Souvenirs d’Amérique et de Grèce/Chapitre VIII

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Librairie Hachette (p. 121-138).

NOTES ATHÉNIENNES



Athènes, 1894.

Ce fut une sensation rare, cette première entrée au Pirée, une nuit de novembre. J’ose à peine en décrire le charme subtil et imprévu. La mer sommeillait déserte, une clarté diffuse traînait sur les eaux. Nous suivions le rivage indécis derrière lequel se profilait, vers le nord, une masse sombre ayant à sa base une sorte de nébuleuse ; c’étaient le mont Hymette et les lumières d’Athènes.

L’Ortégal s’avançait très lentement, comme intimidé par le calme des choses : il doubla un promontoire et s’approcha de deux jetées d’aspect antique. Dans le port, le silence régnait : on s’était lassé de nous attendre. Une barque attardée rôda quelques instants autour du navire et il se fit un peu de bruit à bord ; des mots furent échangés dans une langue rapide et sonore, mais très douce,… les mêmes mots peut-être qui, deux mille ans passés, saluaient ici les navigateurs. L’ancre tomba près de deux avisos cuirassés qui en l’honneur de l’empereur Alexandre portaient le grand deuil de la marine,… puis tout retomba dans l’immobilité. Sur les quais endormis, la brise agitait par instants la flamme des réverbères et celle-ci, avivée soudainement, éclairait sur une muraille blanche une grande inscription en lettres grecques. On pouvait se croire dans l’enceinte morte du vieux Pirée et le regard cherchait, avide, ses longs murs qui reliaient jadis la ville maritime à la capitale Mon Dieu ! cette veillée, d’autres l’ont accomplie sans doute. L’Ortégal n’est pas le premier navire qu’un retard imprévu a fait entrer de nuit au Pirée. Mais je crois que, pour en comprendre la douce poésie, il faut être de ceux qui regardent la Grèce antique comme le « précepteur du monde »,… et c’est là un point de vue bien démodé par ce temps de leçons de choses et de mathématiques omnipotentes.

Le lendemain, sur la route poussiéreuse qui monte vers Athènes, l’impression fut tout autre : il me sembla que je débarquais dans un pays neuf ; des souvenirs d’Amérique traversèrent mon esprit. C’est bien ainsi qu’on installe dans les campagnes yankees : ce bois mal équarri, ces barrières mal peintes ; ces chemins improvisés, cette sorte de hâte insouciante dans l’arrangement des choses, tout cela caractérise les peuples jeunes, où qu’ils soient et d’où qu’ils viennent. Et c’est merveille de songer au royal passé que celui-ci traîne après lui.

Le Pirée, d’ailleurs, dans nos imaginations occidentales, n’évoque que des pans de murailles très vieilles s’effritant dans l’eau dormante, et voici toute une ville avec des constructions qui s’achèvent et des rues pleines d’animation. Un chemin de fer et un tramway à vapeur en sortent en même temps courant vers Athènes. Puis c’est Phalère avec ses villas d’été et les gros cuirassés de l’escadre anglaise se carrant dans la baie.

L’homme du Nord se plaint volontiers de la méfiance que lui témoignent les Hellènes, même quand il vient vers eux avec des paroles de miel et des présents dans les mains. Ah ! comme je leur pardonne. Leur génie incompris, leurs ambitions ridiculisées, leurs efforts paralysés, leur existence nationale elle-même contestée, voilà le prix que l’Occident leur a fait payer un maussade appui donné à des revendications légitimes entre toutes. About, le triste About, a livré d’eux au monde un portrait odieusement travesti et un savant allemand, Fallmerayer, a tenté de prouver que pas une goutte de vrai sang grec ne coulait dans leurs veines.

Est-ce donc un mirage, cette ressemblance avec les ancêtres qu’on note à tout moment ? L’imagination peut-elle jamais modifier les lois de l’hérédité, et depuis quand les parvenus qui s’achètent des titres de noblesse revêtent-ils les vertus et les défauts de ceux qui les portaient jadis, au temps des croisades ?

