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Souvenirs d’un aveugle : voyage autour du monde/02/02

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Souvenirs d'un aveugle; voyage autour du monde
Texte établi par François AragoJules JaninH. Lebrun (2p. 8-23).


II
ÎLES CAROLINES

J’ai remarqué qu’en fait de voyages surtout, le hasard venait toujours en aide à celui qui voulait voir et s’instruire, et ce hasard est presque toujours une bonne fortune. Si je n’avais couru après la lèpre, je n’aurais pas, à coup sûr, rencontré sous mes pas cette jeune Dolorida si suave, morte au milieu des bénédictions de tout un peuple. Ainsi de mes autres recherches. Est-ce connaître le monde que de le parcourir ?

Non, sans doute. Le caissier d’un millionnaire peut être pauvre ; celui-là seul qui possède est riche, et se promener en fermant les yeux ou en regardant toujours à ses pieds, c’est rester en place, c’est ne point bouger de son fauteuil.

Pour ma part, si j’ai tant de choses à raconter, c’est que je me suis dit en partant qu’il fallait envisager un retour comme une chose probable. Aussi ai-je visité bien des îles où le navire n’a point mouillé. Dès qu’on arrivait dans un port, je m’enquérais du temps nécessaire aux observations astronomiques ; je faisais mes provisions, je prenais un guide ou je m’en allais au hasard, comptant sur ma bonne étoile, et je m’enfonçais dans les terres, et je m’acheminais en compagnie de sauvages que je gagnais par mes présents, mes jongleries, et surtout par ma confiance et ma gaieté, visitant les archipels voisins au milieu des dangers sans nombre sous lesquels ont succombé tant d’explorateurs. Quand ma tâche était remplie, je retournais au mouillage, où je furetais encore de côté et d’autre afin de compléter mon œuvre incessante d’investigation.

Ici, par exemple, j’étais trop avide de ce qui pouvait avoir rapport aux bons Carolins pour que je les perdisse un seul instant de vue. Je savais où ils prenaient leurs repas, et j’allais souvent leur apporter des vivres et quelques bagatelles ; la maison où ils s’abritaient lorsqu’ils avaient hissé leurs embarcations sur la plage était la maison où j’assistais, le soir, à leurs prières, si pieusement psalmodiées, et je les avais trop bien jugés en passant au milieu de leur archipel pour ne pas chercher à me convaincre qu’il n’y avait rien, en effet, de trop honorable pour eux dans le jugement que nous avions déjà porté de leur caractère. Leur franchise et leur loyauté furent telles alors qu’il leur arrivait souvent de jeter à bord les objets qu’ils nous proposaient en échange de nos petits couteaux et de nos clous ; que, sans crainte de nous voir partir en les frustrant de nos bagatelles, ils nous lançaient sur le pont les pagnes, les coquillages, les hameçons en os qu’ils nous montraient de loin et que nous paraissions désirer. Les échanges une fois acceptés, jamais nous n’en avions vu un seul se plaindre du marché ; et si, feignant de vouloir être trompés, nous leur présentions un objet plus beau ou plus estimé que celui qu’ils convoitaient, ils s’empressaient d’ajouter quelque chose à leur part, comme s’ils craignaient qu’il n’y eût erreur de notre côté, ou de peur que nous ne les accusassions d’indélicatesse ou de friponnerie.

En vérité, cela est doux à l’âme que l’aspect de ees braves gens, purs, honnêtes et humains, au milieu de tant de corruption, de bassesse et de cruauté.

J’ai dit que le hasard devait me protéger dans mes recherches, et je fus servi à souhait dans cette circonstance comme en mille autres. Voici des détails curieux et authentiques :

Un des pilotes les plus expérimentés des Carolines, un des plus chauds amis du généreux tamor qui m’avait sauvé la vie devant Rotta, était établi à Agagna depuis deux ans, dans le but seul de protéger ceux de ses compatriotes qui, à chaque mousson, viennent à Guham, attirés par le commerce. Il parlait assez passablement l’espagnol, et il nous donna sur son archipel et les mœurs de ses compatriotes tous les détails que nous eûmes à désirer. Il parlait, je traduisais sur le papier.

— Pourquoi venez-vous si souvent aux Mariannes ?

— Pour commercer.

— Qu’apportez-vous en échange de ce qui vous est nécessaire ?

— Des pagnes, des cordes faites avec les filaments du bananier, de beaux coquillages qu’on vend ici aux habitants d’un autre monde (les Européens), et des vases en bois. Nous, nous prenons des couteaux, des hameçons, des clous et des haches.

— Ne craignez-vous pas de prendre les vices du pays ?

— Qu’en ferions-nous ?

Méditez cette admirable réponse.

— Votre pays est donc pauvre ?

— On a de la peine à y vivre ; mais nous ne manquons pourtant jamais de poisson.

