Souvenirs d’Amérique et de Grèce/Chapitre VII

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (p. 101-120).

LA PRÉFACE DES JEUX OLYMPIQUES



Dès qu’ils ont su que je voulais rétablir les Jeux Olympiques, mes amis m’ont demandé si j’exigerais des concurrents de l’avenir le costume simplifié qu’on imposait à ceux du passé et si la défense faite aux femmes d’assister à la fête serait ou non maintenue. Ils étaient curieux de savoir jusqu’où j’allais pousser le souci de la restitution. Ils apprirent avec regret qu’il s’agissait de fleurets, de barres fixes, de skiffs et de bicyclettes, tous instruments appréciés de nos contemporains, mais dont l’esthétique est encore discutée.

Quelques personnes s’indignèrent, me vouèrent aux divinités infernales, m’accusant de blasphème et de profanation. M. Michel Bréal, au contraire, offrit un prix pour le vainqueur de la célèbre course de Marathon qu’il souhaitait voir se renouveler sous ses yeux. Ce qui révoltait les uns, précisément, charmait les autres. Ainsi va le monde. Aux États-Unis, où j’avais présenté mon idée en premier lieu, on l’avait accueillie avec sympathie. Les Américains portent allègrement le fardeau du passé ; ils se sentent assez jeunes et assez forts pour en hériter totalement ; leur siècle ne craint point la comparaison avec les siècles disparus : ils le jugent grand et beau. Pourquoi donc les Jeux Olympiques modernes demeureraient-ils inférieurs aux Jeux Olympiques anciens ? L’Angleterre, dont je tentai ensuite de me concilier les faveurs, estime que la culture de la vigueur et de l’agilité corporelles est devenue l’apanage exclusif de ses fils,… son acquiescement fut sceptique, presque railleur. Cela se passait à l’automne de 1893 et dans les premiers mois de 1894 ; au printemps de cette année-là, le Congrès Olympique s’ouvrit à la Sorbonne.

La séance d’ouverture ne fut point banale. Elle eut lieu dans le grand amphithéâtre qu’inaugura en 1889 le Président Carnot, entouré par les délégations enthousiastes des étudiants de tous les pays et où, plus tard, les représentants de la science universelle célébrèrent le jubilé de Pasteur. Sur la pierre blanche se détache la fresque de Puvis de Chavannes : le maître a représenté, dans le bois sacré qu’emplit un crépuscule divin, l’effort auguste de la pensée humaine vers la lumière et la vérité. C’était la première fois qu’un congrès athlétique se tenait en ce lieu. M. le recteur Gréard n’avait point pensé qu’il y fût déplacé. Il y avait là d’ailleurs les délégués du gouvernement, des membres de l’Institut, des savants, des artistes. Après les discours du baron de Courcel, président du Congrès, et du poète Jean Aicard, des choristes exécutèrent l’Hymne à Apollon, ce fragment de musique grecque découvert dans les fouilles de Delphes.

Le Congrès tint six séances, agréablement entremêlées de fêtes, d’excursions et de banquets. La France, l’Angleterre, les États-Unis, la Grèce, la Russie, la Suède, la Belgique, l’Italie, l’Espagne étaient représentés par des délégués ; la Hongrie, la Bohème, l’Allemagne, la Hollande, l’Australie l’étaient par des adhésions individuelles ou des communications écrites. À l’unanimité des votants, il fut décidé que les Jeux Olympiques rétablis seraient célébrés successivement dans toutes les capitales du monde à quatre années d’intervalle, que le programme en serait exclusivement moderne et que leur inauguration aurait lieu à Athènes, au printemps de 1896. Le Congrès, avant de se séparer, nomma un comité international de quinze membres, chargé d’exécuter ses décisions.

