Souvenirs d’Amérique et de Grèce/Chapitre X

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Librairie Hachette (p. 160-181).

KERKYRA



Les barbares l’ont appelée Corfou.

Mais ceux qui connaissent l’île vaporeuse n’aiment pas qu’on la nomme ainsi. Ces deux syllabes dures et brèves sonnent comme le heurt d’un glaive sur quelque terre de granit perdue dans les brumes d’un océan septentrional, au lieu que le doux nom grec de Kerkyra semble le soupir harmonieux de la mer Ionienne au pied des collines vertes. Quand vous venez d’Italie, ayant quitté sans regret l’ennuyeuse Brindisi et les plates campagnes qui l’environnent, vous percevez sur l’horizon une haute muraille d’un gris rose, avec parfois de la neige sur les sommets. C’est la côte albanaise, une côte continentale très longue et très puissante, derrière laquelle on devine de vastes étendues de pays, des peuplades obstinées, des passés sanglants et ténébreux. Les monts sont abrupts, le sol stérile, les rives inhospitalières. Peu à peu se dresse dans le ciel une sorte de promontoire qui a la forme d’un bastion géant. Le navire se dirige vers l’angle terrible que ce promontoire fait avec la côte : on dirait qu’il va s’y briser. Les vagues ont l’air inquiet, le vent souffle plus fort ; un étroit passage s’ouvre Le premier navigateur qui pénétra dans cette fente, ignorant des spectacles enchantés qui l’attendaient au delà, recommanda sans doute son âme à Dieu et se prépara à tomber dans quelque sombre gouffre ou à heurter quelque mortel écueil. Mais d’écueil il n’y a point, et tandis que, sur la gauche, l’Albanie demeure farouche, à droite passent de jolis monticules tout vêtus de feuillage. La montagne en forme de bastion s’humanise et s’égaie, et soudain, par delà un éperon de rocher contre lequel les flots se brisent en écumant, une grande nappe d’eau s’étend, qui donne au regard charmé la sensation d’un apaisement. L’île entière apparaît comme un long croissant de verdure flottant sur la mer ; toutes ses collines sont là, en amphithéâtre, attendant le voyageur pour lui souhaiter la bienvenue ; la forêt qui les couvre lui envoie le message grisant de ses senteurs parfumées, et sur le bord de l’onde la citadelle en pierres grises s’avance de l’air aimable des vieilles gens qui continuent d’apprécier la jeunesse et de sourire à la vie.

Pauvre citadelle ! Elle a bien grand air encore et porte vaillamment le poids de sa longue histoire : les arêtes de ses murailles ont perdu leur netteté primitive ; des pierres et des briques se sont détachées çà et là ; mais le lion de Saint-Marc s’incruste fièrement sur les flancs de sa triple enceinte, et les petits soldats du roi Georges lui rappellent les grands jours d’autrefois. Ils habitent là dans des casernes trop vastes pour eux, adossées au rocher sur lequel est bâti le second rempart. Car c’est toute une ville, cette citadelle : il y a des chemins de ronde, des couloirs voûtés, deux églises, un hôpital, des constructions en ruines et des jardins pleins de giroflées et des petits bouts de prairies où paissent des agneaux. Le troisième rempart domine ces choses : il est étroit et conique et ne contient que des canons, un phare minuscule et le mât où flotte le drapeau blanc et bleu de la Grèce émancipée.

De là-haut le regard embrasse tout l’ensemble compliqué de la forteresse, le pont-levis qui ne se lève plus et les canots inoffensifs que les mariniers attachent aux anneaux de fer scellés dans la maçonnerie.

