Souvenirs d’enfance (Kovalewsky)/2/6

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Librairie Hachette (p. 219-324).

VI

PREMIER APPEL DE SUÈDE


Pendant son premier séjour à Pétersbourg, en 1876, Sophie eut l’occasion de connaître le professeur Mittag-Leffler, et cette nouvelle relation exerça une influence décisive sur son avenir. Le professeur était élève de Weierstrass et avait entendu parler de Sophie, et de ses rares facultés, par leur maître commun : aussi désirait-il vivement faire sa connaissance.

Cette fois, Sophie ne fut avertie par aucun pressentiment, mais la visite annoncée l’embarrassa un peu, car elle avait alors abandonné tout travail scientifique. Cependant, tout en causant avec le professeur, elle se reprit d’intérêt pour ses anciennes études, et son visiteur fut stupéfait de la prodigieuse intelligence avec laquelle elle saisissait les questions les plus compliquées, et profondément étonné du contraste bizarre de cette haute intelligence et de l’aspect de jeunesse presque enfantine de Sophie. L’impression emportée par le professeur suédois fut si vive, que plusieurs années après, lorsqu’il fut lui-même nommé professeur de mathématiques à l’École supérieure de Stockholm, une de ses premières démarches fut de chercher à obtenir Mme Kovalewsky comme « privat docent ». Même avant la mort de son mari, Sophie avait témoigné le désir d’une place de ce genre dans une Université, et Mittag-Leffler, dont l’intérêt pour la question de l’émancipation des femmes égalait celle qu’il prenait à la nouvelle Université, saisit avec empressement l’idée de lui assurer l’éclat du premier enseignement féminin digne de marquer dans la science.

En 1881, Sophie écrivit au professeur la lettre suivante relative à ce projet :


Juin 1881. Berlin.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Je ne vous remercie pas moins de l’intérêt que vous voulez bien prendre à ma nomination à Stockholm et de toutes les démarches que vous faites à ce sujet. En ce qui me concerne, je puis vous assurer que si la place de « privat docent » m’est offerte, je l’accepterai de tout mon cœur. Je n’ai jamais compté sur une autre position que celle-là, et je vous avouerais même que, pour commencer, je serais bien moins gênée et moins timide, si l’on ne m’offre que la possibilité d’appliquer mes connaissances à l’enseignement supérieur, afin d’ouvrir ainsi aux femmes l’entrée des Universités ; elle ne leur est permise jusqu’ici que dans des cas particuliers, et comme une grâce spéciale qu’on peut leur retirer tout aussi facilement et arbitrairement, ainsi que cela s’est passé dans plusieurs Universités allemandes.

« Sans être riche, j’ai le moyen de vivre indépendante, la question d’appointements n’entrerait donc pour rien dans ma résolution. Ce que j’ai principalement en vue, c’est de servir une cause qui m’est chère, et de m’assurer en même temps, à moi-même, la possibilité de me consacrer au travail dans un milieu occupé des mêmes travaux, bonheur qui m’a toujours manqué, qui me manque encore en Russie, et dont je n’ai joui jusqu’ici que pendant mon séjour à Berlin.

« Voilà, cher Monsieur, mes sentiments personnels ; cependant je me crois obligée de vous communiquer encore ce qui suit : M. Weierstrass, d’après ce qu’il sait de l’état des esprits en Suède, croit impossible que l’Université de Stockholm admette jamais une femme au nombre des professeurs, et qui plus est, il craint que si vous mettez trop d’insistance à introduire de pareilles innovations, votre position personnelle ne s’en ressente. Ce serait égoïste de ma part de ne pas vous communiquer l’opinion de notre cher maître, et vous pouvez vous imaginer le regret que j’aurais de vous nuire, à vous qui m’avez toujours témoigné tant d’intérêt et d’empressement à me servir, et pour lequel j’éprouve une amitié si sincère. Je crois donc qu’il est plus prudent peut-être de n’entreprendre pour le moment aucune démarche, et en tout cas d’attendre l’achèvement des travaux qui m’occupent pour l’instant ; Si je réussis à les terminer comme je l’espère et, le désire, ils me seront d’un grand secours pour le but que je me propose. »


Les événements dramatiques qui se succédèrent depuis cette époque dans la vie de Sophie : sa séparation avec son mari, son roman avec le Polonais, la mort de Kovalewsky et la longue maladie qu’elle fit après cette catastrophe, retardèrent les travaux commencés ; elle n’en put annoncer l’achèvement à Mittag-Leffler qu’en août 1883, et lui écrivit alors d’Odessa.


Le 23 août.

« J’ai enfin réussi à terminer l’un des deux travaux dont je me suis occupée pendant ces deux dernières années. Mon premier désir, aussitôt que je suis arrivée à un résultat satisfaisant, a été de vous le communiquer ; mais M. Weierstrass, avec sa bonté habituelle, s’est chargé de vous instruire lui-même des résultats de mes recherches, en attendant qu’elles soient exposées de manière à pouvoir être publiées. Je viens de recevoir une lettre de lui qui m’apprend qu’il vous a déjà écrit à ce sujet, et que vous, de votre côté, cher Monsieur, lui avez répondu en témoignant pour moi votre bienveillance ordinaire, et en m’engageant à me rendre aussitôt qu’il me sera possible à Stockholm, pour y commencer un cours « privatissima ». Je ne saurais vous dire, cher Monsieur, combien je vous suis reconnaissante pour l’amitié que vous m’avez toujours témoignée, et combien je suis heureuse de pouvoir bientôt commencer une carrière qui a toujours été l’objet de mes plus chers désirs. Cependant je ne crois pas pouvoir vous dissimuler que, sous plus d’un rapport, je me sens encore fort peu préparée aux devoirs d’un « docent », et je commence même à douter quelquefois de moi-même, au point de craindre que vous, cher Monsieur, toujours si disposé à me juger avec bienveillance, n’éprouviez quelque désillusion lorsque vous verrez de plus près ce dont je suis capable.

« Je suis si reconnaissante à l’Université de Stockholm, qui, seule de toutes les Universités d’Europe, veut bien m’ouvrir ses portes, je me sens d’avance si disposée à m’attacher à Stockholm et à la Suède comme à un pays natal ! J’espère que quand j’y viendrai ce sera pour y passer de longues années, et pour y trouver une seconde patrie. Mais c’est justement pour cela que je ne voudrais y venir que lorsque je sentirai mériter la bonne opinion que vous voulez bien avoir de moi, et lorsque je pourrai espérer y produire une impression favorable. J’ai écrit aujourd’hui même à Weierstrass, pour lui demander s’il ne trouve pas prudent que je passe encore deux ou trois mois auprès de lui, pour me mieux pénétrer de ses idées, et pour combler les lacunes qui peuvent encore exister dans mon instruction mathématique. Ces deux mois à Berlin me seraient extrêmement profitables sous tous les rapports ; car d’un côté je pourrais interroger Weierstrass sur certains points de ses théories qui ne me sont pas suffisamment claires, et d’un autre je me mettrais en rapport avec de jeunes mathématiciens qui terminent leurs études, ou commencent leur carrière de « docent » et avec lesquels je me suis liée pendant mon dernier séjour à Berlin. Je pourrais même m’arranger avec quelques-uns d’entre eux, pour nous faire mutuellement des communications mathématiques. J’entreprendrai, par exemple, de leur exposer la théorie de la transformation des fonctions abéliennes, qu’ils ne connaissent pas, et que j’ai étudiée plus spécialement. Cela me donnerait l’occasion de m’exercer à faire un cours, ce qui m’a manqué jusqu’ici, et j’arriverais alors à Stockholm en janvier beaucoup plus sûre de moi-même. »

Ce projet ne fut pas exécuté, car le 11 novembre de la même année Sophie quittait déjà Pétersbourg pour se rendre à Stockholm par Hangö.

VII

ARRIVÉE A STOCKHOLM. — PREMIÈRES IMPRESSIONS


Ma première entrevue avec Sophie, maintenant surtout qu’elle n’est plus, m’apparaît vivante jusque dans ses moindres détails ; elle arriva un soir par le paquebot de Finlande, et mon frère, Mittag-Leffler, lui offrit l’hospitalité. Je vins la voir le lendemain matin.

Nous étions préparées à nous trouver amies, et nous avions tant entendu parler l’une de l’autre que nous désirions également cette rencontre ; peut-être même s’en réjouissait-elle plus que moi, car elle prenait un vif intérêt aux travaux littéraires qui m’occupaient, tandis que, pour ma part, une mathématicienne me semblait une abstraction au-dessus de ma portée.

Elle était debout à la fenêtre de la bibliothèque quand j’entrai, et feuilletait un livre. Avant même qu’elle vînt à moi, j’avais remarqué un profil sévère et accentué, des cheveux châtain foncé négligemment relevés en une natte, une taille mince, d’une souplesse élégante, mais en disproportion avec une tête monumentale. La bouche était grande, d’un dessin irrégulier, mais pleine d’expression ; les lèvres fortes et fraîches, les mains petites et fines comme celles d’un enfant, un peu déformées cependant par des veines trop saillantes. Mais les yeux ! C’étaient eux qui donnaient à cette physionomie le caractère de haute intelligence si frappant pour chacun. De couleur indécise, changeant du gris au vert et au brun, grands, brillants, et à fleur de tête, ils regardaient avec une intensité qui semblait pénétrer jusqu’au fond de l’âme ; quoique pénétrants, ils étaient cependant pleins de douceur, de sympathie, et chacun se sentait prêt à révéler les secrets de son cœur sous l’influence magnétique de ce regard intelligent et chaud. Le charme de ces yeux était si grand, qu’on remarquait à peine leur légère infirmité : une myopie allant jusqu’au strabisme lorsque Sophie était fatiguée.

Elle se tourna vivement vers moi et s’avança en me tendant les deux mains ; son accueil fut cependant un peu contraint ; elle paraissait intimidée, et notre première conversation ne roula que sur son voyage en mer, qui lui avait donné une rage de dents ; je lui proposai de la mener chez un dentiste ; joli but de promenade en arrivant dans une ville inconnue ! Mais Sophie n’était pas de celles qui s’appesantissent sur de légers ennuis.

À cette époque, je travaillais à un drame : « Comment on fait le bien », dont je n’avais pas encore écrit une seule scène ; mais Sophie possédait à un tel point le don de s’attirer la confiance, qu’avant d’arriver chez le dentiste, je lui avais raconté en français tout le plan de mon drame, avec plus de développements qu’il n’en avait comporté jusque-là. Ce fut le commencement de la grande influence qu’elle exerça depuis sur tout ce que j’écrivis. Sa faculté d’exprimer la sympathie, de s’identifier avec la pensée d’autrui, était si remarquable, son admiration si chaude et si enthousiaste, sa critique si mordante, que pour une nature réceptive comme la mienne, le travail devint impossible sans son approbation. Désapprouvait-elle ce que j’écrivais, je recommençais jusqu’à ce qu’elle fût satisfaite ; c’était le germe de notre collaboration future. Jamais, assurait-elle, je n’aurais écrit les Vraies femmes et En guerre avec la société, si ces deux œuvres, qu’elle n’aimait pas, n’eussent été antérieures à son arrivée en Suède. Au reste sa critique lui ressemblait, et ses jugements littéraires se ressentaient de son tempérament subjectif ; elle acceptait volontiers une œuvre médiocre si elle y trouvait des idées conformes aux siennes ; mais l’auteur venait-il à heurter ses sentiments, son œuvre perdait pour elle toute valeur.

Malgré ces préventions, peu d’esprits ont été plus libres que le sien, plus atfranchis de préjugés et de conventions vulgaires : l’étendue et la variété de ses connaissances, et sa haute culture intellectuelle, la plaçaient au-dessus des idées étroites dont tant de femmes sont les esclaves. Ses jugements et ses critiques n’étaient limités que par sa forte individualité, dont les sympathies ou les antipathies défiaient toute logique ou toute discussion.

Notre liaison ne fit pas tout d’abord de grands progrès. Sophie fut obligée de faire une assez longue absence peu de mois après son arrivée. Elle avait eu le temps cependant d’apprendre assez de suédois pour lire toutes mes œuvres, car, aussitôt débarquée, elle s’était mise à prendre des leçons, et ne fit autre chose, pendant les premières semaines, que de travailler le suédois du matin au soir. Mon frère ayant voulu donner une soirée pour lui présenter ses amis du monde universitaire, elle l’arrêta en disant : « Attendez quinze jours, pour que je puisse parler suédois ».

Nous trouvâmes le mot audacieux, mais elle tint parole, et parlait assez pour se faire comprendre au bout de quinze jours ; dès le premier hiver elle apprit à connaître toute notre littérature moderne, et lut avec ravissement Frithiofs saga.

Cette étonnante facilité avait des bornes ; elle-même prétendait ne pas posséder le don des langues, et ne les avoir jamais apprises que par nécessité ou amour-propre ; malgré la rapidité de ses progrès au début, elle n’arrivait jamais à rien perfectionner, et restait au même point, oubliant la dernière langue apprise avant d’en parler une nouvelle. Venue très jeune en Allemagne, elle parlait néanmoins fort mal l’allemand, et ses amis de Berlin riaient des mots bizarres et drôles qu’elle inventait au besoin, car jamais elle ne se laissait arrêter par un aussi mince détail que l’absence du mot juste. Quelque peu maîtresse qu’elle fût d’une langue, elle réussissait toujours à la parler avec rapidité et à donner un tour tout personnel à sa conversation. En revanche, aussitôt qu’elle eut appris le suédois, elle oublia l’allemand, et quand elle revenait en Suède après quelques mois d’absence, son suédois devenait raboteux. Sa façon de s’exprimer dépendait d’ailleurs, comme tout le reste, de sa disposition d’esprit du moment : triste ou fatiguée, elle ne trouvait plus ses mots ; bien disposée, elle parlait avec finesse et facilité. La langue étrangère qu’elle possédait le mieux était le français, bien qu’elle ne fût jamais arrivée à l’écrire correctement. En Russie on reprochait à son style de subir une influence étrangère, mais en Suède elle se plaignait à ses amis de ne pouvoir leur parler russe : « Jamais, disait-elle, je ne puis vous exprimer les nuances délicates de ma pensée ; il faut toujours me contenter d’une circonlocution ou d’un à peu près ; aussi quand je rentre en Russie, me semble-t-il sortir d’une espèce de captivité, où mes meilleures pensées sont prisonnières. Vous ne sauriez croire combien on souffre d’être forcée de ne parler qu’une langue étrangère à ceux qu’on aime. C’est comme un masque qu’on porte toujours sur la figure. »

En février 1884, je fis un voyage à Londres, et ne revis Sophie qu’en septembre de la même année ; elle ne m’écrivit qu’une fois, et décrit ainsi dans sa lettre son premier hiver à Stockholm. La lettre ne porte pas de date, mais a dû être écrite au commencement d’avril.

« Que vous dirai-je de notre vie de Stockholm ? Si elle n’a pas été très « inhaltsreich », du moins a-t-elle été assez fatigante et assez animée tous ces derniers temps. Des soupers, des dîners, des soirées, se sont succédé de telle sorte, qu’il me devenait difficile d’y suffire, tout en préparant mes cours. Aujourd’hui les cours se trouvent interrompus pour quinze jours, à cause des fêtes de Pâques, et je me réjouis comme une pensionnaire de ce petit congé. Le 1er  mai n’est plus bien loin, et j’espère alors partir pour Berlin, en passant par Pétersbourg. Quant à mes projets pour l’hiver prochain, ils sont encore indécis, car ils ne dépendent naturellement pas de moi.

« Comme bien vous pensez, on ne parle ici que de vous. Chacun demande de vos nouvelles, vos lettres sont lues, commentées, et font une véritable sensation. Les dames, qui donnent le ton, s’imaginent toujours souffrir d’un manque de sujet d’entretien intéressant ou palpitant, c’est donc une véritable charité que de leur en fournir. Je tremble, et me réjouis à l’avance, de l’effet que produira votre pièce lorsqu’elle sera jouée en automne. »

Sophie partit en avril pour la Russie ; elle écrit de là à Mittag-Leffler :


29 avril 1884.

« … Il me semble qu’il y a déjà un siècle que je suis partie de Stockholm. Jamais je ne saurais vous dire et vous témoigner toute la reconnaissance et l’amitié que je vous porte. Il me semble avoir trouvé en Suède une nouvelle patrie, une nouvelle famille, au moment de ma vie où j’en avais le plus besoin… »


Les conférences de Sophie eurent, ainsi que je l’ai déjà dit, un caractère strictement privé pendant le premier hiver, et furent faites en allemand. Cependant leur effet fut si grand, que Mittag-Leffler parvint à réunir l’adhésion d’un nombre d’auditeurs suffisant, pour assurer à Sophie une place officielle de professeur pendant une durée de cinq ans. Un traitement de deux mille couronnes lui fut alloué par l’École supérieure, et vint se joindre aux deux mille couronnes assurées par ses auditeurs ; elle eut ainsi des appointements fixes de quatre mille couronnes par an. Sa situation de fortune ne lui permettait plus de travailler sans rétribution, ainsi qu’elle l’avait d’abord si généreusement offert, mais la question économique n’était pas la seule difficulté qu’eût soulevée sa nomination. Il s’agissait surtout de vaincre une opposition conservatrice, qui s’élevait naturellement contre la nomination d’une femme au poste de professeur, chose dont aucune Université n’avait donné l’exemple. Il n’eût cependant pas été impossible de nommer Sophie professeur à vie, mais Mittag-Leffler, en présence des difficultés qu’il rencontra, préféra remettre ses démarches à une époque plus favorable ; il obtint effectivement cette nomination au bout des cinq premières années, mais, hélas ! cette vie ne devait plus durer qu’un an !

Le 1er  juillet 1884, Mittag-Leffler eut donc la joie de télégraphier à Sophie, alors à Berlin, qu’elle était nommée professeur. Elle répondit le même jour par le billet suivant :


Berlin, 1er  juillet 1884.

