Souvenirs d'un aveugle : voyage autour du monde/01/0b

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Texte établi par François Arago, ed. ; Jules Janin, préf., H. Lebrun (1p. 1-2).


Ce ne sont pas seulement ici des souvenirs ; ce n’est pas seulement la masse et la silhouette des choses et des objets étudiés ; c’est encore la rigoureuse exactitude des détails, la nuance des couleurs ; c’est le passé avec tous ses incidents de chaque jour, de chaque heure, qui, comme une consolation du Ciel, vient se placer devant mes yeux éteints.

Hélas ! que vaudrait-il mieux pour moi ?

N’avoir rien vu, c’est n’avoir rien à regretter. On ne perd réellement qu’après avoir possédé… et j’ai tant perdu !…

Mais aussi, vivre dans le passé quand le présent est mort à toute joie, quand l’avenir peut-être est sans lumière, c’est-à-dire sans espérance, n’est-ce pas exister encore ?… Oh ! ce triste problème, je n’ose pas le résoudre, tant je redoute la pitié des hommes !

Ce qui est vrai pourtant, c’est que la nuit des yeux n’est pas la nuit de l’âme, et que, lorsque j’entends une voix chère, lorsque je presse une main amie, il me semble revoir encore ce beau ciel que je ne verrai plus !


Jacques ARAGO.