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Souvenirs d’égotisme/10

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 163-170).
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CHAPITRE 10



Me voilà donc avec une occupation pendant l’été de 1822. Corriger les épreuves de l’Amour imprimé in-12, sur du mauvais papier. M. Mongie me jura avec indignation qu’on l’avait trompé sur la qualité du papier. Je ne connaissais pas les libraires en 1822. Je n’avais jamais eu affaire qu’à M. Firmin Didot, auquel je payais tout papier d’après son tarif. M. Mongie faisait des gorges chaudes de mon imbécillité.

— Ah ! celui-là n’est pas ficelle ! disait-il en pâmant de rire et en me comparant aux Ancelot, aux Vitet, aux… et autres auteurs de métier.

Hé bien ! j’ai découvert par la suite que M. Mongie était de bien loin le libraire le plus honnête homme. Que dirai-je de mon ami, M. Sautelet, jeune avocat, mon ami avant qu’il ne fût libraire ?

Mais le pauvre diable s’est tué de chagrin de se voir délaissé par une veuve riche, nommée Mme Bonnet ou Bourdet, quelque nom noble de ce genre et qui lui préférait un jeune pair de France (cela commençait à être un son bien séduisant en 1828). Cet heureux pair était, je crois, M. Pérignon, qui avait eu mon amie, Mlle Vigano, la fille du grand homme (en 1820, je crois).

C’était une chose bien dangereuse pour moi, que de corriger les épreuves d’un livre qui me rappelait tant de nuances de sentiments que j’avais éprouvés en Italie. J’eus la faiblesse de prendre une chambre à Montmorency. J’y allais le soir en deux heures par la diligence de la rue Saint-Denis. Au milieu des bois, surtout à gauche de la Sablonnière en montant, je corrigeais mes épreuves. Je faillis devenir fou.

Les folles idées de retourner à Milan, que j’avais si souvent repoussées, me revenaient avec une force étonnante. Je ne sais comment je fis pour résister.

La force de la passion qui fait qu’on ne regarde qu’une seule chose, ôte tout souvenir à la distance où je me trouve de ces temps-là. Je ne me rappelle distinctement que la forme des arbres de cette partie du bois de Montmorency.

Ce qu’on appelle la vallée de Montmorency n’est qu’un promontoire qui s’avance vers la vallée de la Seine et directement sur le dôme des Invalides.

Quand Lanfranc peignait une coupole à cent cinquante pieds de hauteur, il outrait certains traits. — L’aria depinge (l’air se charge de peindre), disait-il.

De même comme on sera bien plus détrompé des Kings, des nobles et des prêtres vers 1870 qu’aujourd’hui, il me vient la tentation d’outrer certains traits contre cette vermine de l’espèce humaine. Mais j’y résiste, ce serait être infidèle à la vérité,

Infidèle à sa couche.
Cymbeline

Seulement que n’ai-je un secrétaire pour pouvoir dicter des faits, des anecdotes et non pas des raisonnements sur ces trois choses. Mais ayant écrit vingt-sept pages aujourd’hui, je suis trop fatigué pour détailler les anecdotes qui assiègent ma mémoire.


4 juillet.

J’allais assez souvent corriger les épreuves de l’Amour dans le parc de Mme Doligny, à Corbeil. Là, je pouvais éviter les rêveries tristes ; à peine mon travail terminé je rentrais au salon.

Je fus bien près de rencontrer le bonheur de 1824. En pensant à la France durant les six ou sept ans que j’ai passés à Milan, espérant bien ne jamais revoir Paris, sali par les Bourbons, ni la France, je me disais : une seule femme m’eût fait pardonner à ce pays-là, la comtesse Fanny Bertois. Je l’aimai en 1824. Nous pensions l’un à l’autre depuis que je l’avais vue les pieds nus en 1814, le lendemain de la bataille de Montmirail ou de Champaubert, entrant à six heures du matin chez sa mère, la M… de N., pour demander des nouvelles de l’affaire.

Eh bien ! Mme Bertois était à la campagne chez Mme Doligny, son amie. Quand enfin je me déterminais à produire ma maussaderie chez Mme Doligny, elle me dit :

Mme Bertois vous a attendu. Elle ne m’a quittée qu’avant-hier à cause d’un événement affreux : elle vient de perdre une de ses charmantes filles.

Dans la bouche d’une femme aussi sensée que Mme Doligny, ces paroles avaient une grande portée. En 1814, elle m’avait dit : Mme Bertois sent tout ce que vous valez.