Allez par les rues et les carrefours ; regardez et écoutez, et dites-moi si ce n’est pas la vieille Athènes qui revit après vingt siècles : démocratique comme au temps où elle secouait la tyrannie des Pisistratides, mobile comme au jour où elle condamnait Miltiade après l’avoir exalté, toujours divisée par la politique et les rivalités, toujours unie par l’art, la religion et le patriotisme ? Oui, c’est bien la même Athènes qui s’éprit d’Alcibiade pour ses élégantes excentricités et se dégoûta d’Aristide parce que sa vertu l’ennuya ; qui envoyait ses fils s’enrichir au loin par le commerce, fonder des colonies sur les rives de la Méditerranée et du Pont-Euxin, et les conviait ensuite à la revêtir de marbre et d’or, tour à tour coquette et farouche, héroïque et joyeuse, femme et déesse !

À l’heure où, dans des clartés roses, derrière l’île d’Égine, le soleil descend du ciel, la rue du Stade s’anime. Sous les portiques de l’Université dont la grande fresque à fond d’or doucement s’efface, les étudiants, groupés, bavardent ; on bavarde aussi aux alentours du Parlement, dont la séance vient de s’ouvrir, et aux tables des cafés, et dans les salons du Parnasse ; mais, à cette heure-là, je préfère les rues populaires, étroites et pittoresques, les étalages de fruits jaunes en plein vent et les discussions politiques, très ardentes, qui se tiennent dans les boutiques sans souci du client, lequel parfois s’y mêle et oublie d’acheter

Ce matin il fait clair dans le Parthénon. Le soleil se mire sur le dallage de marbre blanc ; entre les colonnes apparaît la ligne très pure de l’Hymette se détachant sur un ciel d’une transparence exquise. Je voudrais là, autour de moi, tous nos petits potaches qui, laborieusement, expliquent dans un mot à mot lamentable les chefs-d’œuvre de l’antiquité grecque, et il me vient la pensée que ce travail auquel ils se livrent n’est pas sans analogie avec les actes de vandalisme inconscient que les Vénitiens, les Turcs et les Anglais ont accomplis dans cette Acropole qui étale devant moi sa misère royale.

L’Iliade est, comme le Parthénon, quelque chose qui ne se débite pas en tranches, qui ne s’isole pas, qui ne s’explique pas. Il faut, pour en comprendre le sens profond et en apercevoir les perspectives incomparables, il faut que le monument nous soit montré tout à coup, à un détour de la route, se profilant sur l’horizon pour lequel il a été fait. Alors la procession des Panathénées se déroule librement dans notre imagination avec tout l’arrière-plan de civilisation que supposait sa pompe resplendissante ; alors Achille et Agamemnon prennent corps dans notre esprit ; nous les voyons, hommes comme nous, ayant nos ardeurs et nos révoltes, seulement un peu plus simples, un peu plus francs, parce qu’ils étaient plus près des origines insondables et que le sol qu’ils foulaient avait trois mille ans de moins.

L’antiquité reste toujours légendaire ; nous avons peine à y croire. Il n’est pas donné à tous de venir ici prendre contact avec elle et entrevoir sa réalité sublime. Mais nous devons, autant qu’il est en nous, réagir contre cette tendance mauvaise à transformer le recul des âges en un décor de théâtre où les lointains sont simulés pour mieux accentuer le relief des premiers plans.

Si je vivais au temps de Périclès, je crois que j’aimerais l’Acropole ainsi, par un beau matin d’automne, hors de la pompe des grandes processions, dans le calme et la demi-solitude. Au lieu de ces trois Anglais qui, là-bas, se choisissent des presse-papiers parmi les débris de marbre, j’aurais sous les yeux la pure silhouette des jeunes Athéniennes faisant le service de Pallas. Quelque sacrifice isolé enverrait vers l’azur une fumée discrète, et sur la façade du temple, entre les métopes enluminées, les boucliers des Perses, glorieux trophée, scintilleraient au soleil

Il y a un des angles de l’Acropole d’où le regard et la pensée réalisent d’un coup d’œil la résurrection de la Grèce. La haute muraille, en cet endroit, domine le vide. Le Lycabète dresse tout en face son profil roux et, sur la gauche, par delà les monts déboisés, on aperçoit la sombre verdure des bois de Tatoï. Au pied du rocher, Athènes est groupée, vivante, gracieuse et jeune ; il s’en dégage une impression de blancheur aveuglante, et bien rares sont les ruines du passé éparses dans le tableau. Sur la route de Kephissia, derrière le jardin Royal, il y a les casernes et les champs de manœuvre ; l’appel des clairons y retentit gaiement. Au pied du Lycabète, les écoles étrangères sont assises ; au sommet du palais parlementaire, le drapeau blanc et bleu flotte au vent de la liberté, et dans la plaine, des maisons se construisent avec le marbre de l’inépuisable Pentélique, des maisons qui ont la forme carrée et les classiques péristyles du vieux temps.

