient à l’empereur, et, comme ce jour-là même il donnait un grand dîner, il nous y invita l’un et l’autre.

Tout n’était pas plaisir à cela ; il me répugnait fort d’être produit comme une bête curieuse devant une réunion nécessairement malveillante ; je fis néanmoins bonne contenance.

Le dîner fut long, froid et silencieux. Chacun avait les yeux sur moi et parlait bas à son voisin. L’après-dîner fut également silencieux mais court ; on ne m’adressa point de questions, la compagnie se dispersa de bonne heure.

Je passai deux ou trois jours à Vienne. M. Otto mariait, à cette époque, sa fille à l’un de mes camarades, M. Pelet (de la Lozère). Ni M. Otto ni madame Otto ne connaissaient encore leur futur gendre. Je fus interrogé à ce sujet sur faits et articles, et mes réponses, très conformes à la vérité, leur ayant été très agréables, je fus comblé d’amitiés par ces excellents parents. Ils voyaient peu de monde, et je sus bientôt pourquoi. Ayant essayé de me présenter chez quelques-unes des personnes qui m’avaient bien accueilli, quelques années auparavant, ayant frappé à la maison hospitalière qui m’avait reçu avec tant d’obligeance, je trouvai partout porte fermée.

Mon seul refuge fut le perchoir du prince de Ligne ; là, je fus admis comme toujours à bras ouverts, et c’est de cette aimable famille que j’appris positivement ce que je pouvais déjà deviner. Tel était l’état de l’opinion dominante, que, dans la haute société, nul n’aurait osé recevoir un Français sans y être obligé par devoir d’état, par position officielle.

Ma mission étant remplie, et, rien ne me retenant plus, j’avais hâte de me retrouver sur le théâtre des événements. Je repartis. Le froid d’abord tolérable était devenu excessif ; le thermomètre baissait d’heure en heure. La neige tombait à gros flocons, les routes, libres jusque-là, en étaient encombrées. J’avais fait placer sur un traîneau ma petite calèche ; mais, malgré cette précaution, je versai sept ou huit fois avant d’atteindre Olmutz. Je pensai que c’était tenter Dieu de poursuivre et je pris un grand parti. Je laissai ma calèche dans l’auberge d’Olmutz, Dieu sait au profit de qui, et je continuai ma route en traîneau de poste, à découvert, bravant la rigueur de la saison. Elle était telle, que deux bouteilles de rhum dont la bonne madame Otto avait enrichi mon équipage, en les entourant de fourrures, gelèrent comme de l’eau claire. Quand j’arrivai à Cracovie, véritablement j’étais transi ; le soleil dardait des glaçons ; mais, là, j’eus une idée sublime, une idée égale en simplicité, en portée, en profondeur, à l’œuf de Christophe Colomb et à la brouette de Pascal ; je la consigne ici pour ma gloire ; si jamais d’autres que moi la mettent en pratique, mon nom ne périra point.

J’achetai une petite charrette, couverte en simple toile ; je la fis placer sur un traîneau ; comme elle était tout à fait terre à terre, elle ne courait aucun risque de verser. Je la fis remplir de foin jusqu’au haut ; je m’y logeai jusqu’au cou, à peu près comme on enterrait les vestales coupables ; et dès lors, je n’éprouvai plus le moindre froid ; tout au contraire, mes pieds et mes jambes contractés commençant à se détendre, et la circulation s’y rétablissant, j’éprouvai cruellement cette douleur que les enfants connaissent bien et que les bonnes nomment l’onglée.

À mi-chemin de Varsovie, comme je sortais de mon fenil et que j’entrais dans une maison de poste dont le nom m’échappe, baragouinant quelques mots de polonais pour obtenir des chevaux, j’entendis une voix sépulcrale qui, du fond d’un lit placé lui-même au fond de la chambre, baragouinait, de son côté, quelques mots d’un français égal à peu près à mon polonais, mais avec un accent anglais très prononcé. Cette voix était celle de M. Barlow, ministre des États-Unis en France, lequel avait suivi M. de Bassano jusqu’à Wilna, poursuivant avec la ténacité de son pays et de son caractère, ses réclamations contre les conséquences du blocus continental. Afin d’éviter d’être pris par les Russes, ou pillé par les Français, à la débandade, il retournait en France par Vienne ; afin de se préserver du froid, il avait chauffé à blanc sa voiture ce qui lui avait valu une fluxion de poitrine dont il se mourait. Je lui fis inutilement offre de services il était très bien soigné par ses gens, et ne survécut que quelques heures à notre entrevue.

J’ai raconté cette singulière rencontre à la Chambre des députés, en défendant, comme ministre des affaires étrangères, le traité qui faisait droit aux réclamations du pauvre M. Barlow.

En arrivant à Varsovie, je trouvai l’ambassadeur rappelé et se préparant à rentrer en France. Il était en habit de voyage, on arrangeait sa coiffure à l’avenant. Il me raconta le passage de l’empereur, son entrevue avec lui, dans une modeste hôtellerie, ses promesses aux ministres polonais, le langage qu’il leur avait tenu, à peu près comme le rapporte M. Thiers.

L’ambassadeur, en partant le jour même de mon arrivée, laissait l’ambassade, qui devenait par cela même une simple délégation, à M. Bignon.

M. Bignon avait été ministre près le roi de Saxe, grand-duc de Varsovie. C’était le poste qu’il occupait ; lorsque ce même poste devint ambassade. Il était resté à Varsovie, un peu, je crois, pour nous surveiller. Il succédait à son successeur, et c’est sous sa direction que je terminai l’une des années les plus diversement occupées de ma vie.


V


1813


J’écris mon histoire, je n’écris ni l’histoire, ni pour l’histoire ; je ne dirai rien du désastre de Wilna, aussi grand, plus grand peut-être que celui de la Bérézina ; rien de la défection du général York ; rien de la déroute de nos pauvres débris ; rien de la conduite du roi Murat, et de celle du prince Eugène, aussi différentes que les deux personnages étaient différents l’un de l’autre.

Nous restâmes à Varsovie à peu près trois semaines après le départ de l’ambassadeur.

Nous étions couverts par le corps du prince de Schwartzenberg composé d’Autrichiens et de Saxons, et par les restes du corps polonais commandé par le prince Poniatowski.

M. Thiers parle d’un armistice, qui, dit-il, aurait été conclu à la fin de la campagne, entre les Autrichiens et les Russes. Je n’en ai jamais ouï le moindre mot. Tout au contraire, je me souviens très bien du débat qui s’éleva, presque tout de suite, entre le prince de Schwartzenberg et le prince Poniatowski : l’un soutenait qu’avec trente et quelques mille hommes de troupe dont la plus grande partie n’avait été entamée ni par la guerre ni par la retraite, on pouvait attaquer résolument l’armée russe, presque aussi délabrée que la nôtre ; l’autre, sans s’y refuser absolument, s’en défendait avec embarras ; et, plus d’une fois même, à ma connaissance, l’altercation devint si vive, qu’il faillit en résulter des duels entre les états-majors autrichien et polonais.

