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Souvenirs d’un aveugle : voyage autour du monde/02/05

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Souvenirs d'un aveugle; voyage autour du monde
Texte établi par François AragoJules JaninH. Lebrun (2p. 36-45).

V

ÎLES SANDWICH.

Le colonel Brark et moi. — Un homme à ma mer. — Mort de Cook.

Encore une explication indispensable peut-être, quoique j’aie refusé Jusqu’à présent de la croire nécessaire. Il m’a été dit que quelques lecteurs, irrités sans doute de mes allures de franchise dans le récit de tant de faits où j’ai figuré comme héros ou comme spectateur, se sont malicieusement demandé s’il était bien probable que j’eusse pu si fidèlement retenir jusqu’à ce jour les minutieux détails qui devraient pourtant corroborer à leurs yeux la vérité de mes relations. Du doute à l’incrédulité absolue il n’y a qu’un pas ; eh bien ! ce pas, je ne veux point qu’on le fasse, et, puisqu’on exige encore des noms propres, en voici. Au surplus, la chose est assez curieuse en elle-même, et cette anecdote n’est pas la moins singulière de mon livre.

Eh, bon Dieu ! si je vous disais les mille et mille incidents fantastiques dont ma vie a été traversée, si vous aviez pu me suivre depuis ma sortie du collège jusqu’au moment où j’écris ces lignes, vous vous seriez convaincus, vous dont les jours se succèdent calmes et réguliers, que peu d’existences ont été plus rigoureusement heurtées que la mienne, et que ce que d’autres nomment un accident, un malheur, je l’appelle, moi, une habitude, presque une nécessité.

Or, écoutez :

Dans une de mes courses aventureuses loin de Rio-Janeiro, j’avais pris pour guides deux noirs assez intelligents, mais malheureusement fort poltrons, qu’un ébéniste de la rue Droite m’avait loués moyennant quatre pataques par jour. Tant que nous fûmes dans les environs de la cité royale, les deux coquins se montrèrent dociles à mes ordres et fort disposés à recevoir les corrections que j’étais en droit de leur infliger en raison de leur paresse et de leur mauvais vouloir, qui commençait à pointer ; mais, je l’ai dit, je ne sais point frapper un esclave, par cela seul peut-être que chacun se donne cette liberté et que les lois l’autorisent. Un obstacle à la résistance, à la bonne heure ! un acte d’omnipotence contre qui s’incline, cela est lâche et dégradant à la fois.

Il y avait trois jours que j’étais en route, tantôt sur un chemin battu, tantôt à travers les bois, les rares plantations, les ruisseaux et les savanes : mes deux guides, dans leur mutinerie, n’étaient plus mes guides, et je voyais bien que je leur rendrais un grand service en rebroussant chemin, car les drôles avaient peur de tout, excepté de me déplaire. Cependant, comme je voulais poursuivre mes investigations et qu’on ne va jamais plus loin que lorsqu’on ne sait où l’on va, j’exprimai hautement ma pensée, et je donnai à cet égard des ordres si précis que les deux noirs virent bien qu’il fallait obéir.

Pour le coup, je faillis à me repentir de cette témérité, et la nuit du quatrième jour de mon départ je fus contraint de coucher à la belle étoile, dans un hamac attaché à des arbres et suspendu à deux ou trois pieds du sol. Mes deux guides s’endormirent près de moi sans murmurer, pensant bien que cette leçon donnée à ma persévérance me forcerait à la retraite dès le lendemain. Je m’étais trop avancé pour reculer, et, comme ma course jusque-là n’avait que très-peu satisfait ma curiosité, j’allai encore de l’avant tout le jour suivant, en quête ardente de quelque aventure. Rien n’est ridicule comme une entreprise audacieuse sans résultat.

La nuit arrivait, et, malgré une longue marche sous un soleil fort irritant, je doublai le pas pour arriver à une sorte de clairière où comptais trouver un gîte. J’y parvins en effet, et mes noirs m’indiquèrent deux espèces de huttes désertes où nous trouverions assez commodément à nous abriter. Après un repas extrêmement frugal, puisque mes provisions se trouvaient presque épuisées, j’allais m’endormir quand un bruit assez intense réveilla mon attention et surtout celle de mes timides compagnons de course. Ils posèrent vivement l’oreille à terre et me firent signe de ne pas bouger. Tout à coup ils se dressèrent, et d’une voix tremblante : « Bouticoudos ! Bouticoudos ! » me dirent-ils.