« …Je n’ai pas besoin de vous dire combien votre télégramme me comble de joie. À présent je puis bien vous avouer que, jusqu’au dernier moment, je n’ai pas cru fermement que la chose se ferait ; je craignais qu’il ne surgît quelques difficultés imprévues, comme il arrive si souvent dans la vie, et que nos plans ne finissent par crouler. Je suis bien persuadée que c’est grâce à vous, à votre persévérance, et à votre énergie, que nous avons pu atteindre notre but. Ce que je souhaite maintenant de tout cœur, c’est d’avoir la force et le talent nécessaires pour remplir ma tâche, et vous seconder dignement. Je crois maintenant à l’avenir, et serais si heureuse de travailler avec vous ! Quel bonheur que nous nous soyons rencontrés dans la vie…

« Weierstrass a parlé à plusieurs personnes du ministère, relativement à mon désir de suivre ici des cours à l’Université. Il y a quelque espoir que la chose s’arrange, mais pas encore cet été, car le recteur actuel est un ennemi terrible de la question des femmes. J’espère que cela pourra se faire en décembre, quand je reviendrai pour les vacances de Noël. »

Ainsi, tandis qu’à Stockholm Mme Kovalevsky était nommée professeur à l’École Supérieure, elle n’avait pas le droit, parce qu’elle était femme, d’assister à un cours de l’Université dans la capitale de l’Allemagne !

Le peu de stabilité apparente de sa nouvelle situation eût vraisemblablement troublé toute autre que Sophie, mais elle ne s’inquiétait jamais de l’avenir ; le moment présent lui paraissait-il satisfaisant, elle n’en demandait pas davantage : elle aurait même sacrifié les plans d’avenir les plus brillants, pour rendre le présent plus complètement heureux.

Avant d’aller à Berlin, Sophie avait été à Moscou afin d’y voir sa fille, confiée à une amie ; elle écrivit de là à Mittag-Leffler, une lettre qui expliquera sa façon de comprendre ses devoirs de mère, et de résoudre les conflits qui résultaient de sa double qualité de mère et de fonctionnaire, de femme et de chef de famille :


Moscou, 3 juin 1884.

« …J’ai reçu ici une longue lettre de T. qui m’engage beaucoup à amener ma petite Sonia à Stockholm ; mais maigre toutes les raisons qui me feraient désirer avoir ma fille auprès de moi, je suis presque décidée à la laisser encore ici pour un hiver. Je ne crois pas qu’il soit de l’intérêt de l’enfant de la reprendre d’un endroit où elle est si bien, pour la mener avec moi, au commencement de l’automne, à Stockholm, où rien ne serait organisé pour la recevoir, et où moi-même je serai forcée de consacrer tout mon temps, et toute mon énergie, à mes nouveaux devoirs. T. allègue, entre autres raisons, que beaucoup de personnes m’accuseront d’indifférence pour ma fille. C’est possible, mais cette raison n’en prend pas plus de valeur à mes yeux. Je suis prête à me soumettre au jugement du tribunal des dames de Stockholm en tout ce qui concerne les petites choses de la vie, mais lorsqu’il s’agit de questions graves, et que mon bien-être, et surtout celui de la petite, est en jeu, ce serait une impardonnable faiblesse de me laisser influencer par l’ombre du désir de paraître une bonne mère aux yeux du poulailler de Stockholm. »


À son retour en Suède, en septembre, Sophie s’établit pour quelques semaines à Södertelje, pour y achever sans interruption un important travail sur la « Réfraction de la lumière dans les milieux cristallins ». Mittag-Leffler et un jeune mathématicien allemand, dont Sophie avait fait la connaissance à Berlin pendant l’été, demeuraient auprès d’elle, ce dernier pour l’aider dans la rédaction allemande de son travail.

Dès la première visite que je lui fis après son retour, je fus frappée de la trouver rajeunie et embellie ; je m’expliquai d’abord ce changement par une transformation de toilette, car elle avait quitté le deuil, qu’elle détestait, et qui ne lui allait pas, et portait une robe d’été bleu de ciel ; son teint en semblait éclairci ; sa belle chevelure était coiffée en boucles.

Mais le changement n’était pas seulement extérieur ; la mélancolie qui pesait sur elle à son premier séjour avait disparu, pour faire place au côté opposé de sa nature : une gaîté exubérante, dont je fus frappée pour la première fois. Elle fut ainsi, à certaines périodes de sa vie, étincelante d’esprit, pétillante de vivacité, s’amusant à accabler ses amis des plaisanteries les plus drôles et les plus mordantes, et des paradoxes les plus hardis ; si on n’avait pas la répartie prompte, mieux valait se taire, et recevoir en silence cette grêle de saillies, car elle ne laissait guère le temps de la réplique.

Au moment où je la revis, elle préparait ses cours pour le terme prochain, et les répétait au fur et à mesure au jeune mathématicien, qu’elle avait plaisamment surnommé son « versuchskaninchen » (lapin d’expérimentation) ; en son absence, l’emploi revenait à Mittag-Leffler.

Cette belle humeur se prolongea tout l’automne ; Sophie prit part à la vie mondaine, et y eut le plus grand succès. Le côté satirique de sa nature, son profond mépris pour toutes les médiocrités, car elle était aristocrate au suprême degré lorsqu’il s’agissait d’esprit et de talent, ne l’empêchaient pas d’éprouver la sympathie particulière aux romanciers pour les moindres conflits de la vie, quelque insignifiants qu’ils fussent ; aussi s’intéressait-elle à tout ce qui agitait le petit monde autour d’elle ; aux préoccupations de ménage, aux questions de toilette, à tout ce qu’on venait lui raconter. De là ce jugement si souvent répété : « Mme Kovalewsky est simple et sans prétention comme une pensionnaire ; elle ne se croit nullement supérieure aux autres femmes ».

C’était faux ; ainsi que je l’ai déjà dit, elle considérait peu de personnes comme ses égales ; la franche cordialité de ses manières n’était qu’une apparence ; mais une certaine souplesse d’esprit, le désir de plaire, et l’intérêt psychologique du romancier pour tout ce qui est humain, lui donnaient cet abord sympathique si attrayant. Rarement du reste son tour d’esprit sarcastique perçait à l’égard de ceux qu’elle traitait en inférieurs, elle se contentait de les dédaigner. En revanche, avec ses égaux, ses sarcasmes avaient beau jeu.

Au bout de peu de temps, elle fut lasse de la société de Stockholm, et prétendit en connaître tous les habitants par cœur ; pour son malheur, elle ne pouvait longtemps être satisfaite ni à Stockholm, ni ailleurs ; la vie devait lui fournir sans cesse des événements dramatiques, des raffinements intellectuels nouveaux, et la grise monotonie de l’existence quotidienne lui semblait haïssable ; tout ce qui rentrait dans le cadre des vertus « bourgeoises » lui faisait horreur. Ce trait de caractère venait, disait-elle, de sa grand’mère, une bohémienne, dont le mariage avec son grand-père avait fait perdre à celui-ci le titre de prince, héréditaire dans la famille. Mais ce n’était pas un simple trait de caractère ; ce besoin de stimulants tenait à la nature même de son esprit, aussi fortement réceptif que productif. Aussi ses travaux scientifiques sont-ils principalement le développement des idées de son illustre maître, et c’est aussi pourquoi elle éprouvait l’absolue nécessité d’un continuel échange d’idées, avec ceux qui pouvaient prendre part à ses travaux littéraires. La vie d’une petite ville telle que Stockholm devait nécessairement paraître stagnante à une intelligence comme la sienne ; une des grandes capitales de l’Europe pouvait seule lui fournir le mouvement intellectuel dont elle avait besoin.

Elle passa à Berlin les fêtes de Noël 1884 ; c’est en revenant de là qu’elle dit ce mot, si blessant pour ses amis, et qu’elle répétait toujours en rentrant en Suède : « La plus belle ligne de chemin de fer que je connaisse est celle de Stockholm à Malmö, et la plus laide, la plus ennuyeuse, la plus fatigante, est celle de Malmö à Stockholm »,

Mon cœur se serre à la pensée de tous ces voyages qu’elle fit avec une amertume croissante, jusqu’au dernier, qui précéda de si peu sa mort prématurée. Une lettre à mon frère, adressée de Berlin, témoigne déjà d’un retour à la mélancolie, et cependant ses amis assurent ne l’avoir jamais vue plus remplie d’entrain que pendant ce séjour. Pour réparer le temps perdu dans sa première jeunesse, elle prétendit apprendre à danser et à patiner ; mais pour ne pas faire ses débuts en public, elle s’exerça dans le jardin d’un de ses amis et admirateurs, qui organisa aussi pour elle des leçons de danse particulières, avec quelques admirateurs pour cavaliers. Elle passait ainsi d’un plaisir à l’autre, et fut partout admirée et fêtée.

Cette heureuse disposition d’esprit ne fut pas de longue durée ; un mois après, elle était remplacée par une disposition contraire, causée par de mauvaises nouvelles de sa sœur, un peu aussi par une petite affaire de cœur, dont l’issue, comme presque toujours, ne fut pas heureuse ; cet incident avait produit d’abord la joie exubérante dont nous avions été témoins, et fut très vite suivie d’un profond découragement.

« …Au fond je suis d’humeur fort triste, car je viens de recevoir de très mauvaises nouvelles de ma sœur. Sa maladie fait d’épouvantables progrès. C’est la vue qui souffre maintenant ; elle ne peut plus ni lire ni écrire : la cause est toujours la même ; le cœur fonctionne mal, la circulation du sang devient mauvaise, et amène des paralysies partielles. Je tremble à la pensée de la terrible perte qui me menace dans un avenir peut-être très prochain. Que la vie est donc une chose horrible, et qu’il est bête de continuer à vivre ! C’est précisément aujourd’hui l’anniversaire de ma naissance : j’ai trente et un ans, et il est terrible de penser qu’il m’en reste peut-être encore autant à vivre. Combien cela s’arrange mieux dans les drames et les romans ! À peine une personne y découvre-t-elle que la vie n’a plus rien d’agréable à lui offrir, que quelqu’un, ou quelque chose, lui facilite aussitôt le passage dans « l’au-delà ». La réalité est bien inférieure sous ce rapport. On parle beaucoup des perfectionnements de l’organisme que les êtres vivants ont peu à peu développés en eux-mêmes par voie de sélection… selon moi le perfectionnement le plus désirable serait la faculté de mourir vite, et facilement. Sous ce rapport, l’homme a rétrogradé. Les insectes, et les animaux inférieurs, ne peuvent se décider à mourir ; ce qu’un articulé peut souffrir sans cesser d’exister est inouï ; mais plus l’on s’élève dans l’échelle des êtres, plus le passage devient rapide et facile. Pour un oiseau, un animal sauvage, un lion, un tigre, la maladie est presque toujours mortelle ; ils jouissent pleinement de la vie, ou meurent. Pas de souffrances. Mais l’homme s’est rapproché de l’insecte sous ce rapport, et bien des personnes de ma connaissance me font involontairement penser à des insectes, dont les ailes auraient été arrachées, plusieurs articulations écrasées, les pattes brisées, et qui ne se décident pourtant pas à mourir. »

Et un peu plus loin : « J’ai reçu de votre sœur, comme cadeau de Noël, un article de Strindberg, dans lequel il prouve aussi clairement que deux et deux font quatre, combien une monstruosité, telle qu’un professeur de mathématique féminin, est fâcheuse, inutile, et désagréable. Je trouve qu’il a raison dans le fond. Le seul point contre lequel je proteste, c’est qu’il y ait en Suède tant de mathématiciens hommes, qui me soient supérieurs, et que l’on ne m’ait nommée que par pure galanterie. »

VIII

SPORT ET AUTRES DIVERTISSEMENTS


Dans la foule des patineurs à Nybroviken et à Skeppsholmen, on voyait presque journellement, l’hiver suivant, une petite dame, au regard myope, vêtue d’un paletot fourré, très serré à la taille, les mains cachées dans un manchon, s’avançant prudemment, et à petits pas incertains, sur la glace, à côté d’un grand monsieur à lunettes, et d’une grande dame mince, qui ne tenait pas non plus bien solidement sur ses patins. Tout en glissant à pas inégaux, ils causaient vivement ensemble ; le monsieur traçait parfois sur la glace des figures mathématiques, pas en patinant toutefois, car il n’était pas de cette force, mais avec sa canne, et la petite dame s’arrêtait et regardait attentivement. Tous deux revenaient en patinant de l’Université, et discutaient chaudement quelque question à propos du cours de l’un d’entre eux. De temps en temps la petite dame poussait un léger cri, suppliant de ne plus parler de mathématiques sur patins, parce qu’elle en perdait l’équilibre. D’autres fois, c’était avec la grande dame qu’elle échangeait des observations psychologiques, et des plans de drames ou de romans ; elles se disputaient la palme pour le noble sport qui les absorbait, et quelque bien disposées qu’elles fussent à reconnaître leurs mérites respectifs sur d’autres points, elles n’étaient jamais d’accord sur ce chapitre-là. Ceux qui rencontrèrent cet hiver Mme Kovalewsky dans le monde, la crurent une patineuse de premier ordre, capable de remporter facilement le grand prix ; son intérêt pour ce sport était si vif, qu’elle semblait plus fière de ses moindres succès sur la glace que des travaux scientifiques auxquels elle devait une renommée européenne. Jamais du reste elle n’était plus contente d’elle-même, que lorsqu’elle croyait réussir une chose au-dessus de ses forces, et pour laquelle les dispositions naturelles lui faisaient complètement défaut. La petite dame se montra aussi cet hiver au manège, suivie de sa grande compagne, car il était convenu qu’elles ne se quitteraient pas dans leurs entreprises, La célèbre Mme Kovalewsky attirait naturellement l’attention partout où elle allait, mais une petite fille de douze ans ne se serait pas montrée plus enfant à la leçon d’équitation. Son goût pour les exercices du corps était en désaccord complet avec ses talents naturels. À peine montée sur un cheval, qu’elle avait soin de demander aussi doux et tranquille que possible, ce qu’on ne lui refusait jamais, elle était prise de peur, et perdait toute présence d’esprit. Le moindre mouvement du cheval lui semblait suspect et lui faisait pousser des cris. La leçon finie, elle expliquait ses frayeurs en les mettant sur le compte de la bête, qui était ombrageuse, ou qui avait le pas trop rude, ou encore de la selle qui était détestable. En réalité, elle ne pouvait supporter le trot plus de dix minutes, et si l’allure de son cheval augmentait de vitesse, elle criait, épouvantée, en mauvais suédois : « Cher Monsieur l’écuyer, arrêtez-le, arrêtez-le ! »

Les plaisanteries de ses amis sur ce chapitre étaient acceptées le plus aimablement du monde, mais à l’entendre parler avec des étrangers on aurait pu la croire une écuyère accomplie, montant les bêtes les plus furieuses au grand galop. Ce n’était pas une fanfaronnade, elle croyait sérieusement ce qu’elle disait ou plutôt s’imaginait de bonne foi pouvoir déployer cette belle énergie à la prochaine leçon ; elle se rendait au manège avec des intentions très braves, proposait de lointaines excursions équestres mais à peine à cheval, était reprise de la même terreur. C’était, assurait-elle, une espèce de nervosité qui la rendait particulièrement sensible au moindre son, et le bruit du piétinement des chevaux lui faisait perdre l’équilibre. Ses amis ne pouvaient alors s’empêcher de lui demander quel était le son qui la faisait sauter par-dessus toutes les barrières, toutes les fois quelle rencontrait une vache inoffensive, paissant dans une prairie, ou un chien dispose à la flairer en passant. Elle-même décrit parfaitement cette espèce de lâcheté dans un des personnages, du reste très remarquable, de son dernier roman, Vera Voronzof :

« Dans le monde de savants fréquenté par W., on ne l’aurait jamais soupçonné de poltronnerie ; ses collègues vivaient au contraire dans la crainte qu’il ne les mît dans l’embarras par quelque excès de hardiesse. Il se considérait aussi lui-même, au fond du cœur, comme un homme très brave. Dans ses rêves intimes, de ceux que l’on n’avoue pas à son meilleur ami, il se voyait en imagination dans les situations les plus dramatiques, et plus d’une fois, dans sa chambre de travail silencieuse, il défendit rudement quelque barricade attaquée. Mais en dépit de ce courage reconnu, W. conservait un profond respect pour les chiens de villages, et avait soin de ne pas faire connaissance avec les taureaux. »

Quant à Sophie, elle exagérait peut-être quelquefois ses frayeurs par une inconsciente coquetterie ; elle avait la qualité féminine, généralement appréciée des hommes, de trouver du plaisir à se laisser protéger, car elle joignait à une énergie masculine, et à un caractère parfois inflexible, l’inexpérience toute féminine que nous avons déjà signalée. Elle avait besoin d’un appui, d’un ami, pour l’aider dans toutes ses petites difficultés et les lui aplanir, et presque toujours elle le trouvait, sinon elle se sentait malheureuse et abandonnée comme une enfant. Elle ne savait ni acheter une robe toute seule, ni ranger ses affaires, ni même trouver son chemin dans une ville : à Stockholm elle ne connut jamais que les rues où elle passait pour se rendre à l’Université, ou chez ses amis les plus intimes ; jamais elle ne sut gouverner ses intérêts, tenir sa maison, s’occuper de son enfant, qu’elle laissait toujours à la garde d’autrui, en un mot la plupart des petits soucis de la vie lui étaient un pesant fardeau. Mais toujours, et comme à point nommé, elle trouvait quelque ami dévoué, qui se consacrait à ses intérêts, et sur lequel la charge en retombait. À chaque station de chemin de fer où, dans ses nombreux voyages, elle avait à s’arrêter, quelqu’un l’attendait, venu à sa rencontre pour lui retenir une chambre, l’accompagner à l’hôtel et lui rendre les petits services nécessaires. Et elle était si contente, si reconnaissante de se sentir protégée, de dépendre d’un autre pour ces petites choses, qu’elle exagérait parfois dans ce but, ainsi que je l’ai dit, ses appréhensions et son inexpérience. Quant à une dépendance, dans le sens sérieux du mot, elle en fut toujours incapable.

