Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/0a

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. v-xii).

INTRODUCTION.

PRÉFACE DE LA 4e ÉDITION.


L’acquéreur de cette nouvelle édition des Souvenirs d’un Aveugle avait demandé une préface à l’auteur. M. Jacques Arago s’était déjà mis à l’œuvre, quand parut dans les Débats une analyse de ce grand ouvrage. M. J. Janin, dont la plume a tant d’éloquence, dont le jugement a tant de prix, venait de rendre compte des quatre volumes déjà prônés par tous les journaux, et pour la justification de son entreprise, l’éditeur n’a pas cru mieux faire que de placer en tête de ces Souvenirs les pages rapides, colorées, pleines de cœur, de fougue et d’originalité, qui caractérisent si bien le feuilletoniste du Journal des Débats. M. Arago a voulu tout d’abord, par un sentiment de modestie bien compris, se refuser à cette publication ; mais il devait aussi quelque chose à celui qui lui avait consacré tant de colonnes, et il a fini par céder à cette considération puissante.

M. J. Arago tire donc vanité du mérite de l’éloquent critique, et notre livre s’enrichit de quelques pages qui ajoutent à sa valeur.

Je n’ai pas le temps de décrire un préambule, le vent souffle, le vent s’agite dans le port, nous avons à faire le tour du monde ; partons donc ! À peine s’il nous est permis de jeter un regard d’adieu et de regret sur Toulon, la première conquête du soldat Bonaparte. Toulon tient à la mer, comme le château-fort tient au fossé, comme le navire tient à sa nacelle. Déjà nous sommes en pleine mer. Écoutez ! nous voilà tout de suite au beau milieu de la tempête. Oui, certes, vous êtes servi à souhait, une tempête le premier jour partout le tonnerre, le vent partout ; mais au bout de ce vent-là Barcelone, les îles Baléares, l’Espagne, Gibraltar. On s’arrête à Gibraltar, ce monceau de canons anglais jeté au milieu de la mer. Entre ces gueules béantes s’étend une espèce de ville habitée tant bien que mal par toutes sortes de bandits, de voleurs, de contrebandiers, de mendiants, de soldats. Passons vite, et, s’il vous plaît, saluons de loin le pic de Ténériffe ; à quarante lieues, la haute montagne montre encore dans le ciel son front menaçant. On passe la Ligne avec toutes les folles cérémonies des matelots en belle humeur. Ce jour-là notre voyageur, Jacques Arago, le propre frère du roi tout-puissant de l’Observatoire, qui déjà s’attristait de n’avoir fait amitié avec personne, car c’est là un gai, sincère et jovial compagnon, se fait des amis dévoués de deux vieux matelots du navire, Petit et Marchais. Figurez-vous deux loups de mer, le cuir tanné, la main dure comme du fer, le cheveu rare, l’œil creux, le ventre aussi, l’estomac brûlé, mais l’âme tendre et le cœur honnête ; Marchais, véritable bandit dur à cuire, toujours le poignet au bout du bras, toujours le pied levé et la dent prête à mordre, battu, battant, terrible, furieux, ivrogne, et, quand on sait le prendre, un agneau ! Petit, au contraire, malin, flâneur, railleur, bel-esprit, ami de Marchais autant que Marchais est l’ami de Petit. Entre cet Oreste et ce Pylade de l’eau salée notre voyageur eut la chance de placer son bras d’abord, puis la tête, puis le cœur, et vogue la galère ! Maintenant qu’il a ses deux amis dévoués, il défie l’ennui de le prendre. D’ailleurs il est jeune et beau, ardent et brave ; son regard vif et net s’empare de l’immensité ; il tient avec un égal bonheur le pinceau et la plume, le flageolet et la guitare, le sabre du soldat et le gobelet de l’escamoteur ; il est musicien, il est poëte, il est amoureux à ses heures, et, qui plus est, il a obtenu une haute paye de six cents livres par an.