Il y a des terres dont la géographie raconte l’histoire. Kerkyra n’était-elle point destinée par sa situation à devenir la victime de la rivalité des Grecs et des Italiens, à subir le contre-coup de leurs infortunes ? Elle fut prise par les Romains avant l’ère chrétienne, reprise plus tard par les Grecs, puis donnée aux Vénitiens par les croisés, lorsqu’ils démembrèrent l’empire byzantin ; passée, de 1267 à 1386, sous la domination des rois de Naples, elle redevint vénitienne pour quatre siècles. Deux fois les Turcs l’assiégèrent. Napoléon en fit un département français et les alliés, en 1815, l’érigèrent avec les autres îles, ses sœurs, en État indépendant sous le protectorat de l’Angleterre En ce temps-là les Ioniens furent heureux et riches ; leur capitale était le siège du gouvernement ; on y menait active et joyeuse vie. Malgré tout, leur cœur n’était pas satisfait ; ils étaient demeurés Grecs. L’envoûtement des âges écoulés et des conquêtes successives n’avait pas opéré sur eux. L’hellénisme, qui les avait créés, les avait gardés. Rien n’avait eu raison de son pouvoir magique et maintenant que, de nouveau, la Grèce vivait d’une vie nationale, ils voulaient retourner à elle. Elle était pauvre et faible ; l’Angleterre était puissante. Mais cela ne les fit pas hésiter. On leur envoya de Londres un commissaire spécial pour recueillir leurs doléances. Ce commissaire était plus qu’un grand homme, c’était un homme droit. Il s’appelait Gladstone. Sa conviction fut bientôt faite, et dès lors son parti fut pris. L’avènement au trône de Grèce du roi Georges ier servit de prétexte à l’acte que depuis plus de trente ans les insulaires réclamaient en vain. Le 14 novembre 1863, Kerkyra renonça, joyeuse, à ses prérogatives et à son indépendance pour redevenir grecque par le nom et par la loi.

La domination britannique a pourtant laissé des traces multiples sur le sol et dans les mœurs. Les habitants, quand ils parlent des Anglais, ont de la reconnaissance dans le regard, comme pour dire : Que voulez-vous, ils faisaient bien nos affaires, mais c’était inévitable,… on est Grec ou on ne l’est pas ! — Et c’est très amusant de regarder l’Esplanade, les soirs de printemps, des fenêtres de l’hôtel Saint-Georges, pour y revivre en pensée les beaux jours d’antan de la république ionienne. Sur la gauche est le palais. Construit pour les représentants du protectorat, lesquels portaient le titre de lords-commissaires des Sept-Îles, il contient une salle du trône, qu’ornent les portraits des rois d’Angleterre et la salle, plus modeste, mais plus intéressante, où se réunissait le sénat ionien. Les portraits des présidents décorent celle-ci. Ils sont là sept ou huit, vêtus selon la mode anglaise de l’époque, portant le grand cordon de Saint-Michel et Saint-Georges, graves et froids ; on les dirait tous venus des rives de la Tamise. Leurs noms aux consonances riantes indiquent seuls que celui-ci naquit à Zante et cet autre à Céphalonie. — Le lord-commissaire logeait ainsi le gouvernement dans sa maison ; il était comme un ambassadeur offrant une hospitalité forcée au chef de l’État près duquel on l’a accrédité. Sa tâche était délicate ; il la remplissait généralement au gré du peuple, si l’on en juge par les monuments à l’aide desquels le peuple a témoigné sa reconnaissance. Il y en a trois sur l’Esplanade ; d’abord une petite rotonde à colonnes : sur le pourtour sont célébrés en grec les mérites de sir Thomas Maitland, le premier des lords-commissaires. On l’appelait King Tom, et sa popularité est demeurée vivante. Vient ensuite la statue de sir Frederick Adam, qui « régna » de 1823 à 1832. Il a revêtu sur son socle de granit une toge déplorable, qui le transforme en proconsul d’opérette, mais le souvenir de ses bienfaits ne s’est pas figé comme sa silhouette. Un obélisque s’élève un peu plus loin, qui est dédié à sir Howard Douglas (1843). Enfin, ce grand bâtiment sans caractère qu’on aperçoit à l’extrémité de l’Esplanade contient la bibliothèque de l’Université ionienne, établie par les Anglais et supprimée après leur départ. L’Esplanade, elle-même, a conservé un cachet britannique, comme aussi le mobilier de l’hôtel Saint-Georges. Les lits, les armoires, les tables de toilette, les commodes rappellent ces vieilles auberges d’Angleterre où les relais de jadis déposaient les squires respectables et où la gentry du comté s’assemblait pour faire la politique et causer de l’intérêt général. Sur les murs, des chromolithographies, produit d’un art en enfance, représentent la grosse tour de Windsor vue des ombrages d’Eton et les clochers d’Oxford, avec des étudiants qui rament gauchement sur une Tamise toute bleue. L’après-midi du dimanche, les voyageurs qui se trouvent dans l’hôtel voient se jouer sous leurs balcons une véritable partie de cricket — la partie sérieuse, la partie d’honneur. Car il s’en organise d’autres sur chaque place, à chaque carrefour, sur les promenades, dans les encoignures des vieux remparts, partout où l’on trouve dix mètres de sol plat et un peu d’herbe. Pas un gamin qui dès l’âge le plus tendre n’ait en mains une batte ou au moins quelque morceau de bois pouvant en tenir lieu. Ils jouent mollement, sans se dévêtir ; on ne peut comprendre le plaisir qu’ils y trouvent. Aucune force dans le lancer, aucune vitesse dans la course, aucune habileté à reprendre la balle, et pourtant ces parties semblent leur procurer des jouissances infinies ; une balle de deux sous et la moitié d’une planche suffisent pour cet embryon — ou mieux cette caricature de sport. On entend leurs rires et leurs plaisanteries continuer pendant le jeu, et ils s’interrompent de temps à autre pour batifoler à l’aise, couchés à plat ventre dans l’herbe. Sir Frederick Adam regarde cela du haut de son piédestal, et l’on s’attend à le voir descendre, horrifié, pour prendre le premier bateau à destination de la vieille Angleterre.