En attendant, le temps s’écoulait, les événements suivaient leur cours ; l’armée française évacuait Posen ; l’armée russe menaçait la Silésie ; la position de Varsovie était débordée bon gré mal gré, il fallut songer à s’éloigner.

L’armée autrichienne se replia sur la Galicie ; le corps saxon prit la route de Torgau ; le corps polonais fit retraite sur Cracovie, quelques grandes familles polonaises l’y suivirent ; celle du comte Zamoyski fut de ce nombre.

La retraite fut pénible et difficile ; le froid était terrible, la neige amoncelée sur les routes ; le convoi était long, et sa marche inégale y rendait le maintien de l’ordre presque impossible. Force fut de faire une première station à Pétrikaw pour rallier les traînards ; puis une seconde à Czenstochow, couvent fortifié assez curieux ; puis enfin tant bien que mal, toute la caravane atteignit son dernier gîte.

J’avais pris les devants avec Rumigny, notre second secrétaire, dans ma fidèle charrette, attelée de deux bons chevaux. Nous remplissions l’office de maréchaux des logis, ce qui n’était pas inutile, la ville de Cracovie n’étant nullement préparée à devenir subitement une capitale. Notre premier secrétaire Lajard présida à tout l’ensemble de l’expédition rétrograde, avec beaucoup de présence d’esprit, de vigilance et d’activité.

Notre légation fut installée convenablement dans un ancien palais que l’on rendit habitable sans trop de difficulté. M. Bignon s’y établit avec Lajard et Rumigny ; il y conserva la plus grande partie de son ancienne légation, entre autres deux personnes que nous retrouverons dans la suite de ce récit, M. Miège, depuis consul général à Malte, et M. Desage, tout jeune alors, et qui, de 1830 à 1848, a joué, comme directeur de la division politique aux affaires étrangères, un rôle modeste mais important.

Quant à moi, mon nouveau chef me mit la bride sur le cou ; il me laissa libre de me loger où je pourrais et de faire de mon temps tel usage que bon me semblerait. Je n’étais nullement dans ses bonnes grâces ; il se méfiait de moi, je ne sais trop, ou plutôt je sais trop bien pourquoi.

M. Bignon était un serviteur fidèle et plus que fidèle, zélé et plus que zélé, tranchons le mot, un serviteur passionné de l’empereur et du régime impérial. Ministre à Varsovie avant la guerre, il avait été laissé, comme je l’ai dit, dans cette résidence avec la mission confidentielle de surveiller l’archevêque de Malines et son ambassade. Il savait à quoi s’en tenir sur mon compte. Il savait qu’en m’exprimant avec convenance sur le gouvernement que je servais, je n’en éprouvais ni n’en affectais le fanatisme. Mes liaisons lui étaient suspectes. N’ayant plus désormais rien à faire, sinon de surveiller la fidélité des pauvres Polonais et de rendre compte de l’état des esprits, si j’avais été de disposition et de caractère à l’assister dans cette tâche, j’aurais été le bienvenu. Mais, ne l’espérant pas, et forcé de puiser ses renseignements à d’autres sources, il préférait, non sans raison peut-être, se tenir avec moi sur la réserve. Non seulement je ne concourais en rien à la correspondance, mais c’était pour moi lettre close, et l’on ne me parlait que de la pluie, qui fut bientôt fort abondante, et du beau temps, dont nous étions encore loin.

J’en prenais mon parti sans regret et sans murmure.

Il existait à Cracovie un observatoire dirigé par deux professeurs français et plusieurs professeurs adjoints qu’ils avaient formés. Leur enseignement ne se bornait point à l’astronomie ; il s’étendait à plusieurs parties de la physique et même de la chimie. J’avais fait amitié avec eux, et j’y passais une partie de mes matinées.

Le soir, M. le comte Zamoyski ouvrait sa petite maison aux hôtes qu’il avait reçus dans son hôtel à Varsovie. Madame Zamoyska en faisait les honneurs avec sa grâce accoutumée.

J’y passais régulièrement mes soirées, lorsque je n’étais pas invité à des bals, ou à d’autres réunions car, chose remarquable, il y eut cette année, comme toutes les autres, à Cracovie, un hiver animé et un carnaval en règle. Les bals étaient gais ; les réunions brillantes ; les dames mises avec goût ; je doute qu’aujourd’hui même, en France même, un hiver de Lyon ou de Bordeaux égale ce que j’ai vu, de mes yeux vu, en ce temps et en ce pays-là.

Je formai pendant mon séjour dans cette ville quelques liaisons avec l’état-major du prince Poniatowski, et avec le prince lui-même. L’état-major était composé des jeunes gens des premières familles du grand-duché, et ressemblait trait pour trait à un état-major français, sous cette unique réserve que l’enthousiasme patriotique y remplaçait l’ardeur de l’avancement et l’enthousiasme impérial. Quant au prince, il était impossible de le connaître sans s’y attacher.

Sur le champ de bataille, d’un commun aveu, ce n’était pas un brave, c’était un héros dans ses rapports avec la France, ce n’était pas un homme loyal, c’était un chevalier, et sa fidélité était d’autant plus méritoire qu’il ne se faisait pas la moindre illusion ; il tenait sa cause pour désespérée ; il marchait droit et la tête haute au sort qui l’attendait, et qu’il n’a pas tardé à rencontrer. Dans l’habitude de la vie, c’était un grand seigneur du dernier siècle, généreux, libéral, de mœurs faciles, d’un caractère enjoué, adoré de tous ceux qui l’approchaient camarade de ses aides de camp ; obéi parce qu’il était toujours le premier au feu, et qu’il partageait toujours avec tout le monde tout ce qui lui tombait sous la main.

C’était plaisir de le suivre au champ d’exercice et de le voir dresser ses recrues. Son activité, sa vivacité, sa bonne humeur, son ton soldatesque, lui gagnaient tous les cœurs. Dans le rayon que son corps d’armée occupait autour de Cracovie, il prenait sans façon le premier paysan venu, lui faisait décrasser les mains, couper les cheveux, raser la barbe et le livrait à un sous-officier qui lui enseignait le maniement des armes ; au bout d’un mois, on lui mettait sur le dos un uniforme bleu ; l’empereur des Français avait en lui un excellent soldat, prêt à tout, propre à tout, ne regrettant rien, ne pensant qu’à vivre et à mourir sous son drapeau ; mais, par malheur, à cent pas de là, dans le rayon que l’armée russe occupait, le général Sacken en faisait autant, et n’y trouvait pas plus de difficulté ; il mettait la main sur le pareil, peut-être sur le parent du paysan dont il s’agit ; il le débarbouillait et le façonnait à la moscovite ; lui mettait sur le dos un uniforme vert ; c’était pour l’empereur Alexandre un excellent soldat, prêt à tout, propre à tout, ne regrettant rien, ne songeant qu’à vivre et à mourir sous son drapeau.

Hélas, pauvre pays !

Dans le courant du mois de mars, l’empereur, après avoir, avec une activité vraiment merveilleuse, remis sur pied une armée de cinq cent mille hommes, rappela de Vienne M. Otto. M. de Narbonne fut choisi pour le remplacer. Sur la demande expresse et instante du nouvel ambassadeur, je reçus ordre de me rendre auprès de lui. Je partis. Je fis mes adieux à mes amis, en leur promettant de saisir la première occasion pour les venir voir, dussé-je ne rester qu’un jour à Cracovie ; j’ai tenu parole.

