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Souvenirs d’un aveugle : voyage autour du monde/02/03

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Souvenirs d'un aveugle; voyage autour du monde
Texte établi par François AragoJules JaninH. Lebrun (2p. 24-31).

III

EN MER.

En Aumônière. — M. de Quélen.

Je vous ai parlé du bord ; Je vous ai dit les noms de presque tous les officiers de la corvette ; j’ai payé aux jeunes et intelligents élèves de marine, souvent chargés des opérations les plus difficiles dans notre longue campagne, le juste tribut d’éloges qui leur était dû ; je vous ai présenté nos maîtres si intrépides, si expérimentés, et cet ardent équipage de l’Uranie, que nulle tempête ne pouvait émouvoir, que nulle catastrophe n’a pu abattre.

Pour me servir d’escorte, souvent d’appui, dans mes courses aventureuses, j’ai choisi deux matelots dévoués que certainement vous aimez déjà un peu, car ils ont beaucoup souffert et vivement combattu contre l’adversité.

Eh bien ! je ne vous ai pas tout dit encore ; il me reste une lacune à remplir. Non pas que je veuille avoir raison sans conteste ; mais il est dans le monde certaines différences, certaines oppositions qui semblent des contre-sens et qui blessent même avant qu’on en ait cherché la raison.

Vous savez ce que c’est qu’un homme de mer, et vous comprenez que sa vie, à lui, est une lutte permanente contre tous les éléments. Quelques pouces de bois qu’une roche sous-marine peut ouvrir, un édifice qu’une seule lame de l’Océan courroucé peut chavirer, le séparent du néant, et ce qu’il y a de mieux à faire, selon nous, c’est de ne pas songer au péril d’une situation si difficile. Effacez le danger, et chacun de vous va partir pour la Chine ou la Nouvelle-Hollande. Ce n’est pas la longueur du trajet qui arrête les plus timides, ce senties risques des traversées, c’est la tombe qui se promène, le requin qui suit le sillage ; ce sont les grains, les calmes, les ouragans, les maladies des climats, les peuplades sauvages. Établissez un chemin de fer d’ici au Japon, et Paris se sera promené en deux ans dans les rues de Iédo ; trouvez le moyen d’assurer une navigation paisible aux vaisseaux voyageurs, et la Polynésie deviendra bientôt toute fashionable.

Mais pour de si beaux prodiges il faut la main de Dieu, et Dieu est trop immuable dans ses pensées pour vouloir ainsi changer ou détruire ce qu’il a réglé une fois. Les hommes seuls désirent le changement et courent après lui.

Je dis donc que quiconque s’embarque pour une course lointaine, doit d’abord mettre tous ses soins à ne plus penser à la question qu’il s’est posée à son départ. Cette question, la voici :

Y a-t-il grand péril à parcourir les océans ?

La réponse est aisée :

En mer, le péril est à chaque pas ; c’est assez d’y avoir songé en mettant le pied à bord ; y penser quelquefois après, cela arrive ; mais ne pas trouver en soi la force de vaincre un premier instant de frayeur, ce serait à devenir fou. Si les fêtes et les galas étaient permis sur un navire, je voudrais qu’il y en eut tous les Jours ; les vents s’y opposent, et le monde vise à l’économie. Mais du moins ne jetez pas imprudemment au milieu de ces hommes qui ne rêvent plus que gloire et retour, ce qui peut affaiblir leur zèle et anéantir leurs plus douces espérances.

Ne criez pas à l’anathème, vous qui ne m’avez pas encore entendu ; ne vous hâtez pas de m’appeler impie, vous qui me jugez et ne me comprenez pas. Écoutez-moi jusqu’au bout, c’est votre devoir ; le mien est d’écrire ma pensée. Ne vous ai-je pas dit que je n’avais jamais rien su déguiser ?

Il ne faudrait peut-être pas d’aumônier à bord.

Je plaide ma cause.

Vous êtes religieux, dévot à la morale chrétienne, c’est bien ; je le suis autant que vous, plus que vous peut-être. Partez avec une conscience pure, et, si vous succombez en route, faites ce que fait le pèlerin dans le désert, levez les yeux au ciel et criez miséricorde ; votre cri monte là-haut sans qu’un prêtre vienne vous dire : « Vous allez mourir, priez ! »

Prier à l’heure de la mort quand on ne l’a point fait pendant sa vie est presque un blasphème ; la peur est en ce moment une lâcheté, de l’hypocrisie ; laissez vivre le moribond, il reniera sa prière.

