Souvenirs d’un aveugle : voyage autour du monde/02/01

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Souvenirs d'un aveugle; voyage autour du monde
Texte établi par François AragoJules JaninH. Lebrun (2p. 1-7).


I
MADAME FREYCINET

On lisait un jour dans tous les journaux de la capitale :

« La corvette l’Uranie, commandée par M. Freycinet, a quitté la rade de Toulon et a mis à la voile pour un grand voyage scientifique qu’elle va entreprendre autour du monde. L’état-major et l’équipage sont animés du meilleur esprit, et la France attend un heureux résultat de cette campagne, qui doit durer trois ou quatre ans au moins. »

Puis on ajoutait :

« Un incident assez singulier a signalé le premier jour de cette navigation. Au moment d’une forte bourrasque qui a accueilli la corvette au large du cap Sépet, on a vu sur le pont une toute petite personne, tremblotante, assise sur le banc de quart, cachant sa figure dans ses deux mains et attendant qu’on voulût bien la reconnaître et l’abriter, car la pluie tombait par torrents et le vent soufflait par rafales. Cette jeune et jolie personne, c’était madame Freycinet, qui, sous des habits de matelot, s’était furtivement glissée à bord, de sorte que, bon gré mal gré, le commandant de l’expédition se vit forcé d’accueillir et de loger l’intrépide voyageuse, dont la tendresse ne voulait point que son mari courût seul les dangers d’une pénible navigation. »

La veille on avait lu aussi :

« La corvette l’Uranie, qui allait partir pour un voyage de circumnavigation, a été incendiée dans l’arsenal de Toulon ; heureusement, personne n’a péri dans le désastre. »

On lut encore :

« Le lieutenant de vaisseau Leblanc, désigné pour faire partie de l’état-major de l’Uranie, a été forcé, pour cause de maladie, de demander son débarquement. »

Ainsi se font les journaux, ainsi se remplissent leurs colonnes.

Eh bien ! rien de tout cela n’était vrai, ou du moins il y avait là, côte à côte, la vérité et le mensonge.

L’Uranie avait mis à la voile ; un violent orage avait salué sa sortie de la rade de Toulon ; madame Freycinet, fort bien abritée sous la dunette, était à bord, du consentement de son mari ; presque tout le monde le savait ; une belle frégate, incendiée, dit-on, par la malveillance, avait été sabordée et coulée bas dans un des bassins de l’arsenal ; et une maladie ne fut pas le motif pour lequel le lieutenant de vaisseau Leblanc, l’un des plus braves, des plus habiles et des plus instruits des officiers de la marine française, n’entreprit pas la campagne avec nous, qui nous étions fait une douce habitude de le voir et de l’aimer.

Dès que le premier grain qui pesa sur le navire eut passé, l’état-major fut mandé chez le commandant, et là nous fut présentée notre compagne de voyage.

Une femme, une seule et jolie femme au milieu de tant d’hommes au sentiments souvent excentriques, une constitution faible et débile parmi ces charpentes de fer qui avaient à soutenir tant de luttes contre les éléments déchaînés, l’étrangeté même de ces contrastes, un organe doux et timide, vibrant comme une corde de harpe, étouffé sous ces voix rauques et bruyantes qu’il faut bien entendre en dépit de la lame qui se brise et des cordages qui sifflent, une silhouette suave et onduleuse s’accrochant à toutes les manœuvres pour combattre les mouvements assez réguliers du roulis et les soubresauts plus saccadés du tangage, tout cela faisait péniblement réfléchir quiconque osait reposer sa pensée sur une situation si peu ordinaire ; et puis des yeux inquiets, regardant avec prière le nuage noir à l’horizon, en opposition avec ces prunelles menaçantes qui disent à la tempête qu’elle peut lancer ses fureurs ; et puis encore la possibilité d’un naufrage sur une terre sauvage et déserte ; la mort du capitaine, exposé ici autant que les matelots, et plus exposé peut-être ; une révolte, un combat, des corsaires, des pirates, des anthropophages, que sais-je ? tous les incidents, escorte inséparable des navigations à travers toutes les régions du globe:n’y avait-il pas là cent motifs d’admiration pour une jeune femme qui, par tendresse, acceptait tant de chances horribles ? Pourtant il en fut ainsi.