J’arrivai dans les premiers jours d’avril à Vienne. M. de Narbonne y était installé. Il était accompagné de ses trois aides de camp, Castellane, Tiburce Sébastiani, et Fernand de Chabot. Charles de Montigny, fils adoptif de M. de Jaucourt, était attaché à son ambassade ; il avait conservé tout l’établissement de M. Otto ; mais ne lui laissait que les affaires de chancellerie ; je fus exclusivement chargé des affaires politiques.

Ayant été reçu à bras ouverts par le père de notre impératrice et par M. de Metternich, comblé de témoignages d’affection apparents ou réels, peut-être autant l’un que l’autre, M. de Narbonne n’avait point à se plaindre. Il tenait grande maison ; il était invité avec empressement dans toutes les réunions ; la haute société suivait l’exemple des maîtres ; mais le diable n’y perdait rien.

M. de Narbonne ne se faisait non plus aucune illusion. Il démêlait fort bien ce qui se cachait de haine et d’espérance sous ces démonstrations de commande. Il voyait beaucoup de monde, matin et soir. En rentrant vers une heure après minuit, il me trouvait de pied ferme dans son cabinet ; il me confiait ses observations et ses réflexions de la journée ; j’en tenais note, et, s’il y avait lieu, j’en faisais dépêche ; le lendemain, à son réveil, je lui soumettais mon travail nocturne ; après l’avoir approuvé ou rectifié, il y joignait, le plus souvent une lettre de sa main que je copiais, tandis que son secrétaire particulier copiait la dépêche ; le tout était cacheté et expédié, sans que personne autre que nous trois en eût connaissance. Le secrétaire particulier de M. de Narbonne était M. Tellier, mort depuis consul général à Gênes.

J’aurais ici, on le voit, si je composais des mémoires, une belle occasion d’exposer, en détail, la marche et les incidents des négociations qui précédèrent, à cette époque fatale, la rupture entre la France et l’Autriche mais je n’en ferai rien, et cela pour deux raisons : la première, c’est que ce travail existe, qu’il a été fait et très bien fait, par M. Thiers ; la seconde, c’est que j’y ai concouru d’avance, et voici comment.

Quand, vers le milieu d’août, c’est-à-dire à l’instant où commencèrent les hostilités, M. de Narbonne me fit ses adieux, quand il partit pour s’enfermer à Torgau, hélas et pour n’en plus sortir, il me remit son portefeuille, un grand portefeuille noir, que je connaissais bien puisque c’était moi qui le tenais en ordre ; dans ce portefeuille était distribuée et classée toute sa correspondance officielle et confidentielle, tant avec l’empereur qu’avec le département des affaires étrangères, et tous les documents réservés de l’ambassade. Il me chargea expressément, en m’en confiant la clef, de ne le rendre qu’à lui-même.

M. de Narbonne nous fut enlevé au bout de quelques mois.

J’ai conservé le dépôt qu’il m’avait commis pendant près de vingt ans, de 1813 à 1833. Le département des affaires étrangères, ignorant peut-être qu’il était entre mes mains, ne l’a point réclamé.

C’était d’ailleurs, à cette époque, l’usage de laisser les agents diplomatiques maîtres de conserver, leur vie durant, les documents dont ils étaient dépositaires, virtute officii, sauf à le leur reprendre à leur mort, le département intervenant dans la succession, pour y saisir tels papiers que bon lui semblerait à titre de propriété de l’État. C’est ainsi, par exemple, que les Mémoires de Saint-Simon ont été confisqués sur sa famille, et sont demeurés enfouis pendant cent cinquante ans dans les archives des affaires étrangères, sous prétexte qu’il avait été ambassadeur en Espagne.

Devenu ministre des affaires étrangères, je résolus de mettre un terme à ce double abus. Je fis rendre une ordonnance qui prescrivait à tout agent diplomatique, sans en excepter le ministre lui-même, de faire remise à son successeur, en quittant son poste, de tous les papiers et documents relatifs à sa gestion, d’en dresser contradictoirement avec lui inventaire et procès-verbal, lequel procès-verbal signé des deux parties affranchissait l’agent révoqué ou démissionnaire de toute recherche et poursuite, soit avant, soit après sa mort. Il lui était simplement permis de garder copie des papiers ou documents qu’il choisirait, sous engagement de n’en rien publier sans l’aveu du département.

Après avoir ainsi pourvu à l’avenir, je m’occupai du passé ; je m’occupai de donner, autant qu’il dépendait de moi, un effet rétroactif à l’ordonnance, d’obtenir, à l’amiable, la réintégration des pièces dispersées, et, naturellement, je prêchai d’exemple ; je remis au département, sans en rien distraire, le portefeuille de M. de Narbonne, et c’est dans les correspondances, pièces et documents qu’il renfermait que M. Thiers a puisé les matériaux de la narration qui termine son quinzième volume. Cette narration est très intéressante ; l’exposé des faits est exact, lucide, sévère, trop peut-être ; je veux dire que leur enchaînement est peut-être plus rigoureux, plus conséquent dans le récit, moins semé d’alternatives, d’accidents, de péripéties, qu’il ne l’a été dans la réalité.

Il ne faut pas s’en étonner. La position des affaires à Vienne était critique et précaire. Dans la négociation ou peut-être plus exactement dans l’intrigue qui s’y menait, les intérêts en jeu variaient avec les chances de chaque jour et les intentions, mobiles à leur tour, visaient à plus d’une fin.

Au vrai, personne n’était dupe. L’empereur, dans le fond de son âme, n’admettait de paix que celle qu’il dicterait lui-même, le pied sur la gorge de ses ennemis en offrant à l’Autriche sa part dans les dépouilles de la Prusse et de la Russie, il ne comptait ni l’éblouir ni l’entraîner. Il négociait pour gagner du temps, pour achever ses préparatifs ; il n’espérait et ne désirait qu’une chose, devancer la défection de l’Autriche, frapper les grands coups avant qu’elle se déclarât contre lui, et l’avoir ensuite à sa discrétion, comme il avait eu la Prusse à sa discrétion après la bataille d’Austerlitz.

Dans cet unique but d’amuser le tapis le plus longtemps possible, il croyait mieux réussir en engageant une négociation telle qu’elle, qu’en suivant le conseil que lui donnaient Cambacérès, M. de Talleyrand et M. de Caulaincourt, en laissant l’Autriche à elle-même sans lui rien demander, sans lui rien offrir, et j’estime qu’il avait raison. C’eût été livrer cette puissance sans motif, et presque sans prétexte de résistance aux sollicitations des coalisés, et aux progrès croissants de l’insurrection allemande.

Mais, tout en n’attendant rien de la négociation qu’il poursuivait, l’empereur, selon sa nature, ne s’y portait pas moins tout entier, et il y portait son ardeur, son autorité, son impatience il y avait, comme en tout, le diable au corps ; instances, promesses, menaces, il n’y épargnait rien, au risque même de précipiter le dénouement. Qui sait, d’ailleurs, ce qu’un accès de faiblesse ou d’ambition pouvait obtenir de l’Autriche ? Pour un gros joueur, la moindre carte est peut-être grosse du gros lot.

