Souvenirs d’enfance (Kovalewsky)/2/5

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Librairie Hachette (p. 214-218).

III

AVENTURES DE VOYAGE. — UN MALHEUR


À peine le train eut-il quitté la station, que Sophie, ayant perdu de vue les amis venus pour l’accompagner, donna un libre cours à une émotion longtemps contenue. Elle fondit en larmes, pleurant ses courtes années de bonheur, ses illusions de vie intime envolées à jamais, et s’effrayant de la solitude dans laquelle il lui fallait retomber. Sa chambre d’étudiant lui avait suffi jadis ; pourrait-elle s’en contenter maintenant qu’elle avait goûté le bonheur de vivre à son propre foyer, aimée, entourée d’affections ? Elle essayait de se consoler en songeant aux études qu’elle allait reprendre, aux travaux qui lui donneraient une célébrité dont l’éclat rejaillirait sur tout son sexe ; mais rien ne la calmait, tout lui paraissait pâle, comparé au bonheur des dernières années ; ses larmes redoublaient, les sanglots la secouaient tout entière.

Dans son trouble, elle n’avait pas remarqué dans le wagon la présence d’un monsieur, d’âge moyen, qui la regardait avec sympathie.

« Non, je ne puis vous voir pleurer ainsi, s’écria-t-il enfin ; je devine que vous voyagez seule pour la première fois, mais, mon Dieu ! vous n’allez pas chez des cannibales ; une jeune fille comme vous trouvera partout des amis et des protecteurs. »

Sophie, étonnée, leva la tête, et ses larmes se séchèrent aussitôt. Elle, qui cachait si soigneusement ses peines de cœur à ses amis les plus intimes, venait de se donner en spectacle à un étranger ! Elle fut soulagée en remarquant qu’il ne la connaissait pas. Dans le courant de la conversation qui s’engagea entre eux, elle comprit qu’il la prenait pour une petite institutrice, forcée d’aller gagner son pain dans quelque famille étrangère, et l’entretint dans cette idée, contente de garder l’incognito, s’amusant même d’une petite comédie qui lui apportait une distraction. Elle entra sans difficulté dans son rôle, s’identifia à la pauvre petite gouvernante, écouta, les yeux timidement baissés, les conseils et les encouragements de son compagnon de voyage. Telle était en elle la force de l’élément fantaisiste, que cette mystification l’amusa malgré sa profonde et réelle douleur. Sur la proposition de son compagnon de route, elle consentit même à s’arrêter, pour y passer deux jours, dans une ville qu’ils traversaient. Ils se séparèrent ensuite sans avoir même échangé leurs noms, ni s’être confié leurs situations sociales respectives.

Ce petit épisode caractérise Sophie et son goût pour l’expérimentation. L’étranger lui avait paru sympathique, elle lui avait su gré de la part amicale témoignée à son chagrin, elle se sentait seule, abandonnée,… pourquoi ne pas accepter le rayon de gaîté que le hasard faisait luire sur son chemin ? Une autre femme se serait compromise par une aventure de ce genre, mais Sophie, habituée à vivre en camarade avec son mari, trouvait tout simple de passer deux jours avec un inconnu ; elle savait tracer une ligne de démarcation dans ses relations avec les hommes, à laquelle on ne se méprenait jamais.

Des relations plus étranges encore, et plus piquantes, s’établirent entre elle et un jeune homme pendant son séjour à Paris. L’hôtesse chez laquelle Sophie demeurait dans un des faubourgs de Paris, put concevoir des doutes en voyant quelqu’un sortir de la chambre de Sophie, parfois à deux heures du matin, et escalader les murs du jardin voisin. Si l’on ajoute à ce détail, que ce même jeune homme passait des journées entières chez Sophie, et s’y attardait jusqu’à la nuit, et qu’elle ne voyait personne d’autre, on peut s’expliquer les soupçons de l’hôtesse. Ses relations furent cependant les plus idéalement pures que l’on puisse imaginer.

Le jeune homme était Polonais, révolutionnaire, poète et mathématicien. Son âme brûlait du même feu que celle de Sophie ; jamais celle-ci n’avait été aussi bien comprise, jamais ses rêves, ses aspirations, ses pensées, n’avaient au même degré été partagés. Bien qu’ils fussent presque toujours ensemble, ils trouvaient encore moyen de s’écrire de longues lettres lorsqu’ils se quittaient pour quelques heures. Ils faisaient des vers, et commencèrent en collaboration un long roman plein d’exaltation.

La même idée les enthousiasmait : l’humanité, selon eux, se divisait par couples ; chaque homme et chaque femme n’était que la moitié d’un être, cherchant à rencontrer sur terre son autre moitié, mais ne se complétant ici-bas que par un bonheur très rare. Trop souvent cette réunion était réservée à une autre existence. Pour eux l’union était impossible, la vie en avait détruit les conditions essentielles. Sophie n’était pas libre. L’eût-elle été, qu’elle avait déjà appartenu à un autre, et cette idée ne pouvait se concilier avec la pureté dans laquelle vivait le jeune poète, en attendant son unique amour. Sophie de son côté ne considérait pas ses liens conjugaux comme rompus ; elle écrivait à son mari, lui restait attachée, et tous deux parlaient de se revoir.

Au plus fort de cet entraînement exalté, qui faisait oublier à Sophie les dissonances de la vie réelle, un coup terrible vint la frapper.

Kovalewsky découvrit enfin qu’il était le jouet d’une intrigue infâme et ne put survivre à la pensée d’avoir ruiné sa famille. Ce savant remarquable, cet homme simple et modeste, pour lequel les jouissances de la fortune n’avaient jamais existé, périt victime de spéculations avec lesquelles son caractère et ses principes étaient en opposition absolue. Cette catastrophe fut écrasante pour Sophie ; elle tomba gravement malade d’une fièvre nerveuse dont elle ne se releva que brisée. Le remords d’avoir quitté son mari, au lieu de continuer à le soutenir, la tourmenta avec l’amertume d’un fait irréparable ; une ombre noire s’étendit sur toute sa vie. Dans cette lutte du corps et de l’âme, la fraîcheur de sa jeunesse disparut, son teint perdit sa transparence, et une ride profonde se creusa entre ses deux sourcils pour ne jamais disparaître.