Sur la route d’Afra notre calèche, fort majestueuse d’allures et doublée de satin rapiécé, est stationnaire au pied d’une petite colline littéralement noyée dans les roses. Quelques pignons blancs émergent de cette floraison merveilleuse, et tout à coup, sous de grands arbres, des petites filles aux yeux très noirs, à la peau mate, aux cheveux bouclés, confectionnent, pour s’en parer, des guirlandes champêtres. Cet endroit se nomme Koukouritza. La jolie appellation, à la fois sauvage et raffinée, étrange et musicale ! Et voici ce que de Koukouritza le voyageur contemple : tableau dont il fixe avidement dans sa mémoire le vaste ensemble et les détails exquis, avec cette hâte et cet avant-goût de regret qui donnent tant de saveur aux paysages entrevus ainsi, loin du pays natal, pendant une fuite rapide sous des cieux nouveaux ; la vallée est en demi-cercle, entourée de hauteurs boisées, qui empêchent d’apercevoir la mer ; une sorte de sensation indéfinissable prévaut néanmoins, comme un souffle d’océan qui circulerait sur ces campagnes, de sorte qu’on ne perd point la notion d’être dans une île. Les hauteurs du dernier plan, dont le contour seul apparaît, ont des formes étranges : on en voit de pareilles dans les photographies d’Australie ou de l’Afrique du Sud. En avant sont d’autres collines, aux lignes plus surbaissées ; les oliviers les recouvrent d’un manteau bleuté, sur lequel se détachent les flèches noires des cyprès ; les deux verdures tranchent l’une sur l’autre avec un charme d’une mélancolie intense. Les oliviers descendent ensuite, en s’espaçant de plus en plus, dans les prés de Koukouritza ; ils sautent de petits ruisseaux qui folâtrent dans les herbes, consolident gentiment avec leurs racines contournées un vieux pont de bois vermoulu qui s’abandonnait au destin, et grimpent enfin jusqu’à nous, amenant un monde de fleurettes multicolores qui se complaisent en leur compagnie et font cortège à leurs gros troncs noueux. Et quand ils sont tout près, on s’aperçoit que ces oliviers sont très, très vieux ; leur écorce est à jour et leur intérieur s’est vidé : ils ne doivent plus guère donner d’olives, mais ils étendent sur le sol de grandes masses de feuillage très imposantes, et pour un peu on céderait au désir de les faire causer et de leur demander des anecdotes sur les Vénitiens cruels, sur les Français joyeux, sur les Anglais rigides, qui tour à tour gouvernèrent Kerkyra.

Ils parsèment l’île, et dans les parties cultivées on trouve à leurs pieds des vignes et de l’avoine poussant pêle-mêle dans une promiscuité de terre promise. L’ombre de l’olivier n’empêche pas l’avoine de monter et l’avoine touffue n’étouffe pas le raisin doré ; il y a même double récolte par an Alors les habitants ont pris de l’insouciance ; ils causent, rient, dorment, et les jours de grand travail font la besogne d’un adolescent du Nord et s’en croient épuisés !