Notre première visite au gouverneur de Gibraltar eut quelque chose de gêné, de timide; le commandant présenta sa femme à milord Don, et comme madame Freycinet avait encore son costume masculin, son excellence sembla piquée de cette espèce de mascarade fort peu en usage sur les navires anglais : c’est là du moins, d’après un des officiers de la garnison, le prétexte, sinon le motif, du froid accueil qui nous fui fait.

Quoi qu’il en soit, à partir de là, madame Freycinet reprit ses vêtements de femme, et sa naïve et décente coquetterie y gagna beaucoup. Ses promenades sur le pont étaient fort rares, mais quand elle s’y montrait, l’état-major, plein d’égards, abandonnait le côté du vent et lui laissait le champ libre, tandis qu’en delà du grand mât, les chansons peu catholiques faisaient halle à la gorge, et les énergiques jurons de quinze à dix-huit syllabes, qui amusent les diables dans leur éternelle marmite, expiraient sur les lèvres des plus intrépides gabiers. Madame Freycinel souriait alors, sous sa fraîche cornette, de cette retenue de rigueur imposée à tant de langues de feu, et il arrivait souvent que ce même sourire qui voulait dire merci, différemment interprété sur le gaillard d’avant, donnait l’essor aune nouvelle irritation joyeuse, de façon que la parole sacramentelle et démoniale vibrait à l’air et arrivait sonore et corrosive jusqu’à la dunette ; une bouche toute gracieusement boudeuse pressait alors ses deux lèvres fines l’une contre l’autre ; deux yeux distraits et troublés regardaient couler le flot qu’ils ne voyaient pas, ou étudiaient le passage des mollusques absents, et l’oreille qui avait fort bien entendu feignait d’écouter le bruissement muet du sillage. Vous comprenez l’embarras de tout le monde : il était comique et dramatique à la fois. Le capitaine n’avait pas le droit de se fâcher ; nous, de l’état-major, nous étions trop sérieusement occupés de nos graves travaux de la journée pour rien observer de ce qui se passait à nos côtés ; les matelots les plus goguenards se parlaient assez à voix basse pour faire entendre leurs quolibets de la poulaine au couronnement ; les maîtres cherchaient par leurs gestes, moins puissants que leurs sifflets, à imposer silence aux bavards orateurs ; et madame Freycinet rentrait dans son appartement sans avoir rien compris aux manœuvres du bord, se promettant bien de venir le moins souvent possible jouir comme nous du beau spectacle de l’Océan, dont nulle belle âme ne peut se lasser.

Ce n’est pas tout. Dans un équipage de plus de cent matelots, tous les caractères se dessinent avec leurs couleurs tranchées, avec leurs âpres aspérités. Là, rien n’est hypocrite ; défauts, heureuses qualités et vices s’échappent par les pores, et l’homme est sur un navire ce qu’il n’est pas autre part. Le moyen, je vous le demande, de se travestir en présence de ceux qu’on ne quitte jamais ?… La lâche serait trop lourde ; il a profit à s’en affranchir, il y aurait honte et bassesse à le tenter.

Parmi les marins que voilà, vivant si pauvrement, si douloureusement, vous en comptez un bon nombre qui n’accepteraient un service de vous qu’à charge de revanche, à titre de prêt. La plupart refuseraient tout avec rudesse, mais sans hauteur, et quelques-uns, sans honte comme sans humilité, disposés à vous donner leur vie à la première occasion, iront à vous, le front haut, la parole claire et brève, et vous diront : « J’ai soif, un verre de in si ça vous va. » Vous connaissez Petit, taillé comme le portrait que j’esquisse ; eh bien ! ce brave garçon n’était pourtant, sous ce rapport, que le numéro deux de l’Uranie ; Rio était le numéro un. Donc, ce Rio, sur qui j’aurais tant de choses à vous dire et dont je ne veux pas réveiller la cendre, regardait comme un jour de fête la présence de madame Freycinet sur le pont, et dès que l’élégante capote de satin blanc se dessinait sur le vert tendre des parois de la dunette, Rio se présentait, et disait en tirant de l’index et du pouce une mèche de ses rares cheveux :

— Vous êtes bien belle, madame ! belle comme une dorade qui frétille ; mais ça ne suffit pas : quand on est aussi belle, il faut être bonne, et cane dépend que de vous. C’est aujourd’hui mon anniversaire (chaque jour était l’anniversaire de la naissance de Rio !, j’ai soif, bien soif ; l’air est lourd ; je viens de la barre du grand cacatois, ousque j’étais en punition, et me v’là ; j’ai soif, humectez-moi le gosier ; Dieu vous le rendra en pareille occasion, et Rio vous dira merci.