Or, voilà ce qui me plaît dans tout ce voyage : c’est qu’il s’agit de la contemplation d’un esprit prime-sautier ; c’est que c’est là tout à fait un tour du monde comme peut et doit le faire un poëte ; c’est qu’en tout ceci la science de la terre et de la mer, science devenue vulgaire comme l’A B C, cède le pas à la fantaisie, cette rare et bonne fortune des jeunes gens, des amoureux et des poëtes. La fantaisie est le capitaine de ce voyage autour du monde. Elle commande aux vents et aux orages ; elle dit l’heure du départ, l’heure de l’arrivée, le temps du séjour. Une fois lâchée, gare à vous, qui que vous soyez, sauvages ou civilisés, blancs ou bruns, cuivrés ou noirs, maîtres ou esclaves, marins ou piétons : vous appartenez à cette grande dame qu’on appelle la poésie. La fantaisie ! voilà un voyageur comme je les aime ; tout lui convient, la calèche à quatre chevaux et le bâton du pèlerin, le cheval de labour et le cheval de course, la chaloupe et le vaisseau de guerre, l’Océan et le petit ruisseau de la prairie ; tout lui convient, et même la coque de noix de la reine Titania, creusée par la dent de l’écureuil. À cet heureux voyageur — qui va, qui vient, qui s’arrête un peu au hasard, nonchalant et furibond à la fois, toujours pressé de partir, toujours pressé d’arriver, et cependant disant à chaque pas cette parole de l’Évangile : — Seigneur, nous sommes bien ici, dressons-y, sil vous plaît, trois tentes ; à de pareils voyageurs il faut mettre tout à fait la bride sur le cou. Ne leur demandez ni l’ordre, ni la méthode, ni le mouvement régulier, ni l’étude, ni la science ; ils ont mieux que tout cela : ils ont le hasard et l’inspiration, ils ont le coup d’œil, ils savent deviner et choisir, ils ont la parole vive et prompte, la main ferme, la tête fière. regard assuré ; en un mot, ils ne ressemblent en rien à tout ce que nous savons des voyages et des voyageurs passés et présents.

Le voyageur dont je vous parle est ainsi fait, il n’obéit qu’à lui-mème, il ne s’inquiète guère de rechercher et de suivre les traces de ses devanciers ; il agit, avec le monde qui passe sous ses yeux, tout comme s’il était le premier arrivé dans cet univers dont il se fait le juge suprême et sans appel. Il ne réfute personne, il ne sert de commentaire à personne, il ne cite personne. De là je ne sais quelle nouveauté piquante et difficile à trouver dans un voyage autour du monde, cet inépuisable sujet de vagabondages puérils ou sérieux, dans lequel reparaissent nécessairement les mêmes noms, les mêmes observations, les mêmes découvertes. Par exemple, écoutez cet Arago enthousiaste (ils le sont tous, le savant lui-même), une fois qu’il est dans le Brésil : Terre féconde, nature à part ; brise qui souffle, divin soleil, rivières peuplées, air tout rempli d’oiseaux, arbres tous chargés de fruits, montagnes pleines d’argent et de fer, ruisseaux qui roulent de l’or, vigueur, santé, beauté, courage, grands arbres, grands monuments, rien n’y manque. Notre voyageur entonne à ce propos l’hymne d’action de grâces qu’ont dû chanter les deux envoyés à la terre de Chanaan, quand ils revinrent tout courbés sous le poids des raisins et des épis. Jamais vous n’avez rencontre nulle part un plus infatigable enthousiasme. Seulement, si vous n’aimez pas les histoires de nègres et d’esclaves, si les plus abominables détails de sang, de bâton, de meurtres incroyables, de vices sans frein, vous épouvantent, tournez quelques-unes des pages de ce livre, car vous avez là un chapitre qui en est tout rempli.