— Avez-vous des coqs, des poules, des cochons ?

— Presque pas.

— Pourquoi ne tentez-vous pas d’en nourrir ?

— Je ne sais ; nous avons cependant essayé, mais ça ne nous a pas trop réussi.

— Est-ce le hasard qui vous a fait venir aux Mariannes ?

— On dit chez nous que c’est un pari de deux pilotes. Une femme devait appartenir à celui qui irait le plus loin avec son pros-volant ; tous deux arrivèrent à Rotta et s’y arrêtèrent.

— À leur retour, à qui appartint la femme ?

— À tous les deux.

— Auquel des deux d’abord ?

— Notre histoire ne le dit pas.

— Dit-elle au moins si les deux navigateurs retrouvèrent aisément leur pays ?

— Oui, très-aisément, comme nous le retrouvons aujourd’hui.

— Perdez-vous beaucoup de vos embarcations dans ces voyages si souvent répétés ?

— Oui, une ou deux chaque cinq ou six ans.

— Mais ce sont là des bonheurs inouïs !

— Vous savez comme nous naviguons, comme nous nageons et comme nous relevons nos pros quand ils ont chaviré. Et puis nous avons nos prières aux nuages qui nous sauvent.

— C’est juste ! je l’avais oublié.

Toujours la religion dans leur vie !…

— Comment vous guidez-vous en mer ?

— Avec le secours des étoiles.

— Vous les connaissez donc ?

— Oui, les principales, celles qui peuvent nous aider.

— N’en avez-vous pas une surtout sur laquelle vous vous reposez avec plus de confiance ?

— Si, c’est ouéléouel, autour de laquelle toutes les autres tournent.

Nous étions stupéfaits.

— Qui vous a appris cela ?

— L’expérience.

Et là-dessus, à l’aide de grains de maïs que nous fîmes apporter, le savant tamor plaça la polaire (ouéléouel), fit pirouetter les autres étoiles de la grande Ourse autour, figura sur une table, avec une exactitude qui aurait fait bondir de surprise et de joie un certain astronome français dont le nom ne m’est pas étranger, et manœuvra cette roulante armée avec une justesse et une précision admirables ; c’était à qui d’entre nous lui témoignerait le plus d’amitié, à qui lui prodiguerait le plus de marques d’affection.

Mais ce qui prouve que ces hardis pilotes n’agissent point par routine, et que le calcul seul les guide, c’est qu’après nous avoir signalé un astre à l’aide d’un grain de maïs plus gros que les autres, en nous faisant entendre par des ft, ft, ft répétés, que c’était aussi le plus brillant, il se ravisa, et nous fit observer qu’il avait oublié Sirius, qu’il appela sœur de Canapus, sans doute afin de nous dire qu’elles étaient rivales de clarté.

— Mais, reprîmes-nous avec une curiosité inquiète, lorsque les nuages vous cachent les étoiles, comment retrouvez-vous votre route ?

— À l’aide des courants.

— Cependant les courants changent.

— Oui, selon les vents les plus constants, et alors nous étudions la fraîcheur de ceux-ci, qui nous indiquent d’où ils viennent.

— Nous ne comprenons pas fort bien ce que vous dites.

— Si nous étions en mer je vous le ferais comprendre.

— Vous avez une aiguille aimantée, une boussole ?

— Nous en avons une ou deux dans tout l’archipel, mais nous ne nous en servons pas.

— C’est cependant un guide infaillible.

— Nous sommes aussi infaillibles que cet instrument. La mer est notre élément ; nous vivons sur la mer et par la mer ; nos plus belles maisons sont nos pros-volants ; nous les poussons contre les lames les plus hautes, nous leur faisons franchir les récifs les plus serrés et les plus dangereux, et nous ne sommes gênés qu’en arrivant à terre.

La nuit était avancée ; le bon et aimable Carolin nous demanda la permission d’aller retrouver sa femme ; mais il ne partit pas sans avoir reçu de nous des témoignages d’une estime bien méritée.

Le lendemain de cette séance nautique et astronomique, nous fîmes de nouveau inviter le tamor si intelligent à une soirée chez le gouverneur, car nos investigations n’étaient point achevées. Il fut exact ; comme un bon bourgeois ; il s’assit familièrement auprès de nous, et parut flatté de notre empressement à le revoir.

C’est une chose bizarre, je vous assure, que l’entrée dans un salon d’un homme, d’un roi nu, absolument nu, alors que tout le monde est couvert de vêtements européens. Le voilà gai, sautillant, point gêné dans ses allures ! Il nous serre la main, il nous frappe sur l’épaule, il nous cajole ; il n’est pas chez vous ; c’est vous au contraire qu’on dirait être chez lui, et s’il s’apercevait d’un seul mouvement qui exprimât un sentiment de pitié ou de commisération, son orgueil d’homme libre se révolterait assez haut pour vous faire comprendre qu’il a droit d’être blessé de votre vanité.