— Mais, mon enfant, cela te ferait mal, cela le griserait.

— Fi donc ! madame la commandante, jamais je ne me suis grisé.

— Jamais, dis-tu ?

— Jamais ! Soûlé, oui, à la bonne heure ! mais le reste… fi donc ! c’est tout au plus bon pour un pilotin. Et puis, si ça arrivait par hasard, si une lame venait et vous emportait brusquement, eh bien ! je serais là pour me f… à l’eau et vous sauver, en vous empoignant par vos beaux cheveux, sauf votre respect.

— Allons, soit ; tu es trop éloquent, tu l’emportes, je vais le donner une bouteille ; mais j’espère que tu en garderas la moitié pour demain.

— Si je vous le promettais, ce serait une blague ; je boirai tout, et ça ne sera guère.

Madame Freycinet faisait alors son cadeau, le matelot sautait, et il y avait de la joie dans une âme.

Hélas ! Rio paya cher son amour du vin. Un jour que, plus ivre que de coutume, il chantait ses refreins grivois sur le pont, il tomba par la grande écoutille et se tua. Il râlait encore quand Petit, qui lui tenait la main, se prit à sourire, croyant encore son noble camarade dans un délire bachique.

— Voilà gredin, ce que rapporte l’ivrognerie, dis-je à mon vieil ami.

— Eh ! monsieur, n’est-ce pas la plus belle mort du monde ? Il ne m’en arrivera pas autant à moi, à moins que vous n’y mettiez bon ordre.

Quand un pauvre matelot, dans la batterie, luttait contre les tortures de la dyssenterie ou du scorbut, madame Freycinet ne manquait jamais de s’enquérir de la position du malade, et les petits pots de confitures voyageaient çà et là avec la permission du docteur.

Le soir, assis sur la dunette pour les causeries intimes qui nous rapprochaient de notre pays, combien de fois n’avons-nous pas mis fin à nos caquetages pour savourer les doux accords de madame Freycinet s’accompagnant de la guitare, et faisant des vœux pour que son mari, qui chantait un peu moins agréablement que Rubini et Duprez, lui permît les honneurs et les risques du solo ! Mais sur ce point, il est juste et douloureux d’ajouter que nous n’étions pas souvent exaucés.

Si le temps, gros d’orage, disait à l’officier de quart que les voiles devaient être carguées et serrées, si le terrible commandement de amène et cargue ! laisse porter ! retentissait éclatant et bref et que le matelot en alerte veillât partout, la jolie voyageuse, l’œil sur les carreaux de sa petite croisée, suivait le gros et noir nuage qui passait, et interrogeait l’horizon pour s’assurer que le danger n’existait plus. C’était de la peur, si vous voulez, mais une peur de femme, une peur sans lâcheté, une frayeur de bon ton, si j’ose m’exprimer ainsi ; on voyait parfois rouler une larme dans un regard de velours et sur une joue pâle, mais cette larme pouvait se montrer sans honte et trahir l’émotion sans faire soupçonner le regret du départ. Tout cela était touchant, je vous le jure.

Dans les relâches, madame Freycinet recevait les hommages des autorités en femme du monde qui sait à son tour rendre une politesse et qui s’efface volontiers au profit de tous. Chez une femme, la modestie est souvent de l’héroïsme.

Ce fut un jour bien douloureux pour elle que celui où, parlant de l’Île-de-France et passant à contre-bord d’un navire qui venait du Havre, nous apprîmes, quelques heures plus tard, à Bourbon, que le trois mâts de qui nous avions reçu le salut d’usage portait au Port-Louis sa sœur, qui s’y rendait comme institutrice, et à qui elle ne put pas même presser la main !

Vous comprenez que, pendant les relâches difficiles, dans les pays sauvages, où les regards étaient effrayés de certains tableaux odieux, madame Freycinet se trouvait constamment réléguée à bord ; et l’on devine si celte vie de couvent aurait dû être pénible pour celle qui n’eût pas accepté, dès le jour du départ, tous les sacrifices dont elle avait d’avance mesuré la grandeur.