J’eus peur ; je m’armai de mes pistolets, je sortis de la cabane ayant les noirs sur mes talons ; je jetai de tous côtés un regard investigateur. Le bruit approchait par intervalles. Le mot Bouticoudos, répété de nouveau par les esclaves, me fit tressaillir. Je m’élançai à tout hasard, je tombai, je me relevai, je repris mon élan, je me sentis poursuivi, traqué, enveloppé, atteint ; je perdis la tête, la raison, toute énergie, et je ne saurais vous dire le chemin que je fis en quelques heures. Croyez-moi, la peur est la plus contagieuse des maladies. Qu’était-ce donc que ce bruit si terrible, si effrayant ? Je l’ignore ; peut-être celui d’une chute d’eau, peut-être aussi celui d’un orage qui grondait dans le lointain, et plus probablement encore celui d’un cerveau en délire. Bref, je m’étais sauvé comme si j’eusse été attaqué par deux jaguars, et le résultat de ma poltronnerie fut la perte de mes plus riches albums, de mes boîtes de papillons et d’insectes, et de quatre ou cinq cahiers de notes auxquelles j’attachais un grand prix.

J’arrivai à Rio, puis en France, non consolé, et si j’ai cru jamais à une impossibilité, c’est à celle de retrouver mes chers croquis et mes précieux documents.

Eh bien ! il y a peu de temps, le brave colonel Brack, aujourd’hui général, alla faire un voyage au Brésil ; il pénétra dans l’intérieur de ce vaste empire, il s’enfonça dans les solitudes, et il trouva dans une cabane de sauvages des notes et des albums qu’il devina dessinés et écrits par moi, et qu’il me rapporta un certain jour, aussi joyeux que je le fus moi-même de rentrer dans mes richesses, que je caressai comme des amis qu’on a pleurés morts. J’ai nommé le général Brack : il y a des faits pour la constatation desquels on est bien aise de trouver un appui.

C’est là pourtant une de ces demi-aventures qui me sont familières et que j’avais oublié de vous raconter jusqu’à ce jour. Reprenons maintenant le cours de mon récit.

J’ai dit avec quel sentiment de regret je quittai Guham. On se fait de douces habitudes, on contracte de saints engagements qu’on voudrait tenir ; un coup de canon retentit, et le devoir élève la voix pour tout détruire, pour tout bouleverser.

Nous levâmes l’ancre par un temps favorable, et nous vînmes en face d’Agagna descendre le généreux gouverneur des Mariannes, qui avait voulu nous accompagner pendant quelques heures.

La brise souffla vigoureuse, la ville s’effaça petit à petit, les élégants cocotiers plongèrent dans les flots, et nous restâmes bientôt en face de nos souvenirs.

Tous nos malades avaient repris les forces et la santé, nos vivres étaient frais, et, quoique la traversée dût être longue, les visages s’étaient épanouis, car la lèpre n’avait frappé personne, ce que les habitants du lieu regardèrent sans doute comme un miracle.

Rotta, Agrigan, Tinian, Seypan, Aguigan, Anataxan, glissèrent devant nous, toutes avec leurs larges cratères béants, et trois jours après, loin de toute terre, nous naviguions au soin du vaste océan. Tout à coup : « Un homme à la mer !… un homme à la mer !…

Parmi les épisodes nomhreux et souvent si dramatiques qui font la vie du marin, j’ai oublié de classer celui-ci, assez chaud, assez palpitant d’intérêt, je pense.

Quand un navire se brise sur des roches à pic contre lesquelles cadavre de vaisseau et cadavres d’hommes sont vomis et mutilés ; quand un naufrage engloutit tout, corps et biens, dans un désastre ; lorsque, sombrant en pleine mer, tout disparaît à la surface des eaux… officiers, matelots et passagers trouvent peut-être un sujet de consolation dans cette pensée : Nous mourrons tous, dont vous auriez tort d’accuser l’égoïsme, car vous n’avez pas réfléchi encore.

Moi, voyez-vous, j’ai longtemps médité au milieu des périls de toute sorte que j’allais chercher, et j’ai compris qu’un monde bouleversé nous trouverait moins émus qu’une catastrophe particulière, individuelle, isolée. Est-ce une contradiction morale ? Eh, bon Dieu ! combien n’y en a-t-il pas dans le cœur humain !