Il y a maintenant mille cinq cent deux ans qu’un édit de l’empereur Théodose supprima définitivement les Jeux Olympiques et je suis sûr qu’ils sont légion ceux qui, depuis lors, en ont rêvé le rétablissement : Romains dégénérés, imitateurs serviles des choses helléniques, — Byzantins compliqués chez qui les grands souvenirs étincelaient parfois sous le snobisme, — vieux professeurs épris des textes classiques, — âmes obscures saisies par la resplendissante vision de la beauté grecque, — songeurs de partout, anxieux de refaire de l’avenir avec des morceaux de passé. Olympie a remué trop de désirs, concentré trop d’efforts, fixé trop d’existences pour que, même disparue, sa blanche silhouette ait cessé d’attirer les regards et de les charmer. Il y a des spectacles qui s’incrustent si profondément dans les yeux des peuples que, très loin dans les âges, leurs descendants les voient encore, confusément, au fond d’eux-mêmes. Les fêtes pompeuses des bords de l’Alphée ne sont jamais sorties de l’histoire ; le monde en a oublié le sens : il n’en a jamais perdu le souvenir.

Olympie s’enfonça lentement dans sa tombe : on sait qu’après l’invasion d’Alaric, ses temples subsistaient encore. Théodose ii les livra aux flammes ; au fanatisme stupide des hommes s’ajouta la force brutale des éléments : les tremblements de terre de 522 et de 551 achevèrent l’œuvre de destruction. Il resta un misérable village et une citadelle byzantine. Les hordes slaves, les chevaliers croisés, les marchands vénitiens foulèrent ce sol devenu quelconque. Qui sait pourtant si ces ignorants ne cherchaient pas des vestiges de l’enceinte sacrée et si le nom d’Olympie ne sonnait pas dans leur esprit comme l’écho lointain d’une fanfare triomphale et mystérieuse ? Le souci de la retrouver hanta de bonne heure les esprits les plus divers : Montfaucon, Winckelmann, Richard Chandler, Fauvel, Lord Spencer Stanhope On ne songeait pas encore à toute la science que la terre recèle et déjà on voulait fouiller là comme si l’âme de la Grèce antique s’y fût ensevelie avec les chefs-d’œuvre de ses artistes. Delphes et Éleusis n’étaient que des sanctuaires ; les Thermopyles évoquaient le nom d’un héros ; l’Acropole d’Athènes redisait l’histoire d’une cité glorieuse entre toutes ; mais Olympie symbolisait une civilisation entière, supérieure aux cités dont elle avait apaisé les querelles, — supérieure aux luttes armées qu’elle avait interrompues souverainement, — supérieure à la religion même qu’elle subordonnait au culte de la jeunesse, à l’avenir de la race. Quand une héroïque rébellion eut forcé l’Europe à songer aux Grecs, à la suite des soldats français qui descendirent en Morée, apportant un précieux mais tardif secours, vinrent des savants : ils étaient organisés en mission officielle à l’instar de celle qui avait suivi Bonaparte en Égypte. Tout de suite Olympie fixa leurs recherches ; ils réussirent à dégager le temple de Jupiter. Les Allemands, plus tard, exhumèrent toute la ville : ils y dépensèrent six ans d’efforts et un million de francs, sans profit apparent pour leur pays, puisque cette fois pas un fragment de marbre ne sortit de Grèce. Mais l’Allemagne estima que ce n’était pas payer trop cher l’honneur de rendre Olympie au monde. On put, dès lors, circuler dans la cité sainte où Pausanias servait de guide. N’avait-on pas déterré l’Hermès de Praxitèle à l’endroit même que désignait sa relation ? Les monuments se dessinaient sur le sol dans l’ordre indiqué par lui, leurs colonnes en ruines, leurs chapiteaux brisés, leurs bas-reliefs mutilés gisant à l’entour.