De son côté, M. de Narbonne voyait clair dans les intentions de l’empereur sans en avoir reçu la confidence ; il voyait clair dans la position réelle de l’Autriche ; aider la France à écraser la Russie, à détruire ce qui restait de la Prusse, c’eût été de sa part un suicide. Il voyait clair enfin dans la tendance et le résultat définitif de la négociation ; presser l’Autriche d’intervenir, sous couleur de médiation, c’était l’autoriser à lever jusqu’à son dernier homme, à engager son dernier écu ; c’était la rendre arbitre des conditions de la paix mais, d’une part, ses instructions étaient précises et pressantes il ne pouvait ni les négliger ni les éluder ; tout au contraire, il recevait à chaque courrier un coup d’aiguillon ; de l’autre, le dirai-je ? il ne voyait guère de chance de paix, si petite qu’elle fût, que dans la route qu’il suivait sans l’avoir choisie. Qui sait si l’empereur, lorsqu’il se trouverait placé entre des conditions raisonnables, plus que raisonnables, et la crainte d’avoir sur les bras deux cent mille hommes de plus, n’hésiterait pas ? s’il ne lui monterait en tête un grain de bon sens, un éclair de sagesse ?

Quant à M. de Metternich, il connaissait bien l’empereur et s’attendait à tout ; il connaissait bien sa position et se tenait prêt à tout risquer ; mais, décidé à jouer le tout pour le tout, il ne voulait agir que sous le coup de la nécessité, après avoir tout épuisé pour y échapper, après avoir offert au gendre de son maître des conditions qu’il fût odieux et insensé de refuser ; en tout cas, il entendait n’agir que de son chef, librement, et sans se laisser traîner à la remorque des passions qui l’assiégeaient au dedans comme au dehors de son pays.

Dans une situation aussi compliquée, où chacun jouait, en quelque sorte, double jeu ; où chacun poursuivait deux buts, l’un à défaut de l’autre, on comprend comment chacun se trouvait en chair vive et sur le qui-vive, comment le moindre fait, le moindre bruit, le moindre mot, une feuille qui tombe, une mouche qui vole, suffisaient pour mettre tout en rumeur. Un jour, on apprenait que le roi de Saxe, réfugié en Bavière, sous la protection de la France, s’était en quelque sorte échappé à la sourdine, pour venir se placer en Bohême, à la disposition de l’Autriche ; un autre jour, que le prince de Schwartzenberg, retiré en Galicie avec son corps d’armée, avait reçu de l’empereur Napoléon l’ordre de rentrer dans le grand-duché et d’attaquer les Russes ; puis l’empereur d’Autriche, en revanche, se mettait en tête d’inviter le prince Poniatowski à quitter le grand-duché et à traverser la Bohême pour rejoindre l’armée française, en déposant ses armes, chemin faisant ; puis l’empereur le lui défendait et les deux corps d’armée étaient sur le point d’en venir aux mains, etc… Dans une course rapide que je fis à Cracovie pour cette affaire délicate, j’eus lieu de me convaincre que l’état d’angoisse et de perplexité qu’engendrait et entretenait la situation des affaires, n’était pas concentré à Vienne et dans les hauts lieux, mais qu’il s’étendait partout, et descendait dans tous les rangs ; je le retrouvais, pour ainsi dire, sous forme de curiosité insolente, ou de menace à chaque relai, dans chaque auberge. C’est ce flux et reflux d’agitations, de nouvelles, d’appréhensions, de conjectures, qui peut-être ne ressort pas assez en saillie dans le récit grave et régulier de M. Thiers ; mais peut-être aussi qu’en s’y engageant il se serait perdu dans les particularités et les minuties.

Le premier défilé à passer, c’était la rencontre inévitable et prochaine entre l’empereur et les alliés. Cette rencontre pouvait tout emporter. Si l’empereur remportait une victoire décisive, une victoire pareille à celle d’Austerlitz ou d’Iéna, il était de nouveau le maître du monde ; il ne restait plus au gouvernement autrichien qu’à courber la tête et demander pardon. S’il était vaincu, en revanche, et repoussé l’épée dans les reins jusqu’à la frontière de France, c’était l’empereur Alexandre qui devenait le roi des rois, l’Agamemnon de l’Europe, le libérateur du continent, et le mouvement populaire en Autriche entraînait son gouvernement à la queue des alliés ; il n’y figurait qu’au dernier rang et sur l’arrière-plan, décrié, vilipendé, déclaré traître à la patrie allemande.

Pour que M. de Metternich conservât la haute main, il fallait qu’il conservât le champ libre, et, pour cela même, il fallait que l’empereur Napoléon fût vainqueur et ne le fût qu’à demi.

On peut juger avec quelle anxiété on attendait les courriers, avec quelle avidité toute nouvelle était accueillie et commentée. Je n’exagère rien quand j’affirme que, dans bien des hôtels de Vienne, on ouvrait les fenêtres, en s’imaginant entendre le canon de Lutzen ; je n’exagère rien quand j’affirme qu’il y avait des militaires qui prétendaient l’entendre, en effet.

L’événement, on le sait, tourna à souhait pour M. de Metternich. L’empereur victorieux, coup sur coup à Lutzen et à Bautzen, le fut à si grand’peine et au prix de telles pertes, qu’il s’estima forcé d’accepter l’idée d’un congrès, et de demander lui-même un armistice, afin de se refaire un peu. M. Thiers affirme que voulant la guerre, ce fut, de sa part, une grande faute ; qu’il laissa échapper l’occasion d’écraser les alliés, et d’achever de les détruire. Si cela dépendait de lui, en effet, et s’il commit une telle faute ce fut la première en ce genre qu’il ait à se reprocher et elle lui coûta bien cher : elle lui coûta la domination de l’Europe, le trône et la liberté personnelle.

Quoi qu’il en soit de cette faute, réelle ou supposée, après coup, il en commit certainement une autre, en chargeant M. de Caulaincourt de négocier l’armistice ; le choix du négociateur donnant à penser qu’il s’agissait de bien plus, qu’il s’agissait de traiter directement et à fond, avec les alliés sans le concours de l’Autriche.

M. de Metternich, qui, pendant tout le temps où la fortune semblait flotter incertaine, avait fait très bonne contenance, qui nous avait envoyé, d’heure en heure, les nouvelles qui lui parvenaient, avec une sincérité, que nous tenions, à tort, pour suspecte, M. de Metternich fut informé de l’arrivée de M. de Caulaincourt aux avant-postes des alliés par M. de Nesselrode, qui partit lui-même, et sans délai pour Vienne, afin de mettre à l’Autriche le marché à la main.

Le coup fut décisif.

M. de Metternich enleva son maître, en quelque sorte, et le transporta tout d’un trait à Gitschin, au centre de la Bohême, dans un château situé presque à égale distance de Dresde, où se trouvait l’empereur Napoléon, et de Breslau, où se trouvaient l’empereur Alexandre et le roi de Prusse. Ce fut de là qu’il entreprit de dicter aux belligérants ses conditions.