Et pour tant d’ennuis, de fatigues, de dangers, pourtant de misères, quelle récompense acquise ? quelle gloire ?

Hélas ! que lui importe, à cette femme courageuse, enlevée si jeune à ses amis et à ses admirateurs, qu’on ait donné son nom à une petite île d’une lieue de diamètre au plus, à un rocher à pic entouré de récifs, que nous avons découvert au milieu de l’Océan Pacifique ?

Voilà tout, cependant… un écueil dangereux signalé aux navigateurs. N’est-ce pas là aussi, peut-être, la morale du voyage de madame Freycinet ? N’est-ce pas un triste et utile enseignement pour toute hardie voyageuse qui serait tentée de suivre ses traces ?

Un rocher couronné d’un peu de verdure porte le nom de la patronne de notre angélique compagne de périls ; ce rocher est signalé sur les caries nautiques récentes et complètes : il s’appelle Ile-Rose ; chacun de nous l’avait baptisé en passant : que les navigateurs le saluent avec respect !

Vint enfin le jour fatal à la corvette, le jour où, au milieu d’un élan rapide, elle s’arrêta tout à coup, incrustée dans une roche sous-marine qui ouvrit sa quille de cuivre et la fit tomber, douze heures plus tard, sur un de ses côtés, sans qu’elle put jamais se relever. Je vous parlerai de celte triste et sombre journée lorsque je vous aurai fait visiter avec moi l’archipel des Sandwich, Owyhée, Wahoo, Mowhée, le Port-Jakson, la partie Est de la Nouvelle-Hollande, les montagnes bleues et le torrent de Kinkham ; je vous raconterai ce désastreux épisode de notre naufrage après que je vous aurai fait traverser, de l’est à l’ouest, tout d’une haleine, le vaste Océan Pacifique ; lorsque je vous aurai montré ces masses imposantes de glaces que les tempêtes australes détachent des montagnes éternelles du pôle ; lorsque je vous aurai signalé le terrible cap Horn aver ses déchirures et ses rochers taillés en géants ; lorsque je vous aurai fait entendre les terribles hurlements de la tempête qui nous arracha de la baie du Bon-Succès pour nous jeter sur les Malouines, froid cercueil de notre navire en débris.

Mais que je vous dise dès à présent que ce jour si funeste fut un jour d’épreuve pour tous, et que madame Freycinet se retrempa au péril. Triste, souffrante, mais calme et résignée, elle attendit la mort qui nous embrassait de toutes parts sans jeter au dehors le moindre cri de faiblesse. L’eau nous gagnait, les pompes avaient beau jouer, nous pouvions compter les heures qui nous restaient à vivre. J’entrai dans le petit salon, une jeune femme priait et travaillait.

— Eh bien ! me dit-elle, plus d’espoir ?

— L’espoir, madame, est le seul bien que nous ne perdons qu’à notre dernier soupir.

— Quel mal se donnent ces braves gens !… et quelles horribles chansons au moment d’être engloutis !

— Laissez-les faire, madame, laissez-les agir, ces chansons leur donnent du courage : ce n’est pas de l’impiété, c’est une bravade à la mer, c’est une menace contre une menace, c’est une insulte au destin. Mais soyez tranquille, si un malheur arrivait, si vous étiez condamnée à survivre à votre mari, ces braves gens, madame, vous respecteraient comme on respecte une femme vertueuse, ils se jetteraient à vos genoux comme aux genoux d’une madone ! Courage donc, je vais leur apporter des secours, c’est-à-dire de l’eau-de-vie.

Et madame Freycinet recevait dans sa chambre quelques débris échappés à l’Océan, et elle gardait religieusement pour tous, les biscuits à demi noyés qu’on retirait des soutes envahies, et elle voyait passer sans trembler les barils de poudre ouverts auprès desquels brûlaient des falots et des lanternes, et elle oubliait son malheur particulier dans le désastre général. Madame Freycinet était une femme vraiment courageuse.

Hélas ! ce que les tempêtes n’ont point fait, ce que n’ont pas fait les maladies les plus dangereuses des climats pestilentiels, le choléra s’est chargé de le faire à Paris, et la pauvre voyageuse, la femme énergique, l’épouse dévouée, la dame aimable et bienfaisante, a quitté cette terre quelle avait parcourue d’une extrémité à l’autre !

Paix à elle !