Olympie était retrouvée, mais les Jeux Olympiques, pourrait-on les rétablir ? L’heure approchait où la chose deviendrait possible. Jusque-là elle ne l’avait pas été. Pendant des siècles on n’a point su ce que les Grecs allaient faire à Olympie. Les savants avaient beau connaître par le menu le programme et l’histoire des Jeux et jusqu’aux règlements sous lesquels ils se donnaient, on n’en était guère plus avancé. Ils fournissaient force détails sur l’institution, mais on sentait qu’ils en ignoraient la vraie portée, le centre Les plus sincères trahissaient quelque mauvaise humeur contre ce peuple créateur de la beauté, épris de poésie, de rêve et d’harmonie et qui, périodiquement, inclinait devant une royauté musculaire tous ces dons divins. Du fait qu’à l’époque des jeux, l’élite du monde grec se trouvait assemblée sur les rives de l’Alphée — les artistes pour y faire voir leurs compositions, les poètes et les historiens pour y lire leurs œuvres, les diplomates pour y conduire leurs négociations, — ils auraient voulu conclure que le sport servait de prétexte et tenait, en réalité, un rang secondaire. Mais on ne saurait s’y tromper ; ambassadeurs, écrivains, peintres, sculpteurs n’étaient là que pour faire cortège aux athlètes ; ce qui fixait tous les regards, ce n’était pas l’Agora, c’était le Stade. Pendant les concours l’autel de Zeus lui-même se trouvait délaissé ; sacrifices, processions, cérémonies pieuses constituaient l’encadrement conçu pour augmenter la majesté du spectacle. La prédominance de l’athlète s’inscrivait partout. C’est lui qui voyait s’élever sa statue sous les platanes des avenues, lui dont on immortalisait le nom en le gravant sur l’airain, lui qui faisait dans sa ville natale une rentrée de triomphateur par la brèche ouverte dans les murs. Folie populaire, a-t-on dit, enthousiasme frivole ! Mais cette folie, cet enthousiasme ont duré mille ans ! À quoi donc répondaient-ils dans l’âme de cette nation qui distribua si étrangement ses faveurs et se plut à entendre Socrate parler dans l’enceinte d’un gymnase ?

Après beaucoup de réflexions, on a trouvé deux grands mots pour expliquer cela : le civisme et l’art. Il a été entendu — le souvenir de Lycurgue aidant — que le jeune Grec se devait avant tout à sa patrie et s’entraînait en vue de la mieux servir. Mais l’entraînement méthodique, quotidien et modéré, existait dans les armées grecques : il a existé dans toutes les armées régulières, même chez les Égyptiens qui ignoraient le sport et le patriotisme. Qu’y a-t-il de commun entre l’exercice physique ainsi entendu et cette passion fougueuse qui poussait vers le stade d’Olympie des gymnastes avides d’efforts et des spectateurs transportés d’enthousiasme ? Le service de la patrie s’accommode mal de pareilles dépenses de forces : cet excès de travail, cette tension de tout l’être en vue d’un concours ne lui conviennent guère. Le bénéfice qu’elle en retire est immense, mais il est indirect et lointain : elle ne le voit pas. Les pédagogues sont toujours portés à enseigner la mesure : c’est leur instinct ; c’est un peu aussi leur raison d’être. En Grèce, comme ailleurs, il y eut des mécontents que l’olympisme irritait et qui maudirent tout bas une institution dont l’influence contrariait leur enseignement. Ni au point de vue militaire, ni au point de vue éducatif, le civisme ne peut expliquer les Jeux Olympiques. Reste l’art. C’était par recherche de la beauté plastique que les Grecs couraient, sautaient, boxaient, lançaient le disque et le javelot. Qui le croira ? Il suffit d’y songer un instant pour juger l’explication à sa valeur. Nous éprouvons une jouissance esthétique à considérer le Discobole et les quelques chefs-d’œuvre que le temps a épargnés. Est-ce à dire que nous les prenons pour des reproductions exactes de la nature ? Allons-nous croire naïvement que les Grecs étaient ainsi lorsqu’ils se livraient à leurs exercices de force et d’adresse ? Pensons-nous que la sueur s’abstenait de couler sur leur chair, que les traits de leur visage ne se contractaient pas durement, que l’entraînement localisé n’avait pas grossi exagérément certains de leurs muscles ? L’athlète n’est jamais beau ; pour l’être, il faudrait qu’il pût raisonner ses mouvements, surveiller ses attitudes et alors ce ne serait pas un véritable athlète puisqu’un peu de son attention, de sa force par conséquent, serait détourné de l’effort à accomplir. Ce que l’on admire en lui, ce sont l’ambition et la volonté ; ambition de faire plus que les autres, volonté d’y parvenir. Rien n’est enthousiasmant comme l’emballage final d’une course à l’aviron, ou le coup droit brusquement poussé par l’escrimeur sur la poitrine de son adversaire : mais ce spectacle est enthousiasmant, par réflexion, pour ceux qui savent ce qu’il a fallu au rameur de poignante énergie, au tireur de calme et de possession de soi-même ; les autres ne comprennent pas : ils admirent de confiance. Tout l’athlétisme tient en ces trois mots que le Père Didon donna une fois pour devise sportive aux élèves de son école, à l’issue d’une partie de foot-ball : citius, fortius, altius : plus vite ― plus fort ― plus haut. Ils forment un programme de beauté morale. L’esthétique du sport est une esthétique immatérielle.