Le départ fut si subit et tenu si secret, que nous faillîmes en être informés trop tard.

Ce furent deux Français dont, le nom m’échappe en ce moment, deux anciens domestiques d’émigrés français, vivant à Vienne l’un d’un petit commerce, l’autre d’un petit emploi subalterne, mais liés avec les gens des écuries impériales, qui vinrent nous avertit. M. de Narbonne alla droit et sur-le-champ chez M. de Metternich ; il s’expliqua avec lui, non sans quelque vivacité. On le paya de bonnes paroles et de mauvaises raisons ; l’empereur partit dans la soirée et rencontra sur la route M. de Nesselrode ; le lendemain M. de Narbonne était lui-même sur la route de Dresde ; il n’emmenait que moi, donnait rendez-vous à ses aides de camp ; l’ambassade restait à Vienne.

Arrivés à Dresde dans les premiers jours de juin, nous y restâmes jusqu’au 15 juillet.

M. de Narbonne fut reçu avec bienveillance ; on lui sut plutôt gré d’avoir quitté Vienne de son chef, et sans en attendre l’ordre ; mais il n’évita point le reproche d’avoir exécuté ses instructions avec activité et vigilance. C’était le sort de tous les serviteurs à cette époque. Sans entrer en faveur, sans recevoir la confidence des vrais desseins du maître, on le tint en réserve pour le congrès, ou si l’on veut, pour le simulacre de congrès qui se préparait.

J’ai conservé un très bon souvenir des cinq semaines que j’ai passées à Dresde. J’employais mes matinées tantôt à visiter la galerie, l’une des plus magnifiques de l’Europe, tantôt à parcourir les environs qui portent, à juste titre, le nom de Suisse allemande. Le plus souvent je traversais l’Elbe sur un pont moitié ruiné, moitié rétabli, et j’allais voir nos jeunes conscrits s’exercer, dans la plaine, à l’école de peloton et au maniement des armes. Ils me semblaient bien gauches, bien inexpérimentés, bien novices, et les instructeurs qui les gourmandaient leur donnaient une apparence de timidité qu’ils n’avaient pas devant l’ennemi ; en tout, c’était un spectacle inquiétant et triste.

Un jour que je me livrais à ces pensées, les yeux fixés sur plusieurs groupes qui s’essayaient vainement à marcher au pas, je fus rejoint par le général Mathieu Dumas, alors intendant général de la grande armée. Je le connaissais de longue date ; il avait été l’ami de mon père et son compagnon d’armes en Amérique. Je lui fis part de mes pressentiments ; il ne me cacha pas qu’il les partageait, et M. de Narbonne étant bientôt venu se réunir à nous, il lui raconta, ainsi qu’à moi, l’anecdote suivante.

« Je parcourais, nous dit-il, avec l’empereur, il y a peu de jours, la place même où nous sommes en ce moment ; je regardais avec lui les exercices, ou plutôt les ébauches d’exercices que nous regardons ; les jeunes soldats n’étaient pas plus habiles, et les instructeurs les rudoyaient à qui mieux mieux ; l’empereur mécontent se prit à rudoyer les instructeurs qui n’en pouvaient mais ; il arracha même le fusil à l’un d’eux et prit sa place sans plus de succès ; puis se tournant vers moi, et lisant sur mon visage les pensées qui me traversaient l’esprit, il me dit d’un ton moitié railleur moitié fâché :

» — Vous ne croyez pas aux miracles ?

» — Si fait, lui répondis-je, mais pourvu que j’aie le temps de faire le signe de la croix.

» Il rompit la conversation, parla d’autre chose et rentra. »

Nous passions gaiement nos soirées. L’empereur donnait des fêtes au roi de Saxe, à sa famille, à sa cour, rentrée sous l’aile du vainqueur après la victoire, et bien accueillie, moyennant amende honorable. Les principaux acteurs de la Comédie Française avaient été expédiés de Paris au quartier général ; il y avait spectacle de deux jours l’un.

Cette élite de la troupe demeurait, si j’ai bonne mémoire, dans l’hôtel même où nous habitions. Nous les voyions souvent hors de la scène ; et, personnellement, je les connaissais presque tous. Dans ma première jeunesse, fréquentant le Théâtre-Français, j’avais trouvé plus commode et plus économique, au lieu de prendre, chaque soir, mon billet à la porte, d’acheter ce qu’on nommait alors, et ce qu’on nomme encore aujourd’hui, je crois, les entrées d’un acteur. C’était le droit accordé à chaque sociétaire de disposer, à son profit, d’une place à l’orchestre ou au balcon. J’avais acheté les entrées de Dazincourt, comédien de la vieille école, homme d’esprit et bien élevé, qui me racontait les anecdotes de l’ancien régime et m’avait fait connaître plusieurs de ses confrères. Depuis, ayant fait amitié avec le célèbre peintre Gérard, j’avais rencontré, dans ces charmantes soirées qu’il offrait à la meilleure société en hommes et en artistes, en savants et en gens de lettres qu’il fut possible de réunir, j’avais, dis-je, rencontré là les principaux coryphées de nos divers théâtres. Enfin, s’il faut tout dire, M. de Narbonne était encore ici pour quelque chose. Avant la Révolution, il avait été lié avec mademoiselle Contat ; il en avait une fille que nous avons vue débuter sous le nom d’Amalric Contat, mais qui n’est restée que très peu de temps au théâtre, ayant mérité, par une conduite exempte de tout reproche, de contracter un mariage tout à fait honorable. M. de Narbonne m’avait fait connaître la mère et la fille. Mademoiselle Contat, alors retirée du théâtre et mariée elle-même au neveu du poète Parny, tenait, à la ville et à la campagne, un très bon état de maison, et plus d’une fois, je m’étais trouvé chez elle avec les associés dont elle s’était définitivement séparée.

Les cinq semaines se passèrent donc rapidement, et d’autant plus rapidement que les incidents politiques ne nous faisaient pas faute. M. Thiers a fidèlement raconté les différents stratagèmes successivement employés par l’empereur Napoléon pour obtenir la prolongation de l’armistice en laissant espérer la paix. Il a raconté, sur le témoignage de M. de Metternich lui-même, la célèbre entrevue du 28 juin. Cette narration tempère, sous plus d’un rapport, ce que le bruit public prêtait, dans cette entrevue, de violence et d’emportement à l’interlocuteur couronné.

Il faut en croire sans doute M. de Metternich ; mais je dois dire que, le jour même, le lendemain et les jours suivants, le bruit auquel je fais allusion était fort accrédité chez les personnages les mieux informés et qui tenaient de plus près à l’empereur et qu’en particulier, ce mot dangereux : Combien l’Angleterre vous a-t-elle donné ? n’était révoqué en doute par personne. J’ajoute, pour mémoire, que l’indifférence témoignée par l’empereur, au dire de M. de Metternich, sur les pertes de l’Allemagne, durant la campagne de Russie, s’était exprimée, quelques jours auparavant, avec une naïveté plus originale.