Dans une lettre en allemand, adressée à cet ami de Berlin qui lui avait appris à danser et à patiner, Sophie décrit ainsi sa vie à Stockholm pendant l’hiver de 1885 :


Stockholm, avril 1885.
« Cher Monsieur Hansemann,

« Je me sens très coupable de n’avoir pas encore répondu à votre amicale lettre. Mon excuse est dans la quantité d’occupations variées qui ont absorbé mon temps pendant les deux derniers mois. Je vais vous raconter tout ce que j’ai fait : — 1o  D’abord j’ai naturellement dû penser à mes trois cours par semaine en suédois. Je fais mes cours sur l’introduction algébrique à la théorie abélienne, et partout en Allemagne ces cours passent pour les plus difficiles. J’ai beaucoup d’auditeurs, et les ai presque tous conservés, à l’exception de deux ou trois. — 2o  J’ai écrit pendant ce temps une petite dissertation mathématique que je compte envoyer à Weierstrass, avec prière de la faire publier dans le journal de Borchardt. — 3o  Nous avons commencé à nous deux Mittag-Leffler un grand travail de mathématiques dont nous nous promettons beaucoup de plaisir et de succès. C’est encore un secret, et vous ne devez en parler à personne. — 4o  J’ai fait la connaissance d’un très charmant homme, arrivé depuis peu d’Amérique, et qui est maintenant rédacteur d’un des premiers journaux suédois. Il m’a persuadée d’écrire aussi pour son journal, et comme vous l’avez déjà remarqué, je ne puis jamais regarder mes amis faire une chose, sans vouloir aussitôt faire comme eux ; j’ai donc écrit une série de petits articles pour lui. Pour le moment il n’y en a qu’un de prêt, tiré de mes souvenirs personnels, je vous l’enverrai puisque vous comprenez si bien le suédois. — 5o  Last not least ! le croiriez-vous ? quelque invraisemblable que cela puisse paraître, je suis devenue une excellente patineuse ! Jusqu’à la semaine dernière j’ai patiné, il est vrai, presque chaque jour. Je regrette que vous n’ayez pu voir comme je patinais bien vers la fin. À chaque nouveau progrès j’ai pensé à vous. Maintenant je patine à reculons très bien, mais encore mieux et avec plus de sûreté en avant. Toutes mes connaissances s’étonnent ici de la facilité avec laquelle j’ai appris cet art difficile. Pour me consoler de la disparition de la glace je me suis mise à monter à cheval avec rage, en société de Mme Edgren et de deux autres dames. Maintenant que nous allons avoir quelques semaines de liberté pour Pâques, je veux au moins monter une heure par jour ; cela m’amuse aussi beaucoup ; je ne sais même ce que je préfère, si c’est de monter à cheval, ou de patiner. Là ne s’arrêtent pas mes frivolités : nous aurons le 13 avril une grande fête populaire, quelque chose de très suédois, une sorte de bazar. Nous serons cent dames, costumées de diverses manières, et nous vendrons toutes espèces de choses au profit d’un musée ethnographique populaire. Naturellement je serai une bohémienne, affreuse à voir, et je me suis adjoint cinq jeunes femmes qui partageront mon sort. Nous formerons un « Tabor », nous aurons une tente, un samovar russe, et nous servirons du thé avec de jeunes bohémiens pour nous aider. Qu’allez-vous dire, cher monsieur Hansemann, de ma frivolité ? Ce soir j’ai une grande réunion dans mon petit appartement, ce sera la première depuis mon arrivée à Stockholm. »


Au printemps de cette année, le bruit courut que Sophie serait nommée professeur de mécanique, par suite de la grave maladie du professeur Holmgren. Elle écrit à ce sujet à Mittag-Leffler, qui se trouvait éloigné de Stockholm.


Stockholm. 3 juin 1885.

« J’ai été chez Lindhagen, qui m’a dit que la direction était unanimement d’avis de me faire remplacer Holmgren, mais qu’on ne voulait pas le dire officiellement, dans la crainte d’une impression fâcheuse pour Holmgren, qui est très malade, mais ne se doute pas de la gravité du mal. J’ai répondu à Lindhagen que je trouvais la chose très juste, et me contentais parfaitement de savoir que la direction me considérait comme pouvant remplacer Holmgren, dans le cas où celui-ci ne serait pas capable de reprendre son cours en automne ; si, contrairement à nos suppositions, Holmgren guérissait, j’en serais si heureuse, que je ne regretterais pas mon travail perdu. Je me réjouis infiniment, mon cher ami, de la bonne tournure qu’ont prise les choses, et je vais mettre tous mes soins maintenant à rendre mes cours aussi bons que possible. Les histoires morales sont toujours bien ennuyeuses dans les livres, mais quand elles se rencontrent dans la réalité, elles sont édifiantes et encourageantes ; je suis par conséquent doublement contente que ma maxime « pas trop de zèle » ait été brillamment réfutée. J’espère aussi que vous n’aurez plus l’occasion de me reprocher de me décourager trop facilement. D’ailleurs, cher ami, vous ne devriez jamais oublier que je suis Russe. Quand une Suédoise est fatiguée ou de mauvaise humeur, elle boude, se tait, et la mauvaise humeur rentrée tourne parfois au mal chronique. Une Russe, au contraire, se plaint et gémit si fort, qu’au point de vue moral l’effet de ces gémissements ressemble à celui du tilleul pour un rhume. Au reste il faut que je vous dise que je ne gémis et me plains que lorsque j’ai un peu mal ; quand je souffre beaucoup, je me tais aussi, et personne ne peut remarquer alors combien je suis désespérée. Quant à mes reproches sur votre optimisme, pour rien au monde je ne voudrais vous en corriger, ce défaut-là vous va trop bien ; la plus belle preuve que vous m’en donniez est la bonne opinion que vous avez toujours eue de moi. Vous ne sauriez croire combien peu j’ai envie de vous corriger… »


Peu après, Sophie partit pour la Russie, où elle passa l’été, en partie à Pétersbourg avec sa sœur malade, et en partie à Moscou, auprès de son amie et de sa petite fille. Je cite quelques lettres écrites à cette époque, elles ne contiennent rien de très saillant, car elle n’aimait pas à écrire, et notre correspondance n’a jamais été très animée, mais elles contiennent cependant des fragments de l’histoire de sa vie, et sont quelquefois, sous leur forme condensée, très caractéristiques de sa disposition d’esprit du moment ; elles contribuent donc sous tous les rapports à la dépeindre.

J’étais en Suisse avec mon frère, et l’avais engagée à venir nous y rejoindre, lorsque je reçus la lettre suivante :


« Ma bien chère Anne-Charlotte,

« Je viens de recevoir ton amicale lettre. Tu ne saurais t’imaginer le grand plaisir que j’aurais à me mettre aussitôt en route pour vous rejoindre, ton frère et toi, en Suisse, pour escalader avec vous les pics les plus élevés des Alpes. J’ai l’imagination assez vive pour me représenter combien ce serait amusant, et les joyeuses semaines que nous pourrions passer ensemble. Malheureusement je suis retenue ici par toutes sortes de raisons, plus sottes et plus ennuyeuses les unes que les autres. D’abord et avant tout j’ai promis de rester ici jusqu’au 1er  août. et quoiqu’en principe je sois d’avis que l’homme est maître de sa parole, les vieux préjugés sont encore si forts en moi, que je n’ose mettre mes théories en pratique, et au lieu d’être le maître, je suis l’esclave de ma parole. Du reste il y a une foule de circonstances qui me retiennent. Ton frère, qui au fond me connaît et me juge très bien, quoiqu’il ne faille pas le lui dire pour ne pas trop flatter sa vanité, a souvent dit que j’étais très impressionnable, et que les devoirs et les influences du moment dirigeaient seuls ma conduite. À Stockholm, où je passe pour le défenseur de l’émancipation des femmes, je finis par croire que mon devoir le plus strict, et le plus sérieux, est de soigner et de cultiver mon « génie ». Mais ici, je dois humblement l’avouer, on ne me présente aux nouvelles connaissances qu’en ma qualité de « maman de Foufi », et tu ne saurais imaginer l’influence écrasante que cela exerce sur ma vanité, et les vertus féminines, dont tu ne me croirais jamais capable, que cela fait pousser en moi comme des champignons. Ajoutes-y une chaleur qui fait fondre mon cerveau, et tu pourras te représenter de quoi j’ai l’air en ce moment. En somme, le résultat de toutes les petites puissances et de toutes les petites influences, qui régnent sur ta pauvre amie, est de me retenir à Moscou jusqu’au 15 août. La seule chose que je puisse espérer est de vous rejoindre en Normandie, pour aller de là avec ton frère à Aberdeen. Écris-moi vite, chère bonne Anne-Charlotte. Que tu es heureuse et combien je t’envie ! Tu ne saurais le croire. Écris du moins, je ferai mon possible pour te rejoindre en Normandie.

« Bien à toi,
« Sonia. »


Comme d’habitude sa lettre n’avait pas de date ; peu après, elle écrivit à mon frère :


« Cher monsieur,

« Je viens de recevoir votre aimable lettre, numéro 8, je me hâte de vous répondre, bien que je n’aie absolument rien d’intéressant à vous dire. Notre vie est monotone à ce point que j’en perds non seulement la faculté de travailler, mais encore celle de me soucier de quelque chose. J’ai le sentiment que si cela devait durer longtemps, je serais métamorphosée en plante. C’est bien curieux, mais moins on a à faire, moins on est capable de travailler, du moins en suis-je là. J’ai positivement besoin d’un stimulant extérieur pour me mettre à l’ouvrage. Ici je ne fais absolument rien. Je reste assise tout le long du jour, une broderie à la main, sans l’ombre d’une idée dans la tête. La chaleur est devenue suffocante. Après le froid et la pluie que nous avions au commencement de l’été est venu, subitement et sérieusement, un véritable été russe ; on cuirait un œuf à l’ombre… »

Elle fait encore à son ami, M. Hansemann, de Berlin, une description plaisante de sa vie monotone de cet été.

« …Je demeure maintenant chez mon amie Julie L… dans une petite propriété qu’elle a aux environs de Moscou. J’ai trouvé ma fille gaie et bien portante. Je ne sais laquelle de nous deux est la plus contente de cette réunion. Maintenant nous ne nous séparerons plus, du moins pas pour longtemps, car je l’emmène cet automne à Stockholm. Elle aura tout à l’heure six ans, et c’est une fille très raisonnable pour son âge. On trouve en général qu’elle me ressemble beaucoup, et je crois aussi que je devais être à peu près comme elle dans mon enfance. Mon amie est très triste en ce moment, car elle vient de perdre sa sœur unique, avec laquelle elle était très liée. Aussi notre maison est-elle très sombre et très tranquille. Notre entourage se compose presque exclusivement de vieilles dames, anciennes institutrices dans la famille, qui demeurent avec nous, et comme elles sont toutes en grand deuil, notre maison fait presque l’effet d’un couvent. Nous mangeons aussi beaucoup, comme dans les couvents, et quatre fois par jour nous prenons du thé, avec toutes sortes de bonbons, de gâteaux et de sucreries, ce qui nous aide beaucoup à passer le temps. J’ai essayé cependant de nous donner une petite distraction d’un autre genre. J’ai par exemple décidé Julie à venir seule avec moi, sans cocher, jusqu’au prochain village, lui assurant que je conduisais parfaitement : nous sommes effectivement arrivées très heureusement jusqu’au lieu de notre destination, mais en revenant, le cheval a pris peur, la voiture a heurté un tronc d’arbre, et nous sommes tombées dans un fossé. La pauvre Julie s’est fait mal au pied, mais moi, la coupable, je suis sortie intacte de cette aventure. »

Un peu plus tard, elle écrivait à la même personne :

« Notre vie ici est si uniforme que je n’ai rien à vous dire, si ce n’est que je vous remercie pour votre lettre. Dans ces derniers temps, je n’ai jeté personne de voiture ; notre vie coule aussi calme que l’eau de l’étang qui orne notre jardin. Ma faculté de penser me semble également arrêtée. Je passe mes journées, un ouvrage à la main, sans penser à rien. »


À ce propos il faut remarquer que, dans les intervalles de son travail, Sophie pouvait rester absolument oisive. Elle assurait souvent que jamais elle n’était plus heureuse que dans ces périodes de paresse absolue, où se lever de son fauteuil lui semblait une fatigue. Un roman amusant, un ouvrage à l’aiguille, des cigarettes et du thé, lui convenaient alors mieux que tout. Cette faculté de réagir ainsi contre un travail cérébral trop absorbant, et une continuelle excitation mentale, était un bonheur ; c’était le repos. Peut-être sa double origine russe et allemande prenait-elle alternativement l’ascendant, et expliquait-elle ces brusques transformations de son être.

Nos projets de voyages n’eurent pas de suite. Sophie resta tout l’été en Russie, et nous ne nous revîmes qu’en septembre à Stockholm.

IX

HUMEURS CHANGEANTES


L’élément sentimental commença l’hiver suivant à jouer un rôle important dans l’état d’âme de Sophie. La société ne l’intéressait plus, et cependant aucun travail ne l’absorbait ; ses cours eux-mêmes lui devenaient indifférents, et dans cette disposition d’esprit elle s’abîmait dans ses réflexions, gémissait sur la destinée, et déplorait qu’elle ne lui eût pas donné ce qu’elle aurait désiré par-dessus tout. Elle ne prétendait plus scinder l’humanité en deux moitiés, un amour unique ne lui semblait plus devoir exercer une influence déterminante sur toute la vie, elle rêvait au contraire une union de l’homme et de la femme qui, par l’association de deux intelligences, aidât le génie de chacun à porter ses véritables fruits. Son idéal fut le travail commun de deux êtres épris l’un de l’autre, et son rêve personnel fut celui de rencontrer cet autre « moi ». Mais jamais, c’était sûr, elle ne le rencontrerait en Suède, et cette idée lui faisait prendre en dégoût le pays où elle était venue pleine d’illusions et d’espérances. Cette idée de travail commun résultait de son ardent besoin d’intimité intellectuelle, et de la souffrance intense que lui causait le sentiment de la solitude. Presque jamais elle ne pouvait travailler sans avoir dans son voisinage immédiat quelqu’un dont la sphère d’activité fût conforme à la sienne. Le travail par lui-même, la recherche abstraite d’une vérité scientifique, ne la satisfaisait pas, il fallait qu’elle fût comprise, devinée, admirée, encouragée à chaque pas, à chaque nouvelle idée qui naissait en elle ; et cet enfant spirituel ne devait pas appartenir à une humanité abstraite, elle voulait en enrichir quelqu’un, dont elle recevrait un don analogue. Quoique mathématicienne, le but abstrait n’existait pas pour elle, ses rêves, ses pensées, sa personnalité tout entière étaient trop passionnés.

Mittag-Lefller disait souvent à ce sujet, que ce besoin d’être comprise était chez Sophie une faiblesse de femme ; un homme de génie ne dépend jamais ainsi de la sympathie des autres ; elle répliquait alors en accumulant les exemples d’hommes qui avaient trouvé leurs meilleures inspirations dans l’amour d’une femme. La plupart, il est vrai, étaient des poètes, mais bien que les savants fussent plus rares à citer, Sophie ne restait jamais à court d’arguments. Les faits positifs lui manquaient-ils, elle en fabriquait avec la plus grande habileté, pour prouver que le sentiment de la solitude est, de toutes les souffrances, celle que les natures profondes ont le plus de peine à supporter, et que ce rêve de bonheur suprême, l’union complète avec un autre être, est une malédiction attachée à l’humanité, car en réalité on reste toujours seul intérieurement.

Je me rappelle surtout le printemps de 1886 ; cette saison était toujours une épreuve pour Sophie ; la fermentation, l’agitation qui règne dans la nature, l’expansion soudaine de ses forces productives, décrites avec tant de talent par Sophie dans Væ Victis, puis dans Vera Vorontzof, exerçaient une grande influence sur elle. Elle devenait inquiète, nerveuse, impatiente ; les nuits claires que j’aimais tant, l’énervaient tout particulièrement : « Cet éternel soleil, disait-elle, semble faire des promesses qu’il ne tient jamais ; la terre reste aussi froide, et le développement de la nature disparaît comme il est venu ; l’été semble un mirage que l’on ne peut saisir. C’est pourquoi les nuits claires, qui précèdent de beaucoup les chaleurs de l’été, sont si irritantes ; elles promettent un bonheur qu’elles ne donnent pas. »

Il lui devenait impossible de travailler ; le travail par lui-même, la création scientifique, n’avait, disait-elle, aucune valeur, puisqu’il ne donnait pas le bonheur, et ne faisait pas avancer l’humanité ; c’était folie que de passer les années de sa jeunesse à étudier, c’était un malheur, surtout pour une femme, d’avoir des dons qui l’entraînaient dans une sphère où elle ne serait jamais heureuse.

Dans cette disposition d’esprit, aussitôt le semestre terminé, elle se hâta de faire « le voyage rapide, agréable et charmant par Malmö » pour quitter la Suède. Elle se rendit à Paris et ne m’écrivit qu’une seule lettre de là ; contrairement à son habitude, elle est datée.


26 juin 1886, 142, boulevard d’Enfer.
« Chère Anne-Charlotte

« Je reçois à l’instant ta lettre. Je me reproche extrêmement de ne pas t’avoir encore écrit. Je reconnais volontiers de mon côté que j’ai été un brin jalouse, j’ai cru que tu ne te souciais pas de moi. Pour que ma lettre puisse partir par le courrier d’aujourd’hui, je me borne à ces quelques lignes, pour te dire que tu as bien tort de croire que je vous oublie quand je suis loin. Jamais peut-être je n’ai autant senti combien je tenais à vous deux, ton frère et toi. Chaque fois que j’ai quelque plaisir, je pense involontairement à vous. Je m’amuse beaucoup à Paris, car tous les mathématiciens, et même beaucoup de non mathématiciens, font grand cas de moi. Mais j’aspire terriblement à revoir un vilain frère et une vilaine sœur qui sont devenus indispensables à ma vie. Je ne puis partir d’ici avant le 5 juillet, et ne viendrai à Christiania que pour le commencement du Congrès des naturalistes. Peux-tu m’attendre à Copenhague pour voyager ensemble ? Réponds-moi tout de suite. J’ai porté ton livre à Jonas Lie. Il parle de toi avec beaucoup d’amitié. Il m’a rendu ma visite, mais n’avait pas encore lu ton livre. Il croit aussi que tu as plus de talent pour le roman que pour le drame. Je verrai encore Jonas Lie avant mon départ.

« Je t’embrasse tendrement. J’aspire à te revoir, ma chère, chère Anne-Charlotte.