Cela, ce n’est pas l’œuvre de Phidias ni de Périclès ; c’est l’œuvre d’Ypsilanti, l’organisateur de l’Hetaira ; c’est l’œuvre de Capo d’Istria, le président patriote, de Colocotronis, le vieux grognard héroïque, de Coumoundouros, l’homme d’État austère et sage. Et cette œuvre déconcerte les historiens qui l’étudient. Jamais entreprise d’une pareille audace, conduite avec de plus faibles moyens et dans des circonstances plus défavorables, n’a réussi pareillement !

Le monde ne savait plus qu’il y eût des Grecs ! Quand les hommes d’État l’apprirent, ils eurent un sourire de dédain et mirent leur lorgnon pour mieux voir l’étonnant spectacle. Cette prétention de se dire les héritiers des Spartiates et des Athéniens leur parut une délicieuse bouffonnerie. Cependant la guerre éclatait, secrètement préparée depuis bien longtemps par les émissaires de l’Hetaira : sous prétexte de commerce, ils s’en étaient allés prêcher la révolte partout où il y avait du sang ou de l’or prêts à se répandre pour la délivrance de la patrie : et derrière eux ils laissaient comme mot d’ordre ce dilemme que tous acceptaient : la liberté ou la mort.

Le 24 mai 1821 la Grèce nouvelle cueillait à Valtetzi ses premiers lauriers et, bientôt après, Colocotronis s’emparait de Tripolitza. En Europe, les âmes libérales s’émurent : mais on en était à une période de réaction contre les idées émancipatrices de la Révolution française ; les rois n’ambitionnaient d’autre rôle que celui de gendarmes de leurs peuples et le seul mot de révolte les faisait trembler. Les Autrichiens ravitaillaient les Turcs ; le lord commissaire des Sept-Îles persécuta les Ioniens qui se déclaraient pour leurs frères hellènes. En France, M. de Villèle demandait sottement « quel grand intérêt on pouvait prendre à cette localité », et M. de Salaberry, très grave, publiait de grotesques considérations sur la légitimité du joug ottoman. Si les dévouements individuels d’un Santa Rosa, d’un Fabvier, d’un Lord Byron consolaient les Grecs et entretenaient leurs courages, cette indifférence ou cette hostilité de l’Europe officielle leur causaient de cruelles déceptions.

Ils ne se résignaient pas à y croire et multipliaient leurs appels. Au Congrès de Vienne, ils avaient envoyé une mission qui fut indignement traitée. « Le Congrès ne voulut même pas recevoir la supplique que les représentants des révoltés avaient l’impertinence de lui soumettre. Il leur fut interdit d’entrer dans la ville et l’on pria le pape de les chasser d’Ancône[1] »

Un instant ils perdirent l’espoir. Le sultan appelait à son aide les bataillons égyptiens, organisés et commandés par des officiers français et, à leur tête, le fils de Mehemet-Ali entrait en campagne. On était en 1825 : depuis quatre ans la lutte se poursuivait et les gouvernements, impassibles, la regardaient se dérouler, inégale et cruelle.

Ibrahim était un adversaire redoutable : la fortune des armes changea. Les Grecs furent battus, mais ils reculèrent pied à pied, livrant un à un leurs champs dévastés, abandonnant une à une leurs maisons détruites, continuant néanmoins d’en appeler à l’Europe d’une voix de plus en plus pressante, de plus en plus mourante aussi.

Finalement, l’opinion publique indignée eut raison des gouvernants : des comités privés s’étaient formés, qui prenaient en main la cause de la justice et du droit.