Après qu’il eut accepté deux tranches de melon d’eau, dont il paraissait très-friand, nous le priâmes de nous indiquer avec du maïs, comme il l’avait fait la veille pour les étoiles, le gisement des diverses îles de son archipel. Il comprit à merveille, forma le groupe des Carolines, désigna chaque île par son nom, nous montra celles dont les atterrissages étaient faciles et celles que protégent et défendent de dangereux récifs. En un mot, il fut d’une exactitude admirable, et si, par hasard, il avait commis une erreur, il la rectifiait après réflexion et calcul. Au surplus, ses connaissances nautiques allèrent plus loin : l’intelligent tamor nous parla du vaste Océan Pacifique en homme qui avait puisé à des sources certaines ; mais je me hâte d’ajouter, de crainte que quelque navigateur ne s’y laisse prendre, que les Carolins font remonter leur archipel jusqu’aux Philippines, tandis qu’à Guham on appelle les îles Sandwich Carolines du Nord. Au milieu de ces descriptions toutes rapides, et dont nous ne perdions ni un mot ni un geste, le tamor s’arrêta tout court, et baissa la tête en nous désignant Manille. Et quand nous lui eûmes demandé le motif de cette brusque interruption, il nous dit avec une tristesse mêlée d’effroi qu’à côté de Manille était une petite île nommée Yapa, peuplée d’hommes méchants, d’anthropophages ; qu’une de leurs embarcations était venue chez eux il y a déjà bien longtemps, qu’avec leurs pac (fusils) ils avaient tué bien du monde, et qu’ils s’étaient même emparés de femmes et d’enfants qu’ils avaient sans doute mangés. Comme nous avions peine à croire à la vérité de son récit, nous lui demandâmes encore s’il ne confondait pas, et s’il était bien sûr que ce fut d’Yapa qu’étaient venus ces hommes méchants.

— Si, si, nous répondit-il en serrant les poings comme pour exprimer une menace.

— N’avez-vous jamais été attaqués par des Papous ?

— Si, si, Papous méchants.

— Et par des Malais ?

— Si, si, Malais méchants ; mais jamais ils ne sont venus jusqu’à nous.

— Quand on vous attaque, comment vous défendez-vous ?

— Avec des pierres et des bâtons ; et puis nous nous jetons dans nos pros, nous prenons le large et nous prions les vents et les nuages de tuer nos ennemis.

— Croyez-vous que les vents et les nuages vous exaucent ?

— C’est sûr ; on n’a pas vu deux fois les mêmes hommes dans nos îles.

— Pourquoi vont-ils chez vous, puisque vous n’êtes pas riches ?

— Les vents les y portent.

— Vous voyez donc bien que les vents ne vous sont pas toujours secourables !

— Parce que nous ne l’avons pas tout à fait mérité. Quand nous avons été punis pour nos fautes, les méchants s’en retournent, et c’est alors sur eux que la colère de Dieu retombe.

— Vous pensez donc qu’on punit les bons par les méchants ?

— Ça est bien vrai ; les bons ne peuvent vouloir punir personne.

— Pas même les méchants ?

Le tamor réfléchit un instant et ne répondit pas.

— Y a-t-il chez vous des écoles publiques pour les garçons et pour les filles ?

— Au moins une dans chaque village.

— Qu’y apprend-on ?

— À prier, à faire des pagnes, à nouer des cordes, à les tresser, à construire des pros, des maisons, à connaître les étoiles et à naviguer.

— Quel est l’instituteur de toutes ces choses ?

— Presque toujours le plus vieux de l’endroit, qui en sait plus que tous les autres.

— Est-ce qu’on n’y montre pas aussi à lire et à écrire ?

— Non, cela n’est pas utile selon nous.

— Nous pensons le contraire, nous autres, et, sans l’écriture, nous ne pourrions pas raconter fidèlement à nos amis tout ce que vous nous apprenez en ce moment.

— Peut-être aurez-vous tort de le leur dire, car, si notre pays leur plaît et qu’ils veuillent y venir, il n’y aura pas assez de vivres pour eux et pour nous.

— Oh ! soyez tranquille sous ce rapport, nul n’y viendra.

— Ils sont donc bien heureux là-bas ?…

L’on comprend que si nous n’insistâmes point pour démontrer au tamor les bienfaits de l’écriture, ce fut surtout afin de ne pas lui donner trop de regrets. Et cependant voici un échantillon de leur style et de leur façon de transmettre au loin leurs pensées :

On y voit que les hiéroglyphes sont de tous les pays, qu’eux seuls peut-être ont inspiré les Phéniciens, et que l’écriture, comme la parole, est une nécessité de tous les peuples.