Si un homme meurt sur un navire, il se dit à ses derniers moments : La mer va m’engloutir ; ma tombe sera partout et nulle part ; les flots ne gardent point de trace de ce qu’on jette à leur voracité, et, quelques instants après m’avoir livré à eux, on chercherait vainement les restes de celui qui vient de s’éteindre pour toujours !

Eux pourtant, ces froids amis qui passent encore à mes côtés en jetant sur moi un regard peut-être hélas ! sans intérêt, ils vont continuer leur course aventureuse, ils vont visiter de nouveaux climats, se promener sous des cieux nouveaux, et puis ils reverront leur patrie, leur famille, ils jouiront de leur gloire, ils seront heureux de leurs peines passées, ils diront à ma vieille mère que je suis mort dans une traversée… Et la vieille mère priera pour son fils, que des milliers de poissons auront déchiqueté et dévoré en son cercueil de toile.

Mais dans un malheur général l’âme s’agrandit, le cœur se fortifie ; les vents, les flots, la foudre, éclatent sur votre tête : vous vous retrempez à leurs fureurs, à leurs menaces ; plus la lutte est ardente, plus vous trouvez de forces pour en triompher, et si, vaincu enfin, vous succombez sous la puissance des éléments coalisés, vous vous dites encore : Rien ne restera de nous ici-bas qu’un souvenir. On ne cherche pas un homme seul qui meurt et qu’on sait bien mort au milieu de tant d’autres hommes vivants, tandis qu’un monde entier volera à la recherche d’une infortune douteuse.

Le plus poignant des désespoirs pour celui qui dit adieu à la vie ne doit pas être de mourir haï, mais bien de mourir oublié. L’oubli, selon moi, est une seconde tombe, plus muette cent fois que celle qu’on nous creuse dans la terre ; l’oubli est toujours un châtiment, la haine peut être une consolation.

Un homme à la mer !

Si la nuit est sombre, si les vents sifflent, si la tempête mugit, l’équipage à son poste répète tout bas : Un homme à la mer ! C’est l’affaire de quelques instants ; le navire marche ; on constatera dans le livre de quart, en phrases assez peu correctes, qu’un homme est tombé à l’eau et que le gros temps n’a pas permis qu’on lui portât secours. Tout est dit, tout est fait.

Si la brise est fraîche, il y a émotion, je vous l’atteste, sur les flots et le navire, car le succès est au bout des efforts.

Un homme à la mer !… Vite, saisis la hache, coupe le filin !… La bouée de sauvetage tombe, se tient debout ; l’homme nage, il nage encore ; il s’encourage dans cette pensée que ses amis ne l’abandonneront pas ; il voit le point de repos qui lui est offert ; il va à lui, l’atteint ; une lame infernale le lui arrache, il nage toujours, il le saisit enfin, il s’y cramponne, il s’assied là comme sur un siège mouvant ; il s’y tient debout, et, se balançant avec lui, il jette un regard effrayé vers le navire qui s’échappe, car, voyez-vous, dès qu’il a pris son élan, un vaisseau bondit avec tant de force que rien ne peut l’arrêter à coup sûr et sans lenteur ; le jeu des voiles, si savamment combiné, se fait par des lois connues et régulières ; telle corde ne peut être dénouée avant telle autre (et je ne parle point le langage du marin pour être mieux compris de tous) telle voile ne peut être pliée qu’après telle autre, ou tout est compromis, hommes et bâtiment. C’est une assez lourde maison à faire mouvoir, toute fringante qu’elle paraisse, qu’une corvette à la mer, car elle aussi, il faut qu’elle ait des flancs robustes, des bras robustes, une quille robuste de zinc ou de cuivre.

L’homme à la mer remarque pourtant que le sillage se ralentit ; ou a masqué partout, on a viré de bord ; une embarcation est mise à flot, de hardis gabiers l’arment avec la ferveur de l’amitié et de l’humanité. Eux aussi courent de grands dangers, eux aussi sont enlevés par la vague écumeuse ; mais il y a là-bas un de leurs camarades près de succomber, qui les attend, qui compte sur leur courage, sur leur dévouement.