L’oraison du matelot, c’est le travail. Tel matelot prie en lançant un juron à l’air ; il ne fatigue pas ses genoux, lui, sur les dalles d’une église, mais il déchire ses mains et ses membres contre les rudes cordages, contre le bronze et les avirons. Si vous tombez à l’eau, il s’y jette après vous, et vous sauve au péril de sa vie. Prêtres ! cela vaut-il une prière ?

Il y a sans doute de jeunes prêtres, vifs, fringants, quoique ; prêtres, joyeux, quoique vêtus de deuil, qui, lancés sur un navire, pourraient devenir matelots et, au besoin, montrer que le travail est une vertu chrétienne. Eh bien ! à la bonne heure ! des hommes taillés de la sorte sur un vaisseau, je vous fais cette concession ; mais un vieux, prêtre, un homme épuisé par les ans et le repos du cloître ! non, mille fois non ! ne le mettez jamais en contact avec le matelot ; il ne peut y avoir harmonie entre eux.

Au moment de la bourrasque, quand le navire battu par les flots crie et mugit sous les vents impétueux qui l’écrasent ; quand le chaos de la nuit ajoute au chaos de la tempête, et que chacun sur le pont envahi joue des pieds, des mains et de l’intelligence pour maîtriser le courroux des éléments, le vieux prêtre, dans sa cabine, prie, son bréviaire sous les yeux, et attend que le ciel soit devenu d’azur pour remonter à la surface et apprendre que tout le monde a fait son devoir.

Il a fait le sien, lui ; mais ce devoir pieux, il l’eût aussi bien rempli à terre, agenouillé à son prie-Dieu vertical, fortement assujetti, et le navire eût compté peut-être deux bras de plus pour le travail.

La cabine occupée par le vieux prêtre est un vol fait à un homme qui a souvent besoin de repos, et qui ne trouve, hélas ! qu’un calme bien agité dans le poste étroit que les exigences du bord lui ont aumôné comme par grâce.

Cela est ainsi pourtant.

Le chef de notre expédition avait voulu un aumônier, on lui donna un aumônier ; il en eût demandé deux ou trois qu’on lui aurait dit : Prenez, ne vous en faites point faute ; ne vous gênez pas, nous en avons de rechange : un seul aumônier ! en vérité, vous êtes trop discret de nous demander si peu de chose. Voici votre aumônier. C’était la saison des aumôniers.

C’était l’abbé de Quélen, chanoine honoraire de Saint-Denis, cousin de l’archevêque de Paris : j’espère que ce sont là deux titres qui en valent mille autres.

L’abbé de Quélen était gros, lourd, presque sans dents et assez avancé en âge ; les mouvements du navire le claquemuraient fort souvent dans sa chambre, sise d’abord au faux-pont, où le brave homme fondait sous les trente-deux ou trente-trois degrés de Réaumur, quand nous naviguions entre les tropiques. Dans les beaux temps, il avait le petit mot pour rire ; il se permettait même l’anecdote gaillarde, car Dieu ne la défend pas ; il contait de charmantes historiettes ; il fredonnait de juvéniles refrains et en écoutait même, sans avoir trop l’air de les entendre, de plus croustilleux, fidèlement gardés dans sa mondaine mémoire. Oh ! par exemple, il parlait marine comme un abbé ; c’est encore une justice à lui rendre. L’art nautique, c’était pour lui du syriaque, du persan, de l’algonquin. Il n’écrivait rien, ne s’occupait de rien ; il regardait couler le flot. À table, le verre de rhum ne l’effrayait pas plus que la bouteille de bordeaux ; il portait la voile aussi bien que Vial ou Marchais lui-même. Eh bien l’abbé de Quélen, homme instruit et tolérant, ecclésiastique sans petitesse et sans préjugés, assez bon vivant au total, quoique vivant fort mal avec nous (médisance à part), était un fort mauvais choix pour notre expédition ; aussi ne tarda-t-il pas à le sentir lui-même, puisqu’il voulut débarquer au Brésil, et qu’il ne retourna à bord qu’après avoir obtenu une chambre moins étouffée que celle qu’on lui avait allouée en partant, et dans laquelle notre pauvre ami avait déjà perdu le tiers de son embonpoint.