« Tout à toi,
« Sonia. »


Comme toujours, au dernier moment, elle ne put s’arracher de Paris, de sorte qu’elle ne débarqua à Christiania que dans les derniers jours du Congrès des naturalistes. J’étais habituée aux brusques revirements de son humeur, mais cette fois le contraste entre sa disposition d’esprit du moment, et celle qui l’avait dominée toute l’année, et surtout pendant le printemps, fut plus frappant encore. Elle avait beaucoup vu Poincaré et d’autres grands mathématiciens à Paris. En causant avec eux, le désir lui était venu de s’occuper sérieusement d’un problème dont la solution pouvait lui donner une grande célébrité, et lui faire obtenir « le prix Bordin » à l’Académie des Sciences de Paris. Dès lors, la science donnait seule du prix à la vie ; tout le reste, bonheur personnel, amour, culte de la nature, rêves de l’imagination, était folie ; la poursuite d’une vérité scientifique devenait le but le plus élevé que l’on pût se proposer, et un échange d’idées avec ses égaux, au point de vue intellectuel, était la plus belle chose du monde. La joie de produire la possédait, et une de ces périodes brillantes, où elle redevenait belle, spirituelle, pleine de vie et de gaieté, allait recommencer.

Elle prit la roule du Havre et débarqua à Christiania la nuit, après trois jours de traversée et un violent mal de mer ; mais infatigable, comme elle savait l’être quand elle était bien disposée, elle fit partie, dès le lendemain matin, après quelques heures de sommeil, d’une excursion suivie d’une fête, qui se prolongea fort avant dans la nuit. Beaucoup de toasts lui furent portés à cette occasion ; les personnalités les plus marquantes l’entourèrent, et comme toujours en pareil cas, elle fut si modestement aimable, et d’une grâce si jeune, qu’elle charma tout le monde. Nous fîmes ensemble un voyage de quelques jours et traversâmes le Telemarken pour visiter l’école supérieure populaire d’Ullmans, à laquelle Sophie prit un intérêt chaudement sympathique. Cette visite fut pour elle le sujet d’articles qu’elle écrivit ensuite avec un grand succès dans une revue russe, le Messager du Nord.

Nous fîmes aussi une ascension à pied à partir de Siljörd, la première course de montagne que Sophie eût jamais faite. Elle était hardie, vive et infatigable ; enchantée par la beauté de la nature, pleine de gaîté et d’entrain, troublée seulement, à certains moments, par l’aspect des vaches aux alentours d’un chalet, ou par des amoncellements de pierres qu’il fallait traverser, et dont quelques-unes se détachaient sous ses pieds ; elle poussait alors de petits cris d’angoisse qui amusaient fort le reste de la société. Le sentiment de la nature, c’est-à-dire ce qu’elle ressentait par l’imagination, était fort vif en elle, mais sa myopie l’empêchait de rien apercevoir des détails d’un paysage ; elle aurait été incapable de nommer les arbres, ou les plantes, devant lesquels elle passait, de remarquer les produits de la terre, ou la construction des maisons ; mais une coquetterie féminine, et l’horreur de l’ornement traditionnel des bas-bleus, l’empêchait de porter des lunettes.

Si elle a, malgré tout, donné dans ses livres des descriptions du printemps qui ne sont pas seulement vraies par le sentiment et la couleur, mais encore par l’exactitude du détail purement matériel, c’est grâce à ses connaissances théoriques, plutôt qu’à ses observations personnelles. Outre qu’elle avait fait de bonnes études en sciences naturelles, elle avait encore aidé son mari dans sa traduction du livre de Brehm, et dans ses cours de géologie et de paléontologie. Son observation des petits phénomènes journaliers de la nature manquait cependant de finesse ; elle n’avait ni le sens du détail, ni la sûreté du goût : le paysage le plus dépourvu de caractère devenait beau à ses yeux, selon sa disposition du moment, et le paysage le plus beau comme lignes et couleurs lui restait indifférent, si elle était de mauvaise humeur. Il en était de même pour son appréciation de la beauté humaine ; le sens de la pureté des lignes, de l’harmonie des proportions, et d’autres conditions de la beauté objective, lui manquait complètement. Si les personnes lui inspiraient de la sympathie, ou possédaient quelquesunes des qualités extérieures qu’elle admirait particulièrement, elles étaient belles, et les autres laides. Un blond ou une blonde avait chance de lui plaire, un brun ou une brune rarement. Et à ce propos je ne puis omettre le manque absolu de goût pour les arts dans cette nature si richement douée ; elle fit bien des séjours à Paris sans jamais aller au Louvre ; la peinture, la sculpture, l’architecture n’eurent jamais aucun attrait pour elle, et quant aux décorations d’une chambre, ou aux côtés élégants de l’industrie, elle leur resta toujours indifférente.

Cependant la nature de la Norvège, et les hommes que nous y rencontrâmes, la charmèrent. Nous avions l’intention de continuer notre voyage en carriole au travers du Telemarken, par les montagnes de Haukeli, pour descendre vers la côte de l’ouest, où nous comptions faire une visite à Alexandre Kielland à Jäderen. Mais, bien qu’elle eût souvent rêvé à ce voyage de Norvège, et qu’elle en fût ravie, et malgré son vif désir de connaître Kielland, une voix l’appelait, à laquelle il lui devenait impossible de, résister. Et ainsi, à moitié route, sur un des bateaux à vapeur, dans un fiord qui pénétrait profondément dans le Telemarken, elle se décida subitement à retourner à Christiania, et de là en Suède, pour s’installer à la campagne et y travailler tranquillement. Elle me quitta, prit un autre bateau, et retourna à Christiania. Je ne pus ni la dissuader ni la blâmer, car je savais par expérience qu’on ne résiste pas à cet appel ; tout devient indifférent, on devient sourd et aveugle pour ceux qui vous entourent, on n’entend que cette voix intérieure, plus forte que le bruit des cascades ou de l’ouragan sur la mer. Pour moi le désappointement fut grand. Je continuai cependant mon voyage avec un compagnon de route rencontré par hasard ; je fis une visite à Kielland, et revins par l’est assister à une fête à l’école supérieure populaire de Sagatun. Sophie eût joui de cette excursion autant que moi, si elle avait eu sa liberté intérieure. Bien des fois je fus témoin de traits de ce genre : au milieu de la conversation la plus animée, dans une excursion ou une soirée, occupée en apparence de son entourage, elle tombait soudain dans un profond silence, son regard devenait rêveur, ses réponses distraites. Aussitôt, elle prenait congé, et rien ne pouvait la retenir, ni prières, ni rendez-vous antérieur, ni égard pour les personnes présentes.

J’ai d’elle un petit billet du printemps de la même année, très caractéristique sous ce rapport : nous étions convenues de faire une excursion en voiture dans les environs de Stockholm, avec deux autres personnes ; au dernier moment elle s’excusa, et m’écrivit l’explication suivante :


« Chère Anne-Charlotte, ce matin je me suis éveillée avec le plus grand désir de m’amuser ; tout à coup m’arrive mon grand-père du côté maternel, le pédant allemand — c’est-à-dire l’astronome, — il examine les savantes dissertations que je m’étais promis d’étudier pendant les vacances de Pâques, et me fait les plus sérieux reproches de perdre indignement mon temps. Sa parole sévère met en fuite ma pauvre grand’mère, la bohémienne. Me voilà donc assise à mon bureau, en robe de chambre et en pantoufles, enfoncée dans mes méditations et mes recherches mathématiques, et sans la moindre envie de prendre part à votre excursion. Vous êtes si nombreux que vous vous amuserez bien sans moi. et cela me fait espérer que vous me pardonnerez mon indigne désertion.

« Sonia. »


Il avait été convenu que nous nous retrouverions dans l’arrière-saison, dans le Jamtland, où Sophie s’était établie avec la famille de mon frère. Mais à peine y fus-je arrivée, que Sophie, appelée par dépêche en Russie, partit pour y rejoindre sa sœur gravement malade.

Lorsqu’elle revint en septembre, elle ramena sa petite fille âgée de près de huit ans. Pour la première fois elle s’établit alors à Stockholm dans un appartement particulier. Quoiqu’elle fût indifférente à toute espèce de confort domestique, elle était dégoûtée de la vie de pension ; elle éprouvait un besoin absolu de tranquillité, et de liberté quant à l’emploi de son temps, et ne pouvait s’accommoder des petites dépendances qui résultent de la vie chez les autres. Elle pria donc ses amis de lui trouver un appartement et une femme de confiance, qu’elle pût charger du soin de son ménage et de celui de sa fille ; elle acheta quelques meubles, en fit venir d’autres de Russie, et s’arrangea un « chez elle » qui garda toujours l’empreinte d’une installation provisoire. Le salon amené de Russie était caractérisque ; il venait de la maison de ses parents, et avait toute la pompe de vieux meubles aristocratiques ; il avait autrefois garni un énorme salon, et se composait d’un immense sopha qui occupait tout un côté du mur, d’un canapé faisant jadis partie d’un meuble décoratif destiné à être orné de plantes et placé au milieu d’une pièce, de grands fauteuils en acajou, profonds, richement sculptés, et recouverts, comme le reste du mobilier, de damas rouge foncé, très déchiré, avec des sièges défoncés et des ressorts brisés. Il fut toujours question de réparer ces fauteuils, mais on en resta là, en partie parce que, selon le point de vue russe de Sophie, il n’y avait rien d’extraordinaire à avoir des meubles déchirés dans son salon, en partie aussi, parce que jamais elle ne s’attacha à Stockholm, et n’eut jamais le sentiment que cette demeure fût autre chose qu’une station sur sa route ; elle ne voulait donc pas faire de dépenses inutiles.

Cependant quand elle était de bonne humeur, il lui prenait soudain la fantaisie d’orner sa chambre d’ouvrages de sa façon. Un jour elle m’écrivit à ce sujet le billet suivant :


« Anne-Charlotte,

« Hier soir j’ai eu la preuve éclatante de la justesse des critiques qui prétendent que tu n’as d’yeux que pour ce qui est laid et mauvais, et pas du tout pour ce qui est beau et bon. Pas une tache, pas une éraflure sur mes vénérables vieux meubles, fussent-elles dissimulées sous dix anti-macassars, qui ne soient découvertes et dénoncées par toi. Mais le tapis qui recouvre mon « rocking-chair », beau, magnifique et tout neuf, s’est balancé toute la soirée, faisant de vains efforts pour attirer ton attention, tu ne l’as pas honoré d’un regard.

« Ta Sonia. »

X

CE QUI FUT, ET CE QUI AURAIT PU ÊTRE


À peine Sophie se fut-elle un peu installée dans son singulier appartement, qu’une fois encore on l’appela en Russie ; elle partit en hiver, fit le voyage par mer jusqu’à Helsingfors, et de là en chemin de fer jusqu’à Pétersbourg, pour rejoindre sa sœur, toujours entre la vie et la mort. Sophie n’avait jamais peur dans ces cas-là, et ne reculait devant aucune difficulté. Tendrement dévouée à sa sœur, elle était disposée à tous les sacrifices. Sa petite fille resta sous ma garde pendant ces deux mois d’absence. Je n’ai conservé qu’une seule lettre de cette époque, et qui n’offre d’autre intérêt que de montrer combien cette année les fêtes de Noël furent tristes pour elle.


Pétersbourg, 18 décembre 1S86.
« Chère Anne-Charlotte,

« Je ne suis arrivée que hier soir. Je me hâte aujourd’hui de t’écrire quelques lignes. Ma sœur est terriblement malade, bien que le médecin prétende qu’elle soit comparativement mieux que ces derniers jours. C’est vraiment la plus terrible des maladies, longue, pénible et consumante. Elle souffre sans cesse, ne peut ni dormir ni respirer sans difficulté. Je ne sais combien de temps je resterai ici. Je soupire après Foufi (sa fille) et mon travail. Le voyage jusqu’ici a été long et difficile.

« Ton amie dévouée,

« Sonia. »


Pendant les longues journées et les longues nuits qu’elle passa auprès du lit de sa sœur malade, bien des réflexions, bien des souvenirs du passé, hantèrent son imagination. C’est alors qu’elle compara « ce qui fut » avec « ce qui aurait pu être ». En se rappelant les rêves enchanteurs avec lesquels sa sœur et elle étaient entrées dans la vie, jeunes, belles, richement douées toutes deux, elle songeait que la vie réelle avait été bien peu conforme aux illusions, aux mirages de leur imagination. Pour toutes deux la vie avait certainement été mouvementée et riche en impressions de tout genre, mais un sentiment amer d’espérance déçue couvait dans leur cœur.

« Ah ! combien tout aurait pu être différent, se disait Sophie, si toutes deux nous n’avions commis certaines erreurs capitales. »

Cette pensée lui donna l’idée d’écrire deux romans parallèles, qui décriraient l’histoire des mêmes personnes de deux façons opposées : on les verrait dans leur première jeunesse, avec toutes les chances en leur faveur, jusqu’au moment décisif de leur vie. L’un des romans montrerait alors les conséquences du choix qu’elles avaient fait ; l’autre, « ce qui aurait pu être » si leur choix avait été contraire.

« Qui n’a pas un faux pas à regretter dans sa vie ! était le raisonnement de Sophie ; et qui n’a plus d’une fois souhaité de pouvoir la recommencer ! C’est ce désir, ce rêve, que je voudrais réaliser dans un roman, si j’étais capable de l’écrire. »

Elle ne croyait pas alors posséder ce talent, et quand elle revint à Stockholm, toute pleine de son idée, elle chercha à me persuader d’écrire ce roman en collaboration avec elle.

Je commençais précisément un nouveau roman intitulé : « En dehors du mariage ». Ce devait être l’histoire des vieilles filles — de celles qui n’ont jamais eu l’occasion de fonder elles-mêmes une famille, — de leurs idées sur le mariage et sur l’amour, des intérêts et des aspirations dont elles remplissent leur vie, en un mot le roman des femmes qui, aux yeux du monde, n’en ont pas. Je comptais faire une sorte de pendant au roman de Garborg, Mandfolk (Le monde des hommes), où il décrit comment, dans notre société, vivent les célibataires, et décrire de mon côté comment vivent les femmes non mariées, mes contemporaines. J’avais amassé de nombreux types, et m’intéressais beaucoup à ce projet.

Mais voilà Sophie et son idée arrivées, et si grande était son influence sur moi, si puissante sa force de persuasion, qu’elle me fit aussitôt abandonner mon propre enfant pour adopter le sien. Quelques lettres que j’écrivis à cette époque à une amie commune, dépeignent notre enthousiasme à toutes deux, pour cette œuvre. J’écrivis le 2 février 1887 :

« J’écris maintenant mon roman « En dehors du mariage ». Songe que je me sens absorbée à ce point, que le monde extérieur, celui du moins qui n’a pas de rapport avec mon travail, n’existe plus pour moi. C’est un singulier état physique et psychique que celui où l’on se trouve en commençant quelque œuvre nouvelle. Mille doutes vous assiègent : cela aura-t-il quelque valeur ? Suis-je capable surtout d’entreprendre une chose semblable ? etc. ; et, malgré tout, quelle joie, quel sentiment de richesse intérieure, à posséder un monde mystérieux, qui vous appartient en propre, où on se trouve vraiment chez soi, tandis que le monde extérieur ne vous paraît plus que l’empire des ombres…

« Et maintenant, par surcroît, voilà encore une autre idée. Sonia et moi avons une inspiration de génie. Nous allons écrire un grand drame, en deux soirées, de dix actes ; l’idée est d’elle, mais c’est moi qui la mettrai en œuvre ; je composerai la pièce, j’écrirai les dialogues. L’idée me paraît vraiment très originale. Une des parties décrira « ce qui fut » et la seconde « ce qui aurait pu être ». Dans la première tout sera malheur, car généralement, dans la vie, on fait ce que l’on peut pour empêcher les autres d’être heureux, au lieu d’aider à leur bonheur. Dans la seconde, les mêmes personnages vivront les uns pour les autres, en s’entr’aidant, et formeront une petite société idéale où ils trouveront le bonheur. Ne parlez de cela à personne. À dire vrai je ne sais rien de plus que ce que je viens de vous dire sur l’idée de Sophie, car nous en avons parlé hier pour la première fois, et demain elle doit me développer son plan, afin que je juge s’il peut être traité au point de vue dramatique. Vous allez rire de me voir ainsi m’enthousiasmer à l’avance, mais c’est toujours ainsi pour moi ; dès que je vois le commencement d’une chose, j’en vois aussitôt la fin. Je me vois maintenant travaillant en collaboration avec Sophie à une œuvre gigantesque, qui aura du succès au moins dans le monde entier, peut-être même dans un autre monde. Nous sommes comme deux folles ; si nous pouvions réussir, cela nous réconcilierait avec l’univers. Sonia oublierait que la Suède est la terre des philistins par excellence, et ne se plaindrait plus d’y perdre ses plus belles années, et moi j’oublierais — oui, j’oublierais tout ce qui me fait grogner. Vous allez dire que nous sommes de grands enfants, oui, c’est ce que nous sommes, Dieu merci. Il existe heureusement un royaume préférable à tous ceux de la terre, et dont nous avons la clef, le royaume de la fantaisie ; celui qui le veut en devient maître, et tous les événements y prennent la forme que l’on veut leur donner. Mais peut-être le plan de Sophie, destiné à un roman, ne vaudra-t-il rien pour un drame ? Et quant à un roman, je ne pourrais l’écrire sur le plan d’autrui, car la personnalité de l’auteur est beaucoup plus en jeu dans le roman que dans le drame. »

Le 10 février, j’écrivais :

« Sonia déborde de joie en voyant la tournure que prend notre vie ; elle prétend comprendre maintenant comment un homme peut toujours s’éprendre à nouveau de la mère de son enfant. Car je suis naturellement la mère, puisque c’est moi qui dois mettre l’enfant au monde ; et elle se montre si passionnée, que la seule vue de ses regards brillants me fait plaisir. Je ne crois pas que deux femmes se soient jamais plus amusées ensemble, et je crois bien que nous sommes le premier exemple, dans la littérature, de deux collaboratrices. Jamais je n’ai éprouvé autant d’enthousiasme pour une idée que cette fois. Aussitôt que Sophie m’eut communiqué son plan, j’en fus frappée comme de la foudre. Oui, ce fut une véritable explosion ; elle me le raconta le jeudi 3 : c’était un plan de roman dans un milieu russe. Après son départ, je passai la nuit dans l’obscurité sur mon rocking-chair, et avant de me mettre au lit le drame était presque fait dans ma pensée. Vendredi je causai avec Sophie, samedi je commençai à écrire, et maintenant toute la première pièce, cinq actes avec prologue, est écrite de premier jet ; ainsi en cinq jours, en y employant seulement une couple d’heures par jour, car on ne peut travailler longtemps avec cette furie. Jamais je n’ai rien fait aussi rapidement ; une idée mûrit dans ma pensée pendant des mois, quelquefois une année, avant de me mettre à l’écrire. »

Le 21 février, je disais :

« Le plus amusant dans ce travail, c’est, comme vous avez pu le remarquer, que je l’admire tant. Cela résulte de la collaboration. L’idée étant de Sophie, je suis plus disposée à la croire géniale que si elle venait de moi ; de son côté elle admire ma part de travail : la vie, la mise en œuvre artistique. Rien de plus agréable que de faire admirer son travail sans y mettre le moindre amour-propre ; jamais comme maintenant je n’ai travaillé avec cette sécurité et cette absence de doute intérieur. Si notre drame devait tomber, je crois vraiment que ce serait pour nous le coup de la mort.