Les Grecs qui idéalisaient toute leur existence nationale, leurs pensées et jusqu’aux premiers faits connus de leur histoire, idéalisèrent l’athlétisme. Par cela même que l’athlète, à leurs yeux, accomplissait de grandes choses, il devait être représenté sous les traits les plus parfaits, de même que l’athlétisme devait trouver son origine dans quelque divine légende. Olympie, disaient-ils, avait été consacrée par les dieux : Jupiter y avait lutté contre Saturne, Apollon y avait vaincu Hermès à la course et Arès au pugilat. Hercule, après avoir triomphé d’Augias, roi d’Elis, y avait célébré pour la première fois les Jeux Olympiques. Cela, c’est le rayon de poésie dont le génie grec dorait invariablement les institutions populaires : il serait oiseux de chercher dans ces récits l’ombre d’une tradition ; il serait absurde de leur attribuer un rôle quelconque dans la création et le développement des Jeux Olympiques.

Les Jeux Olympiques sont nés parce que le germe de l’athlétisme existait en Grèce, en vertu de Dieu sait quelle loi mystérieuse de physiologie ou de quel principe insondable d’hérédité ; et du moment que ce germe existait, ils ne pouvaient pas ne pas naître. Le sport n’est pas naturel à l’homme ; il ne faut pas le confondre avec la perfectibilité musculaire ; ce sont deux choses absolument différentes. Tout animal est susceptible d’acquérir une certaine dose de vigueur, de souplesse, d’agilité et, quand il est sain, il y prend plaisir ; mais le sport, nous l’avons dit, est quelque chose de plus ; il suppose la lutte et, par conséquent, la préparation voulue, raisonnée, l’entrainement : il suppose le désir ardent de la victoire et la jouissance morale qui en résulte.

J’emploie ce mot « sport » pour me faire mieux comprendre de ceux auxquels il est familier ; mais je l’emploie à regret. Il s’y mêle je ne sais quel parfum de sotte mondanité, de mauvaise anglomanie. C’est : athlétisme, qu’il faut dire. Le terme était à portée ; il suffisait de le dépouiller des scories qui le revêtaient et de lui rendre sa signification antique, très pure et très précise. Il faut pour cela un peu de temps. Je me souviens qu’en 1889, au Ministère de l’Instruction publique, il y eut, autour d’un tapis vert, de beaux débats à ce sujet. On avait décidé d’organiser un Congrès d’Éducation physique à l’occasion de l’Exposition universelle ; j’en étais secrétaire ; la commission critiquait mon vocabulaire ; elle repoussait « sport » à cause des courses de chevaux, et athlétisme, à cause des Hercules de la foire de Neuilly. Nous prenions des périphrases pour expliquer notre pensée. Mais, aujourd’hui, « athlétisme » a prévalu.

Le mot avait disparu, jadis, parce que la chose était morte. Les Jeux Olympiques avaient cessé parce que le germe de l’athlétisme était épuisé. Il a reparu au xixe siècle. D’où vient-il ? Comment s’est-il conservé et pourquoi a-t-il reparu ? Pendant des siècles sa trace est perdue. On a pensé la suivre à travers le monde romain. Mais ni les exercices du Champ de Mars, ni la fréquentation des Thermes, ni plus tard les bestialités du Cirque n’ont de rapport avec l’athlétisme grec. Tout diffère : tendances et formes.