Le vent souffle avec plus de violence ; le navire est compromis ; la nuit arrive, sombre, menaçante… N’importe, le patron du canot ne change pas de route ; il mêle sa voix à la voix de la tempête ; il appelle, cherche, cherche encore ; son œil fouille dans les ténèbres ; il voit son ami debout sur la flèche de la bouée. « Là, là, mes braves ; il nous a entendus. Nage ! nage ! brise les avirons ; nous y sommes… Scie partout maintenant, ou vous le coulez bas !… Lof ! une amarre ! tiens ferme ! hisse ! hisse donc ! Il est sauvé !… »

Mais le navire, où est-il maintenant ? L’horizon s’est rétréci, le roulement du tonnerre étouffe le bruit du canon qui mugit. Les rafales soufflent de tous les points de l’horizon et le canot tournoie incessamment en dépit de l’homme de barre, qui lutte toujours avec le même calme, car c’est son métier, à lui, de ne céder que lorsque les forces manquent au courage.

La nuit passe tout entière sur cette terrible scène, nuit solennelle pour tous, effrayante dans la frêle embarcation, cruelle sur le navire, où, cramponnés au bastingage, matelots et capitaine promènent leurs regards avides sur chaque lame qui arrive et se brise… Tous se taisent par moments pour mieux entendre, mais les mugissements de la tourmente arrivent seuls jusqu’à eux.

— Le voilà ! dit une voix consolante.

Un morne silence succède à ce cri répété par toutes les bouches ; silence religieux, terrible, où le cœur frémit, où les âmes restent absorbées dans une seule et douloureuse pensée… Ce n’était pas lui !

Dans deux jours, demain, aujourd’hui peut-être, le canot, abandonné des hommes et de Dieu, sera le théâtre d’une scène de carnage ; ces amis si chauds, si ardents, si dévoués, s’attaqueront avec fureur, se déchireront avec les ongles et les dents, boiront le sang l’un de l’autre, et, quand la faim et la soif auront été satisfaites, une nouvelle victime attendra dans d’horribles angoisses que son tour arrive de servir de pâture à un appétit sans cesse renaissant !

Voyez-les maintenant encore tous ces hommes naguère si énergiques ! Les avirons immobiles flottent le long du bord ; leurs bras se reposent croisés sur leurs poitrines haletantes, car les menaces de la faim sont déjà un horrible tourment, et pas un cependant n’accuse de son malheur celui qu’ils viennent de sauver : lui, au contraire, sera la dernière victime ! Le désespoir a sa générosité.

Le canot monte et descend avec la lame ; ces torses marins se balancent avec l’embarcation sans chercher à garder cet instinctif équilibre qui leur indique d’avance le moment où la vague fera donner de la bande à tribord ou à bâbord : ce sont des corps sans volonté, sans appui, sans vie… Tout à coup une voix indignée s’échappe brûlante comme d’une fournaise :

— Eh bien ! canaille ! notre courage est donc mort, nos forces sont donc anéanties ? Quoi ! pas une espérance ! pas un dernier effort pour ramener au navire l’ami que nous sommes venus chercher ! Aux avirons ! gabiers, aux avirons ! Et si la corvette a foutu le camp, si elle a filé ses câbles, demain, tous à la fois, nous chavirerons cette coquille et nous boirons dans la grande tasse en nous serrant la main. Il vaut mieux boire de l’eau salée que du sang ! Aux avirons, gabiers !…

C’est la secousse galvanique qui vient de réveiller un cadavre ; les bras robustes se plient et se roidissent en mesures exactes, les flots sifflent, les yeux éteints reprennent leur éclat, les langues disent un de ces chants de matelots qui brûleraient les pages de mon livre si j’osais les lui confier, et il y a encore des regards d’amis qui se croisent, des serrements de mains qui s’encouragent ; il y a là encore de nobles matelots prêts à recommencer, si le ciel apaisé daigne leur venir en aide, cette vie de sacrifices et de dévouement qu’ils se sont faite et qu’ils ont acceptée.

Mais le jour pointe à l’horizon ; la vue se fatigue à traverser l’espace ; le vent ne gronde plus avec la même violence. Tout à coup : Navire ! navire ! et la joie est dans toutes les âmes, une de ces joies qui rendent fou, incomprises par le reste des hommes, une de ces joies dont la violence égale presque une torture.

Navire ! et de là-bas aussi on a vu sur les flots le canot aventureux qui fait force de rames pour rallier. Deux amis qui courent l’un vers l’autre se sont bientôt rejoints.