Mais les dames ! Oh ! les dames du Brésil ! Du feu sous une belle enveloppe de belle chair brune, souple et luisante. Elles vont toutes chargées de perles, de rubis, de diamants, de chaînes d’or ; de belles esclaves portent la queue de leurs robes traînantes. Elles vivent de la vie horizontale. La nonchalance, le sommeil et l’amour, voilà leur vie. Ont-elles un peu de loisirs, elles font appeler un esclave. — Couche-toi là. L’esclave obéit, et, cependant, armées d’un fouet au manche d’ivoire ciselé, ces belles dames cherchent, avec une cruauté souriante, les endroits les plus sensibles de cette créature humaine étendue à leurs pieds. Celle qui enlève au bout de sa lanière sanglante le plus beau lopin de chair noire, celle-là a gagné. Ajoutez à cet aimable ensemble, d’affreux moines de toutes couleurs, des églises profanes remplies la nuit et le jour par toutes sortes de rendez-vous galants des anthropophages dans les bois. — Et cependant notre heureux homme, dans ces bois d’anthropophages, rencontre de véritables Parisiennes de Paris, si belles, si fraîchement parées, de si jolis rubans, un œil si fin, des dents si blanches ! Elles allaient de leur côté pour voir comment messieurs les sauvages peuvent manger un homme tout rôti. — Il a vu aussi des Albinos à l’œil rouge, aux cheveux blancs, des Bouticoudos aux oreilles allongées, des Tupinambas féroces, des Païkicés non moins féroces ; il les voit, il les touche, il leur parle, il se tire sain et sauf du milieu de ces bêtes hurlantes et puantes ; bien plus, il se met à rêver qu’il les civilise. Les rêves de J. Arago sont beaux, chaleureux, tout remplis d’humanité et de passion ; laissons-le rêver, d’autant plus que déjà la voile l’emporte de nouveau. Tout à l’heure il était au Brésil, maintenant de voilà sur le cap de Bonne-Espérance, côte à côte avec le géant Adamastor du Camoëns. La ville du Cap est blanche, élégante, coquette. On voit que la Hollande a passé par là. tant vous y trouvez encore d’ordre, de propreté et de symétrie. Mais où va donc notre intrépide ? Pourquoi ne pas s’arrêter sur ces petits seuils hospitaliers, à l’ombre bienveillante de ces bouchons en plein vent ? Cet homme-là ne se repose donc jamais ? Il s’agit bien de repos et de bouchons ! il s’agit de gravir cette haute montagne, il s’agit qu’il veut s’asseoir là-haut à la Table avant que le nuage ait mis la nappe. Donc, il grimpe, il grimpe, malgré le soleil ; et tout là-haut que trouve-t-il ? Un Parisien en bottes vernies, en habit noir, en gants jaunes ! un Parisien du balcon de l’Opéra et du café Tortoni ! Voilà du bonheur : rencontrer des Parisiens parmi les Albinos, les Bouticoudos et les Tupinambas ; rencontrer un Parisien tout au sommet de la Table ! Et, qui plus est, ce Parisien était le propre fils de la femme de Georges Cuvier !