La messe se disait presque toujours dans la batterie ; un domestique du commandant la servait avec une dévotion exemplaire, et, de temps en temps, recueilli comme un saint apôtre, notre capitaine s’approchait de la table sainte et communiait en compagnie de sa dévote épouse.

Hélas ! il m’en coûte de le dire, mais de si nobles modèles ne trouvèrent point d’imitateurs, et l’abbé de Quélen ne compta à bord de l’Uranie que fort peu de brebis ramenées au bercail, tant les loups faisaient bonne garde.

Je vous dirai le baptême du premier ministre d’Ouriouriou, en face de Koïaï. Ce fut une cérémonie un peu grotesque, une sorte de mascarade ; mais enfin nous donnâmes une âme au ciel, et il y a bien des consolations dans cette pensée.

Telle ne fut pas cependant la première messe dite aux Malouines, sur cette terre de misère et de deuil, où nous laissâmes notre belle corvette incrustée dans les rochers du rivage. Le spectacle fut imposant, je vous l’atteste, et chacun de nous en gardera longtemps la mémoire.

Nous venions d’échapper miraculeusement à une mort presque certaine ; les débris du navire échoué flottaient çà et là sur la rade ; nos malles brisées, quelques voiles, plusieurs centaines de biscuits gisaient sur la plage. Une pluie fine, froide, un sol sans verdure ; la crainte du présent, qui se dressait avec toutes ses misères ; l’avenir qui s’ouvrait avec toutes ses privations, loin de toute terre hospitalière, sous un ciel rigoureux, à près de quatre mille lieues de sa patrie, oh ! tout cela avait une teinte de tristesse qui aurait brisé des âmes moins éprouvées que les nôtres. Mais tout cela était solennel et lugubre à la fois.

L’autel fut dressé au pied d’un monticule de sable ; l’image de la Vierge, les habits du prêtre et les ornements sacrés avaient échappé au naufrage. L’abbé de Quélen, pâle, affaibli, se soutenant à peine, sortit d’une tente élevée à la hâte et officia.

Tout l’équipage, debout et le front découvert, se jeta bientôt à genoux et reçut la bénédiction du ministre de Dieu. Le Te Deum fut chanté après la cérémonie et l’on ne songea aux moyens de relever la corvette qu’après avoir remercié le Très-Haut.

Quelques instants après, chacun de nous erra çà et là à travers les bruyères, et le résultat de ce premier coup d’œil fut presque le désespoir.

Je m’étais assis auprès d’une haute dune de sable blanc que le flot battait alors avec nonchalance ; de l’autre côté étaient groupés plusieurs matelots, parmi lesquels je distinguai la voix glapissante de Petit, le timbre sonore de Vial et l’orgue enroué de Marchais. La conversation suivante s’engagea.

— Tout cela est bel et bon, mais il valait mieux, ce me semble, dresser les tentes qu’un autel.

— Du tout, nous devions d’abord des remerciements à Dieu.

— Le remercierons-nous si nous n’avions pas de quoi déjeuner ?

— Moi, je n’ai pas faim.

— Oui, mais tu auras faim dans une heure, et si nous n’avons pas un brin de viande à mettre sous la dent, qu’est-ce que nous ferons ?

— Nous entamerons l’abbé, il est gras.

— Pas trop ; il a diablement maigri depuis le jour du départ.

— Ce n’est pas à la manœuvre qu’il a diminué.

— Nous aurions dû faire naufrage plus tôt.

— Ah bah ! c’est égal, ça fera un bon bifteck !

— Tu vois donc bien qu’un prêtre est bon à quelque chose sur un navire.

— Nous n’y sommes plus, imbécile ; nous sommes à terre.

— Pauvre corvette ! la voilà sur le flanc ; c’est embêtant tout de même.

— Si encore il y avait ici des vignes !

— Dis plutôt s’il y avait du vin !

— Mais rien, rien !

— Tu aurais mieux aimé naufrager près de Cognac, n’est-ce pas, ivrogne ?

— Ou à la Jamaïque.