« …Vous voulez savoir en quoi consiste la part de travail de Mme Kovalewsky ? Il est vrai qu’elle n’a pas écrit une réplique, mais c’est elle qui a conçu le plan primitif, et tracé le canevas de chaque acte ; en outre, elle me donne bien des aperçus psychologiques sur la composition des caractères. Chaque jour nous lisons ensemble ce que j’ai écrit, elle fait ses observations et donne des idées nouvelles ; elle veut sans cesse entendre les mêmes choses, comme fait un enfant d’un conte favori, et croit en général qu’il n’existe pas de lecture plus intéressante. »

Le 9 mars, nous fîmes une première lecture à haute voix à quelques intimes. Jusque-là notre joie et nos illusions avaient toujours été croissant. Je ne me rappelle pas avoir jamais vu Sophie si heureuse, si éclatante de bonheur. Elle avait de telles explosions d’allégresse, qu’il lui fallait aller dans les bois pour y crier sa joie à la face du ciel. Tous les jours, notre travail terminé, nous allions faire de longues promenades dans le bois de Lill-Jans, peu éloigné du quartier que nous habitions toutes deux, et là elle sautait par-dessus les pierres et les mottes de terre, me prenait dans ses bras pour danser, et criait bien haut que la vie était belle, l’avenir éblouissant et plein de promesses. Elle fondait les espérances les plus chimériques sur le succès de notre drame : il ferait une marche triomphale à travers les capitales de l’Europe ; une idée aussi neuve et aussi originale devait frapper en littérature comme une révélation ; « ce qui aurait pu être », ce rêve rêvé de tous, représenté avec la vie objective de la scène, captiverait chacun. Et le but même du drame, l’apothéose de l’amour, comme la seule fin importante de la vie, ainsi que le tableau final, cette société idéale où chacun vivrait pour tous, comme on vit l’un pour l’autre, tout cela portait l’empreinte des sentiments les plus intimes et les plus profonds de Sophie. La première pièce aurait pour épigraphe : « Que sert à l’homme de conquérir la terre s’il met son âme en péril ? » La seconde : « Celui qui aura perdu sa vie la regagnera ».

Mais dès la première lecture faite à notre public, notre œuvre entra dans une phase nouvelle. Jusque-là nous l’avions plutôt vue « comme elle aurait dû être » et non « comme elle était effectivement », maintenant les défauts et les imperfections de ce travail fiévreusement hâtif nous sautèrent aux yeux. L’épreuve du remaniement commença.

Pendant tout l’hiver, Sophie fut incapable de songer à son grand travail pour le prix Bordin, bien que le concours fût déjà ouvert. Mittag-Leffler, qui sentait toujours une certaine responsabilité peser sur lui, et auquel l’importance de ce prix, au point de vue de l’avenir de Sophie, paraissait incontestable, se désespérait en la trouvant, à chacune de ses visites, installée dans son salon à faire de la tapisserie. Elle s’était passionnée pour la broderie, et semblable à l’héroïne du poème, Ingeborg, qui tissait dans la toile les exploits de son héros, elle brodait en laine et en soie ce drame qu’elle ne pouvait reproduire avec l’encre et la plume. Grâce au secours mécanique de son aiguille, ses pensées s’éclaircissaient dans son esprit, et une scène se déroulait après l’autre devant elle. De mon côté je faisais le même travail avec ma plume, et quand il se trouvait que plume et aiguille étaient d’accord, notre joie était assez vive pour contre-balancer les petites divergences auxquelles nous entraînait notre imagination. Ces divergences se présentèrent plus fréquemment en remaniant notre drame qu’au début, et le billet suivant de Sophie est une réponse à quelque dissentiment survenu entre nous dans un de ces moments de crise.

« Mon pauvre enfant, il a été si souvent déjà entre la vie et la mort ! que lui est-il encore arrivé ? As-tu été pleine de génie, ou tout le contraire ? Je crois presque que tu m’écris cela par pure méchanceté, afin que je fasse mon cours tout de travers aujourd’hui. Comment veux-tu que je pense à ma leçon quand je sais que notre pauvre petit traverse aujourd’hui une si terrible crise ? Non, il est bon, sais-tu, d’être père une fois ; on connaît alors ce que peuvent souffrir les pauvres hommes d’une méchante femme. Je voudrais bien rencontrer Strindberg et lui serrer la main. »

J’écrivais à ce sujet dans une lettre du 1er  avril :

« J’ai cherché à introduire un léger changement à ma façon de travailler, en interdisant l’entrée de mon cabinet à Sophie jusqu’à l’entier achèvement, par moi seule, de la seconde pièce ; elle est au désespoir ; mais j’ai été trop dérangée et trop tiraillée par cette perpétuelle collaboration. J’en ai perdu le coup d’œil intérieur, la vie intime et commune avec mes personnages. Le besoin d’isolement, si profond chez moi, est étouffé par la trop puissante influence de Sonia ; ma personnalité est noyée dans la sienne, sans que la sienne trouve une expression individuelle plus complète. Voilà le côté défectueux d’une collaboration, même avec une nature comme celle de Sophie. Sous ce rapport elle est très différente, et ne comprend, avec toute son intelligence, qu’à condition d’avoir quelqu’un pour partager tous ses sentiments ; aussi ce qu’elle produit en mathématiques, le fait-elle sous l’influence d’une autre personnalité ; même pour ses cours, ils ne sont vraiment bons, que lorsque Gustave est présent. »

Sophie reconnaissait elle-même cette dépendance de son entourage, et en plaisantait ; dans un billet à mon frère elle écrit une fois :


« Cher monsieur le professeur,

« Viendrez-vous demain à ma leçon ? Ne venez pas si vous êtes fatigué, je tâcherai de la faire aussi bien que si vous étiez présent. »


Le remaniement de notre pièce nous prit beaucoup plus de temps que la composition elle-même. Nous ne l’avions pas encore achevé lorsque nous nous séparâmes pour l’été.

XI

DÉSILLUSIONS ET TRISTESSES


Il avait été question pour nous de passer l’été ensemble. La nouvelle raison sociale littéraire, Corvin-Leffler, devait voyager à Berlin et à Paris pour faire de nombreuses relations théâtrales et littéraires qui, notre chef-d’œuvre terminé, devaient servir à le lancer triomphalement dans le monde. Mais toutes ces illusions tombèrent les unes après les autres.

Notre voyage était déjà fixé pour le milieu de mai, nous étions follement heureuses d’entrevoir un monde nouveau, plein d’intérêt pour nous, lorsqu’encore une fois de mauvaises nouvelles de Russie déjouèrent tous nos plans. La sœur de Sophie se trouvait de nouveau en danger, et son mari devait précipitamment la quitter pour retourner à Paris. Sophie fut donc obligée de recommencer un triste voyage pour rejoindre sa sœur, et de renoncer à toute pensée de plaisir et de distraction. Toutes ses lettres de cet été témoignent d’un profond découragement. Elle écrit :

« Ma sœur continue à être dans le même état que cet hiver. Elle souffre beaucoup, a l’air très malade, et n’a pas la force de bouger ; je commence à craindre qu’il n’y ait plus d’espoir de guérison. Elle est extrêmement contente que je sois venue, et me dit sans cesse qu’elle serait certainement morte si j’avais refusé de venir maintenant. Je suis si démontée aujourd’hui que je ne veux plus écrire. La seule chose qui m’amuse par la pensée est notre féerie, et Væ Victis. »

Elle fait allusion à deux projets de travail en commun commencés au printemps. La féerie était de moi, et devait s’intituler : Quand la mort ne sera plus. Sophie, lorsque je lui communiquai mon plan, s’y attacha avec tant d’ardeur, et continua si vivement à le développer dans son imagination, qu’elle en a sa part de collaboration. Væ Victis lui appartenait à elle seule et devait être un long roman ; l’idée et le plan étaient très originaux ; mais elle ne se croyait pas encore capable d’écrire seule.

Dans une de ses lettres suivantes elle dit : « Tu as la bonté d’assurer que je signifie quelque chose dans ta vie ; et cependant tu possèdes plus que moi, tu es incomparablement plus riche ; songe à ce que tu dois être pour moi, qui sans toi serais si isolée, si pauvre d’affection et d’amitié ! »

Et plus tard :

« As-tu jamais remarqué qu’il y a des moments où tout semble se couvrir d’un voile noir, aussi bien pour soi que pour ses amis ? On ne reconnaît pas ce que l’on a de plus cher, et la fraise la plus savoureuse quand on la prend dans la bouche, se change en sable. Skogstomten le (Rubezahl suédois) en menaçait les enfants qui entraient dans la forêt sans permission. Peut-être n’avons-nous pas demandé la permission, nous autres, d’être gaies cet été ! — et cependant nous avions fameusement travaillé tout l’hiver. J’essaye même de travailler maintenant, et j’emploie tous mes loisirs à penser à mon travail de mathématiques et à étudier les traités de Poincaré. Je suis trop démontée, je ne suis pas assez heureuse pour écrire rien de littéraire : tout dans la vie me paraît décoloré et peu intéressant ! Dans de pareils moments les mathématiques sont préférables ; on est heureux qu’il existe un monde si complètement en dehors du « moi » ; on a besoin de penser à des sujets impersonnels. Toi seulement, ma chère, ma précieuse, mon unique Anne-Charlotte, tu me restes également chère. Je ne puis te dire combien j’aspire à te revoir. Tu es ce que j’aime le plus, et notre amitié, au moins, doit durer autant que notre vie. Je ne sais ce qu’elle serait devenue, ma vie, sans toi. »

Plus tard, en français :

« Mon beau-frère s’est décidé maintenant à rester à Pétersbourg jusqu’à ce que ma sœur soit en état de le suivre à Paris. Je me suis donc sacrifiée fort inutilement. Si je savais que tu fusses libre, je serais venue te rejoindre à Paris, quoiqu’à vrai dire toutes ces histoires m’aient complètement ôté le désir de m’amuser. Je suis plutôt disposée à m’établir n’importe où pour pouvoir travailler en paix. Je sens un grand besoin d’occupation, mathématique ou littéraire, n’importe, pourvu que je puisse m’absorber dans mon travail et m’oublier moi-même, ainsi que l’humanité tout entière. Si tu éprouvais le même désir de me rejoindre, que j’aurais de plaisir à te retrouver, je serais heureuse de venir partout où tu voudrais. Mais si, comme il est probable, tu as déjà disposé de ton été, je resterais bien encore quelques semaines ici, pour m’en retourner ensuite avec Foufi à Stockholm, où je m’établirais quelque part dans l’archipel pour travailler de toutes mes forces. Je ne veux plus faire un pas pour arranger quelque chose d’amusant. Tu sais à quel point je suis fataliste, et je crois avoir lu dans les étoiles que je ne puis rien me promettre de bon cet été. Il vaut mieux en prendre son parti, et ne pas faire d’inutiles efforts. — J’ai écrit hier le commencement de Væ Victis. — Vraisemblablement je ne l’achèverai jamais. Peut-être ce que j’ai écrit pourra-t-il te servir un jour parmi tes matériaux. Pour faire des mathématiques il faut être plus installée que je ne le suis ici pour le moment. »

Et dans une des lettres suivantes, écrite d’une des petites îles de l’archipel où elle s’était établie, elle dit :

« J’ai eu beaucoup de plaisir dans les derniers temps en Russie, et j’ai même fait quelques connaissances intéressantes. Mais un vieux mathématicien, pédant et conservateur comme moi, ne peut jamais bien travailler que chez lui ; c’est pourquoi je suis revenue à ma vieille Suède, à mes livres et à mes paperasses. »

Et plus tard, du même endroit :

« J’ai beaucoup pensé à notre premier-né (le double drame intitulé La lutte pour le bonheur). Mais à parler franchement je commence à décerner dans le pauvre petit une foule considérable de défauts organiques, surtout en ce qui concerne la composition elle-même. Comme pour se jouer de moi, le sort m’a fait rencontrer cet été trois savants, — rencontre dans son genre fort intéressante. L’un d’eux, le moins doué selon moi, a déjà obtenu quelques succès ; le second, plein de talent sous certains rapports, ridiculement borné sous d’autres, a justement commencé sa « lutte pour le bonheur ». Quel en sera le résultat, c’est ce que je ne saurais prévoir encore. Le troisième, un type très curieux, est déjà brisé de corps et d’âme, et c’est un type digne d’être étudié par un romancier. L’histoire de ces trois hommes, dans sa simplicité, me semble beaucoup plus intéressante que tout ce que nous avons imaginé ensemble.

Selon le désir de ton frère, j’ai pris un volume de Runeberg, « Hanna », « Nadejda », etc., et je l’ai lu ici. Mais cela ne me plaît guère ; ces vers ont pour moi le même défaut que la Création de Haydn ; le diable y manque trop, et sans un petit rayon de cette puissance supérieure, l’harmonie ne saurait exister en ce monde. »

Elle m’écrivit le même été une lettre amusante, que je citerai pour donner un échantillon de la tournure humoristique de son esprit. Comme elle ne se distinguait pas précisément par un ordre remarquable dans ses papiers et ses affaires, je lui recommandais, en lui envoyant quelque lettre confidentielle, d’être prudente, et de ne pas la laisser traîner. Elle m’écrit à ce sujet :


« Pauvre Anne-Charlotte ! Il me semble que la crainte de voir tomber tes lettres entre des mains indignes tourne presque à la maladie chronique. Les symptômes en deviennent chaque jour plus alarmants, et je commence à m’inquiéter sérieusement de toi. Il me semble cependant qu’une personne qui possède une écriture aussi illisible que la tienne, pourrait à cet égard éprouver une certaine tranquillité. Je t’assure que sauf les personnes directement intéressées à la question, il y en a peu qui auraient la patience de déchiffrer tes pattes de mouches. Pour ce qui est de ta dernière lettre, elle a naturellement été perdue à la poste ; quand je l’ai enfin retrouvée, l’enveloppe couverte des cachets du cabinet noir, je me suis empressée de la laisser ouverte sur ma table, pour être examinée par mes bonnes et par toute la famille G. Ils ont tous été d’avis que la lettre était très bien écrite et contenait des choses intéressantes. Aujourd’hui j’ai l’intention de faire une visite au professeur Montan pour lui parler de traductions polonaises. Je prendrai ta lettre et tâcherai de l’égarer dans son salon de réception. Je ne puis rien faire de plus pour travailler à ta célébrité.

« Ta dévouée,
« Sonia. »


Quand nous nous revîmes en automne, nous commençâmes le dernier et définitif remaniement de notre double drame. Mais l’enthousiasme, la joie du travail, les illusions, tout était envolé ; ce fut une besogne purement mécanique. En novembre déjà le drame fut imprimé et proposé en même temps à divers théâtres. Le reste de l’automne fut employé à la correction des épreuves. Notre œuvre parut vers Noël, fut malmenée par Wirsen et le Stockholms Dagblad et bientôt après refusée par les théâtres. Un billet de Sophie, en réponse à la nouvelle de ce revers, prouve qu’elle l’accepta assez légèrement :

« Que vas-tu faire maintenant, mère cruelle et perfide ? Couper en deux ces frères Siamois, séparer ce que la nature a joint ? Tu m’inspires une véritable terreur. Strindberg a raison par rapport aux femmes. Mais malgré tout je viendrai te voir ce soir, monstre. »

Effectivement nous étions devenues un peu indifférentes à notre drame depuis qu’il était achevé. En cela nous nous ressemblions, nous n’aimions que « ceux qui n’étaient pas nés », et nous rêvions déjà d’autres travaux qui réussiraient mieux ; mais nous différions en ce que Sophie continuait à tenir de tout son cœur à la collaboration, tandis que pour moi, elle était morte, bien que je n’eusse pas le courage de l’avouer. Qui sait même si ce ne fut pas le besoin toujours croissant de me ressaisir, de redevenir seule maîtresse de mes pensées et de ma disposition d’esprit, qui, à mon insu, contribua à me faire prendre la résolution de passer l’hiver suivant en Italie ? J’avais souvent parlé de ce voyage, et Sophie s’y était toujours opposée comme à une trahison envers notre amitié. Mais cette amitié, si précieuse d’une part, et qui me donnait tant de joie, commençait d’une autre à me peser par son excessive exigence. Je le dis pour expliquer la tragédie finale de la vie de Sophie : la nature idéale de son tempérament voulait arracher à la vie ce qu’elle ne donne et ne réalise que bien rarement, en amitié comme en amour : la fusion complète de deux âmes. Son amitié, et plus tard son amour, étaient tyranniques, parce qu’elle n’admettait ni sentiments, ni désirs, ni pensées en dehors d’elle. Elle prétendait posséder la personne aimée de telle sorte que celle-ci n’eût presque plus d’individualité propre, et si en amour c’est presque impossible, au moins entre deux personnalités également développées, c’est plus difficile encore en amitié, la base de relations de ce genre étant la liberté individuelle de chacun. Ainsi s’explique peut-être le peu de satisfaction donné par la maternité au besoin de tendresse de Sophie. Un enfant n’aime pas autant qu’il se laisse aimer, et ne saurait s’identifier aux intérêts d’autrui ; il reçoit toujours plus qu’il ne donne, et Sophie exigeait beaucoup ; je ne veux pas dire qu’elle exigeât plus qu’elle ne donnait elle-même, au contraire, car elle donnait beaucoup, mais elle voulait la réciproque, et par-dessus tout, il fallait lui faire comprendre qu’elle avait autant de valeur aux yeux de ses amis, que ceux-ci en avaient pour elle.