Une fois au Cap, et quand vous vous êtes assis sur la nappe de la Table, que peut faire un chevalier de la Table-Ronde, sinon aller à la chasse au lion ! On chasse le lion là-bas, comme chez nous on chasse le lièvre ; seulement, la chasse au lion est permise en tout temps, ce qui doit plaire grandement aux amateurs. Le lion est un beau gibier, il aime de préférence la chair du nègre ; l’homme blanc a beaucoup moins de saveur pour le lion ; moi, manger homme blanc ! canaille, sotte espèce ! À Dieu ne plaise que j’ouvre la gueule pour si peu ! Ce goût dépravé du lion pour la chair noire la donne belle aux chasseurs tant soit peu blancs. Vous êtes blanc, vous allez à la chasse avec un nègre, vous tirez, vous manquez le lion, la bête court sur vous, et… le nègre est dévoré. Pendant que le lion achève son repas dans les broussailles, vous le tirez au jugé. — Un Français, nommé Rouvière, était en ce temps-là le plus grand dévorateur de lions de tout le Cap. Rouvière sent le lion comme le lion sent le nègre. Rouvière n’est jamais plus content que lorsqu’on lui dit : Les buffles ont reniflé et battu du pied la terre. Alors Rouvière s’en va tout seul sans nègre ! à la poursuite de la bête féroce. Il va contre le lion à pas de loup : il l’attend la nuit et le jour ; s’il rencontre le lion dormant, Rouvière, loyal champion, s’écrie : — Holà ! réveille-toi ! réveille-toi ! Puis, quand le lion a tiré sa tête de la caverne et la griffe de ses quatre pattes, et ses dents de sa gueule, et son œil sanglant de son orbite, voici que Rouvière attaque son ennemi face à face ; c’est là sa joie ! Pour ce qui est de la Vénus hottentote, maître Arago a bien raison de s’emporter contre cette qualité toute grecque de la Vénus, appliquée à cet abominable légume qu’on appelle une Hottentote. Il n’y a pas de Vénus hottentote ! le sale tablier n’existe pas ; on n’y croit guère un peu qu’à la foire de Saint-Cloud ; mais chez les Hottentots c’est une fable. En fait de Vénus d’outre-mer, parlez-nous de la mulâtresse. Ah ! dame, la mulâtresse ! Figurez-vous une rose noire tout entourée d’épines roses ; un je ne sais quoi qui s’échappe du troisième ciel ! Une flamme ! — un baiser — sourire ça fuit — ça vient — ça s’en va — ça se couvre d’un cachemire diaphane, — et enfin, ô tremblement des tremblements, ô délire des délires ! ça danse la cachucha, la cachucha des nègres ! — De l’esprit-de-vin coupé avec de l’éther !

Il y a bien aussi, par ci, par là, quelques Chinois nomades qui font le commerce ; mais le Chinois n’est guère aimé de M. Arago. Le Chinois lui fait mal à voir. Il le traite à peu près comme les hauts barons du quinzième siècle traitaient les juifs. Ah ! si notre voyageur avait pu savoir en ce temps-là l’histoire de l’an 1840 en Chine, s’il avait vu ces Léonidas tondus, ces Spartiates bouffis, ce grand Kesken perdant la vie, que dis-je ? perdant son bouton sur la brèche, tous ces héros de paravent, défendant le Céleste-Empire contre les canons de l’Angleterre, et se laissant tuer sans faire un pas en arrière ! M. Arago n’eût pas oublié cette fois son inépuisable compassion. Le Chinois de 1840, c’est le Léonidas antique, aussi brave. Mais la gloire lui manque. Et pourquoi ? Demandez-le à ceux qui fabriquent la gloire, aux poëtes, aux historiens, aux Tacites de la tribune et du journal.