Et puis, surtout, les Russes étaient sur le point d’intervenir seuls. La jalousie et l’intérêt obtinrent ce pour quoi le libéralisme et la pitié sont impuissants. Un premier traité fut signé entre la Russie, la France et l’Angleterre le 6 juillet 1827.

L’Autriche continuait à considérer les Grecs comme les « sujets insurgés » du sultan. Les massacres de Chios, de Constantinople et de Cydonie ne l’émouvaient point, et la Prusse imitait sa réserve. Il est à remarquer d’ailleurs que personne, parmi les hommes d’État, n’admettait encore l’éventualité de l’indépendance grecque. On se proposait d’ériger le pays en une ou plusieurs principautés tributaires de la Turquie.

Si discrètes que fussent les stipulations du traité du 6 juillet, elles obligeaient néanmoins les puissances signataires à arrêter l’effusion du sang entre les belligérants. La Turquie résista, et il fallut détruire sa flotte à Navarin. Battue à nouveau par la Russie elle signa, en 1829, le traité d’Andrinople par lequel elle accédait aux conventions de 1827.

Le 3 février 1830, les puissances reconnaissaient formellement l’indépendance de la Grèce. Il avait bien fallu en venir là. « La liberté ou la mort » était demeuré jusqu’au bout le mot d’ordre immuable des Hellènes. La suzeraineté du sultan, ils n’en voulaient à aucun prix. Plutôt continuer la lutte et périr !

On leur octroya la liberté. Il restait, pour en jouir, six cent mille Grecs ; pour l’obtenir, trois cent mille avaient donné leur vie.

« Nous rentrâmes ici, me dit le colonel M*** qui, accoudé avec moi au parapet rugueux, contemple du haut de l’Acropole le panorama d’Athènes, et je me souviens que ma mère pleura en retrouvant sa demeure en si triste état ; les murs étaient percés, les plafonds tombaient, tout avait été saccagé Mais il y avait aussi de la joie dans ces larmes, et bien que tout cela soit perdu dans le lointain de ma première enfance, il me semble que je la ressens encore, cette joie qui éclatait partout autour de nous. Jamais, sans doute, on ne vit des ruinés si heureux. Une belle aurore était devant nous et l’espérance gonflait nos poitrines La première maison était en plâtras ; nous l’avons rebâtie en cailloux, et celle-ci, maintenant, est en pierre et en marbre… » ; et son doigt désigne, à l’angle d’une rue, une blanche muraille sur laquelle tremble au vent la fraîche verdure des poivriers.

On dirait que, dans cette question d’Orient dont les têtes, comme celles de l’hydre, repoussent à mesure qu’on les tranche, on dirait que l’Europe a pris à cœur de ne jamais faire à temps ce qu’il convenait de faire et d’arriver comme les carabiniers d’Offenbach « toujours trop tard ». Que de maux eussent été évités si, poursuivant les conséquences logiques de l’acte du 3 février 1830, les grandes puissances avaient rendu à elle-même la Grèce tout entière au lieu d’en laisser une portion aux mains des Turcs. Quand le prince Léopold, élu roi des Hellènes, se fut rendu compte de l’intolérable avenir que l’on préparait à son peuple d’adoption, il préféra démissionner, ne voulant pas « attacher son nom, dans l’esprit des Grecs, à la mutilation de leur patrie et à l’abandon de ceux de leurs frères qui, ayant combattu avec eux pour l’affranchissement national, s’en voyaient maintenant exclus ». — « L’exclusion de la Crète, écrivait-il encore, estropie l’État grec physiquement et moralement ; elle le rend faible et l’appauvrit. »

C’est alors que le 13 février 1833, sur la proposition de la France, le prince Othon de Bavière, fils du roi Louis, fut élu au trône hellène ; il s’en vint régner « sur un pays condamné d’avance à s’épuiser dans les efforts d’une expansion inévitable qui ne pouvait qu’entraver l’œuvre de son développement intérieur».