Au bout du compte, avait-il dit à M. de Narbonne qui me le répéta le soir même, qu’est-ce que tout ceci me coûte. Trois cent mille hommes, et encore il y avait beaucoup d’Allemands là-dedans.

Enfin, le 15 juillet, après forces allées et venues, après des tergiversations sans nombre, l’empereur nomma pour plénipotentiaires au congrès qui devait s’ouvrir immédiatement à Prague, et se terminer au plus tard le 16 août, date de la dernière prolongation de l’armistice, M. de Narbonne et M. de Caulaincourt. M. de Narbonne devait emmener avec lui les deux secrétaires de l’ambassade de Varsovie, Lajard et Rumigny, et deux attachés, M. de Montigny et moi ; M. de Caulaincourt emmenait son premier secrétaire d’ambassade de Pétersbourg, M. de Rayneval, depuis ambassadeur en Espagne.

M. de Narbonne partit sur-le-champ ; M. de Cmilaincourt fut retenu pendant quelques jours, sous un misérable prétexte. Les plénipotentiaires russes et prussiens étaient arrivés à Prague dès le 11. M. de Narbonne reçut ses pouvoirs, et l’autorisation de procéder à l’échange, avant l’arrivée de son collaborateur.

Ce fut sur ce point que prit naissance la première et la dernière des difficultés, celle qui coupa court au congrès : le plénipotentiaire français, insistait pour que l’échange des pouvoirs eût lieu en conférence : les plénipotentiaires russes et prussiens se retranchaient derrière le médiateur.

En attendant, je visitai avec soin la capitale de la Bohême, la vieille ville et la nouvelle, le Kleinstadt, le Hradschin, où, plus tard, Charles X et sa famille ont trouvé leur dernier refuge, la bibliothèque, le musée, l’observatoire, dernière retraite de Tycho-Brahé ; je m’assis plus d’une fois, sur le bastion où mon grand-père, âgé de vingt-trois ans, était monté en 1741, côte à côte, avec les grenadiers de M. de Chevert.

Je ne raconterai point ici le congrès de Prague, je renvoie, comme pour l’ambassade de Vienne, au récit de M. Thiers. On sait, d’ailleurs, que ce congrès prétendu ne s’est ouvert que pro formâ, qu’il n’a duré que vingt jours, que ces vingt jours ont été consumés en contestations préliminaires, que jamais les plénipotentiaires ne se sont rencontrés face à face.

Je fus peut-être le seul des nôtres ou des autres qui ne perdit pas son temps. J’avais été chargé par nos deux plénipotentiaires de dresser un état réel et complet des forces réunies par le gouvernement autrichien, à l’appui de sa médiation. Je m’en occupai activement, et je crois avec succès.

Les moyens qu’on peut employer pour surprendre le secret d’un ami qui n’en est pas un ne sont jamais irréprochables ; ceux que nous employâmes ne l’étaient pas, et, pour la part que j’y pris, je l’avoue à ma honte. Bref, nous nous ménageâmes des intelligences dans les bureaux du ministère autrichien ; nous obtînmes des états de contrôle, corps par corps, régiment par régiment, homme par homme ; nous obtînmes même plus d’une fois, les originaux, au lieu et place des copies. Armé de cet appareil, je dressai un budget de la guerre autrichien dont l’événement a prouvé l’exactitude, à ce degré qu’il m’est venu depuis à l’esprit que M. de Metternich, au fait de nos manœuvres, les favorisait à petit bruit, content d’agir ainsi, par notre entremise, sur l’esprit de l’empereur.

Quoi qu’il en soit, ce travail (dont j’ai conservé la copie, avec les pièces à l’appui) ayant été soumis à nos deux plénipotentiaires, ils l’approuvèrent de point en point ; j’en discutai avec eux toutes les parties ; j’en démontrai l’ensemble et les détails tellement à leur satisfaction, qu’ils me chargèrent d’aller sur-le-champ à Dresde, de le remettre à l’empereur et de lui faire toucher en quelque sorte, du doigt et de l’œil, l’immensité des préparatifs accumulés contre lui.

Je partis et fis diligence ; arrivé à Dresde, je descendis chez M. de Bassano, je lui remis mon travail, je le lui expliquai et je le priai de la part de MM. de Narbonne et de Caulaincourt, de placer ce travail sous les yeux de l’empereur et de me faire avertir si l’empereur avait quelque éclaircissement à demander.

M. de Bassano me le promit.

Il était consterné ; il ne pouvait se refuser ni à l’évidence des chiffres, ni à l’authenticité des documents auxquels ces chiffres étaient empruntés. Il me dit d’attendre et j’attendis.

J’attendis longtemps.

À la fin, je vis revenir M. de Bassano. Il était radieux. L’empereur, après l’avoir un peu réprimandé, l’avait convaincu que nos chiffres étaient des fables et nous des idiots.

J’insistai, il persista ; je persistai de mon côté.

— Mon cher, me dit-il enfin, l’empereur en sait plus que nous, plus que tout le monde, sur cela comme sur toutes choses, et son opinion est pour moi comme une ornière de marbre, où je marche en sécurité sans m’en écarter.

J’attendis encore. L’empereur ne me fit point appeler. Il garda néanmoins le travail que je lui avais fait remettre, et je crois qu’il le trouvait, au fond, plus exact qu’il ne le souhaitait ; en tout cas, il ne tarda pas à savoir à quoi s’en tenir.

Dans la soirée, avant de me remettre en route, j’eus une assez longue conversation avec le secrétaire intime de M. de Bassano. Il me dit naïvement que l’empereur ne voulait de paix qu’en maître, et après avoir vaincu tous ses ennemis.

S’il cédait une bicoque, ajouta mon interlocuteur, s’il rompait d’une semelle, il lui faudrait compter avec le Corps législatif.

Cette phrase me frappa.

Mon interlocuteur, que je connaissais bien, me la répéta plusieurs fois comme un écolier qui répète sa leçon. Il n’était pas homme à l’avoir trouvée tout seul. Il la tenait par conséquent de son patron, lequel de son côté était trop infatué pour que l’appréhension vînt de lui. C’était une appréhension tout impériale. M. de Caulaincourt, à qui j’en fis part à mon retour, n’en douta pas plus que moi.

Le peu qui nous restait de jours avant d’atteindre le terme fatal s’écoula rapidement en pourparlers inutiles. Ce fut pendant ce peu de jours que tout à coup nous vîmes arriver à Prague le duc d’Otrante, autrement dit Fouché, appelé par l’empereur de Paris à Dresde, afin sans doute de couper court à toute intrigue de sa part, puis envoyé de Dresde en Illyrie, pour y remplacer le duc d’Abrantès, devenu tout à fait fou. S’il y avait eu quelque chose de sérieux dans les négociations de Prague, c’eût été une insigne maladresse de nommer dans un pareil moment un gouverneur général pour cette même Illyrie qu’on faisait semblant d’offrir à l’Autriche ; mais, au point où nous en étions, tout devenait à peu près indifférent. Le duc d’Otrante resta trois jours avec nous, vit M. de Metternich, et lui débita des balivernes. Il causa beaucoup avec nous, ne dit pas grand’chose et ne payait point de mine. Sa figure chafouine ne promettait que ce qu’elle tenait ; il avait tout l’air d’un coquin de bas étage et personne n’aurait deviné qu’il serait un jour ministre du roi très chrétien.