Volontiers, ils dansent, mais surtout ils processionnent en l’honneur de saint Spiridion ou de quelque autre saint local invoqué et vénéré. Ces processions sont de vraies fêtes populaires dont les premiers rangs à peine donnent l’impression d’un culte spiritualiste, mais dont l’aspect général est celui d’un joyeux cortège en l’honneur de la matière et de la vie. Il est drôle de les voir circuler dans les villages de l’île, vrais labyrinthes de plâtre à travers lesquels la route se faufile si bien que le voyageur la perdrait en un instant de distraction. Les maisons blanches sont disposées au hasard, tournées dans tous les sens, présentant tantôt un pignon, tantôt un semblant de façade ou un embryon de terrasse, et partout des escaliers qui montent, qui descendent, de petits balcons étroits, des tournants brusques, des passages voûtés La procession s’engage dans ce dédale ; les bannières s’inclinent, les files se resserrent, les chants s’éteignent et se ravivent, et la foule fait un brouhaha qui voudrait rester discret et qui est celui d’une foire de banlieue un dimanche de beau temps. La religion est ici plus italienne, plus théâtrale ; on n’a pas, comme dans la Grèce continentale, la notion d’un sentiment vrai, d’une émotion sincère ! Oh ! cette nuit de Pâques à Athènes, comme elle est noble et sainte ! Ni le commerce des agneaux, ni la consommation des œufs rouges, ni l’amusement des petits cierges qui s’allument soudainement, ne parviennent à en faire quelque chose de vil, de matériel, de mercantile. Tout un peuple s’incline devant le patriarche qui annonce aux princes de la maison royale la grande nouvelle de la résurrection du Christ, et tous sentent en effet le souffle de l’existence renouvelée passer sur la Grèce. Car ce culte est avant tout national. La semaine sainte a revêtu au pied de l’Acropole un caractère symbolique. La Passion du Christ s’efface devant la Passion de la Grèce. C’est elle dont on commémore les longues souffrances, la descente au tombeau, puis le triomphe sur la mort et la résurrection glorieuse.

Pour sentir ces choses si vivement, il faut être au centre, là où se forme le circuit artériel du sang national. Kerkyra a souffert, sans doute, mais son perpétuel sourire adoucissait ses vainqueurs, et ses souffrances ne s’exaspéraient point comme celles des Hellènes soumis au joug turc. Aussi la religion ici et là diffère-t-elle du tout au tout.

Ces processions fournissent aux femmes l’occasion de faire prendre l’air à leurs resplendissantes toilettes ; l’occasion est rare, parce que les hommes sont extrêmement jaloux. On le comprend à voir le type séduisant, fin et distingué des campagnardes de Kerkyra, leurs beaux yeux pleins de flammes, la grâce de leur démarche, la pureté de leur profil. Dans certains villages presque toutes sont jolies, mais leur costume de cérémonie gâte singulièrement l’œuvre de la nature. Couvertes de lourdes étoffes aux rayures voyantes, aux plis somptueux, que n’allègent pas les voiles de gaze irisée dont le buste s’enveloppe, elles portent en outre toute une ferblanterie : des boutons, des chaînettes, des médaillons, des pendeloques et de gros sequins dont les tintements accompagnent leurs moindres mouvements. Ainsi vêtues, elles ressemblent à des bazars ambulants et il faut l’œil exercé d’un artiste pour démêler sous ces oripeaux la noblesse et la splendeur de ces lignes pour lesquelles le génie hellène professait un respect charmé Si le vêtement déforme le corps, la coiffure alourdit désespérément le visage. Les cheveux sont tressés sur des tiges de métal que terminent des boules ou des entrelacs compliqués. Ils sont luisants de pommade et souvent saupoudrés de poussière. On devine que cet édifice savant demande des soins qui sont bien loin d’être quotidiens. Quelques femmes portent sur l’oreille de gros bouquets blancs, rendus plus massifs encore par le ruban qui les entoure. Ce signe distinctif désigne celles qui sont mariées depuis moins d’un an. Il est destiné sans doute à écarter les galants en indiquant chez l’heureux époux une recrudescence de jalousie.