Cet automne apporta à Sophie plus que des déceptions littéraires, elle eut encore une grande et amère douleur à supporter. Cette sœur pour laquelle si souvent elle avait traversé la mer, afin de ne pas lui manquer au dernier moment, avait été transportée à Paris pour y subir une opération. Sophie était alors retenue par ses cours à Stockholm, mais au risque de perdre sa position elle serait aussitôt partie, si on l’avait appelée. On lui assura que l’opération serait sans danger, et qu’elle offrait tout espoir de guérison : le succès de l’opération fut même annoncé, et elle reprenait courage, lorsqu’un télégramme lui apporta soudain la nouvelle de la mort d’Aniouta. Une inflammation des poumons s’était déclarée, et dans l’état de faiblesse où se trouvait la malade, celle-ci avait promptement succombé.

Ainsi que Sophie l’a raconté dans ses souvenirs, elle avait toujours tendrement aimé sa sœur, et à la douleur de l’avoir à jamais perdue, et de n’avoir pu assister à ses derniers moments, se mêlait encore d’amers regrets sur le triste sort de cette Aniouta, jadis si belle et si admirée. Dévorée par une longue et douloureuse maladie, déçue dans toutes ses espérances, malheureuse dans sa vie intime, arrêtée dans son développement artistique, elle n’avait eu, pour terme à tant de souffrances, que l’inexorable mort, dans toute la force de l’âge.

La douleur de Sophie s’exagérait encore par l’habitude de généraliser. Le malheur qui la frappait, ou qui frappait ceux qu’elle aimait, devenait le malheur de l’humanité ; elle ne souffrait pas seulement de sa propre peine, mais de celle de tous. En perdant sa sœur elle perdait aussi le dernier lien qui la rattachait à sa vie d’enfance : « Personne ne se souviendra plus de moi comme de la petite Sonia, disait-elle. Pour vous tous je suis Mme Kovalewsky, une savante, pour personne je ne suis plus l’enfant d’autrefois timide, réservée, renfermée en elle-même. »

Avec l’empire qu’elle savait exercer sur elle-même, et sa faculté de cacher ses sentiments réels, Sophie dissimula sa douleur aux yeux du monde ; elle ne porta pas le deuil, sa sœur ayant eu l’horreur du noir comme elle ; la pleurer ainsi lui semblait d’ailleurs une fausse convention, mais le déchirement de son âme se révélait par une extrême nervosité. Elle fondait en larmes pour la moindre bagatelle, soit qu’on lui eût marché sur le pied ou déchiré sa robe, et éclatait en paroles violentes pour la plus insignifiante contrariété. En s’analysant, comme elle le faisait toujours, elle disait : « Cette grande douleur, que je cherche à dominer, éclate au dehors par de puériles irritations. C’est la tendance générale de la vie de transformer tout en petites misères, et de ne jamais nous accorder la consolation d’un sentiment profond, que l’on ne veut partager avec personne. »

Elle espérait que sa sœur lui apparaîtrait d’une façon quelconque. Toute sa vie elle conserva la croyance aux songes dont parle son amie de jeunesse, ainsi que, sous d’autres formes, aux pressentiments et aux révélations. Elle avait toujours su à l’avance quand elle serait heureuse ou malheureuse : 1887 devait lui donner une grande joie et une grande douleur, elle le savait, et maintenant déjà elle disait que 1888 serait l’année la plus heureuse de sa vie et 1890 la plus amère. Quant à 1891, elle devait lui apporter une lumière nouvelle. Cette lumière fut la mort.

Des rêves pénibles la tourmentaient toujours quand un de ceux qu’elle aimait souffrait, ou était menacé d’une souffrance ; la nuit qui précéda la mort de sa sœur elle eut un affreux cauchemar, ce qui l’étonna, parce que les nouvelles étaient bonnes. Mais quand la nouvelle de mort arriva, elle prétendit qu’elle aurait dû y être préparée.

Cependant jamais elle n’eut d’apparitions comme elle l’avait espéré.

XII

TRIOMPHE ET DÉFAITE, TOUT GAGNÉ, TOUT PERDU


Je partis en janvier 1888, et nous ne nous revîmes qu’au mois de septembre 1889 ; mais dans cet intervalle de moins de deux ans, nos vies à toutes deux avaient subi des crises décisives, et nous nous retrouvâmes autres que nous nous étions quittées. L’intimité du passé devenait impossible : chacune de nous, absorbée par son propre drame, ne voulait pas avouer à l’autre l’entière vérité sur ses luttes intérieures. La tâche que je me suis proposée étant de raconter tout ce que Sophie m’a dit sur elle-même, je me bornerai aussi à ne communiquer de cette dernière période de sa vie que ce que j’ai su par elle ; ce sera plus vague et moins explicite que le reste, parce qu’elle ne me laissait plus lire dans son âme comme auparavant.

Peu après mon départ elle fit la connaissance d’un homme, qu’elle disait être la personnalité la plus géniale qu’elle eût jamais connue. Dès leur première rencontre elle ressentit pour lui une grande sympathie et une grande admiration, et peu à peu ces sentiments se transformèrent en un amour passionné. Lui, de son côté, éprouvait une vive admiration pour elle et lui demanda même d’être sa femme, mais elle crut sentir plus d’admiration que d’amour, et refusa de l’épouser, se proposant de mettre toute l’énergie de son âme à conquérir un amour qui fût l’égal du sien. Cette lutte avait été l’histoire de sa vie pendant nos deux années de séparation. Elle tourmenta son ami de ses exigences, lui fit souvent des scènes de jalousie ; ils se quittèrent bien des fois avec amertume, Sophie brisée de désespoir, puis ils se retrouvaient, se réconciliaient, pour se séparer violemment de nouveau.

Les lettres de Sophie disent peu de chose de sa vie intime ; réservée de nature, surtout lorsqu’il s’agissait de sentiments profonds, et particulièrement de ses chagrins, elle n’arrivait à la confiance que sous l’influence de rapports personnels ; ce ne fut donc qu’après mon retour en Suède que j’appris quelque chose. Je donnerai quelques extraits des passages les plus caractéristiques de ses lettres de cette époque. En janvier 1888, peu après mon départ, elle écrit :

« Ton histoire avec E. (elle fait allusion à un événement survenu dans la société de Stockholm) m’a fait penser qu’aussitôt libre je reprendrai mon premier-né, le « Privat docent » ; en le remaniant complètement je crois que j’en puis faire quelque chose d’excellent. Je me sens vraiment un peu fière d’avoir, encore si jeune, aussi bien compris certains côtés de la nature humaine. En analysant maintenant les sentiments de E. vis-à-vis de G., je crois avoir très bien décrit les rapports entre un « privat docent » et son professeur. Et quelle excellente occasion pour prêcher le socialisme ! Et quelle excellente occasion pour développer cette thèse — qu’un état démocratique, mais non pas socialiste, est la plus grande horreur que l’on puisse rencontrer. »

Plus tard elle écrit :

« Merci pour ta lettre de Dresde. Je suis toujours extrêmement heureuse chaque fois que je reçois quelques lignes de toi, bien que, à proprement parler, ta lettre m’ait produit une impression très mélancolique. Qu’y faire ? Ainsi va la vie, on n’obtient jamais ce que l’on veut, et ce dont on croit avoir besoin. Tout, mais pas cela. Quelque autre aura le bonheur que je convoite, et auquel il n’aura jamais pensé. Le service de table du « grand festin de la vie » doit être mal fait, car tous les convives semblent, par négligence, recevoir les portions destinées à d’autres. En tout cas N. a reçu celle qu’il souhaitait. Il est enthousiasmé de son voyage au Groënland, et rien ne pourrait rivaliser à ses yeux avec ce projet ; tu feras donc bien de renoncer à l’idée de génie de lui écrire, car j’ai peur, vois-tu, que même avec la complicité de… tu n’empêches sa visite aux âmes des grands hommes, qui, suivant la légende lapone, planent au-dessus des plaines de glace groënlandaises. Pour ma part, je travaille tant que je peux (pour le concours du prix Bordin), mais sans grand plaisir, et sans enthousiasme. »

Sophie avait depuis peu fait la connaissance de Frithiof Nansen, pendant la visite de celui-ci à Stockholm, et sa personnalité, autant que son audacieux projet de voyage, lui avaient fait impression. Ils ne s’étaient rencontrés qu’une fois, mais l’impression mutuelle avait été si vive, que tous les deux, plus tard, tinrent pour probable que cette sympathie se serait développée pour eux en un sentiment plus vif, si rien n’était venu à la traverse.

Dans la lettre suivante, aussi de janvier 1888, elle écrit encore :

« Je suis pour le moment sous l’impression de la lecture la plus entraînante que j’aie jamais faite ; j’ai reçu aujourd’hui un petit article de Nansen avec l’exposé de son voyage projeté à travers les plaines de glace du Groenland. J’en ai été tout à fait frappée. Il a reçu maintenant de Gomel, grand négociant danois, une avance de 5 000 c. pour ce voyage, de sorte qu’il n’y a pas de puissance terrestre qui puisse l’arrêter. L’article est du reste si intéressant et si bien écrit, que je te l’enverrai aussitôt que je serai sûre de ton adresse — naturellement à condition de me le renvoyer immédiatement ; — lorsqu’on a lu ce petit article, on peut dans une certaine mesure se représenter l’homme. J’ai aussi causé de lui avec B. Celui-ci prétend que les travaux de Nansen sont remplis de génie, et le trouve aussi trop remarquable pour aller ainsi risquer sa vie au Groënland. »

Dans la lettre suivante, on reconnaît déjà les premiers indices de la crise qui allait maintenant envahir sa vie. La lettre n’est pas datée, mais a dû être écrite en mars de la même année. Elle avait appris à connaître l’homme dont l’influence devait être décisive sur le restant de sa vie. Elle écrit :

« … Tu me fais aussi d’autres questions, mais je ne veux pas me les poser à moi-même, c’est pourquoi tu m’excuseras de les laisser sans réponse. J’ai peur de faire de nouveaux projets. La seule chose, hélas ! qui soit sûre, c’est que je vais rester maintenant seule à Stockholm pendant deux longs et interminables mois. Mais il vaut peut-être mieux que je comprenne clairement combien je suis vraiment seule. »

Je lui avais raconté qu’à Rome, des Scandinaves m’avaient assuré que Nansen était fiancé depuis plusieurs années. Elle répond gaiement bientôt après :


« Chère Anne-Charlotte,


« Souvent femme varie, bien fol est qui s’y fie.


« Si j’avais reçu ta lettre, avec la terrible nouvelle qu’elle renferme, quelques semaines plus tôt, elle m’aurait certainement brisé le cœur. Mais maintenant, je dois avouer, à ma propre honte, qu’après avoir lu hier tes lignes profondément sympathiques, je n’ai pu m’empêcher d’éclater de rire. Hier a été en général une rude journée pour moi, car le gros M. est parti dans la soirée. J’espère que quelqu’un de la famille t’aura écrit les changements survenus dans nos projets ; il est donc inutile d’en parler aujourd’hui. Du reste je ne puis nier que ces changements me soient personnellement favorables, car si le gros M. était resté, je ne sais pas comment j’aurais pu travailler. Il est si grand, si « puissamment taillé », selon l’heureuse expression de K. dans son discours, qu’il arrive à prendre terriblement de place, non seulement sur un canapé, mais encore dans la pensée, et je n’aurais jamais pu, en sa présence, penser à autre chose qu’à lui. Bien que pendant les dix jours de son séjour à Stockholm nous ayons été constamment ensemble, la plupart du temps en tête à tête, et que nous n’ayons parlé d’autre chose que de nous-mêmes, avec une franchise dont tu n’as jamais vu l’égale, je suis cependant hors d’état d’analyser mes sentiments pour lui. Les charmants vers de Musset rendront l’impression qu’il me fait :


Il est joyeux, et pourtant très maussade ;
Détestable voisin, excellent camarade ;
Extrêmement futile et pourtant très posé ;
Indignement naïf et pourtant très blasé,
Horriblement sincère et pourtant très rusé.

« Un véritable Russe par-dessus le marché. Il est certain qu’il a, dans son petit doigt, plus d’esprit et d’originalité, qu’on n’en extraierait de nous deux ensemble, même au moyen d’une presse hydraulique. »

La suite de la lettre parle d’un projet de voyage pour l’été suivant, qui ne fut cependant jamais réalisé ; c’est pourquoi je n’en cite que les passages principaux :

« Je doute que j’aille à Bologne pour les fêtes du Jubilé pour lesquelles il avait été question de faire le voyage, en partie parce que cela coûte très cher, à cause des toilettes, etc., en partie aussi parce que ces solennités sont ennuyeuses, et pas du tout de mon goût. Il est important aussi pour moi d’aller à Paris, quand ce ne serait que pour peu de temps. Du 15 mai au 15 juin, je compte donc me trouver à Paris, et ensuite aller te rejoindre en Italie avec le gros M., car il est convenu que nous y passerons l’été ensemble. Ceci est l’essentiel ; quant à l’endroit, ce détail est secondaire et m’intéresse moins. Pour ma part je proposerais les lacs italiens ou le Tyrol. M. accepte le projet, mais il aurait préféré nous décider à faire avec lui le voyage du Caucase en passant par Constantinople. J’avoue que le projet est tentant, d’autant plus que selon M. ce voyage n’est pas du tout coûteux ; mais j’ai mes doutes à cet égard, et je crois que nous ferons sagement de nous en tenir aux pays civilisés. Il y a encore une circonstance qui à mes yeux parle en faveur du premier projet. Je voudrais terriblement fixer sur le papier quelques-unes des fantaisies qui m’ont hantée cet été. Tu devrais aussi recommencer à travailler, après t’être reposée tous ces derniers mois, et cela n’est possible que si nous nous établissons dans quelque bel endroit, pour y mener une vie tranquille, idyllique. Et jamais on n’est aussi tenté d’écrire un roman qu’en société du gros M., car malgré ses dimensions considérables, lesquelles du reste sont en rapport avec son type de boïard russe, c’est le héros de roman le plus accompli, d’un roman réaliste s’entend, que j’aie rencontré de ma vie. Je le crois, de plus, bon critique littéraire, avec l’étincelle sacrée. »

Ces plans de réunion ne se réalisèrent pas. Sonia rencontra son nouvel ami russe à Londres à la fin du mois, puis, en été, alla trouver Weierstrass dans le Harz, pour avoir son avis sur la rédaction définitive de son travail ; elle l’avait envoyé au printemps à l’Académie des sciences sous une forme inachevée, en demandant la permission de présenter un développement plus complet à la fin de l’année, au moment du concours. L’ardeur qu’elle avait mise à travailler pendant ces mois de printemps, ressort des billets que je reçus à cette époque. L’un est écrit de Stockholm et adressé à mon frère et à moi ; nous étions alors ensemble en Italie.

« Mes chers amis, je ne parviens pas à vous écrire longuement, car je travaille tant que je peux, autant qu’il est possible à un être humain de travailler. Je ne sais si j’arriverai à temps avec ma dissertation. Je me heurte à une difficulté dont je ne suis pas encore sortie… »

Bientôt après, à la fin du mois, pendant son voyage à Londres elle écrit les lignes suivantes :


« Chère Anne-Charlotte,

« Je suis à Hambourg, où j’attends le train qui doit m’emmener dans une demi-heure à Flessingue pour aller de là à Londres. Tu n’as pas idée de la jouissance que j’éprouve à m’appartenir de nouveau, à reprendre possession de mes pensées, à ne plus être obligée « de force » à les concentrer sur un même sujet, comme j’ai dû le faire ces dernières semaines. »

Pendant son séjour dans le Harz, elle se plaignit souvent de la contrainte imposée par le travail. Tout un groupe de jeunes mathématiciens s’était réuni là autour du vieux vétéran Weierstrass : Mittag-Leffler, l’Italien Volterra, les Allemands Cantor, Schwartz, Hurvitz, Hattner, etc. La conversation de tous ces représentants de la même science était naturellement d’un haut intérêt, et Sophie se lamentait de devoir s’isoler dans son travail, au lieu de jouir de la vie commune ; elle enviait ceux qui avaient le loisir d’écouter les choses spirituelles et intéressantes dont le Maître vénéré animait sa conversation.

En septembre, elle revint à Stockholm, et vécut pendant le reste de l’automme dans un état d’excitation qui usa ses forces pour longtemps. L’année 1888 devait, comme elle l’avait prédit, lui apporter le comble du succès et du bonheur, mais aussi le germe des tristesses qui devaient l’accabler dès le commencement de l’année suivante.

La veille de Noël 1888, elle reçut en personne le prix Bordin, à une séance solennelle de l’Académie des sciences, en présence de la plupart des savants les plus illustres de son temps ; cette distinction scientifique est non seulement une des plus grandes qu’une femme ait jamais reçue, mais encore une des plus hautes qu’un homme ait pu briguer[1]. À ses côtés se trouvait celui dont la présence donnait à son âme et à son cœur la joie la plus complète ; ce qu’elle avait rêvé de bonheur dans la vie lui était donc largement départi : son génie était reconnu, et elle voyait un but à ce besoin de tendresse inhérent à sa nature. Mais comme cette princesse du conte, une méchante fée avait neutralisé les présents dont les autres fées l’avaient comblée : sa vie reçut tout ce qu’elle désirait, mais avec des circonstances qui empoisonnèrent son bonheur.

