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Souvenirs d’égotisme/11

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 171-174).


CHAPITRE 11


4 juillet 1832.



Je ne sais qui me mena chez M. de l’Étang. Il s’était fait donner, ce me semble, un exemplaire de l’Histoire de la peinture en Italie, sous prétexte d’un rendu compte dans le Lycée, un de ces journaux éphémères qu’avait créés à Paris le succès de l’Edinburgh Review. Il désira me connaître.

En Angleterre, l’aristocratie méprise les lettres. À Paris, c’est une chose trop importante. Il est impossible pour des Français habitant Paris de dire la vérité sur les ouvrages d’autres Français habitant Paris.

Je me suis fait huit ou dix ennemis mortels pour avoir dit aux rédacteurs du Globe, en forme de conseil, et parlant à eux-mêmes, que le Globe avait le ton un peu trop puritain et manquait peut-être un peu d’esprit.

Un journal littéraire et consciencieux comme le fut l’Edinburgh Review n’est possible qu’autant qu’il sera imprimé à Genève, et dirigé là-bas, par une tête de négociant capable de secret. Le directeur ferait tous les ans un voyage à Paris, et recevrait à Genève les articles pour le journal du mois. Il choisirait, payerait bien (200 francs par feuille d’impression) et ne nommerait jamais ses rédacteurs.

On me mena donc chez M. de l’Étang, un dimanche à deux heures. C’est à cette heure incommode qu’il recevait. Il fallait monter quatre-vingt-quinze marches, car il tenait son académie au sixième étage d’une maison qui lui appartenait à lui et à ses sœurs, rue Gaillon. De ses petites fenêtres, on ne voyait qu’une forêt de cheminées en plâtre noirâtre. C’est pour moi une des vues les plus laides, mais les quatre petites chambres qu’habitait M. de l’Étang étaient ornées de gravures et d’objets d’art curieux et agréables.

Il y avait un superbe portrait du cardinal de Richelieu que je regardais souvent. À côté, était la grosse figure lourde, pesante, niaise de Racine. C’était avant d’être aussi gras que ce grand poète avait éprouvé les sentiments dont le souvenir est indispensable pour faire Andromaque et Phèdre.

Je trouvai chez M. de l’Étang, devant un petit mauvais feu, car ce fut, ce me semble, en février 1822 qu’on m’y mena, huit ou dix personnes qui parlaient de tout. Je fus frappé de leur bon sens, de leur esprit, et surtout du tact fin du maître de la maison qui, sans qu’il y parût, dirigeait la discussion de façon à ce qu’on ne parlât jamais trois à la fois ou que l’on n’arrivât pas à de tristes moments de silence.

Je ne saurais exprimer trop d’estime pour cette société. Je n’ai jamais rien rencontré, je ne dirai pas de supérieur, mais même de comparable. Je fus frappé le premier jour, et vingt fois peut-être pendant les trois ou quatre ans qu’elle a duré, je me suis surpris à faire le même acte d admiration.

Une telle société n’est possible que dans la patrie de Voltaire, de Molière, de Courier.

Elle est impossible en Angleterre, car, chez M. de l’Étang, on se serait moqué d’un duc comme d’un autre, et plus que d’un autre, s’il eût été ridicule.

L’Allemagne ne pourrait la fournir, on y est trop accoutumé à croire avec enthousiasme la niaiserie philosophique à la mode (les Anges de M. Ancillon). D’ailleurs, hors de leur enthousiasme, les Allemands sont trop bêtes.

Les Italiens auraient disserté, chacun y eût gardé la parole pendant vingt minutes et fût resté l’ennemi mortel de son antagoniste dans la discussion. À la troisième séance, on eût fait des sonnets satiriques les uns contre les autres.

Car la discussion y était ferme et franche sur tout et avec tous. On était poli chez M. de l’Étang, mais à cause de lui. Il était souvent nécessaire qu’il protégeât la retraite des imprudents qui, cherchant une idée nouvelle, avaient avancé une absurdité trop marquante.

Je trouvai là M. de l’Étang, MM. Albert Stapfer, J.-J. Ampère, Sautelet, de Lussinge.

M. de l’Étang est un caractère dans le genre du bon vicaire de Wakefield. Il faudrait, pour en donner une idée, toutes les demi-teintes de Goldsmith ou d’Addison.

D’abord il est fort laid il a surtout, chose rare à Paris, le front ignoble et bas, il est bien fait et assez grand.

Il a toutes les petitesses d’un bourgeois. S’il achète pour trente-six francs une douzaine de mouchoirs chez le marchand du coin, deux heures après il croit que ses mouchoirs sont une rareté, et que pour aucun prix on ne pourrait en trouver de semblables à Paris.