Quand elles sont simplement vêtues, sans recherche et sans prétention, les femmes de Kerkyra somnolent paisiblement dans le crépuscule de leurs demeures. Si elles entendent rouler une voiture sur la route poudreuse, la curiosité les éveille ; elles écartent le volet pour voir l’étranger et l’étranger alors les admire dans le cadre qui leur convient, celui de la nature. Leurs filles, rieuses et déjà charmantes, courent pieds nus dans l’herbe, composant à la hâte de paresseux bouquets qu’elles vendent aux visiteurs, lesquels payent le regard et le sourire et dédaignent les fleurs.

Il y a trop de fleurs au printemps dans cette île enchantée. Les natifs n’y font plus attention. Les roses forment des buissons le long des routes, et non point ces petites églantines appauvries que nous admirons dans nos campagnes, mais des roses pleines et colorées, comme celles que les jardiniers d’Occident produisent en peinant et désignent par de savantes appellations. Il y en a de blanches, de roses, de rouges : rien n’est curieux comme de les voir monter à l’assaut des méchants cactus et les étouffer presque sous l’amas de leurs pétales parfumés. Savez-vous rien de plus étrange que la silhouette du cactus se détachant sombre et dure sur le ciel ardent du midi ? On dirait une bête malfaisante endormie, et l’on craint instinctivement de la réveiller. Eh bien, cette plante en colère reçoit les caresses du rosier. Après avoir rempli tous les vides, les roses ont encore besoin de place et puisqu’il n’en reste plus, elles se décident à pousser sur les cactus. Et les cactus s’humanisent, se laissent embrasser et deviennent presque gracieux sous leur luxueux manteau.

Aux flancs des maisons s’allonge la glycine exubérante, elle aussi, et laissant tomber de ses grappes innombrables son parfum grisant. Et quand la fleur, trop mûre, se détache, elle s’amasse sur le sol en un épais tapis lilas clair, qui longtemps reste frais et odorant. Dans les bois il y a des herbes à aigrettes légères, des mousses de toutes les teintes et de tous les dessins, de grands coquelicots étranges, comme ceux des cretonnes britanniques, et mille fleurs de tous les pays, exposées là comme pour un concours d’horticulture universelle.

Mais c’est dans le jardin du roi qu’est la vraie fête des yeux. Là vivent, dans un harmonieux pêle-mêle, les plantes des tropiques et celles du nord : tout s’y confond, au point que les bouleaux ont des lianes et que les palmiers rivalisent avec les érables. Je me souviens d’une vallée californienne où la fantaisie d’un ranchman avait créé quelque chose de semblable ; mais on devinait l’effort de l’homme sous la fertilité de la terre et l’on apercevait les traces de l’irrigation artificielle. Dans le jardin royal de Kerkyra la terre même est humide et la végétation se fait comme une fonction naturelle. Au centre de cet éden est la villa de Georges ier, une grande maison basse, ayant au centre une petite coupole blanche, et sur ses façades des portiques et des galeries. C’est une vraie habitation des pays chauds, la demeure d’un riche planteur des Indes occidentales. De la terrasse on jouit d’une vue magnifique sur la baie et sur la ville. En face, la côte d’Albanie apparaît, doucement brumeuse. Sous la terrasse, un sentier descend à travers un écroulement de verdure vers une anse tranquille où le canot royal peut aborder en sécurité.

Et le paysage se continue sous l’eau ; il y a de grandes algues empourprées et de longs rubans couleur de nacre, et des herbes vertes comme l’émeraude. Des reflets d’azur se jouent dans les roches, et pour un peu, à travers le cristal de cette mer sans trouble, on observerait toute l’animation de ce petit monde sous-marin, qui a, lui aussi, ses fleurs et sa lumière.

Le roi Georges a souvent habité ici ; plusieurs de ses enfants y sont nés. Mais peu à peu il en a désappris le chemin. Il préfère sa résidence de Tatoï, qui est entièrement son œuvre. Il l’a élevée dans les bois, à peu de distance d’Athènes et s’y installe avec délices dès que vient le printemps. Les Kerkyriens lui en veulent un peu de cette préférence ; aussi, pour les consoler, Jupiter leur a envoyé l’impératrice Élisabeth.