Les caractères de cette lettre singulière sont tracés en rouge. La figure du haut de la page était là pour envoyer des compliments ; les signes placés dans la colonne à gauche indiquaient le genre des coquillages que le Carolin envoyait à M. Martinez ; dans la colonne à droite étaient figurés les objets qu’il désirait en échange : trois gros hameçons, quatre petits, deux morceaux de fer taillés en hache et deux autres un peu longs. M. Martinez comprit, tint parole, et reçut cette même année, en témoignage de reconnaissance, un grand nombre de jolis coquillages dont il m’a fait cadeau.

Après que nous eûmes achevé de questionner notre logique nautonier, il se leva précipitamment et s’élança vers la porte pour aller recevoir sa femme et sa fille arrivées depuis peu de Sathoual, et qu’il nous montra avec un air de jubilation tout à fait comique. Elles étaient vêtues comme le tamor, et leur pudeur ne paraissait nullement en souffrir. Peut-être, hélas ! de leur côté nous plaignaient-elles de nous voir enveloppés si grotesquement et si lourdement dans nos pantalons, nos habits et nos redingotes, sous un soleil si chaud.

La reine avait sur sa physionomie un caractère de douceur et de souffrance qui lui allait à merveille ; elle était jaune presque autant qu’une Chinoise, tatouée des bras et des jambes seulement ; ses yeux, bien fendus, regardaient avec tristesse, et sa bouche, fort petite et ornée de dents très-blanches, laissait tomber de rares paroles pleines d’harmonie.

Petit à petit cependant elle s’anima et devint plus causeuse ; je crois même qu’elle demanda à son mari la permission de danser, que celui-ci lui refusa en disant que nous avions déjà été témoins de leurs fêtes nationales.

Apercevant sur le mur l’image de la Vierge, la bonne femme nous pria de lui dire ce que c’était que cette belle personne ; nous lui répondîmes que c’était la mère de notre Dieu, et elle sollicita la faveur d’aller lui donner un baiser, ce qu’elle fit sans attendre notre réponse; mais elle descendit de la chaise où elle s’était hissée avec une humeur bien marquée contre la femme qui avait été insensible à ses caresses.

Quant à la jeune fille, à l’aspect du portrait véritable du roi d’Espagne, assez proprement encadré, elle nous demanda aussi pourquoi on avait coupé la tête à cet homme et pourquoi on l’avait mise dans une boîte.

Cependant, comme la mère ne cessait de regarder avec intérêt la Vierge des douleurs, je lui donnai à entendre que je faisais de ces femmes-là à mon gré, et que, si elle le voulait, je lui en offrirais deux ou trois de ma façon avant mon départ. Oh ! alors peu s’en fallut que les caresses de la reine ne devinssent par trop pressantes ; elle me prenait la tête, jetait ses beaux cheveux sur ma figure, frottait son nez contre le mien, s’asseyait sur mes genoux, et me gratifiait de petites claques sur les joues, sans que son mari se montrât le moins du monde fâché de tant et de si vifs témoignages d’affection et de reconnaissance. Ô maris européens, quelles leçons vous recevez dans ce nouveau monde !

La religion de ces peuples, hélas ! est comme toutes les religions du globe, même comme celle des farouches Ombayens, qui, après avoir déchiré la chair des vivants, professent un grand respect pour la cendre des morts. Elle offre de singulières anomalies, contre lesquelles le bon sens et la raison ne se donnent pas la peine de protester. Mais ce peuple seul peut avoir créé le principe général qui suit, auquel il s’abandonne avec une foi si ardente.

Quand l’homme a été bon sur cette terre, c’est-à-dire quand il n’a pas battu sa femme, l’être faible à qui il doit sa protection ; quand il n’a pas volé du fer, la chose la plus utile aux besoins de tous, il est changé après sa mort en nuage, et il a la puissance de venir de temps à autre visiter ses frères, ses amis, sur lesquels il répand sa rosée ou vomit ses colères, selon qu’il est content de leur vie. N’est-ce pas là une heureuse fiction ?

Quand le Carolin a été méchant, à savoir quand il a volé du fer et battu sa femme, il est changé après sa mort en un poisson qu’ils nomment tibouriou (requin), lequel est sans cesse en lutte avec les autres. Ainsi, chez eux, la guerre est la punition des méchants.

Je ne jette pas un regard sur ces êtres qui m’entourent sans me surprendre à les aimer toujours davantage.

Ai-je bien compris, ou cette pensée leur appartient-elle, ou ont-ils déjà adopté les croyances des Espagnols, avec lesquels ils sont fréquemment en contact ? Ils ont trois dieux : le père, le fils et le petit-fils. Ces trois dieux, comme en un tribunal, jugent leurs actions, et la majorité l’emporte. D’après eux, un seul pourrait se tromper. Au surplus, dans leurs petites querelles trois arbitres sont également choisis, et il ne serait pas impossible que ce point de leur religion ne fut un reflet de leurs usages. Puisque nous ne pouvons nous élever jusqu’à Dieu, il faut bien, dans notre incommensurable orgueil, que nous le fassions descendre jusqu’à nous.