Depuis ce jour, l’Europe a trahi les espérances hellènes en toute circonstance. Elle a vu les Crétois s’insurger contre la tyrannie ottomane, une première fois en 1840, une seconde fois de 1866 à 1868, et sur eux elle a laissé retomber le joug barbare et pesant de l’Islam. De 1854 à 1857, la France, installée militairement au Pirée, a comprimé des élans russophiles qui gênaient sa politique d’aventures. Pendant la guerre turco-russe de 1877, Coumoundouros n’a osé qu’une démonstration tardive et discrète et on ne lui a su aucun gré de sa sagesse ; lorsque le Congrès de Berlin eut enfin sanctionné l’abandon à la Grèce de la Thessalie et d’une moitié de l’Épire, l’obstination turque s’exerça si bien que la décision du tribunal européen ne fut pas exécutée et de guerre lasse, en 1883, on dut accepter à Athènes une insignifiante rectification de frontières. Dans cette longue série de déceptions, un seul rayon de soleil s’est glissé inopinément. À l’avènement du roi Georges, l’Angleterre a laissé les sept Îles Ioniennes rentrer dans le giron national. Corfou et ses sœurs sont redevenues grecques à l’heure où le jeune monarque montait plein de confiance sur un trône déjà ébranlé.

C’était une silhouette originale et suggestive, celle du triumvirat qui prit en main le gouvernement provisoire après la déchéance du roi Othon : l’amiral Kanaris, en redingote européenne, Boulgaris, avec son costume oriental et son fez, Roufos, vêtu de la fustanelle populaire. On conte que pour ne pas marquer entre eux une préséance quelconque, ils avaient coutume de s’en aller tous les trois, serrés sur la banquette d’arrière de leur voiture commune : vivante représentation de leur pays, lequel avait encore plusieurs costumes et même plusieurs langues, mais une seule ambition et une seule âme. La Grèce moderne vivait encore dans les habits du passé : son cœur du moins était libre ; elle ne l’avait pas donné au roi Othon ; non qu’il fût dépourvu de zèle et de bonne volonté, mais la lourdeur bavaroise de son entourage révoltait la gracieuse légèreté athénienne, et l’on sentait confusément que celui-là ne serait pas le propriétaire définitif.

Elle le donna au roi Georges et fit bien. Trente-deux ans ont passé depuis lors et elle ne l’a pas repris.

Un pays qui ne connaît ni question religieuse, ni question dynastique, ni même deux manières d’envisager son avenir, devrait logiquement compter parmi les plus fortunés. Mais le gouvernement des démocraties modernes n’est point logique ; il est, par certains côtés, très artificiel et a des conséquences étrangement paradoxales. Faute d’idées et de faits pour l’alimenter, la politique grecque est devenue une question de personnes. L’opinion s’est émiettée en une foule de partis. Ajoutez à cela cette tendance à la complication qui est une des caractéristiques de l’âme athénienne, et vous comprendrez comment les problèmes les plus simples ont pu s’embrouiller. Par excès d’infortune, sous la poussée d’un radicalisme momentané, la Constitution votée en 1864 devançait l’éducation politique du pays ; elle ne créait point ce rouage modérateur dont nous avons pu, en France, apprécier le mérite, la Chambre haute. Je sais bien que le Sénat hellène de 1845 avait joué un rôle néfaste et contribué fortement à la chute du roi Othon, mais ce n’était pas un motif pour s’en passer tout à fait et laisser le souverain seul en face d’une Chambre unique.

Et puis, les hommes d’État qui se sont succédé en Grèce depuis cinquante ans, n’ont jamais cherché qu’une chose, à occidentaliser la Grèce.

L’occidentaliser, c’est-à-dire l’arracher à ce rêve impérial dont elle a vécu pendant les siècles d’esclavage, qui a soutenu son courage aux heures d’angoisse, qui l’a doucement hypnotisée pendant sa convalescence et qui demeure, envers et contre tous, son principal motif de travailler et d’aimer la vie. L’occidentaliser, c’est-à-dire la forcer à s’asseoir parmi des étrangers qui ne la comprennent pas, l’obliger à prendre parmi les nations la dernière et la plus petite place, et torturer l’esprit de ses fils pour y éteindre les grandes lueurs empourprées et y allumer les petites flammes mesquines de nos conventions routinières.