Ils ne jouissent pas beaucoup de sa présence, mais son choix flatte leur amour-propre et leurs regards se fixent avec complaisance sur le point blanc, visible de partout, qui indique la retraite solitaire où la souveraine est venue abriter et poétiser son deuil. À quelques lieues de la ville, adossé à une montagne que parsèment de jolis villages, entouré de terrasses qui surplombent la mer et d’où l’on embrasse un panorama sans pareil, s’élève le palais de marbre consacré à la mémoire d’Achille ; le héros homérique y est célébré sous toutes les formes ; le palais porte son nom : on l’appelle l’Αχιλλείον. Une statue le représente blessé, étendu à terre, sur le point de quitter ce monde, la souffrance de la mort prochaine répandue sur ses traits qui conservent néanmoins leur noblesse et leur énergie habituelles. Une toile immense le montre, ailleurs, sous les murs de Troie, debout sur son char, dans toute la splendeur de son triomphe. Partout son souvenir est évoqué avec une sorte de tendresse que la fable, l’histoire ou même le génie d’Homère ne sauraient expliquer. Dans ce culte rendu à Achille on devine une impression plus réelle, un regret récent, un amour encore vivant, le souci de perpétuer l’image d’un être à peine disparu. Achille, en effet, n’est qu’un symbole. Quand il vivait, l’impératrice Élisabeth, fière de son fils, le comparait en sa pensée au guerrier de l’Iliade, et sa passion maternelle voulait trouver entre eux des ressemblances et des rapprochements. Maintenant qu’une mort mystérieuse et sans gloire a frappé l’archiduc Rodolphe, sa mère cherche en quelque sorte à se venger du destin en confondant les deux figures. Achille, c’est son fils, l’héritier des Habsbourg ; il a trouvé un trépas cruel, mais digne de sa race et de son rang ; il est mort, les armes à la main ; l’univers le respecte et conserve sa mémoire. Voilà le rêve ! Il est très noble et très touchant.

Le visiteur doit le comprendre et se l’assimiler, sans quoi l’Αχιλλείον lui paraîtra une fantaisie sans portée, une originalité de plus ajoutée à la longue liste de celles dont l’impératrice a semé le souvenir à travers l’Europe. On est tout prêt ici à « potiner » vulgairement. On lui contera, pour peu qu’il ait l’air de s’intéresser à ces vétilles, que Sa Majesté parcourt les montagnes en robe courte et sans chapeau, suivie de son lecteur, qu’elle ne reçoit personne, que sa vie se passe en escalades et en songeries, qu’elle surveille avec un soin jaloux la sveltesse de sa taille et son abondante chevelure, etc. Mais s’il est psychologue et artiste, il écartera les indiscrets et les bavards et s’en ira sur la terrasse pour songer. Elle s’avance, cette terrasse, sur le sommet d’un rocher inculte, que des jardiniers habiles ont transformé en un parterre de plantes rares, et une balustrade de marbre en hémicycle la termine soudainement. Penchez-vous, c’est le vide ; une masse de verdure descend, tombe vers la mer, qui tout en bas soupire sur la grève. Derrière vous, il y a des massifs de roses, puis d’autres terrasses encore ; la façade du palais se détache sur le vert sombre des pins, sur la montagne qui continue. Devant vous, tout s’éclaire. On voit la côte d’Albanie, la ville, la citadelle, la villa royale et ses jardins féeriques, les campagnes de l’intérieur, les montagnes, les bois d’oliviers, tout cela combiné harmonieusement pour la satisfaction des instincts esthétiques.

Les jardins sont étranges. On les a suspendus dans les creux du rocher abrupt qui porte le palais, et comme le sol était infertile, on y a mis de la terre féconde et planté des arbustes odorants. Malgré cela ce parc en abîme est resté farouche, presque sinistre. Il contient d’ailleurs des monuments imprévus : la statue de lord Byron et, sous une coupole que soutiennent six colonnes corinthiennes, celle de Heine mourant ; son regard s’en va vers l’horizon, rempli à la fois d’une angoisse muette qui est celle de l’au delà, et d’une résignation calme, qui est celle des vrais philosophes. L’effet est gâté malheureusement par des terrassements en rocailles, des torchères, des balustres et des escaliers symétriques ; c’est une des nombreuses fautes de goût commises par l’architecte italien auquel l’impératrice a confié l’exécution de son projet. L’architecte n’a pas compris ; il s’est cru appelé à satisfaire la fantaisie luxueuse d’un gros négociant enrichi : il n’a pas vu que l’Αχιλλείον, pour répondre à sa destination, devait avoir la légèreté d’un rêve, la simplicité d’un tombeau, la grandeur d’une apothéose et le mystère d’un pèlerinage. Le palais est trop massif, trop carré, l’ornementation est tourmentée ; il y a de mesquins détails, et les allées du parc sont trop civilisées.