Le gladiateur a rabaissé et tué l’athlète. En même temps s’opère une révolution religieuse qui divise le monde en deux camps et dresse en face de l’idéal antique un autre idéal, selon lequel l’esprit a pour mission de contrarier la chair, de la meurtrir. La gymnastique participe de la haine qui s’exerce contre toutes les institutions du paganisme. On la proscrit ; pour un peu on lui découvrirait une origine diabolique. Il est dangereux pour l’homme, dit-on, de s’occuper de son corps ; c’est l’embûche par excellence que lui tend l’esprit malin ; s’il y cède, le vice est sur lui et sa mort morale est consommée. Ces idées-là, notez-le bien, ont été admises universellement et elles pèsent sur nous de tout le poids des siècles qui les ont mises en pratique. L’inertie musculaire a peut-être cessé d’être le critérium de la vertu ; mais on la considère encore comme une condition indispensable de l’activité cérébrale et cela revient au même. Il y a eu en plein moyen âge un retour de l’esprit athlétique ; c’est la chevalerie. Cette veillée des armes qui précédait la fête toute de joie et d’activité physiques par laquelle le jeune chevalier inaugurait sa vie nouvelle c’est peut-être ce qui, depuis quinze cents ans, a le plus ressemblé aux Jeux Olympiques ; et rien ne prouverait mieux, si besoin en était, combien peu l’athlétisme et le paganisme furent liés l’un à l’autre. Lui aussi, le jeune Grec passait le dernier soir dans la solitude et le recueillement sous les portiques de marbre du gymnase d’Olympie situé un peu à l’écart, loin des temples et du bruit ; lui aussi devait être irréprochable héréditairement et personnellement, sans tare d’aucune sorte dans sa vie ni dans celle de ses ancêtres ; lui aussi associait à son acte la religion nationale, prêtait devant les autels le serment de l’honneur et, pour récompense, recevait le simple rameau vert, symbole de désintéressement. Tous deux, sans doute, attendirent avec la même ardeur et la même impatience les premières clartés de l’aube. Ce fut la même aurore qui, pour l’un, dora la cime boisée du mont Kronion, puis les blanches façades d’Olympie et les prés fleuris de l’Alphée ; et glissa, pour l’autre, ses rayons pâlis par les meurtrières profondes du donjon féodal. Entre eux il y eut l’épaisseur des âges et tout un monde d’idées différentes ; mais la sève juvénile les faisait pareils. Ils pensaient avec la même joie à l’épreuve prochaine et le plaisir de leurs muscles montait jusqu’à leur cerveau, les détournant de leurs méditations et faisant oublier à l’un Zeus, protecteur des hommes — à l’autre Madame la Vierge, sa patronne.