Je vous l’ai dit, je crois, mon adresse pour les tours d’escamotage est telle que Comte s’en est montré parfois jaloux. À ces jeux bien innocents, à ces puérilités, si vous voulez, je gagnais souvent ce que mes camarades ne pouvaient obtenir avec leurs riches cadeaux, et presque toujours dans mes courses, ou chez moi, une cour nombreuse m’entourait en me priant de l’amuser.

Un jour que, pleins d’enthousiasme, mes spectateurs me regardaient comme un être supérieur aux autres hommes, je leur dis que, grâce à ce merveilleux talent, que je préconisais (car la modestie ajoute au mérite), je m’étais sauvé des dents de certains anthropophages qui, sans ce secours inespéré, m’auraient dévoré, ainsi que huit ou dix de mes camarades de courses.

Là-dessus j’ajoutai à l’énergie de mes paroles l’énergie de mes gestes et de ma physionomie, et je ne saurais dire de quel sentiment d’horreur et d’intérêt ces braves gens me parurent pénétrés. À l’envi l’un de l’autre, ils se levaient, me serraient la main, m’embrassaient, reniflaient sur mon nez, et peu s’en fallut qu’ils ne m’adorassent comme un de leurs dieux. Mais l’impression de ce récit fut si vive, si profonde dans leur âme, qu’une semaine après, un tamor, dépêché par ses sujets et amis, vint me chercher dans le salon du gouverneur pour me demander, tout tremblant, si le pays où j’avais placé le lieu de la scène était éloigné de leur archipel. Je le rassurai de mon mieux : je lui dis que les Ombayens n’avaient point de marine, qu’ils ne sortaient jamais de leur île, et que les bons Carolins n’avaient rien à craindre de leur férocité.

Enchanté de mes confidences, le tamor me pria d’accepter un bâton admirablement travaillé, et alla vite transmettre mes paroles rassurantes à ses compatriotes alarmés.

Le soir, quand je les revis, ils m’entourèrent de nouveau et prononcèrent plusieurs fois avec frayeur le mot papou, ce qui me donna à comprendre qu’on les avait déjà épouvantés de l’humeur brutale de ce peuple, et que peut-être aussi quelque pirogue de cette nation, poussée par les vents, aurait abordé aux Carolines. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on trouve encore des anthropophages sur certaines parties de la côte de la Nouvelle-Guinée.

Les Carolins ont un goût particulier pour les ornements : ils se parent de colliers, de folioles de cocotier tressées avec beaucoup d’art ; ils se font aussi de fort jolis bracelets, et le manteau des tamors est également orné de bandelettes dont le bruissement perpétuel est passablement monotone. Une ceinture faite en papyrus, ou en écorce battue de palmiste ou de bananier, leur couvre les reins, mais les femmes sont absolument nues. Je fis cadeau à la belle reine que je vis à Tinian d’un joli madras : elle l’utilisa au profit de sa pudeur, et me remercia de ma générosité avec une affection toute pleine de confiance.

Plaignez ce peuple de sa détestable habitude de se percer les oreilles à l’aide d’un os de poisson, d’y suspendre un objet dont le poids augmente chaque jour, et de faire descendre le cartilage jusque sur les épaules. L’extravagance est de tous les pays.

Je fus un jour témoin d’un fait assez curieux et qui prouve combien, en certaines occasions, le respect des Carolins est grand pour les tamors qu’ils se sont donnés. Après un repas de fruits et de poissons fait sur le rivage, deux jeunes gens montèrent sur un cocotier et en descendirent des fruits. Arrivés au sol, il y eut altercation pour savoir à qui les ouvrirait ; des paroles on en vint aux menaces, des menaces on allait en venir aux coups, car la colère est une passion de tous les hommes. Plus les Carolins voulaient apaiser les deux adversaires, plus l’ardeur de ceux-ci, qui s’étaient armés de deux galets qu’ils brandissaient avec fureur, devenait violente. Tout à coup le tamor Sathoual, qui m’avait conduit à Tinian, arrive ; il voit de loin le combat près de s’engager, il pousse un cri, jette en l’air un bâton pareil à celui qu’il m’avait donné quelques jours auparavant ; aussitôt l’effervescence des deux Carolins se calme ; ils s’arrêtent comme frappés de la foudre, les pierres leur tombent des mains ; ils jettent l’un sur l’autre des regards de pardon, et s’embrassent avec une tendresse toute fraternelle.