Enfin, le jour fatal arriva où l’armistice expirait, où cessait tout espoir de s’entendre, où le médiateur devenait belligérant. Nous fîmes nos dispositions de départ ; aussi bien notre position n’était plus tenable ; nous ne pouvions traverser les rues sans être insultés ; les théâtres retentissaient d’applaudissements aux farces qui déversaient sur la France l’outrage et la dérision. On dressait des tréteaux ambulants pour les venir jouer sous nos fenêtres.

La veille de notre départ, M. de Narbonne m’envoya chez M. de Metternich, pour régler toutes les formalités relatives aux passeports, sauvegardes, sauf-conduits, etc. Je m’y rendis en voiture, et à la tombée de la nuit pour éviter toute fâcheuse rencontre. Je traversai toutes les salles qui précédaient le cabinet du prince, et ces salles étaient nombreuses, remplies d’officiers généraux, d’officiers de tout grade, d’employés de tout ordre et de toute nature.

Je n’étais pas exempt de quelque appréhension en traversant cette cohue d’uniformes et d’habits brodés ; je craignais d’entendre quelque propos qu’il me serait également difficile de relever et de passer sous silence. M. de Metternich, je pense, en était également préoccupé ; car il vint au-devant de moi, me prit par le bras et me conduisit rapidement dans son cabinet.

Le peu que nous avions à régler ensemble était l’affaire de quelques minutes ; mais il me fit asseoir près de son bureau, et me retint près d’une heure.

J’aurais tort de dire qu’entre nous ce fut une conversation, car il parla à peu près seul, l’œil humide, les mains crispées, le front couvert de sueur. Il m’expliqua en grand détail les desseins qu’il avait formés, les efforts qu’il avait faits, depuis le jour de nos désastres, pour conserver la paix et maintenir l’alliance entre l’Autriche et la France, pour concilier les intérêts de son pays, l’indépendance légitime de l’Allemagne, avec l’orgueil et les intérêts véritables de l’empereur Napoléon. Il rappela les assauts qu’il avait subis, les reproches qu’il avait endurés, les combats qu’il avait rendus, me prenant en quelque sorte à témoin de l’extrémité à laquelle il se trouvait réduit.

Il fit ensuite à grands traits le dénombrement des forces militaires réunies contre nous, en s’empressant d’ajouter que nul ne savait mieux que lui combien l’empereur Napoléon était redoutable et ne se faisait point d’illusion sur les périls que l’Autriche allait affronter. Il m’expliqua les préparatifs déjà faits pour l’évacuation de Vienne, et les dispositions prises pour continuer la lutte, même après un nouvel Austerlitz et un nouveau Wagram.

Je n’avais d’autre droit à tant de confiance que la confiance même dont m’honoraient les deux plénipotentiaires ; mais, à vrai dire, ce n’était pas à moi, c’était à l’ambassade tout entière que ces explications s’adressaient ; je n’étais que le dépositaire accidentel d’un testament in extremis ; ou plutôt ce n’était là que l’effusion d’une âme pleine d’angoisses patriotiques et personnelles, qui s’épanchait, en débordant sans pouvoir se contenir.

Je pris congé le cœur gros, l’esprit assiégé de noires pensées, et pénétré d’une émotion qui prenait naissance dans des sentiments bien divers. En traversant le palais, à peine remarquai-je que les salles étaient vides, en traversant la ville que les rues étaient désertes ; tout était calme et sinistre, comme à l’approche de la tempête.


Il succède à ce bruit un calme plein d’horreur,
Et la terre, en silence, attend dans la terreur.


Nous partîmes le lendemain laissant derrière nous M. de Caulaincourt, qui était censé nous suivre de près. M. de Narbonne ignorait que, depuis le 8 août, avant-veille de la déclaration de guerre, le troisième jour avant la reprise des hostilités, son collègue entretenait avec le prince de Metternich, une sorte de négociation secrète, qui n’eut pas plus de succès que la négociation officielle, et ne se termina que le 17. M. Lefebvre et M. Thiers en ont révélé récemment l’existence et les incidents.

Il dut en coûter cruellement à M. de Caulaincourt, honnête et loyal comme il l’était naturellement, de se prêter en ceci à la duplicité de son maître. Je suis convaincu qu’il le fit par fidélité, par patriotisme, bien ou malentendu, mais je suis également certain que l’empereur n’aurait proposé rien de pareil à M. de Narbonne, pas plus qu’il ne l’eût impliqué à son insu, dans l’arrestation du duc d’Enghien.

M. de Caulaincourt était un homme d’honneur, d’un esprit sain et droit, mais un peu court ; d’un caractère sincère et ferme, dans une certaine mesure, mais qui n’allait pas jusqu’aux derniers sacrifices.

Ce fut le malheur de sa vie et ce malheur pesa sur sa mémoire.

De retour à Dresde, je reçus, ainsi que tous mes collègues, l’ordre de rentrer immédiatement en France. Je quittai M. de Narbonne pour ne plus le revoir. Il n’en avait pas le pressentiment, je ne l’avais pas non plus. J’ignore si le commandement de Torgau qui lui fut donné fut pour lui faveur ou disgrâce. Il y succomba, sinon dans la force de l’âge, du moins dans la plénitude de ses facultés. Nul officier général, jeune ou vétéran, n’avait supporté la retraite de Moscou avec plus de courage et de gaieté que ce gentilhomme né et élevé à la cour de Louis XV. L’empereur avait en lui un conseiller plus habile et plus fidèle que M. de Talleyrand, plus clairvoyant et plus résolu que M. de Caulaincourt. Je ne le plains point de n’avoir pas assisté à la chute de l’Empire ; il ne l’aurait ni trahi dans ses revers, ni déserté au dernier moment ; sa position, au retour des Bourbons, aurait été pénible et fâcheuse. Ce qu’il y avait en lui d’inépuisable bonté, de générosité naturelle, d’affection sincère, ce qu’il y avait dans son esprit de lumière et de solidité, sous la grâce et la frivolité apparente de l’homme du monde, nul ne l’a su mieux que moi ; nul ne l’a plus amèrement regretté.

En regagnant la France, je rencontrai à Hanau deux officiers de la maison de l’empereur : M. de Mesgrigny, son écuyer, M. de Bausset, sous-préfet du palais ; nous soupâmes ensemble plus gaiement que nous n’aurions dû ; ils me félicitaient de retourner à Paris, et plaisantaient sur le désagrément de rentrer en campagne. Je ne pus parvenir à leur faire entrer dans l’esprit quelque chose de sérieux. Comment se sont-ils tirés de la bagarre de Leipsick ? Je l’ignore, mais ni l’un ni l’autre n’y a laissé ses os.

Arrivé à Paris, après avoir revu ma famille, je me mis à la disposition de l’archichancelier, en demandant à rentrer dans le service ordinaire au conseil d’État : il accueillit ma très modeste prétention, mais il avait autre chose à penser.

Durant les mois de septembre et d’octobre, je restai à Paris, et, pour faire trêve aux terribles préoccupations de la guerre, aux terribles nouvelles qu’apportait chaque courrier, le hasard me remit en voie de philosophie.