En bas, près de la mer, dans un endroit très solitaire et qu’assombrissent des arbres au feuillage touffu se dresse un dernier monument dédié à l’archiduc. Là, l’incognito est levé ; l’allégorie cesse ; ce n’est plus Achille, c’est le jeune prince envers qui le sort s’est montré cruel, puisque son caractère demeurera oublié et que ses œuvres ne vivront point. Son profil est sculpté dans un médaillon qui orne le piédestal d’une colonne brisée. Un génie ailé, l’étoile d’or au front, est assis sur le piédestal, le regard dur, le geste menaçant, dans une superbe attitude de reproche et de colère.

Il se fait tard. Le soleil va disparaître. Les montagnes s’enlèvent en silhouette noire sur le ciel incendié. La mer, très calme, est traversée par de longues zébrures irisées. La grève est dans l’ombre. L’ombre remonte dans les jardins, enveloppant le monument de l’archiduc et le temple de Heine. La haute terrasse est encore dans la région lumineuse et l’œil avide embrasse une dernière fois le paysage merveilleux dont les lignes se brisent çà et là, dont certains détails déjà s’effacent et d’où l’on sent que la vie et le mouvement peu à peu se retirent. Ils s’effaceront aussi, les souvenirs qu’évoque ce lieu. Les regrets de la souveraine s’éteindront dans la mort, l’empire qui est le sien sera démembré et les peuples groupés autour de son trône suivront d’autres destins Ce soleil qui se couche, n’est-ce point celui des Habsbourg ?

Consciencieusement, chaque jour, les artilleurs grecs manœuvrent. Il règne dès cinq heures du matin une animation belliqueuse dans la forteresse. Ce sont des fanfares, des sonneries, des appels de clairon. Finalement le pont-levis ouvre passage à six ou huit mulets portant, démontées, des pièces de campagne. Les mulets s’arrêtent sur l’esplanade ; des commandements retentissent ; les soldats s’empressent, déchargent les bêtes, montent la pièce. Celle-ci roule sur l’herbe pendant dix pas ; puis on la démonte, on recharge les mulets, et tout est dit. Les soldats sont médiocrement vêtus et les officiers n’ont point de chevaux ; mais de part et d’autre il y a entrain et conviction,… et l’on songe à la sottise de l’Europe qui, ayant consenti à faire un royaume de Grèce, l’a fait trop petit et trop pauvre pour vivre,… et au patriotisme des Grecs, qui ont vécu néanmoins et prospéré.

À Govino se trouvent les ruines d’un arsenal vénitien. On y accède en s’engageant sous les oliviers, ces mêmes oliviers d’Afra, si contournés et si respectables. À terre s’étend un tapis moelleux fait de toutes les mousses et de tous les brins d’herbe de la création. On traverse un petit hameau dont la dernière maison s’adosse à une porte monumentale que décorent les armoiries de Venise. Ses battants massifs, qui devaient rouler sur leurs gonds puissants et défendre l’entrée de l’arsenal, ont disparu. Cette baie géante s’ouvre sur le vide ; elle n’encadre que le ciel et, maintenant que les caissons ne franchissent plus son seuil, la foule des fleurettes et des herbes s’y précipite. On dirait une vraie bousculade, digne du règne animal. Dans l’intérieur, c’est la solitude, et n’étaient le vent qui chante à travers les murailles mortes et le flot qui dévore les blocs de pierre de leurs fondations, ce serait le silence. L’arsenal était situé sur une baie intérieure qui se devine à peine de loin. Les bords en sont bas et verdoyants : des prairies qui tout à coup deviennent de l’eau. Un tel cadre convient à ces ruines restées trop neuves sous le ciel clément des Îles Ioniennes et qui n’ont point l’air d’avoir été faites par le temps. Particulièrement bien conservée est une sorte de salle immense coupée de dix énormes arcs surbaissés, qui portaient sans doute un toit de bois et s’ouvrent maintenant sur le ciel. Le pourtour est ajouré par des arcs de même dessin surmontés de gros œils-de-bœuf ovales. Était-ce un corps de garde, une poudrière ? L’architecture en est épaisse et bizarre, et parce que tout est léger et gracieux dans ce Kerkyra, on a l’impression fugitive que cet édifice fut construit en quelque pays lointain par des hommes d’une autre race et s’en vint aborder là comme une Arche de Noé abandonnée au pied d’un Ararat fleuri.