Je remarquai encore que, pendant le repas, qui se continua sans qu’on reparlât de la scène si merveilleusement assoupie, les deux champions se servaient tour à tour et buvaient alternativement dans le même vase, quoiqu’ils en eussent plusieurs à leur service.

Une autre fois, un jeune Carolin s’étant enivré avec cette liqueur si capiteuse que les Mariannais tirent du coco, un de ses camarades le prit par le bras, le conduisit dans un lieu solitaire, sous un bouquet de bananiers, le posa doucement sur le gazon, le couvrit entièrement de larges feuilles, s’assit à côté, et ne quitta la place que lorsque son ami eut recouvré ses sens et sa raison. Tous deux ensuite se dirigèrent vers la mer, qui était fort houleuse, s’y précipitèrent, et, après une demi-heure d’exercice, ils regagnèrent le rivage, où ils prononcèrent accroupis, et avec leurs gestes accoutumés, les prières qu’ils ont l’habitude d’adresser aux nuages. Il y a à parier que c’était une invocation au ciel pour chasser la passion honteuse qui venait d’abrutir un homme. Au reste, après toutes ces cérémonies, dont le sens moral ne peut échapper à l’observateur attentif, c’étaient toujours des cris, des trépignements fiévreux, des chants monotones et de chauds frottements de nez, dont ils font usage en toutes circonstances. On dirait que la vie de ces braves insulaires est une caresse perpétuelle.

Deux enfants de six ans au plus se trouvaient parmi les Carolins venus de Guham, et c’est, je vous assure, une chose touchante à voir que l’affection de tous pour ces petits êtres encore sans forces, à qui l’on cherche à donner une précoce intelligence.

J’ai vu un jeune homme fort leste grimper sur un cocotier avec la rapidité de l’écureuil, ayant un de ces bambins sur l’épaule, et, arrivé à la cime, l’y déposer, et l’amarrer à une branche flexible pour l’habituer au péril en le forçant à regarder à ses pieds. Mais c’est surtout dans les leçons de natation qu’il faut étudier la patience et l’adresse de ces insulaires si curieux et si intéressants. Ils jettent l’enfant à l’eau et lui laissent boire une ou deux gorgées ; ils le soulèvent, le poussent, le placent sur leur dos, plongent pour lui apprendre à se soutenir seul, le ressaisissent, de font cabrioler ; et il est rare qu’après quelques séances le timide élève ne devienne pas un maître habile et audacieux. Les deux gamins dont j’ai parlé n’étaient jamais les derniers à affronter les lames mugissantes, et, dans leurs évolutions nautiques, c’était toujours eux qui couraient le plus au large, sans pourtant que leurs pères ou leurs amis, plus expérimentés, les perdissent de vue.

Le peuple carolin n’est pas de ceux que l’on quitte avec empressement. Avec lui la curiosité n’est jamais complètement satisfaite ; curiosité de la science, curiosité de cœur, y trouvent de beaux et nobles enseignements qui vivent impérissables. Je vous défie d’étudier un Carolin pendant une journée sans l’aimer, sans l’appeler votre ami. Notez bien que je ne vous parle point de leurs femmes, car elles seraient incomprises chez nous. On les quitte avec des larmes, on les retrouve avec un sourire, larmes à vous et à elles, sourire à elle et à vous. Mais la course est longue encore ; il faut que je me hâte. Les individus que nous avons eus devant les yeux pendant notre relâche à Guham n’offraient entre eux, quant au physique, aucun caractère de ressemblance. En général, ils sont grands, bien faits, lestes, pleins de vivacité; ils sautillent en marchant, ils gesticulent en parlant ; ils sourient toujours, même lorsqu’ils grondent, et surtout lorsqu’ils prient. Comme ils ne demandent à leur dieu que ce qui leur paraît juste, ils espèrent, et l’espérance est une joie.

Dans la vie privée, il y a parmi eux égalité parfaite. Les tatouages, c’est-à-dire la puissance, disparaissent, et le tamor n’est tamor que pour protéger et défendre contre les passions et les éléments.

Il y a tant de nuances dans la couleur des Carolins qu’on ne les dirait pas enfants du même climat : les uns sont bruns seulement comme les Espagnols, les autres presque jaunes comme les Chinois ; ceux-ci rouges comme les Bouticoudos du Brésil, ceux-là terreux ; mais la plupart sont cuivre-jaune et cuivre-rouge. Nul n’a les traits du nègre ou du Papou, nul n’a le moindre rapport avec le Sandwichien ou le Malais. Leur front est large, ouvert, couronné d’une chevelure admirable : leurs yeux, un peu coupés à la chinoise, ont une vivacité extraordinaire ; leur nez est presque chez tous aquilin, leur bouche bien accentuée, leurs dents très-blanches, leurs jambes et leurs bras dans de belles proportions et parfaitement en harmonie avec l’allure souple et légère qui les distingue.