C’était l’époque où commençait la croisade contre la philosophie du xviiie siècle. M. Laromiguière, l’un de ses plus fervents adeptes et de ses meilleurs disciples, lui avait porté les premiers coups. En se flattant de la placer à l’abri de toute atteinte par des distinctions ingénieuses, il avait ouvert la brèche ; M. Royer-Collard y montait hardiment, le drapeau de la philosophie écossaise à la main, et l’agrandissait à coups redoublés.

M. Desrenaude, que je retrouvai à Paris, me proposa d’assister à ce duel, qui tenait en éveil toute la jeunesse des écoles ; il me conduisit au cours de Laromiguière ; je ne sais pourquoi je n’allai point à celui de M. Royer-Collard, mais ce ne fut pas de dessein prémédité.

M.. Laromiguière professait avec une lucidité merveilleuse et une grâce charmante. Il avait beaucoup d’esprit et de douceur. Il aimait à s’entretenir avec ses auditeurs à l’issue de la leçon. M. Desrenaude était son ami ; je fis connaissance avec lui et j’allai souvent le visiter dans son ermitage philosophique. Peu à peu, je fus admis par les deux amis à une plus grande intimité. Leur usage, dans la belle saison, était de sortir vers trois ou quatre heures du soir, une ou deux fois par semaine, de se promener dans les environs de Paris, et de dîner ensemble dans quelque guinguette. Ils cheminaient, d’ordinaire, avec d’autres amis Garat, Daunou, Ginguené ; le dîner se prolongeait assez tard ; on causait à cœur ouvert de philosophie, de littérature, et même un peu de politique. Je fus admis à plusieurs de ces dîners champêtres. J’assistai aux vives altercations de Garat et de Laromiguière ; l’un défendait avec ardeur le pur condillacisme, l’autre introduisait avec finesse ses distinctions timides. Il va sans dire que j’étais pour Laromiguière ; il avait mille fois raison, quoiqu’il n’eût raison qu’à demi. Garat était rogue, impérieux, irascible ; il me déplaisait souverainement. J’avais, d’ailleurs, contre lui un fond de rancune. Quelque dix années auparavant, lorsque j’entrais à peine dans le monde, j’avais assisté à la réception du poète Parny dans le sein de l’Académie française, qui tenait alors ses séances au Louvre, entre les deux guichets qui ouvrent sur le Carrousel, et où depuis on a placé l’Orangerie. C’était Garat qui recevait Parny, et je l’avais entendu avec un inexprimable dégoût faire l’éloge du poème infâme qui déshonorait les œuvres du récipiendaire. C’était pourtant, au fond, un homme qui ne manquait ni d’honnêteté ni d’esprit ; je l’ai mieux connu un peu plus tard, mais j’ai toujours conservé sur lui mes premières impressions.

Ce fut dans l’un de ces dîners que j’eus occasion de mettre à profit la petite instruction que je tenais du bon vieux prince Czartoryski.

— Vous arrivez d’Allemagne, me dit tout à coup l’un des convives ; c’était, je crois Ginguené ; la philosophie y fait, en ce moment, autant de bruit que le canon, ou plutôt c’est elle qui met le feu au canon, qui soulève, contre nous, les écoles, et enrégimente les écoliers. Cette philosophie-là, qu’enseigne-t-elle ? Est-ce encore celle que nous expliquait, il y a quelques années, M. Villers, et à laquelle nous ne comprenions pas grand’chose.

– J’ai lu récemment, ajouta Garat, un gros livre de Kant traduit en latin, auquel je n’ai rien compris du tout ; est-ce encore là la philosophie allemande ?

Je répondis modestement à cet appel ; j’expliquai du mieux que je pus les données générales qui servent de base à la philosophie de Kant, les objections qu’elle avait rencontrées, les transformations qu’elle avait subies entre les mains de Fichte, et je me fis ainsi quelque honneur à très peu de frais. Il va sans dire que tout ce que j’expliquais fut trouvé fort absurde, et, pour mon compte, je n’étais pas loin d’en juger ainsi.

Nos dîners se terminaient, d’ordinaire, par quelques commentaires sur les nouvelles du jour. Tous les convives, moi excepté, étaient effrayés de l’approche d’une contre-révolution ; c’étaient des hommes de 1789, subjugués sans être convertis par le régime impérial ; ils redoutaient le retour des Bourbons plus que toute chose ; quant à moi, je n’y pensais pas assez pour m’en préoccuper dans un sens favorable ou contraire.

L’empereur, vaincu et fugitif, revint à Paris le 7 novembre, et reçut aux, Tuileries, le 14, tous les corps constitués. Il avait perdu, pour la seconde fois, depuis un an, une armée de 500 000 hommes ; il s’agissait, pour lui, d’en former une troisième.

Fidèle à mon dessein de ne parler que de moi-même, de ce que j’ai fait, de ce que j’ai vu, je ne dirai rien des événements qui ont entraîné la chute de l’Empire, et des menées qui l’ont précédé ; des démêlés de l’empereur avec le Corps législatif, de ses négociations réelles ou non avec les puissances étrangères, des prouesses de la campagne de France, de la fidélité d’une partie de ses serviteurs, et de la défection d’une autre partie. Je n’en dirai rien, parce que, personnellement, je n’en ai rien su, parce que je n’en sais rien encore aujourd’hui que ce que j’en ai lu ou entendu dire. Je dirai simplement que, dans les deux mois qui précédèrent le nouvel et dernier départ de l’empereur pour l’armée, la société officielle, voire même celle qui ne l’était pas, se partageait entre deux salons, celui de M. de Bassano, redevenu secrétaire d’État, en cédant à M. de Caulaincourt les affaires étrangères, et celui de M. de Talleyrand, toujours en disgrâce, mais toujours sur pied, comme grand dignitaire de l’Empire.

Ces deux sociétés se raillaient et se dénonçaient mutuellement. Dans la seconde, on réclamait la paix à grands cris et à tout prix ; dans la première, on comptait encore sur quelque miracle du savoir-faire impérial. Dans la seconde, on prévoyait tout bas, et non sans un peu de satisfaction, la chute définitive de l’Empire ; dans l’autre, on souhaitait avec passion son maintien.

Je fréquentais, à peu près également, ces deux sociétés et, je dois l’avouer, j’étais plutôt du côté de ceux qui désiraient, sans trop l’espérer, le maintien tel quel du régime impérial ; il m’était impossible de prendre en bonne part les désastres de notre armée, si tant est que nous en eussions encore une, et le spectacle de ces hommes qui, après avoir servi, encouragé, flatté, secondé l’empereur dans toutes ses folies et dans tous ses crimes, se déchaînaient contre lui, dans sa défaite, m’inspirait un profond dégoût.

Rien toutefois n’était encore décidé, rien même n’était encore clair pour personne. L’année 1813 prenait fin au sein d’une obscurité profonde et sinistre.


  1. J’ai depuis complété cet exposé par de nouvelles recherches dont j’ai publié le résultat dans deux volumes intitulés le Secret du roi. (Note de l’éditeur.)