Vous demandez s’il existe encore des anthropophages ? Règle générale, qui dit un homme, dit un peu plus, un peu moins, la bête féroce, qui mange ses semblables, avec cette différence cependant, que l’anthropophage, bien plus habile mangeur que le lion, est insatiable de chair blanche. C’est ainsi qu’un beau jour, par un horrible soleil qui les brûlait jusqu’au fond de l’âme, M. J. Arago, suivi de ses matelots, débarqua à Ombay, la capitale de l’anthropophagie. L’île était remplie d’affreux sauvages qui avaient l’air de se dire tout bas, comme l’ogre de la fable : — Je sens la chair fraiche. — Nos marins s’avancent d’un air résolu vers ces abominables coquins de toutes couleurs ; et, pour commencer l’entrevue sous de doux auspices. M. Jacques Arago se met à jouer de la flûte. Plus d’une fois ces doux accents plaintifs avaient dompté les natures les plus rebelles. — Ventre affamé n’a pas d’oreilles, dit le proverbe ; qu’eût dit le proverbe d’un ventre d’anthropophage ? — Quand il vit que sa flûte manquait son coup, notre voyageur se mit à jouer des castagnettes. Vous savez bien ce joli instrument d’ébène, qui éclate et scintille sous les blanches mains des danseuses de cachucha. — Ô surprise ! — les castagnettes de M. Arago n’eurent guère plus de succès que sa flûte. Seulement, messieurs les sauvages voulurent avoir cette flûte. — Mais vous n’en savez pas jouer ! disait-on aux sauvages. — Nous n’avons pas encore essayé, répondaient-ils. — Cependant on s’abouche, on cause, on rit, on se fâche ; un sauvage, qui sent l’eau — c’est-à-dire le sang — lui venir à la bouche, renverse d’un coup de poing le chapeau de M. Arago. — Zest ! avec le pied Arago ramasse son chapeau : le chapeau, lancé en l’air, retombe sur cette tête bouclée, animée par de grands yeux noirs. — Et messieurs les sauvages d’applaudir. Cependant le rajah, le maître anthropophage, s’avance à son tour vers les imprudents voyageurs. Il a entendu rire ses sujets, il veut que lui aussi on le fasse rire. — Rien n’est plus facile ! Aussitôt Arago se met à l’œuvre. Il ne s’agit plus de jouer ni de la flûte ni des castagnettes, il faut jouer des gobelets. Soudain voici toutes les métamorphoses infinies de Comte et de Bosco qui paraissent et disparaissent aux yeux étonnés de ces sauvages. Vous jugez de leur étonnement, de leur stupeur et de leur épouvante. Pendant dix minutes nos sauvages se figurent qu’ils ont affaire à des dieux. À la bonne heure ! Mais le sauvage, lui aussi, possède son petit raisonnement. Si les simples hommes blancs sont si bons à manger, les dieux blancs doivent être d’un goût exquis. À cette idée, qui n’est pas sans logique, nos sauvages se rapprochent de plus belle ; ils étaient là une centaine de grands diables aux dents longues, aux ongles noirs, armés d’arcs, et de flèches et de cries, affamés, féroces… C’est un grand miracle que nos marins leur aient échappé ; il est vrai que ces affreux hommes des bois avaient dévore une douzaine d’hommes blancs il n’y avait pas huit jours.

Un savant illustre entre tous, et cependant le plus simple et le plus bienveillant des hommes, M. de Humbold, que M. Jacques Arago appelle souvent en témoignage, nous racontait l’autre soir, avec ce fin sourire des gens d’esprit qui ont laissé l’indignation comme un bagage trop lourd à porter, une assez bonne histoire d’anthropophages. M. de Humbold visitait, lui aussi, je ne sais quel désert de l’autre monde. Un jour qu’il était assis à côté d’un grand gaillard nouvellement converti à la religion chrétienne : — « Connaissez-vous monseigneur l’évêque de Québec ? dit M. de Humbold à son compagnon de voyage. — Si je connais l’évêque de Québec, reprit l’autre : j’en ai mangé ! » M. Arago va être bien malheureux de n’avoir pas su plus tôt cette anecdote-là.