La « renaissance athlétique » sera considérée, plus tard, comme l’une des caractéristiques du xixe siècle. Aujourd’hui le mot fait sourire. Non seulement on le trouve ambitieux, mais il semble inexact ; pour beaucoup de gens il y a simplement ceci : le goût d’amusements de plein air, naturels à l’homme, un peu délaissés depuis cent ans, et qui, de nouveau, sont en vogue. Mais quand on écrira l’histoire de ce grand mouvement, on se rendra compte de son importance. Né en Prusse au lendemain d’Iéna, il s’étend à la Suède, puis à l’Angleterre, aux États-Unis, revient en France, et gagne peu à peu les pays avoisinants. Partout, sauf en Angleterre, c’est une secousse nationale qui le détermine et çà et là se lèvent des hommes qui en prennent la direction et selon l’époque, le lieu, la race, l’idéal qu’eux-mêmes poursuivent, l’orientent dans des voies différentes. Le maître d’école prussien veut discipliner ses écoliers et, par les écoliers, la nation ; le professeur suédois songe à la santé publique ; le pédagogue anglais cherche un terrain solide d’éducation morale. On dirait qu’ils travaillent à trois œuvres différentes. Thomas Arnold, dans son collège de Rugby, vise-t-il donc le même but que Ling dans son Institut de Stockholm ? L’ardeur de leurs disciples, qui conçoivent étroitement les théories du maître et suivent aveuglément ses préceptes, augmente encore cette impression. La gymnastique militaire de l’Allemand, l’exercice hygiénique du Suédois, le sport libre de l’Anglais proclament leur supériorité et prétendent à la suprématie. Plus tard, à un carrefour qui est déjà sur notre horizon, on verra que leur action converge et que, si les moyens furent divers, le but était un. Ce qui suffirait à le prouver, c’est l’opposition qui s’est manifestée partout et sous une forme identique, non pas cette opposition routinière qui combat la nouveauté par respect pour la tradition, mais une opposition raisonnée issue du mépris qu’inspire l’exercice physique. C’est la réaction des premiers temps du christianisme qui dure toujours ; c’est la haine inconsciente pour la chair, ce sont les méfiances ascétiques cristallisées par le temps, passées dans les mœurs. Au prix de quels efforts reviendra-t-on à une conception plus juste de la machine humaine, de son harmonieux équilibre ?

Partout même violence dans l’argument, même passion dans l’objection. « Vous allez, dit-on aux novateurs, abaisser le niveau des études, fausser les idées, développer la brutalité, affaiblir la race. » Contre eux, tout est mis en œuvre, statistiques torturées, renseignements inexacts, faciles railleries. Fouillez dans les bibliothèques allemandes d’il y a quatre-vingts ans, dans les bibliothèques suédoises d’il y a soixante ans ! Vous trouverez les traces de cette hostilité irréfléchie. En Angleterre, ce fut pis encore. Je voudrais pouvoir placer les journaux et les brochures publiés entre 1840 et 1860 sous les yeux de ceux qui s’imaginent que les Anglais ont toujours joué au cricket et que le sport leur est aussi naturel que la faim et la soif. Ils verraient quelles invectives s’attirèrent, par leur audace, Kingsley et ses premiers disciples !

Aux États-Unis, il fallut la guerre de Sécession pour rendre la société aux distractions saines ; jusque là c’était la mode pour les femmes d’avoir l’air maladif et, dans les universités, les jeunes gens employaient leurs loisirs à pérorer en prose et en vers. Si le désastre de 1870 avait été, pour nous, moins complet, les sociétés de gymnastique n’eussent point prospéré. La France était parmi les pays les plus rebelles à l’athlétisme : le pauvre colonel Amoros y avait perdu ses peines !…

Le rétablissement des Jeux Olympiques peut être considéré comme la consécration du mouvement que nous venons d’esquisser. Envisagé sous cet angle, le projet est peut-être moins grandiose, mais plus pratique. Puisqu’il s’est fondé tout autour du monde une si grande quantité d’associations athlétiques et gymnastiques, il paraît tout simple d’organiser des réunions périodiques, leur permettant de se comparer les unes aux autres. L’émulation est la base du sport. La chose d’ailleurs n’est-elle pas singulièrement facilitée par la fréquence et la rapidité des communications ? Avec le chemin de fer et le bateau à vapeur, il n’y a plus de distances ! Les concurrents peuvent être transportés en quelques jours au lieu du concours. Jusqu’à la minute du départ, le télégraphe est là pour les renseigner sur le nombre et la qualité de leurs adversaires, la disposition du terrain, l’ordre des épreuves. Quant aux dépenses nécessitées par l’organisation des fêtes, si elles incombent chaque fois à un pays différent, elles ne chargeront guère son budget ; en admettant même que l’État soit forcé de s’en désintéresser, on peut compter sur l’initiative et la générosité des citoyens.