Il y avait un meilleur usage à faire de la liberté ; et vraiment les raisins secs et les crises ministérielles ne pouvaient contenter des Hellènes dont le sol recélait les splendeurs du génie antique et dont l’histoire est tissée de pensées grandioses et d’ambitions sans bornes. Pourquoi ont-ils laissé à d’autres le soin d’exhumer et de classer ces chefs-d’œuvre et pourquoi, aujourd’hui encore, leurs annales renferment-elles tant de lacunes ? Pourquoi reste-t-il tant de chapitres à écrire, tant de documents à analyser ?… Les fondateurs du royaume en eurent comme l’intuition lorsqu’ils prirent Athènes pour capitale : Athènes isolée et ruinée au lieu de Patras, que leur conseillait l’Europe, à cause de sa belle situation sur le golfe et de son avenir commercial. Mais il fallait mener l’idée jusqu’au bout et remettre l’avenir, sans hésitation ni réserve, aux mains divines des lettres et des arts.

À l’ombre des murailles de son université qui pouvait devenir, en vingt ans, la première du monde, le peuple athénien aurait attendu, dans une paix joyeuse, entouré de la considération et du respect de l’univers, l’accomplissement des destinées en lesquelles il a foi.

Si vous gagnez, au sortir d’Athènes, les premiers contreforts de l’Hymette, et que vous suiviez une route pierreuse que coupent çà et là des ravins desséchés, vous atteignez en une heure de marche le petit monastère de Kæsariani où la Grèce byzantine revit en un tableau imprévu et charmant ; une oasis est accrochée aux flancs de la montagne, à l’extrémité d’un vallon étroit et dénudé. Partout ailleurs, des pins maigrelets, des roches grises et de la terre rouge ; là, une herbe fine, une source fraîche qu’ombragent deux grands platanes et une armée de gros oliviers tordus par les ans. Ils dissimulent aux regards la silhouette grise du monastère. L’enceinte est intacte ; au-dessus des murs, des cyprès noirs s’élancent en flèches tristes, serrés les uns contre les autres, imprimant à ce lieu une mélancolie intense ; l’étroitesse du vallon empêche la lumière du jour d’y donner tout son éclat ; on dirait un monde inférieur que n’éclaireraient plus que les traînées pâles d’un soleil mourant. La vieille porte vermoulue tourne en gémissant sur ses gonds ; dans la cour, l’herbe monte entre les dalles disjointes ; des terrasses se superposent, des galeries et des escaliers s’enchevêtrent ; tout cela très ruiné, très effrité, très pauvre. Les seuls indices de force et de vigueur proviennent d’un temple romain qui exista en cet endroit et dont quelques colonnes de marbre subsistent encastrées dans les plâtras byzantins. Dans l’église, il y a des fresques très anciennes, de grandes figures irritées de prophètes ou d’apôtres et quelques guirlandes séchées provenant du dernier pèlerinage

Au retour, il semble qu’on remonte vers la lumière, surtout quand le Parthénon apparaît au loin flottant dans une poussière d’or, entre le ciel et la terre. Cette vision radieuse emplit l’horizon ; le contraste est saisissant entre le petit monastère obscur et le temple éblouissant ! Et pourtant les Grecs peuvent hésiter dans le partage de leur reconnaissance Si l’Acropole symbolise leur merveilleux passé, la profondeur insondable et mystérieuse de leur génie créateur, l’humble chapelle a gardé pendant des siècles le feu sacré de l’existence nationale. Les prêtres médiocres et ignorants qui y ont chanté leurs mélopées débiles et chevrotantes étaient les dépositaires de cet héritage triomphal et ont veillé, jaloux, à sa conservation.

Toute la Grèce en est semée de ces petites églises ; parfois, en fouillant le sol, on en retrouve trois superposées ; elles se sont succédé de plus en plus petites, de moins en moins ornées, parce que les fidèles qui les ont bâties devenaient pauvres et souffraient la persécution de l’Islam !… Quand on songe à cela, on comprend le respect ému avec lequel certains Hellènes d’aujourd’hui, qui ont touché à toutes les sciences et ont gravi tous les sommets, embrassent les mains du prêtre resté, lui, dans sa sphère inférieure : touchant hommage rendu à ce clergé auquel on doit d’avoir entretenu dans les âmes hellènes le souvenir et l’espérance.

  1. D. Bikelas, la Grèce byzantine et moderne.