En 1823 ou 22, Mme Bertois avait la bonté de m’aimer un peu. Mme Doligny lui dit un jour : « Vos yeux s’arrêtent sur Beyle ; s’il avait la taille plus élancée, il y a longtemps qu’il vous aurait dit qu’il vous aime. »

Cela n’était pas exact. Ma mélancolie regardait avec plaisir les yeux si beaux de Mme Bertois. Dans ma stupidité, je n’allais pas plus loin. Je ne disais pas : pourquoi cette jeune femme me regarde-t-elle ? — J’oubliais tout à fait les excellentes leçons d’amour que m’avait jadis données mon oncle Gagnon et mon ami et protecteur Martial Daru.

Mon oncle Gagnon né à Grenoble vers 1765 était réellement un homme charmant. Sa conversation qui était pour les hommes comme un roman emphatique et élégant était délicieuse pour les femmes. Il était toujours plaisant, délicat, rempli de ces phrases qui veulent tout dire si l’on veut. Il n’avait point cette gaieté qui fait peur qui est devenue mon lot. Il était difficile d’être plus joli et moins raisonnable que mon oncle Gagnon. Aussi n’a-t-il pas poussé loin sa fortune du côté des hommes. Les jeunes gens l’enviaient sans pouvoir l’imiter. Les gens mûrs, comme on dit à Grenoble, le trouvaient léger. Ce mot suffit pour tuer une réputation. Mon oncle quoique fort ultra, comme toute ma famille en 1815, ayant même émigré vers 1792, n’a jamais pu sous Louis XVIII être conseiller à la cour royale de Grenoble et cela quand on remplissait cette cour de coquins comme Faure, le notaire, etc., etc., et de gens qui se vantaient de n’avoir jamais lu l’abominable Code civil de la révolution. En revanche mon oncle a eu exactement toutes les jolies femmes qui, vers 1788, faisaient de Grenoble l’une des plus agréables villes de province. Le célèbre Laclos que je connus, vieux général d’artillerie, dans la loge de l’état-major à Milan et auquel je fis la cour à cause des Liaisons dangereuses, apprenant de moi que j’étais de Grenoble, s’attendrit.

Mon oncle donc quand il me vit partir pour l’école polytechnique en novembre 1799 me prit à part pour me donner deux louis que je refusai, ce qui lui fit plaisir sans doute, car il avait toujours deux ou trois appartements en ville et peu d’argent. Après quoi prenant un air paterne qui m’attendrit car il avait des yeux admirables, de ces grands yeux qui louchent un peu à la moindre émotion :

— Mon ami, me dit-il, tu te crois une bonne tête, tu es rempli d’un orgueil insupportable à cause de tes succès dans les écoles de mathématiques, mais tout cela n’est rien. On n’avance dans le monde que par les femmes. Or tu es laid, mais on ne te reprochera jamais ta laideur parce que tu as de la physionomie. Tes maîtresses te quitteront ; or, rappelle-toi ceci : dans le moment où l’on est quitté rien de plus facile que d’accrocher un ridicule. Après quoi un homme n’est plus bon à donner aux chiens aux yeux des autres femmes du pays. Dans les vingt-quatre heures où l’on t’aura quitté, fais une déclaration à une femme ; faute de mieux, fais une déclaration à une femme de chambre.

Sur quoi il m’embrassa et je montai dans le courrier de Lyon. Heureux si je me fusse souvenu des avis de ce grand tacticien ! Que de succès manqués ! Que d’humiliations reçues ! Mais si j’eusse été habile, je serais dégoûté des femmes jusqu’à la nausée, et par conséquent de la musique et de la peinture comme mes deux contemporains, MM. de la Rosière et Perrochin. Ils sont secs, dégoûtés du monde, philosophes. Au lieu de cela, dans tout ce qui touche aux femmes, j’ai eu le bonheur d’être dupe comme à vingt-cinq ans.

C’est ce qui fait que je ne me brûlerai jamais la cervelle par dégoût de tout, par ennui de la vie. Dans la carrière littéraire je vois encore une foule de choses à faire. J’ai des travaux possibles, de quoi occuper dix vies. La difficulté dans ce moment-ci, 1832, est de m’habituer à n’être pas distrait par l’action de tirer une traite de 20.000 francs sur M. le caissier des dépenses centrales du Trésor à Paris.