Tout cela est vrai ; mais d’autre part une difficulté nouvelle a surgi avec laquelle il faut compter. La paix du monde ne repose depuis trente ans que sur la force toujours croissante des armées européennes : ce sont les perfectionnements indéfinis des engins, l’augmentation illimitée des effectifs qui ont empêché la guerre d’éclater. Cet état de choses a eu pour conséquence une déviation de l’athlétisme. Des sociétés se sont fondées qui ont en vue le sport pour la guerre. En Prusse, au commencement du siècle, c’était moins la perspective de la revanche que le désir d’un relèvement général qui animait les promoteurs de la gymnastique. De nos jours l’esprit n’est plus le même. Gymnastes et tireurs se préparent, en plus d’un pays, à la lutte armée ; ils ont militarisé à outrance leurs exercices et emportent avec eux sur le terrain d’entraînement les passions patriotiques qui les animent. Or les Anciens avaient dû proclamer autour des Jeux Olympiques la trêve sacrée ; pour les Modernes, la nécessité n’en est ni moins absolue ni moins immédiate : pas de trêve, pas de Jeux Olympiques.

C’est pourquoi notre œuvre, au milieu de sympathies presque unanimes, a rencontré quelques oppositions ; nous ne les craignons point. Le temps fera son œuvre et, quand ils comprendront ce que nous avons voulu faire, nos détracteurs eux-mêmes seront avec nous.

Il n’est jamais très aisé ni très agréable de se rendre chez quelqu’un pour lui dire : « Vous avez de bien beaux salons. Permettez que nous y organisions, à vos frais, une fête qui sera superbe. » Telle était la mission dont je me trouvais investi en débarquant au Pirée le 8 novembre 1894. Les Grecs avaient accueilli avec enthousiasme la décision du Congrès de Paris. La proposition d’inaugurer à Athènes les modernes Jeux Olympiques avait été formulée par leur délégué, M. Bikelas ; ils lui en savaient gré ; son nom seul, du reste, leur donnait confiance. Mais l’été avait passé sur cette résolution et l’on découvrait maintenant à l’entreprise des obstacles qui semblaient insurmontables. Le chef du gouvernement, M. Tricoupis, ne cachait pas son sentiment. La Grèce, disait-il, devait décliner l’invitation : elle n’avait pas les ressources suffisantes ; les eut-elle trouvées qu’il lui eût fallu renoncer à les utiliser ; était-ce à l’heure où les finances du royaume jouissaient à l’étranger d’une si fâcheuse réputation, que la Grèce pouvait se mettre en frais ? Toute l’argumentation du président du Conseil se résumait en ces deux propositions. Autour de lui on s’exagérait singulièrement les dépenses que devait occasionner la solennité ; certains parlaient de dix millions et ce chiffre décourageait nos plus chauds partisans.

Mais là-bas tout devient question de parti ; on se mit à « politiquer » sur le rétablissement des Jeux Olympiques et l’opposition n’eut pas de peine à trouver des arguments favorables. À mon arrivée la discussion était ouverte, les journaux prenaient position, chacun disait son avis. J’avais croisé sur mer la lettre officielle destinée à rendre mon voyage inutile ; il y était dit que « conscients de la faiblesse des moyens dont dispose actuellement le peuple grec, pénétrés de la conviction que la tâche dépasse ses forces », les délégués préposés à l’examen de la question « n’avaient pas eu la liberté du choix » en repoussant « l’offre généreuse » du Congrès de Paris.

Oh ! ces premières journées passées sur la terre hellénique, à faire de la diplomatie, à déposer des cartes, à interviewer les journalistes. Le matin, à l’aube, en venant du Pirée, j’avais aperçu dans un nuage d’or, sur son rocher rouge, le divin Parthénon ; pendant trois jours, je ne le revis plus qu’en fuite rapide aux croisements des rues ; je roulais en landau, avec un ami, par les carrefours poussiéreux ; le cocher, grand partisan des Jeux Olympiques, descendait parfois de son siège et nous tenait de longs discours, indiquant à mon ami « comment je devais m’y prendre avec Tricoupis ». Nos peines, du moins, n’étaient pas inutiles et nous avions conscience d’avoir fait de bonne besogne en rentrant, le soir, fatigués des paroles échangées, des idées ressassées. Le président du Conseil m’avait fait le grand honneur de ne pas attendre ma visite et de venir me chercher à l’Hôtel de la Grande-Bretagne. Je le vois encore assis sur un divan, son profil accentué se détachant sur la muraille blanche ; je le regardais curieusement ; il incarnait devant moi, en ce premier contact avec la Grèce moderne, l’œuvre athlétique, le merveilleux « rétablissement » accompli par ce peuple impérissable dont cinq cents ans de servitude n’ont pas eu raison.