Une petite fille à la peau brune, à l’air sauvage, nous a suivis et nous contemple avec une impayable gravité. Elle n’est pas sans avoir vu déjà des barbares dans son arsenal et ne peut s’étonner que les barbares aiment à manger, pendant leurs promenades, ces délicieuses oranges de Kerkyra, fondantes et sucrées. Mais elle se demande d’où nous venons et pourquoi nous venons.

Nous venons des Jeux Olympiques, ma petite. Tu ignores ce que c’est, et tu ne le comprendras jamais. Pourtant ton frère, qui n’est guère plus âgé que toi, est là-bas, dans le village, qui joue à couronner ses camarades avec des branchages d’olivier et il sait vaguement que, ce qu’il fait là, le Βασιλεύς l’a fait, il y a deux semaines, dans Athènes, la grande ville, en présence d’une multitude d’hommes de tous les pays du monde ; il sait qu’aux temps lointains où vivaient les grands ancêtres dont son père se réclame, ce même geste apportait de la gloire sur le front des jeunes gens et symbolisait le contentement de la patrie envers les fils qui la servaient bien.

Le tableau est digne d’un peintre de renom et d’un poète inspiré. Ils sont là douze gamins, très excités par ce jeu nouveau, mais impressionnés en même temps parce que Yorgi, leur chef, les dirige avec une sorte de lenteur solennelle, comme s’il accomplissait une mission sacerdotale. Ils ont organisé des courses à pied et lancé un gros caillou plat en manière de disque, et maintenant c’est la procession des vainqueurs. Tenant chacun un rameau d’olivier, ils forment une théorie très sérieuse, qui évolue lentement entre les gros arbres. Il n’y a comme spectateurs que deux d’entre eux, jugés trop maladroits sans doute, et qui n’ont rien gagné. Au bout de dix minutes, ils en ont assez de leur cortège et de leur gravité. Ils recommencent à se faire des niches et à se rouler sur le sol en criant. Yorgi, demeuré songeur, les abandonne et s’en vient à l’écart, vers le rivage où la mer continue son doux concert. Les petites vagues qui meurent à ses pieds bercent sa rêverie, et il s’étonne qu’un jeu si amusant, qui tout à l’heure l’enchantait si fort, l’ait soudain rendu triste et l’écarte de ses camarades.

À cette heure même, dans le grand stade de marbre blanc où les Jeux furent célébrés et qui, solitaire maintenant, étale avec noblesse les courbes de ses gradins innombrables, la poussière olympique qu’ont soulevée les athlètes retombe en pluie d’or, très lentement. Athènes a dépouillé sa parure joyeuse. Les drapeaux multicolores n’ornent plus les façades, et dans les carrefours les guirlandes flétries s’effeuillent sur le sol ; mais dans la mémoire des Athéniens ces jours de fête laisseront une trace heureuse, et le soleil qui disparaît derrière les colonnes du temple de Jupiter a des splendeurs empourprées que cette génération ne connaissait point C’est que la ville de Minerve s’est montrée aux étrangers resplendissante de clarté et que sa blanche renaissance s’est imposée à tous, indiscutable Qui donc la croyait morte ?

Quand Yorgi sera grand, il voudra concourir aux Jeux Olympiques. Il voudra remporter pour de bon un de ces rameaux d’olivier que le Βασιλεύς remet aux athlètes dans le grand stade de marbre blanc. Et la foule l’acclamera et le portera en triomphe. Quand il rentrera dans son île, il trouvera le port pavoisé et la musique à sa rencontre, et des villages voisins on viendra le recevoir et le féliciter Ce sont là de beaux rêves qui font sourire la terre de Kerkyra, parce qu’elle se sait puissante pour bercer les humains et amollir leur volonté. La terre de Kerkyra sait que ses fils aiment à se reposer. Il y a trop d’herbes folles, en vérité, sur cette terre de Kerkyra, et trop de mousse au pied des oliviers… et trop de roses.



fin