Ce fut au milieu du plus absorbant travail, devenu une question d’honneur pour elle, puisque tous ses amis mathématiciens savaient qu’elle concourait pour le prix Bordin, que sa vie intime entra dans une phase souhaitée depuis si longtemps. Elle vécut dans une lutte terrible entre ses aspirations de femme et ses ambitions de savante, pendant les derniers mois qui précédèrent l’envoi de sa dissertation. Physiquement, elle s’exténua complètement par un travail incessant ; moralement, elle fut brisée par cette lutte entre les deux tendances si profondes de sa nature, celle d’accomplir une grande œuvre intellectuelle, et celle de s’absorber complètement dans un sentiment nouveau et puissant. Ce conflit est, jusqu’à un certain point, celui qui brise toutes les femmes qui ont une vocation personnelle ; c’est peut-être l’objection la plus forte que l’on puisse faire contre cette disposition d’esprit chez une femme, car elle l’empêche de s’élever complètement jusqu’à l’idéal que les hommes cherchent dans leur amour. Pour Sophie, c’était un supplice, de sentir son œuvre se placer entre elle et l’homme qui aurait voulu posséder exclusivement toutes ses pensées. Elle sentait confusément, sans qu’il en convînt, qu’il éprouvait un certain refroidissement, en la voyant si absorbée par une ambition, considérée peut-être par lui comme un vain désir de gloire et de célébrité, et cela, au moment même où la sympathie entre eux était la plus forte. D’ailleurs ce genre de gloire ne rend jamais une femme bien désirable aux yeux d’un homme. « Une cantatrice, une comédienne, qu’on couvre de couronnes, trouve souvent le chemin du cœur d’un homme, grâce à ces triomphes, disait Sophie ; une belle femme admirée pour sa beauté dans un salon y réussit aussi. Mais une femme dont les yeux deviennent rouges à force d’étudier, et dont le front se creuse de rides pour gagner un prix à l’Académie des Sciences, comment peut-elle captiver l’imagination d’un homme ! » Elle se disait avec amertume qu’il était déraisonnable de ne pas sacrifier en ce moment son ambition ou sa vanité, pour obtenir ce qui valait à ses yeux tous les succès de la terre, et cependant elle ne s’y décidait pas. Se retirer à la dernière heure, c’était donner une éclatante preuve d’incompétence ; la force des circonstances, autant que sa propre nature, la poussait vers le but qu’elle s’était proposé. Si elle avait prévu que l’achèvement de son travail lui coûterait si cher au dernier moment, elle ne se serait pas laissée entraîner à une « lutte pour le bonheur » qui rendait la « lutte pour son bonheur intime » si rude. Elle vint cependant à Paris, et reçut le prix. Elle fut l’héroïne du jour, allant de fête en fête, recevant et portant des toasts, entourée de visiteurs et d’interviewers ; à peine avait-elle un moment à donner à l’ami qui était venu la rejoindre pour assister à son triomphe. Le bonheur de son cœur et le triomphe de son ambition furent également troublés ; son triste sort fut de recevoir de la vie ce qu’elle lui avait demandé, dans des circonstances qui changeaient pour elle la coupe de douceur en coupe d’amertume. Une complication, tenant au caractère de Sophie, vint encore tout aggraver ; son amour jaloux et tyrannique exigeait de celui qu’elle aimait, un dévouement si absolu, une dépendance si complète, que ces exigences dépassaient peut-être la mesure de ce qu’un homme peut donner. D’autre part, elle ne pouvait se décider à quitter sa position, comme l’aurait voulu son ami, et à renoncer à son activité personnelle, pour devenir tout simplement sa femme.

Ainsi dans l’impossibilité de mettre d’accord ces deux tendances opposées, ce fut son amour qui fit naufrage.

Elle rencontra à Paris, à cette époque, un de ses cousins, qu’elle n’avait pas revu depuis ses années de jeunesse. Il possédait de grandes terres dans l’intérieur de la Russie et y vivait d’une heureuse vie de famille, avec une femme qu’il aimait et toute une bande d’enfants. Dans sa jeunesse, il avait eu de certaines velléités artistiques, abandonnées depuis, et quand il vit Sophie, jadis sa confidente, fêtée comme l’héroïne du jour, dans ce Paris où un triomphe personnel est plus enivrant qu’ailleurs, un certain regret sur l’inutilité de sa propre vie s’éleva en lui : elle avait conquis tout ce qui avait fait son rêve, — mais lui ? Il était resté un insignifiant propriétaire et un heureux père de famille. — Sophie, de son côté, considérant ce beau visage, encore jeune, avec son expression calme et harmonieuse, entendant surtout son cousin parler de sa femme et de leur heureuse union, se disait : « Lui, a trouvé le bonheur, il ne se dévore pas en luttes compliquées, mais prend la vie telle qu’elle est, c’est-à-dire tout simplement. »

Elle se proposait d’écrire une nouvelle sur cette rencontre et sur cette situation, et m’en parla ; je regrette fort qu’elle ne l’ait pas fait, elle y aurait défini sa philosophie personnelle.

Une lettre à mon frère, de cette époque, montre combien elle se sentait déchirée.


Paris, janvier 1889.


« Cher Gösta,

« Je reçois à l’instant votre amicale lettre. Combien je vous suis reconnaissante pour votre amitié. Oui, je crois vraiment que c’est le seul bien que m’ait donné la vie. Ah ! combien je suis honteuse de faire si peu pour vous prouver à quel point je l’apprécie ! Mais ne m’en veuillez pas, cher Gösta, si je me possède si peu en ce moment. Je reçois de tous côtés des lettres de félicitation, et par une étrange ironie du sort, je ne me suis jamais sentie si malheureuse. Malheureuse comme un chien. Non, j’espère pour les chiens qu’ils ne sont pas malheureux comme les hommes, et surtout comme les femmes peuvent l’être.

« Mais je deviendrai peut-être plus raisonnable petit à petit. Au moins ferai-je mon possible pour cela. Je recommencerai à travailler et à m’intéresser aux choses pratiques, et naturellement je me laisserai entièrement guider par vos conseils, et ferai tout ce que vous voudrez. Pour le moment tout ce que je puis faire c’est de garder mes chagrins pour moi, de me surveiller, pour ne pas commettre quelque bévue en société, et pour ne pas faire parler de moi. J’ai été très invitée toute la semaine ; chez Bertrand, chez Menabrea, chez le comte Loevenhaupt avec le prince Eugène, etc., mais je suis trop démontée aujourd’hui pour vous décrire tous ces dîners. Je tâcherai de le faire une autre fois. Quand je rentre chez moi, je ne fais pas autre chose que marcher de long en large dans ma chambre. Je n’ai ni appétit ni sommeil, et tout mon système nerveux est dans un triste état. Pour le moment, je ne sais même pas si cela vaut la peine de m’occuper de demander un congé.

Je me déciderai probablement la semaine prochaine.

« Adieu pour aujourd’hui, mon bien cher Gösta. Gardez-moi votre amitié, j’en ai grand besoin, je vous assure. Embrassez Foufi pour moi et remerciez S… du soin qu’elle en prend. »


Elle se décida à demander un congé pour le semestre de printemps, et resta à Paris d’où elle m’écrivit en avril, en français.

« Laisse-moi d’abord te féliciter du grand bonheur qui t’arrive. Heureuse fille du soleil que tu es ! Avoir trouvé, à ton âge, un amour si grand, si profond, si réciproque, est une destinée digne d’un « Glückskind » comme toi. Mais c’était chose prévue, que de nous deux c’est toi qui serais le « bonheur », tandis que je suis, et resterai sans doute, « la lutte ».

« C’est singulier, plus je vis, plus je me sens dominée par le sentiment de la fatalité ou, pour mieux dire, du déterminisme. Le sentiment de la libre volonté qu’on prétend être inné dans l’homme, m’échappe de plus en plus. Je sens physiquement que, quoi que je veuille, quoi que je fasse, je ne puis changer un iota à mon sort. Maintenant je suis presque résignée ; je travaille parce que je sens le besoin de travailler, mais je n’espère rien, et je ne désire plus rien. Tu ne saurais t’imaginer combien je suis indifférente à tout ! Mais assez de moi ; parlons d’autre chose ; je suis contente de ce que tu penses de mon récit polonais ; je n’ai pas besoin de te dire combien je serais ravie si tu le traduisais en suédois. Je me reprocherais seulement de te prendre un temps que tu pourrais employer beaucoup mieux. J’ai aussi écrit un long récit sur mon enfance, sur la jeunesse de ma sœur, et ses premiers débuts littéraires, et sur notre intimité avec Dostoiévsky. Pour le moment, j’ai repris Væ victis que tu te rappelles peut-être. J’ai encore un autre roman en tête, les Revenants, qui m’occupe aussi beaucoup. Je voudrais bien que tu me donnes la permission de disposer à mon gré de notre enfant commun : « Quand la mort n’existera plus ». De tous nos enfants c’est mon préféré, et j’ai beaucoup pensé à lui ces derniers temps. Je lui ai même trouvé un cadre remarquable, l’institut Pasteur, que j’ai eu l’occasion de visiter. Depuis quelques semaines déjà, je tourne dans ma tête un plan pour l’avenir de cet enfant, mais le projet est si hardi et fantastique, que je n’ose me lancer avant que tu ne m’aies donné le droit d’agir librement. »

En août, elle m’écrivit encore de Sèvres, où elle s’était établie pour les mois d’été, avec sa petite fille, et quelques amis russes :

« Je viens de recevoir une lettre de Gösta qui me dit que je te trouverai peut-être à mon retour en Suède. Je dois avouer que je suis assez égoïste pour m’en réjouir de tout mon cœur. Je suis impatiente de savoir ce que tu écris maintenant. Pour ma part, il y a tant de choses que je voudrais te montrer et te communiquer ! Les sujets de romans ne m’ont jusqu’ici jamais manqué, Dieu merci, mais pour le moment ma tête est absolument en fermentation. J’ai terminé mes Souvenirs d’enfance. J’ai écrit l’introduction de Væ victis et j’ai commencé en outre deux nouvelles. Dieu sait si j’aurai le temps de terminer tout cela. »

XIII

ACTIVITÉ LITTÉRAIRE. — NOTRE SÉJOUR À PARIS


Au milieu de septembre, Sophie revint à Stockholm et nous nous revîmes après une séparation de près de deux ans. Je la trouvai très changée : sa vivacité, sa verve étincelante, avaient presque entièrement disparu : la petite ride du front s’était accentuée, la physionomie était sombre et distraite, et les yeux eux-mêmes, qui faisaient la principale beauté de cette physionomie, avaient perdu leur brillant éclat ; ils semblaient fatigués ; le léger strabisme du regard se remarquait plus qu’auparavant. Comme toujours Sophie parvenait à cacher la sombre disposition de son esprit, et à se montrer en société, ou avec des étrangers, presque la même qu’autrefois. Elle prétendait même savoir par expérience que lorsqu’elle se sentait intérieurement le plus déchirée, on disait autour d’elle : « Mme Kovalewsky s’est montrée remarquablement gaie et brillante aujourd’hui ». Mais pour nous qui lui tenions de près, le changement ne se faisait que trop sentir.

Elle avait perdu le goût de la société, de la nôtre comme de celle des étrangers, elle ne jouissait plus de ses loisirs, et ne trouvait un peu de calme que dans un travail acharné, désespéré. Elle reprit ses cours par devoir, mais sans aucun intérêt. Le travail littéraire donnait seul quelque soulagement à cette torture de la pensée, peut-être parce qu’il touchait à certains points intimes de sa vie, peut-être aussi parce que ses excès antérieurs de travail l’avaient trop éprouvée pour lui permettre de reprendre une occupation scientifique quelconque.

Elle remania d’abord complètement l’introduction de Væ victis, qui fut traduite du manuscrit russe et publiée en suédois. Elle y fait une description du réveil de la nature au printemps, après son long sommeil de l’hiver ; mais ce n’est pas la gloire du printemps qu’elle chante, comme la plupart de ceux qui le décrivent, c’est au contraire l’éloge de l’hiver, calme et apaisant, opposé au printemps qu’elle représente comme un être brutal et sensuel, qui n’éveille de grandes espérances que pour causer de grandes déceptions. Ce roman devait être en partie l’histoire de sa propre vie. Peu de femmes furent jamais plus fêtées et entourées, peu obtinrent d’aussi grands succès ; son roman devait cependant chanter le sort des vaincus, car, en dépit de ses triomphes, elle se considérait elle-même comme vaincue dans la lutte pour le bonheur, et ses sympathies furent toujours pour les opprimés, jamais pour les vainqueurs. Cette profonde compassion pour la souffrance qui la caractérisait, n’avait pas la charité chrétienne pour base ; elle ne partageait pas la douleur des autres, pour la consoler par des sentiments élevés ou de belles pensées, mais pour en faire la sienne propre, et se désespérer des cruautés de la vie avec ceux qu’elle en voyait souffrir. La religion grecque, celle de son enfance, et pour laquelle elle conservait une certaine piété, la touchait précisément, parce qu’elle lui trouvait une commisération plus tendre envers les malheureux que les autres religions. Le même sentiment l’attirait de préférence en littérature ; et certainement la littérature russe est celle qui a donné à la pitié sa plus haute expression.

Sophie mit la dernière main à ses Souvenirs d’enfance ; Mme Hedberg les traduisit en suédois sur le manuscrit, et le soir, dans nos réunions de famille, on en faisait lecture chapitre par chapitre à mesure que la traduction se trouvait prête. Malgré la tristesse qui nous accablait toutes deux, notre ardeur au travail fut telle, que cet automne se montra très productif ; nous ne travaillions cependant plus ensemble. J’écrivis en octobre et novembre cinq nouvelles, que nous lûmes dans notre cercle intime, en alternant avec les Souvenirs de Sophie. Nous prenions plaisir réciproquement à nos travaux, nous faisions ensemble nos visites à nos éditeurs, nos livres — mon recueil « Ur Lifvet III[2] » et « les Sœurs Rajevsky[3] » de Sophie — parurent en même temps. C’était comme un renouveau des jours passés.

Sophie eut d’abord l’intention de publier ses Souvenirs sous la forme de fragments autobiographiques — ce qu’elle fit ensuite en russe, — mais nous l’en détournâmes dès la lecture du premier chapitre en suédois, pensant que dans notre petit monde il pourrait paraître étrange qu’un écrivain, si jeune encore, se prît ainsi à raconter au public les détails intimes de sa vie de famille. Plusieurs chapitres étaient déjà traduits, et le tout écrit en russe, quand nous proposâmes de changer « moi » en Tania. Il n’y avait pas d’autres observations à faire, car du reste nous étions dans l’admiration de la voir débuter en artiste consommée.

Pendant que nos deux livres s’imprimaient, nous commençâmes ensemble un nouveau travail. Sophie, à son dernier voyage en Russie, avait trouvé parmi les papiers de sa sœur le manuscrit d’un drame écrit par celle-ci, plusieurs années auparavant ; il avait alors éveillé l’admiration de quelques critiques littéraires de haute valeur en Russie. Mais ce drame n’était pas achevé pour la scène. Il contenait des parties très remarquables, des caractères admirablement dessinés, avec une grande profondeur de sentiment mélancolique, mais la couleur locale russe en était si prononcée, que lorsque Sophie m’en fit lecture, en le traduisant librement, je fus d’avis qu’il fallait le remanier complètement pour la scène suédoise. Depuis la mort de sa sœur, Sophie désirait vivement publier un ouvrage d’elle ; il lui semblait douloureux de penser que cette riche organisation eût été arrêtée en plein développement, et elle trouvait une sorte de consolation à se dire, qu’après la mort, elle contribuerait à rendre sa sœur célèbre. Nous nous mîmes aussitôt à l’œuvre, discutant la pièce scène par scène, acte par acte, convenant à l’avance de ce qu’il fallait changer. Sophie fit un projet de remaniement en russe ; elle écrivit presque tout un acte sans mon aide, ce fut son premier essai dramatique ; ensuite elle me dicta dans son mauvais suédois ce qu’elle avait écrit en russe, je corrigeais, tout en écrivant sous sa dictée. Mais il était dit qu’aucune forme de collaboration ne devait nous réussir. Le nouveau drame, auquel, après bien des hésitations, nous avions trouvé ce titre un peu lourd : « Jusqu’à la mort et après la mort », fut lu par nous à un petit cercle d’amis littéraires. Sophie organisa cette lecture dans son salon rouge ; mais le jugement porté par nos amis ne fut guère encourageant ; ils trouvèrent le drame trop uniformément sombre de couleur, et ne pensèrent pas qu’il pût avoir de succès au théâtre.

Au milieu de notre travail se posait pour nous une question personnelle, toujours mise à l’arrière-plan, mais qu’il s’agissait de décider maintenant que Noël approchait. Ni Sophie, ni moi, n’étions d’humeur à passer les fêtes de Noël à la maison. Stockholm nous brûlait à toutes deux sous les pieds pour des raisons différentes, et nous résolûmes de réaliser l’ancien projet, que nous n’avions jamais pu exécuter, de voyager ensemble. Après quelques hésitations nous nous décidâmes pour Paris, comme l’endroit où nous pourrions trouver toutes deux des relations littéraires et théâtrales utiles, et où nous échapperions plus aisément aux soucis de nos préoccupations intimes. Nous partîmes donc ensemble au commencement de décembre. Combien ce voyage fut différent de celui que nous avions rêvé ! Mais nous savions d’avance que nous n’y trouverions aucun plaisir ; c’était une dose de morphine, destinée à engourdir nos pensées. Tristement assises en wagon, nous nous regardions, sentant notre propre inquiétude s’augmenter de celle qui se peignait sur le visage de l’autre. Nous restâmes quelques jours à Copenhague pour y voir des amis. Chacun y fut surpris du changement survenu en Sophie ; très maigrie, le visage couvert de rides, les joues creuses, elle ne cessait de tousser. Elle avait eu l’influenza à Stockholm, où l’épidémie venait d’éclater, et s’était si peu soignée, qu’il est même surprenant qu’elle ne se fût pas dès lors sérieusement alitée. Un jour, une lettre l’ayant vivement agitée, elle sortit par un vent froid et une neige mouillée, à moitié vêtue, sans corset, et en bottines légères, et resta toute fiévreuse, sans changer de vêtements, jusque fort avant dans la soirée.

« Tu vois, me dit-elle, quand je la suppliai de se soigner, je n’ai même pas la chance de tomber gravement malade. Oh ! ne crains rien, la vie me sera conservée, ce serait trop beau de s’en aller maintenant. Un pareil bonheur ne me tombera pas en partage. »

Et pendant que nous restions assises, immobiles, dans notre coupé, voyageant nuit et jour, car nous avions pris la route directe de Copenhague à Paris, elle me disait par moments :

« Songe donc que deux trains pourraient se rencontrer et nous écraser ! Il arrive souvent des accidents de chemins de fer. Pourquoi n’y en aurait-il pas maintenant ? Pourquoi le sort n’aurait-il pas quelque pitié de moi ? »

Et pendant les longues journées, aussi bien que pendant les longues nuits, elle parlait, parlait sans cesse, d’elle-même, de sa vie, de sa destinée, s’adressant à elle-même, plutôt qu’à moi, faisant une espèce de confession, s’accablant de reproches, cherchant à trouver la raison pour laquelle toujours elle devait souffrir, toujours être malheureuse, ne jamais obtenir de la vie ce qu’elle lui avait tant demandé : être aimée, vraiment, entièrement, exclusivement aimée.