Les deux reines que j’ai trouvées aux Mariannes, l’une à Guham, l’autre à Tinian, avaient entre elles une telle ressemblance qu’on les eût prises pour deux sœurs. Je ne m’y trompais pourtant pas, moi ; les dessins de celle de Tinian étaient infiniment plus réguliers, et sa physionomie avait un sentiment de douceur et de bienveillance qui vous allait à l’âme.

La musique des Carolins n’est point, à proprement parler, une musique, puisqu’elle n’a guère que deux notes ou trois au plus ; c’est en quelque sorte un échange de monosyllabes ou de mots très-courts, souvent brusque, rapide, souvent aussi lent et monotone ; on dirait des demandes et des réponses préparées d’avance, des bottes portées et parées coup sur coup. Dix ou douze chanteurs, réunis en rond, entonnent souvent une de leurs chansons ; le premier répond au second, le second au troisième ; puis le quatrième interroge le premier, lequel reçoit une riposte du cinquième, et ainsi de suite ; de telle sorte qu’il serait parfaitement exact de dire que leur chant est l’image de leur danse des bâtons, ou plutôt encore, que c’est une danse parlée.

Quant au sens des paroles prononcées, j’ai vainement interrogé là-dessus le tamor astronome ; ou il n’a pas voulu me répondre, ou il ne l’a pas pu d’une manière satisfaisante. Seulement il m’a dit que ces chansons étaient anciennes, que leurs pères les leur avaient léguées, qu’elles étaient arrivées traditionnellement jusqu’à eux, et que leurs enfants ne les oublieraient pas à leur tour. N’avons-nous pas aussi, dans une grande partie de nos provinces, des refrains, des romances, des virelais incompris de nos jours ? Au surplus, don Luis de Torrès a traduit un des chants carolins, et il m’assura qu’il vantait les douceurs de la maternité. J’aurais été bien surpris d’apprendre que ce fussent des chants de guerre.

Le major don Luis de Torrès, qui, après le gouverneur, était le premier personnage de la colonie, et qui nous servait d’interprète dans les diverses séances avec les Carolins, alors que notre intelligence se trouvait en défaut, acheva de nous donner, dans un récit fort simple, tous les renseignements que nous parûmes désirer sur l’état actuel de l’archipel des Carolines, sur les meurs de ses habitants, et sur certaines cérémonies dont il avait été témoin oculaire. Il y a là, je crois, un puissant intérêt pour le lecteur. J’écris presque sous la dictée de don Luis.

Un navire (Maria de Boston), capitaine Samuel Williams, expédié de Manille, par ordre du gouverneur-général, pour reconnaître l’état des Carolines, mouilla devant Guham, où il prit quelques individus capables de recueillir les renseignements les plus utiles au progrès de l’archipel, qu’on voulait régénérer. Don Luis de Torrès fit partie de cette expédition, et visita plusieurs îles, riches de végétation, mais pauvres par la direction que les naturels donnaient à leurs habitudes de mer, il ne trouva presque nulle part ni chèvres, ni cochons, ni poules, ni bœufs ; les insulaires ne vivaient que du produit incertain de leur pèche, de noix de coco et de quelques racines peu nourrissantes. Leur activité était merveilleuse ; ils se levaient dès le point du jour, et il fallait que la houle fût bien haute pour les empêcher de lancer au large leurs pros-volants ; le reste de la journée était consacré à la réparation et à la construction des pirogues. Leurs femmes sont en général beaucoup mieux que celles des Mariannes : elles ne mâchent ni tabac, ni bétel, ne fument jamais, et ne vivent que de poissons, de cocos et de bananes, dont elles s’abstiennent cependant dès la veille du jour où leurs maris vont entreprendre un long voyage.

Les maisons sont bâties sur pilotis, très-basses, et composées de quatre ou cinq appartements fort spacieux. Dès qu’ils ont été sevrés, les enfants ne couchent jamais dans la chambre de leur père, et les filles sont toujours séparées des garçons.

Don Luis croit que le frère peut épouser sa sœur, et j’ai entrevu, dans les réponses aux questions qu’il a faites à ce sujet, que ces mariages étaient préférés aux autres. Il ne garantit pas toutefois l’exactitude de son assertion. Pendant son séjour aux Carolines, il n’a été témoin d’aucun combat ni d’aucune querelle ; les seules larmes qu’il ait vues couler furent des larmes d’amour et de regret.