— Ou sur les côtes de Bordeaux.

— Mais non, c’est dans un chien de pays où tout est mort.

— Et où nous mourrons sans doute.

— C’est pourtant un brave homme que l’abbé.

— Tais-toi donc, il ne sait pas tant seulement, après trois ans de navigation, ce que c’est qu’une drisse.

— Ce n’est pas son métier de savoir ça.

— C’est le métier de quiconque s’embarque. Et puis, je lui en veux.

— Pourquoi donc ?

— Il devait faire comme nous, ne pas boire, et il a bu du vin en disant la messe.

— C’est la règle.

— Cré mille sabords ! pourquoi n’étais-je pas prêtre ce matin !

— C’était si peu.

— C’était toujours quelque chose.

— Ah ça ! dites donc, vous autres, nous voici là comme de bons garçons, il faudra manœuvrer maintenant.

— Comment l’entends-tu ?

— Ça ne s’entend que de reste. Quand on est à terre, on n’en fait qu’à sa tête, on est libre.

— Du tout, on est toujours matelot.

— Il n’y a plus de matelot quand il n’y a plus de navire.

— Tu as tort ; le matelot à terre qui possède son commandant et ses officiers n’a pas le droit de bouger : c’est la règle.

— Ta règle n’a pas le sens commun, et si l’on nous embête encore, on verra.

— Il y aura du grabuge ; je devine ça.

— Eh bien ! enfants ! s’écria la voix rauque, du grabuge ! il ne doit pas y en avoir ; un jour viendra peut-être où nous serons tous égaux ici ; alors, mais alors seulement, il y aura du grabuge.

— Oui, mais quand l’abbé sera avalé, qui donc viendra après lui !

Je n’entendis plus rien ; les matelots se parlèrent à voix basse.

Que chacun tire la morale de ce dialogue.

Un de nos navires de guerre, battu par les flots, démâté, désemparé, à l’agonie, faisait eau de toutes parts. Le moment fatal approchait ; chaque minute le voyait se plonger dans l’abîme, et le désespoir se peignait sur tous les visages. Un prêtre passager se trouvait par hasard à bord, un prêtre entendant beaucoup mieux son métier que celui de marin, fort inutile sans doute dans une navigation. Un craquement horrible se fait entendre ; l’équipage se regarde de ce dernier regard qui veut dire : Tout est fini !

— À genoux ! à genoux ! s’écrie le prêtre, homme de Dieu, et priez sainte Barbe de nous venir en aide !

— Non, debout ! debout, matelots ! s’écrie le capitaine, homme de mer, et priez sainte pompe au lieu de sainte Barbe !

Les pompes jouèrent en effet, les flots furent vaincus, et le navire entra dans le port. Le prêtre chanta un Te Deum au lieu d’un De profundis.

Si cependant vous voulez absolument sur vos navires un prêtre afin de rappeler une religion sainte à des hommes que les préoccupations de leur état font si souvent oublieux de toute autre chose, eh bien ! suivez mon conseil, faites ce que je ferais : j’accepte un aumônier ; je lui donne une place dans la batterie, sa ration de biscuit et de viande salée, son petit verre d’eau-de-vie ; je lui donne aussi sa part exacte, ni plus ni moins, de mes fatigues et de mes tribulations, il fera le quart avec moi, avant moi ou après moi ; il recevra comme tous, sur ses épaules, les flots de la mer et les ondées du ciel ; il se perchera comme tous à la flèche des mâts ou à l’extrémité des vergues ; en un mot, il sera matelot et prêtre. Eh ! eh ! ce n’est peut-être pas là une pensée déraisonnable, un prêtre matelot ou un matelot prêtre qui prierait et travaillerait en même temps, quoiqu’on ne puisse guère faire deux ou trois choses à la fois. Un prêtre qui pomperait pendant des heures entières, selon les besoins du bord, et qui, après les fatigues, lorsque la mer dévorerait tout, hommes et navire, sortirait encore sa main hors de l’abîme pour bénir une dernière fois ses camarades, ses amis, ses frères engloutis comme lui ! Que le législateur y songe sérieusement. Un prêtre tel que Vial, Petit, Chaumont, Barthe ou Marchais serait, je vous assure, chose fort curieuse et fort utile. Que risque-t-on d’essayer ?