De cette île furieuse, le vent (il appelle cela un vent favorable) nous pousse à Diély, atroce coin de terre tout rempli de Chinois, de Malais, de buffles, de fièvres pernicieuses et de serpents boas. À vrai dire, la description de tant de broussailles, de tant de fléaux et de misères, faite d’un ton si joyeux cependant, ne me paraît guère un juste motif pour entreprendre sans nécessité ces migrations difficiles. Que diable ! quand on est venu au monde dans une famille heureuse et nombreuse, quand on est l’enfant de ce calme village des Pyrénées, le fils de cette vieille mère qui vous pleure ; quand on a vécu vingt-cinq ans sous un beau ciel, au bord des fleuves qui serpentent, sur une terre verdoyante, toute chargée d’arbres et de fleurs, à quoi bon s’exposer à la mer bruyante, aux sables mouvants, au soleil chargé de pestes mortelles, aux déserts remplis d’animaux hideux ? Quoi ! vous avez sous vos pas, sous vos yeux, la France, l’Italie, l’Allemagne, les cités obéissantes et libres, et vous allez de gaieté de cœur affronter les tempêtes, les orages, les pestes, les sauvages ! Sauvage ! Qu’est-ce que ce mot-là ? Sauvage ! c’est-à-dire le milieu idiot et sanglant entre l’homme et la bête féroce. Sauvage depuis le commencement jusqu’à la fin du monde. Toujours la même créature informe, accroupie sur le bord de cette mer dont elle ne sait pas l’étendue, regardant, sans les voir, les étoiles du ciel, toujours cet être abandonné aux plus vils appétits de la bête, sans pitié, sans cœur, sans amitié, sans amour, servi par son ignoble femelle à genoux devant lui, et troquant contre une bouteille de rhum, son enfant ou son père ! Donc, à quoi bon visiter ces immondes créations, quand on est placé parmi les voyageurs oisifs, la meilleure espèce des voyageurs ! À quoi bon se fatiguer l’âme et le regard à contempler ces hébétements, — sourire sans intelligence, vagues paroles, vagues regards, ventres creux, dents noires, ongles sanglants ? — J’en dis autant de ces abominables recoins de la terre sans fruits et sans fleurs, sans murmures et sans verdure, sans monuments et sans histoires. — Landes stériles où pas un pied humain ne s’est posé, pas même le pied du pauvre Vendredi dans le Robinson Crusoé. — Certes ce n’est pas sur ces terres avilies que Pythagore pourrait dire après la tempête : — Courage, amis, je vois ici des pas d’homme ! — Et si, en effet, les hommes n’ont jamais passé dans ces terres incultes, si jamais la poésie et l’amour, les belles jeunes filles et la gloire, l’urbanité et les douces passions, ne sont descendus du ciel sur ces contrées oubliées dans le divin partage, vous-même qui n’aviez qu’à être heureux là-bas dans la plus belle partie des cinq parties du monde, que venez-vous chercher dans toutes ces misères ? À quoi bon ces travaux inutiles, ces tortures sans résultat, ce vagabondage malheureux ! Quoi ! vous avez toute l’Italie heureuse et étincelante sous le soleil : quoi ! vous avez l’Allemagne contemplative et rêveuse ; vous avez l’Angleterre, cette immense fournaise vous avez la France entière, l’adorable et sainte patrie : vous avez les cathédrales, les musées, les théâtres, les écoles, les académies, les fleuves domptés par la vapeur obéissante, toutes les sciences, tous les beaux-arts, tous les plaisirs, tous les bonheurs, et vous allez à travers toutes sortes de périls de la terre et de la mer pour visiter Timor, Rawack, Guham, Humalata, Agagna, Tinian, les îles Sandwich, des ronces, des épines, des famines, des prostitutions, des meurtres, des bandits, des voleurs, des anthropophages, toutes sortes d’hommes et de choses maudites ! Certes j’admire votre courage, votre résignation : j’aime l’énergie, la puissance et l’intérêt de vos descriptions ; mais cependant je ne puis m’empêcher de vous dire combien je vous trouve à plaindre de faire ce métier d’écumeur de mer, que dis-je ? d’écumeur de l’histoire naturelle. Je vous plains d’avoir dépensé votre jeunesse à ces contemplations lamentables : je trouve surtout, quand le ciel vous a donné un rare esprit, que c’est mal dépenser sa vie. — Occupa portum, fortiter occupa portum, cette parole du poëte Horace, le poëte heureux des hommes heureux, me revient en mémoire à chaque pas que fait notre voyageur dans ces déserts si horriblement peuplés. Et notez bien que, dans cette longue navigation, pas un des dangers de la mer ne lui est épargné. Le naufrage, la vague écumante, la nudité, la faim et la soif, les privations les plus cruelles, tout s’y trouve. M. Jacques Arago eût voyagé tout exprès pour écrire un voyage pittoresque, il n’aurait pas voyagé autrement. Entre autres passages de son livre qui sont très remarquables, il faut citer tout le tome III, dans lequel est renfermée l’histoire des îles Sandwich. Cette fois l’animation toute méridionale de l’auteur est portée à son comble. Il va partout, il est partout. Il cherche même des ruines dans ces parages où rien n’a été fondé ; il y cherche une histoire, il y cherche des rois et des reines et des grands hommes : il y chercherait la Charte constitutionnelle au besoin. — Sa description de la Nouvelle-Hollande est des plus pittoresques. En ce lieu, vous retrouverez à la fois la ville opulente et le désert sans limites, le civilise et le sauvage, les serpents noirs dont la blessure est mortelle, et les jeunes filles d’Angleterre qui vous frappent au cœur de leur regard bleu de ciel. Le sauvage de la Nouvelle-Hollande est plus hideux que les plus hideux sauvages. Peu à peu la civilisation le pousse et le chasse, et l’écrase. Dieu soit loué ! Je sais bien que certains philanthropes se plaignent avec de grosses larmes que ces pauvres cannibales soient si fort maltraités par ces féroces Européens : laissons dire les philanthropes et bâtissons des villes dans le désert. — Puis, quand vous bâtissez, prenez garde, un sauvage est peut-être là qui vous attend pour vous dévorer. « Tout à coup, le Zélandais s’élança comme un tigre (contre deux armées qui allaient en venir aux mains), se rua sur la horde étonnée, abattit un des combattants… Je n’assistai point au dégoûtant repas qui se fit sur le champ de bataille. » Cette fois, M. Arago a eu grand tort. Au contraire, puisqu’il était venu de si loin pour tout voir, fallait-il assister à cet abominable repas et se dire à soi-mème : Voilà ce que je suis venu chercher !