« Pourquoi, pourquoi, personne ne peut-il m’aimer ! répétait-elle. Je pourrais donner plus que la plupart des femmes, et cependant les femmes les plus insignifiantes sont aimées, tandis que je ne le suis pas ! »

J’essayai de le lui expliquer : elle exigeait trop, et ne serait jamais satisfaite du sentiment qui tombe en partage à la plupart des femmes ; elle s’analysait trop, elle se noyait en réflexions sur son propre « moi », elle n’avait pas l’attachement qui s’oublie, mais, au contraire, celui qui exige autant qu’il donne, et qui tourmente sans cesse l’homme aimé par une critique rigoureuse de la qualité de ce qu’il donne. Elle convenait en partie de la justesse de mes raisonnements.

Notre arrivée à Paris fut singulièrement triste : cette arrivée si souvent entrevue sous les couleurs les plus riantes par notre imagination ! Nous allâmes directement de la gare à la librairie Nilson, pour y prendre des lettres attendues avec impatience, et que nous trouvâmes effectivement : mais elles nous donnèrent beaucoup à penser à toutes deux. Je n’étais venue qu’une fois à Paris, en revenant de Londres en 1884, et tout à fait en passant, et je questionnai maintenant Sophie sur les édifices et les places publiques que nous apercevions sur notre route, en nous rendant à notre hôtel, dans le voisinage de la place de l’Étoile. Mais elle répondait impatiemment : « Je ne sais pas, je ne reconnais rien ». Ni les Tuileries, ni la place de la Concorde, ni le Palais de l’Industrie, ne lui rappelaient le moindre souvenir, et ne lui avaient laissé la moindre impression. Paris, ce grand et joyeux Paris, cette ville de prédilection, où elle aurait toujours désiré vivre, n’était en ce moment pour elle qu’une agglomération morte de maisons et de rues. Car il n’y avait pas de lettre de lui, mais d’un de ses amis, et les nouvelles étaient peu satisfaisantes. Nous passâmes ainsi quelques semaines extrêmement agitées et fatigantes, dans cette ville où, un an auparavant, Sophie avait été accablée de flatteries et de louanges, et qui semblait déjà l’avoir oubliée ; elle avait eu son « quart d’heure ».

Nous rendîmes visite aux amis de Sophie et aux miens, et fîmes de nouvelles connaissances ; du matin au soir nous étions en mouvement, mais pas à la façon des touristes, car je ne vis rien de la ville et de ses monuments, pas même la tour Eiffel. La seule curiosité que nous pouvions artificiellement éveiller en nous, fut consacrée à l’étude de la société, et au théâtre ; nous nous laissions entraîner dans une sorte de tourbillon, car il fallait un stimulant à l’intérêt littéraire, qui lui-même faiblissait. Notre cercle de connaissances se composait d’un mélange bigarré, mais intéressant, de nations et de types : une famille israélite russe, et une famille de la haute finance française dans le grand genre, habitant toutes deux des hôtels particuliers très aristocratiques, avec laquais en culottes courtes et bas de soie, et tout le luxe aristocratique traditionnel ; des savants et des savantes suédois et russes, des émigrés polonais, des conspirateurs, des littérateurs français, et parmi les Scandinaves, Jonas Lie, Valter Runeberg, Knut Wicksell, Ida Ericson et diverses autres personnalités intéressantes. Sophie rendit aussi visite aux coryphées de la science française, et reçut quelques invitations, mais elles l’intéressèrent moins que l’année précédente, ayant tout autre chose eu tête que les mathématiques.

Parfois, dans un cercle particulièrement sympathique, Sophie ouvrait son cœur comme jamais je ne le lui avais vu faire, excepté en tête-à-tête. Elle disait combien peu la vie, avec ses succès scientifiques stériles, la satisfaisait ; combien elle aurait échangé toute la célébrité qu’elle s’était acquise, tous les triomphes de l’intelligence, pour le sort de la femme la plus ordinaire, pourvu qu’elle fût entourée d’un petit nombre d’amis, aux yeux desquels elle fût la première. « Mais, disait-elle avec amertume, on ne la croyait pas, ses amis eux-mêmes la supposaient plus ambitieuse d’honneurs que de tendresse, et riaient lorsqu’elle prétendait le contraire, comme s’il s’agissait d’un de ses paradoxes habituels. »

Seul Jonas Lie la toucha presque aux larmes, dans un toast qu’il lui adressa, et où elle sentit qu’elle avait été comprise. Ce fut un jour — le plus agréable de tous ceux que nous passâmes à Paris, — où Jonas Lie nous invita à dîner chez lui avec Grieg et sa femme, qui venaient aussi d’obtenir un véritable triomphe.

Ce dîner eut cet indéfinissable air de fête que prend une petite réunion, où tous sont heureux de se revoir, où on se sent compris et appréciés les uns des autres. Jonas Lie était en verve. Il porta, l’un après l’autre, plusieurs toasts chaleureux, pleins de fantaisie, un peu obscurs et confus comme d’habitude, mais charmants par leur cordialité et leur à-propos, autant que par la couleur poétique répandue sur toutes ses paroles. Il parla de Sophie, non pas comme d’une célébrité de la science, ni même comme d’un écrivain de talent, il ne parla que de la petite Tania Rajewsky, qu’il avait appris à tant aimer, pour laquelle il éprouvait tant de sympathie ; il croyait. avoir si bien compris cette petite fille, dont le besoin de tendresse n’était compris de personne ; il doutait même que la vie l’eût comprise, car d’après ce qu’il avait appris par la suite, elle l’avait comblée de tous les dons, sans que Tania s’en fût souciée, lui avait donné le succès, la célébrité, la gloire, tandis que la petite fille restait là, dans l’attente, avec ses grands yeux tendres et ses petites mains tendues et vides. Que veut-elle donc la petite fille ! Elle voudrait bien qu’une main amie lui donnât une orange.

« Merci, monsieur Lie, s’écria Sophie d’une voix émue, retenant avec peine ses larmes ; on m’a porté bien des toasts dans ma vie, jamais d’aussi beau. » Elle n’en put dire davantage, et se rassit pour noyer ses larmes dans un grand verre d’eau.

En quittant Lie, elle était mieux disposée qu’elle ne l’avait encore été depuis son arrivée à Paris. Quelqu’un la comprenait donc ! Il ne savait cependant rien de sa vie intime, il ne l’avait vue que deux ou trois fois, mais, au travers de son livre, il avait jeté un regard plus profond dans sa vie intérieure, que tant d’amis qui la connaissaient depuis des années. Il y avait donc quelque joie à écrire, l’existence avait donc quelque valeur. En sortant de chez lui nous devions nous rendre dans une autre maison, et ne comptions pas rentrer chez nous ; mais dans son attente d’une lettre, attente continuelle, de chaque jour, de chaque heure, Sophie ne pouvait pas rester longtemps dehors. Nous fîmes donc un détour jusqu’à l’hôtel pour faire au portier l’éternelle question : « Y a-t-il une lettre ? » Le moment d’après, Sophie s’était emparée d’une lettre déposée à notre numéro, et montait précipitamment l’escalier qui menait à nos chambres. Je montai lentement les quatre étages pour me rendre directement à la mienne, afin de ne pas la gêner. Mais elle entra aussitôt chez moi, me sauta au cou en pleurant, en riant, se mit à danser avec moi, puis tombant épuisée sur un canapé, elle cria presque : « Mon Dieu, mon Dieu, quel bonheur ! Je ne pourrai jamais le supporter, j’en mourrai, quel bonheur ! »

La lettre expliquait un malheureux malentendu dont elle avait souffert, les derniers mois, au point de devenir l’ombre d’elle-même.

Le lendemain soir, elle quittait Paris pour rejoindre celui dont toute sa destinée dépendait.

XIV

LA FLAMME VACILLE


Peu de jours après, je reçus quelques lignes de Sophie ; le rayon de joie dont la flamme avait monté si haut et pour la remplir d’espérances si orageuses, s’éteignait déjà. Je n’ai pas cette lettre, mais je me rappelle son contenu :

« Je vois que lui et moi ne pourrons jamais nous comprendre complètement. Je retourne à Stockholm et à mon travail. C’est dans le travail que je chercherai désormais ma seule consolation. »

Et ce fut tout. Sauf quelques paroles chaleureuses pour me féliciter à l’occasion de mon mariage, au mois de mai, je ne reçus plus de lettres de Sophie. Elle souffrait, et ne voulait pas me montrer sa souffrance, à moi qu’elle savait heureuse. Écrire des choses banales ne lui fut jamais possible, elle se tut ; mais ce silence, après notre vie des derniers temps, si pleine d’intimité et de confiance, me blessa et m’attrista ; plus tard, je compris qu’elle n’avait pas pu faire autrement.

En avril, cette même année 1890, elle fit un voyage en Russie. Elle avait quelque espoir d’être nommée académicien ordinaire à Pétersbourg ; c’eût été la situation la plus avantageuse qu’elle pût souhaiter : des appointements élevés, et aucune autre sujétion que celle de passer quelques mois de l’année à Pétersbourg ; c’était en outre la plus grande distinction donnée en Russie à un savant. Elle s’attacha à cet espoir, qui lui aurait donné la possibilité de réaliser son rêve le plus cher, celui de se fixer à Paris, en la délivrant de l’insupportable obligation d’habiter Stockholm. Elle me disait souvent pendant notre séjour à Paris : « Si l’on ne peut avoir ce que la vie a de meilleur, le bonheur du cœur, du moins l’existence devient-elle supportable si on vit dans un milieu intellectuel qui vous plaise. Mais être privée de tout, est intolérable. » Elle croyait alors ne pouvoir se réconcilier avec l’existence qu’à ce prix.

Je ne savais plus rien de ses projets, ni de ses intentions de voyage après son séjour à Pétersbourg, car elle était devenue mystérieuse pour tous, lorsque, au commencement de juin, en passant par Berlin pour me rendre en Suède avec mon mari, je la rencontrai inopinément dans cette ville, où elle était arrivée le jour même de Pétersbourg.

Je la trouvai dans cette disposition d’esprit surexcitée, qui pour des yeux étrangers pouvait passer pour une étincelante gaîté ; mais je la connaissais trop, pour ne pas douter que cette gaîté dissimulât quelque déchirement de cœur. Elle venait d’être extrêmement fêtée à Pétersbourg et à Helsingfors, où elle avait tenu un discours devant un auditoire de mille personnes. Elle s’était beaucoup amusée, disait-elle, et assurait avoir les plus belles espérances d’avenir, mais n’en restait pas moins sur la défensive, dans la crainte de questions trop catégoriques de ma part : elle évitait même de se trouver seule avec moi. Nous passâmes quelques jours ensemble, causant et plaisantant sur tout, et cependant j’emportai une impression pénible de cette rencontre, car au fond je la sentais nerveuse et mal équilibrée. La seule allusion qu’elle fit à sa situation personnelle, fut de déclarer qu’elle ne se marierait jamais. « Elle ne voulait pas être aussi banale, ni imiter les femmes qui renoncent à toute carrière personnelle, du moment qu’elles ont trouvé un mari ; jamais elle ne quitterait Stockholm avant de s’être assuré une position meilleure, ou avant de s’être créé une situation d’écrivain qui lui donnât de quoi vivre. » Du reste elle ne cachait pas qu’elle comptait rejoindre M. pour voyager avec lui ; c’était le meilleur des camarades et le plus agréable des amis.

Nous nous rencontrâmes quelques mois après à Stockholm, où elle revint en septembre pour la réouverture des cours. Sa gaîté forcée avait disparu, elle était de mauvaise humeur, et d’une extrême agitation. Il ne me fut plus donné de connaître le fond de ses pensées, car elle fuyait le tête-à-tête, et se montrait très indifférente pour nous, ses meilleurs amis. Il semblait que son âme fût ailleurs ; les mois passés à Stockholm étaient l’exil : à peine arrivée, elle ne pensait plus qu’à repartir ; sa situation était lamentable : elle ne pouvait vivre avec M. et ne pouvait se passer de lui ; sa vie avait perdu tout point d’appui, elle n’était plus qu’une plante déracinée, et s’étiolait, faute de pouvoir reprendre racine.

Mon frère s’étant installé à Djursholm voulut lui persuader d’y venir habiter aussi, car jusque-là elle recherchait toujours son voisinage pour communiquer plus facilement avec lui. Mais bien que le changement d’habitation de mon frère lui fît beaucoup de peine, et lui fît sentir plus amèrement encore sa solitude de Stockholm, elle ne put se résoudre à un déplacement.

« Qui sait combien de temps je resterai à Stockholm ! Cela ne peut durer longtemps, disait-elle constamment, et si j’y reviens encore l’année prochaine je serai de si mauvaise humeur, que vous n’aurez aucun plaisir à m’avoir pour voisine. »

Elle refusa même de venir visiter la nouvelle villa que Mittag-Leffler se faisait construire. Elle ne s’intéressait en rien à cette nouvelle habitation, et ne voulait cependant pas entrer avec indifférence dans la demeure de son meilleur ami ; elle resta sur le seuil, tandis que le reste de la société examinait l’intérieur de la villa.

Le sentiment du provisoire lui devenait insoutenable à la longue ; peu à peu elle renonça à toute relation de société, abandonna ses amis, et négligea plus que jamais sa toilette et sa maison ; sa conversation elle-même avait beaucoup perdu de son charme ; l’intérêt si vif que lui inspiraient jadis la vie et la pensée humaine, avait faibli ; elle était exclusivement absorbée par le drame intime de sa vie

XV

LA FIN


Je vis Sophie pour la dernière fois dans les derniers jours de décembre de cette même année 1890 ; elle était venue à Djursholm nous dire adieu avant de partir pour Nice.

Rien ne nous avertit que ce fût le dernier adieu. Nous fîmes le projet de nous rencontrer à Gênes, où mon mari et moi devions nous rendre aussitôt après Noël, et nous prîmes assez légèrement congé l’une de l’autre. Une erreur de télégramme empêcha cette réunion. Pendant que Sophie et son compagnon de voyage nous attendaient à Gênes, nous traversions cette ville sans savoir qu’ils s’y trouvaient. Le jour de l’an, que nous espérions passer ensemble, fut employé par elle et son ami à visiter le Campo Santo de Gênes. Là un nuage passa tout à coup sur son front, et elle dit avec un soudain pressentiment : « L’un de nous ne passera pas l’année, car nous voilà dans un cimetière, le jour de l’an ».

Quelques semaines après, elle retournait à Stockholm. Ce voyage qu’elle détestait ne devait pas être seulement le plus douloureux, mais cette fois encore le plus incommode qu’elle eût jamais fait. Le cœur brisé par l’amertume de la séparation, sentant que ces déchirements incessants la tuaient, elle restait, assise dans son wagon, par ces froides et glaciales journées d’hiver, désespérée du contraste entre l’atmosphère tiède et parfumée qu’elle venait de quitter, et le froid du Nord ; ce froid devenait pour elle comme un symbole, elle le prenait en horreur, avec la même passion qu’elle adorait le soleil de la Méditerranée, et le parfum des fleurs. Au point de vue matériel, son voyage fut plus pénible que d’habitude : par une singulière ironie du sort, elle ne prit pas, en quittant Berlin, la route la plus directe par Copenhague ; il y régnait une épidémie de petite vérole, et la crainte de cette maladie lui fit prendre la route plus longue, et fort incommode, des îles danoises. Les fréquents changements de trains, joints au mauvais temps, contribuèrent probablement à lui faire prendre froid. À Frédéricia, où elle arriva la nuit par une tempête et une pluie battante, elle ne put, faute de monnaie danoise, trouver un porteur, et fut obligée de traîner elle-même son bagage, fatiguée, transie de froid, et si découragée qu’elle était prête à tomber à terre.

Quand elle arriva à Stockholm le mercredi matin, 4 février, elle se sentit malade, mais n’en travailla pas moins le jeudi tout entier, et fit sa leçon le 6 ; elle était toujours très exacte et ne manquait jamais un cours, à moins d’impossibilité absolue. Le soir, elle se rendit même à un souper à l’Observatoire. Là, se sentant plus souffrante, elle voulut se retirer, mais ne trouva pas de voiture, et avec le manque d’esprit pratique qui la caractérisait, se trompa d’omnibus, et fit un long détour, par une soirée froide et pluvieuse. Seule, abandonnée, secouée de frissons, une tristesse mortelle dans le cœur, elle resta dans l’omnibus par cette nuit glacée, sentant le mal s’emparer d’elle avec violence.

Le même jour, dans la matinée, elle avait prévenu mon frère, alors recteur de l’Université, qu’à tout prix elle voulait un congé au mois d’avril. Sa seule consolation en rentrant en Suède avec désespoir, était de faire de nouveaux plans de départ ; dans l’intervalle il fallait tuer l’ennui et l’agitation par le travail. Elle avait plusieurs nouveaux projets sur le tapis, des travaux littéraires et scientifiques dont elle parlait avec intérêt. Elle développa à mon frère un nouveau travail de mathématiques qui, selon lui, aurait été son œuvre la plus remarquable. À Ellen Key, avec laquelle les derniers jours de sa vie se passèrent, elle parla de plusieurs nouveaux romans qu’elle avait en tête ; l’un d’eux, déjà commencé, contiendrait le portrait de son père, un autre, aux trois quarts terminé, serait un pendant à Vera Vorontzof.

Bien que Sophie eût souvent appelé la mort, elle ne la désirait pas encore. Selon les amis qui l’assistèrent dans ses derniers moments, elle semblait au

  1. Le sujet proposé par l’Académie pour le prix Bordin était la question suivante : « Perfectionner en un point important la théorie du mouvement d’un corps solide ».
  2. Scènes de la vie réelle.
  3. Les « Souvenirs d’enfance » parurent en suédois sous le titre des « Sœurs Rajevsky ».