M. Tricoupis ne se laissa pas gagner. Jusqu’au bout il demeura ferme dans son refus de concours. Mais j’obtins de lui, après quinze jours, une promesse de « neutralité bienveillante ». Le commerce d’Athènes, les sociétés sportives, quelques personnages influents se prononçaient pour les Jeux. Dans une conférence au « Parnasse », la société littéraire la plus importante de Grèce, j’exposai nos vues et les moyens propres à les réaliser. Je sentais l’auditoire à la fois sympathique et ironique. Avec ce mélange d’ardeur et de sang-froid qui en fait un peuple si primesautier et si réfléchi, le Grec se donne et se reprend tour à tour, hésitant toujours devant la parole qui l’enchaînera, heureux des compliments qu’on lui apporte et se méfiant de celui qui les lui apporte.

Les éléments de succès n’étaient pourtant ni assez nombreux ni assez apparents pour déterminer un de ces courants d’opinion qui entraînent les gouvernants, et, tout en continuant à négocier, j’entretenais une correspondance avec notre délégué hongrois, M. Franz Kemény. En 1896, la Hongrie devait fêter par une exposition le millième anniversaire de sa naissance à la vie politique. Si les Jeux Olympiques ne pouvaient avoir lieu à Athènes, on les célébrerait à Budapest. Mais avant d’en arriver là, tout serait tenté en vue de donner à leur inauguration le cadre qui lui convenait par excellence. Je me souviens d’avoir erré souvent aux alentours du Stade, le rebâtissant en esprit tel qu’il était au temps de Périclès et tel qu’il est maintenant, avec ses longs degrés de marbre, ses statues, son enceinte immense. Dix-huit mois ont suffi pour que le rêve devint réalité. Un nouvel Hérode Atticus a voulu doter sa ville natale d’un monument qui commémorât dignement la réouverture des Olympiades.

Lorsque je quittai Athènes, j’étais parvenu à y constituer un Comité embryonnaire qui devait faire appel au pays, demander des subsides et préparer les Jeux Olympiques de 1896. Ce qui, bien plus que la composition du Comité, me donnait confiance, c’était la sympathie non équivoque de son président. S.A.R. le Prince Royal ne se dissimulait pas la difficile réalisation de nos projets, mais on sentait que son ardent patriotisme le disposait à prendre la direction effective d’une œuvre dont le nom seul était un hommage rendu à son pays. Quand, un peu plus tard, émus d’une interpellation qui avait eu lieu à la Chambre et au cours de laquelle le Gouvernement marqua une fois de plus son indifférence à l’égard des Jeux, les vice-présidents du Comité voulurent lui faire agréer leur démission, le prince résolut d’intervenir plus directement. Il réorganisa le Comité, en installa les bureaux dans son propre palais et choisit pour secrétaire général, M. Philémon, ancien maire d’Athènes. Alors les souscriptions affluèrent, l’enthousiasme populaire déborda ; M. Bikelas, qui m’avait succédé en Grèce et s’y trouvait chez lui, employait à l’entretenir sa féconde activité. Les blocs de marbre du Pentélique s’entassèrent dans le Stade, et la piste d’un vélodrome se dessina près de Phalère. Des invitations furent envoyées aux quatre coins du globe. Elles causèrent çà et là un peu de surprise ; le temps manquait pour se préparer ; les comités nationaux avaient travaillé, d’ailleurs, avec une ardeur très inégale ; néanmoins, de toutes parts on répondit à l’appel Pendant une semaine Athènes fut comme jadis Olympie — Cosmopolis.