Ces quatre volumes du Voyage autour du Monde sont tout remplis de variétés, d’intérêt, de passions infinies, d’incidents inattendus. Le dialogue, la narration, la description, le drame, la poésie, l’histoire, se donnent la main dans cette vaste arène, qui est le monde entier. L’auteur, jeune, intelligent. enthousiaste, intrépide, a voulu s’emparer, comme on ne l’avait pas fait encore, de l’univers des navigateurs, et il l’a parcouru à sa façon. Façon brutale, violente, peu logique, prime-sautière, mais à tout prendre pleine d’agrément et d’intérêt. Quand parfois la parole lui manque pour se faire comprendre, quand sa plume fatiguée s’arrête n’en pouvant plus, aussitôt il prend le crayon, et ce qu’il ne peut pas écrire il le dessine. De cette course lointaine, il a rapporté tout ce qu’il a pu rapporter, des crânes, des habits, des dictionnaires, des portraits, des paysages, des chansons, des cris de guerre, des plantes, des coquillages, des ossements, des peaux de bêtes, des restes de cimetières ; et de tout cela, pétri, mêlé, broyé, confondu, il a composé un livre. — Et si vous saviez quelle force d’âme il a fallu à ce pauvre homme pour se souvenir, pendant quatre longs volumes, de tous les éblouissements de sa jeunesse ! si vous saviez quel est le grand mérite d’avoir retrouvé dans sa tête, dans son cœur, l’éclat azuré de la mer, l’éclat brûlant des cieux, l’éclat velouté du rivage ! si vous saviez que ce vaste regard qui embrassait tant de choses s’est éteint à tout jamais peut-être ! si vous saviez que c’est maintenant à tâtons, appuyé sur le bras d’un ami, un bâton à la main, à la suite de quelque caniche fidèle, que cet ardent amoureux de toutes les beautés de la terre et du ciel est obligé de parcourir de nouveau ce bel univers dans lequel il marchait d’un pas si ferme, d’un regard si net et si sûr ! si vous saviez ce que cela doit être, quatre volumes de paysages copiés d’après nature par un aveugle, quatre volumes de souvenirs éclatants qu’il faut se rappeler, plongé dans une nuit profonde, quatre volumes des heureuses et poétiques misères de la jeunesse quand on est devenu un homme marchant à tâtons dans le vide ! certes vous resteriez étonnés, comme je l’ai été moi-même, de la grâce limpide, de la parfaite et excellente méthode, du style animé, de la vive passion, de l’intérêt tout-puissant de ce livre. Roman piquant et vrai pour qui n’a pas quitté son petit coin de ciel natal, histoire fabuleuse et pleine de charme pour les plus hardis et les plus savants navigateurs.

J. J.