On le prévint un soir qu’on allait célébrer les funérailles du fils de Mélisso, mort depuis deux jours, et que la cérémonie funèbre commencerait au lever du soleil. Il s’y rendit. Le cortège était composé de tous les habitants de l’île, qui d’abord, dans le plus profond silence, s’acheminèrent vers la demeure attristée de leur ancien chef. Les hommes et les femmes étaient confondus, sans que les familles fussent séparées. On permit à don Luis d’entrer dans l’appartement où on tenait enfermé le fils de Mélisso, enveloppé dans des nattes amarrées avec des cordes de cocotier. À chaque nœud flottaient de longues touffes de cheveux, sacrifice volontaire des parents et des amis du défunt. Le vieux roi était assis sur une pierre, où reposait aussi la tête de son fils. Ses yeux étaient rouges, son corps couvert de cendres. Il se leva dès qu’il vit un étranger, s’avança vers lui, le prit par la main, et dit avec l’accent de la plus vive douleur :

« Ces restes adorés sont ceux de mon fils, de mon fils, plus habile que nous tous à manœuvrer un pros-volant au milieu des récifs les plus dangereux ! Lui, ce fils adoré de Mélisso, n’a jamais levé une main impie sur sa femme ; jamais il n’aurait volé du fer, lui, et dès demain peut-être il viendra dans un beau nuage passer sur nos têtes, pour nous dire qu’il est content des larmes d’amour que nous avons répandues sur lui. Le fils de Mélisso était le plus fort et le plus adroit de l’île. N’est-ce pas qu’il était aussi le plus brave ? S’il eût été vivant lorsque les méchants d’Yapa sont venus pour tuer nos frères et enlever nos femmes, ils ne seraient point repartis avec leurs conquêtes, car le fils de Mélisso, armé du bâton et de la fronde, les eût forcés à se rembarquer.

« Maintenant il n’est plus, mon fils tant adoré ! Pleurons tous, couvrons-nous de cendres ; brûlons ses restes précieux, de peur qu’ils ne soient attaqués par les animaux de la terre ! Qu’avec la flamme qui purifie, il monte là-haut, là-haut ! Et puisse-t-il ne jamais venir nous visiter pour lancer sur nos belles îles ses colères et ses tempêtes ! »

Puis, se rapprochant du cadavre qu’on allait brûler :

« Adieu ! dit-il ; adieu, mon enfant ! Ne t’attriste pas de m’avoir quitté, car je sens à ma douleur que je ne tarderai pas à te rejoindre et à te prodiguer encore là-haut les tendres embrassements, les douces caresses que je te donnais ici avec tant d’amour !

« Adieu, fils de Mélisso ! adieu, toute ma joie ! adieu, ma vie ! »

Dès que le corps, porté par six chefs, fut hors de l’appartement, le peuple poussa jusqu’au ciel des cris de désespoir : les uns s’arrachaient les cheveux, les autres se donnaient de grands coups sur la poitrine ; tous répandaient des larmes. Le cadavre fut deposé dans une pirogue et y resta toute la journée. Un vieillard vint offrir au roi une noix de coco ouverte, et celui-ci, en l’acceptant, se condamna à vivre pour le bonheur de ses sujets. Après le coucher du soleil, la dépouille mortelle fut brûlée, les cendres mises dans le pros et portées sur le toit de la maison du défunt. Le lendemain, le peuple parut ne pas se ressouvenir de la scène de la veille. Expliquez de semblables contrastes !

Après la mort du roi, l’autorité passe toujours dans les mains du fils, si le plus âgé des vieillards, qui ne le quitte presque point, le juge digne de la souveraineté. Jamais la femme ou les sœurs du roi n’en ont hérité.

Toutes les îles Carolines sont basses, sablonneuses, mais très-fertiles. C’est sans doute à quelque superstition que les habitants doivent le malheur de ne vouloir nourrir ni porcs ni volailles. Dans le voyage que j’ai fait avec eux, j’ai remarqué que c’était pourtant sur ces animaux qu’ils tombaient avec le plus de voracité. Le jour n’est peut-être pas éloigné où ils sentiront tous les inconvénients d’un usage que la pauvreté de leur pays aurait dû leur faire mépriser, mais auquel ils tiennent peut-être par la sainteté de quelque promesse solennelle.

L’expérience, qui est pour tous les hommes une seconde nature, leur a appris à se défier des audacieuses entreprises de quelques voisins ennemis du repos des peuples ; mais les seules armes qu’ils leur ont opposées sont les frondes. L’art avec lequel ils les tressent prouve malheureusement qu’ils ont été souvent contraints d’en faire usage ; mais leurs batailles sont presque toujours très-peu meurtrières, et ne coûtent aux vaincus que de légères contusions ou la perte d’une touffe de cheveux.

Patience ! la civilisation marche, les peuples primitifs s’effacent, et le fer et le bronze remplaceront bientôt chez les Carolins le bâton et la fronde : les armes sont un écho fidèle des passions des hommes.

J’ai dit les Mariannes et les Carolines sœurs hospitalières, parentes sous tant de rapports ; viennent maintenant d’autres terres, d’autres archipels, et le courage ne me faillira pas pour de nouvelles études.