— En panne maintenant ! des amarres à tribord ! Ils sont là, ils accostent ! Ont-ils sauvé Astier, lui qui en a sauvé tant d’autres ?… Oui… non… si… le voilà ! C’est lui qui est à la barre ; Lévêque, épuisé, écrasé, lui a livré son poste.

— Sont-ils trempés ? s’écrie Petit, furieux de n’avoir pas été choisi pour la corvée ou plutôt pour la fête. Quels canards ! C’est égal, ce sont de braves gens, ce sont de vrais gabiers. Quel bonheur de se soûler avec des gaillards de ce calibre-là ! N’est-ce pas, monsieur Arago ?

— Tais-toi, bavard !

— Tiens, la joie, c’est un carillon ; elle a dix langues ; elle fait du bruit… Astier nous revient.

Les voilà tous à bord ! Tous ! et les regards ne se reposent que sur un seul.

— Allons, allons, il ne va pas mal ! dit le docteur ; vite pourtant un verre d’eau-de-vie pour lui rendre ses forces.

— Cré coquin ! s’écrie Petit, si on veut m’en donner autant, je me f… à l’eau ! Est-il heureux, cet Astier !

Et ces matelots sauveurs, ces hommes intrépides qui viennent de lutter avec un courage héroïque, avec un dévouement si admirable contre une mort presque certaine, reprennent, tranquilles et satisfaits, leur train de vie accoutumé, et la corvette vire de bord, et le livre porte ces mots, éloquents par leur simplicité : Aujourd’hui , par un gros temps, un homme est tombé à la mer : c’est le gabier Astier, matelot à trente-six. Douze hommes se sont embarqués dans le petit canot, et, après huit heures d’un travail pénible, ils sont parvenus à ramener à bord leur camarade, qui les attendait hissé sur la bouée de sauvetage.

— Eh bien ! mon brave, dis-je à Astier le soir même de cet événement, à quoi pensais-tu quand tu voyais filer le navire ?

— D’abord qu’il allait diablement vite.

— Et ensuite ?

— Que la manœuvre se faisait bien mollement.

— Et encore ?

— Je pensais que vous deviez être tous ici bigrement en peine de moi.

— C’est vrai ! Sais-tu que c’est beau cela ?

— Je ne sais pas si c’est beau ; mais cela est.

— Pensais-tu que l’on pût te sauver ?

— Guère ; mais quand on a des amis comme Barthe, Vial, Lévêque, Chaumont, Troubat, Marchais et Petit, on espère toujours.

— Je n’y étais pas, mille pipes ! dit ce dernier, qui nous écoutait : mais si tu ne m’avais pas nommé, je t’allais démolir. Monsieur Arago, nous permettez-vous de boire à votre santé ?

— Je ne t’en empêche pas.

— Dans quelle case votre eau-de-vie ?

— Drôle ! je ne t’ai pas dit…

— Ça va sans dire ! comment pouvons-nous trinquer sans ça ?… Dans quelle case ?

— Tiens, à côté de mon cadre.

— Oh ! suffit, je la sais par cour ; il y en a une entamée dans le coin, à gauche… Merci, monsieur.

— Le soir, Petit était soul comme une grive ; Astier, qui portait mieux la voile, résista au choc, et le lendemain on ne parlait plus à bord de l’événement de la veille.

Parmi les distractions de l’homme de mer, j’avais oublié celle-ci : vous conviendrez qu’elle valait bien la peine qu’on en dit quelque chose. Je ne sais pas où l’on trouverait un sujet de drame plus terrible et plus dévorant.

Cependant le point nous plaçait à peu de distance de la principale des Sandwich, et si les courants ne nous avaient pas drossés, nous devions bientôt voir à l’horizon cette pointe tachée de sang où Cook parla pour la dernière fois à ses intrépides matelots. L’œil à l’horizon, chacun de nous cherchait la nouvelle relâche à travers les nuages, et rien ne se montrait encore.

— Terre crie enfin la vigie, terre devant nous !

Voici des hommes nouveaux, de nouvelles mœurs, une nature nouvelle ; pour qui aime les contrastes, les voyages sur mer ont un attrait indicible, un seul pas lui montre les extrêmes.

La corvette avançait avec majesté, et en quelques heures nous nous vîmes contraints de faire petites voiles ; mais la côte, que nous nous attendions à voir d’une hauteur immense, se dessina humble et chétive, partout fatiguée, osseuse, bizarre, sillonnée par de profonds ravins et déchirée par de larges criques où le flot s’engouffrait avec violence. Mais les nuages se dissipèrent enfin, et au-dessus d’eux, au-dessus même des neiges éternelles, dans les régions équinoxiales, se dressèrent trois têtes gigantesques dont nos regards avides ne pouvaient se détacher. Oh ! cela était imposant et sublime, cela nous reportait vers le passé, car le tableau si bien décrit par Cook réveillait tous nos souvenirs… Écoutez ce passé.

Un jour, au lever du soleil, par un temps superbe, deux navires dans la belle rade de Karakakooah, étaient mouillés à peu de distance l’un de l’autre ; les trois immenses cônes de lave formant l’île d’Owhyée, l’écrasant de leurs larges pieds et la dominant de leurs têtes violâtres au-dessus des plus hauts nuages, reflétaient les obliques rayons qui doraient leurs flancs écrasés par le bitume. Le Mowna-Laé s’élargissait comme pour ne rien perdre de la scène lugubre qui allait se passer au milieu de la baie silencieuse ; le Mowna-Roah allongeait ses épaules anguleuses au-dessus de son frère, et le Mowna-Kak, l’aîné des trois, planait sur eux de toute sa tête chauve, dont l’ombre gigantesque se projetait jusqu’à l’horizon. Sur le rivage, c’était une terre labourée, fouillée, en désordre ; on eût deviné qu’un combat sanglant y avait eu lieu la veille, car on voyait encore çà et là des débris de vêtements européens, des sagaies brisées, des casse-tête fendus, des lambeaux de manteaux de plumes et de casques à demi enfouis dans le sable. Les cocotiers de la plage étaient riants et se pavanaient dans leur majesté puissante ; les bananiers étalaient à l’œil leurs fruits suaves, onctueux ; les palma-christi élégants, plantés en allées serrées, voyaient, sous leurs feuilles dentelées, des hommes, des femmes, des enfants passer et repasser, se presser la main, se dire tout bas quelques mots à l’oreille, et piétiner, et danser, et jeter un regard avide vers la mer, où tout était immobile.

À terre, on eût dit une fête avec ses joies ; sur les flots, on eût dit un deuil à briser l’âme.

C’est que cela était ainsi ; le voyageur ne se serait pas trompé dans ses conjectures. Mais pourquoi ces choses et non pas d’autres ? Pourquoi, dites-vous ? C’est qu’il y avait là, sur une pointe de rocher s’avançant dans la rade, une large tache de sang. C’est que le plus hardi navigateur du monde, le plus brave, le plus vrai, le plus entreprenant, était tombé là, percé par un poignard de bois durci au feu, au moment où il disait à ses officiers et à ses matelots de ne pas faire feu sur les insulaires. C’est que Cook était mort là, mort après avoir donné vingt mondes nouveaux au monde connu, et que ses débris mutilés, ceux qu’avait épargnés la dent des Sandwichiens, allaient être rendus à King, son successeur, et que la rade de Karakakooah se taisait pour mieux entendre le dernier adieu que le compagnon du grand homme allait lui adresser.

Un cercueil de fer est là sur le pont du navire où le pavillon britannique déploie à l’air son orgueilleux léopard. L’équipage, debout, le cœur serré, oppressé, les yeux remplis de larmes, la tête nue et courbée, attend le triste signal. Les vergues sont mises en pantenne, partout le désordre, ce désordre qui dit le deuil et le découragement. Tout à coup le bronze tonne à tribord et à bâbord ; les coups partent à distances égales ; l’île d’Owhyée s’en émeut ; les naturels se sauvent dans l’intérieur des terres comme si l’heure de la vengeance était sonnée peureux… Silence maintenant. Écoutez, écoutez : un bruissement a lieu ; la mer s’ouvre et se referme ; elle a reçu dans son sein, et pour l’éternité, l’immortel pilote qui l’avait soumise pendant tant d’années, celui qui l’avait si bien étudiée, si bien comprise qu’elle n’avait plus rien à lui cacher du secret de ses calmes et de ses fureurs.

Les restes sanglants de Cook sont là, au fond de la rade de Karakakooah, mais sa gloire est partout, mais son nom vénéré est répété d’écho en écho dans toutes les parties du monde.