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Souvenirs d’un aveugle : voyage autour du monde/02/06

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Souvenirs d'un aveugle; voyage autour du monde
Texte établi par François AragoJules JaninH. Lebrun (2p. 46-56).

VI

ÎLES SANDWICH.

Kookini. — Baie de Kayakakooah. — Kaïrooah. — Visite à la pointe où Cook a été tué.

L’histoire des voyages et avec elle toutes les histoires disent que Cook, a découvert les îles Sandwich, qu’il dota du nom d’un grand ministre.

Eh bien ! toutes les histoires ont menti, ou du moins toutes sont dans l’erreur, et il demeure avéré que c’est l’Espagnol Gaëtano qui le premier a découvert ce magnifique archipel agité par tant de commotions terrestres.

Les pirates infestaient les côtes ouest de l’Amérique ; des combats heureux ou une longue et périlleuse navigation par le cap Horn pouvaient seuls leur fournir les moyens de ravitailler leurs navires appauvris par de pénibles croisières.

Gaëtano leur fit une chasse à outrance, et dans une de ses courses chaleureuses vers l’ouest il vit à l’horizon un point noir qu’il prit d’abord pour un vaisseau ennemi, et il mit bravement le cap dessus. C’était Owhyée. De retour à Lima, il écrivit à Charles-Quint, et, lui faisant part de son heureuse découverte, il demanda la permission d’en diminuer la position sur sa carte d’une dizaine de degrés, afin de ne pas la signaler aux écumeurs de mer, ce à quoi le monarque consentit par des raisons politiques dont on comprend la sagesse… Ainsi Gaëtano plaça la principale des Sandwich par 9 et 11°, au lieu de la placer par 19 et 21°, espérant par là mettre en accord sa gloire et les intérêts compromis de l’Espagne.

Au surplus, tant pis pour qui a le triste courage de se résoudre à cacher un succès ; un autre vient plus tard qui se l’approprie en le publiant, et quoique les cercles de fer que le grand capitaine Cook trouva à Owhyée et la crainte que les insulaires témoignaient à l’aspect seul des armes à feu plaidassent la cause de Gaëtano, l’histoire des voyages est sage de désigner Cook comme le trouveur de ce groupe d’îles de lave, destinées à être un jour d’une grande importance dans les relations commerciales de l’Europe avec les Indes-Orientales. Quant à nous, dès que le vent nous eut accompagnés jusqu’à une lieue et demie de la côte, nous la longeâmes sous peu de voiles et cherchâmes la rade de Karakakooah, où nous voulions laisser tomber l’ancre.

Pendant toute la journée nous tournâmes la base gigantesque du Mowna-Laé sans que la montagne changeât sensiblement de forme, tant le cône est régulier. Nu au sommet, nu sur les flancs, à peine son pied présente-t-il à l’œil quelques touffes de palmistes sous lesquels le flot vient expirer. Le matin du deuxième jour, nous nous trouvâmes en face d’un petit village composé d’une vingtaine de huttes, d’où se détacha une pirogue pagayée par deux hommes qui mirent le cap sur nous. À peine arrivés à portée de la voix, ils s’arrêtèrent pour nous adresser quelques paroles auxquelles nous répondîmes à l’aide d’un vocabulaire anglais, mais nous ne pûmes parvenir à leur faire comprendre que nous cherchions la rade de Karakakooah. Un autre petit village nommé Kaïah, situé au fond d’un ravin, se montra bientôt, et de là encore cinglèrent vers nous deux nouvelles pirogues portant une douzaine de naturels à la mine farouche, à la voix éclatante, qui, malgré nos signes d’amitié, refusèrent de monter à bord.

— Est-ce que ces marsouins ont peur d’être mangés ? disait Petit à ses camarades. Je suis sûr qu’ils sont coriaces comme des veaux marins. Tenez, en voici un qui vient à la nage. Cré coquin ! comme il coupe ! ce n’est pas un homme, c’est impossible ! il file six nœuds, le marsouin ! ça me rapatrie avec lui.

En effet, un Sandwichien s’était jeté à l’eau, et, plus courageux que les autres, il nous aborda pour nous demander sans doute si nous voulions être pilotés jusqu’au mouillage ; mais comme dans le lointain on découvrait, à l’aide des longues-vues, des bâtisses et une anse bien abritée, nous laissâmes là l’audacieux nageur, qui regagna sa pirogue, et nous cinglâmes vers Kayakakooah sans nous douter que Karakakooah était déjà derrière nous.

Mais le calme nous surprit en route ; nous passâmes la nuit en face d’un village nommé Krayes, bâti sur un rocher à pic et de peu d’élévation où la mer battait avec violence. Des feux ullumés sur toutes les parties de la côte nous disaient que là aussi étaient des êtres vivants ; mais leur existence devait s’y traîner bien soufreteuse et bien misérable, car la lave ne donnait prise à aucune couche de verdure, car tout était mort sur le penchant du cône, dans les flancs duquel bout le bitume en combustion.

Au lever du soleil, un grand nombre de pirogues à un seul balancier entourèrent la corvette ; de chacune d’elles des femmes de tout âge, de toute corpulence, nous demandaient à grands cris la permission de monter à bord, et il n’était pas difficile de deviner ce qu’on voulait nous offrir en échange de nos bagatelles.

Chez ce peuple, hélas ! les mots civilisation et pudeur n’avaient aucun sens, et nos refus peu méritoires leur donnaient sans doute une triste opinion de nos mœurs et de nos habitudes. Au surplus, il est juste d’ajouter que presque toutes ces femmes nues et onctueuses étaient d’une laideur vraiment repoussante.

À six heures, une grande pirogue à double balancier porta à bord le chef d’un village plus étendu que les autres ; il entra chez le commandant et laissa sa femme sur le pont et à la merci des plus téméraires de nos matelots ; nul ne voulut profiter de l’occasion, et peu s’en fallut, en revenant près de nous, que son mari ne la frappât, en raison du peu de succès qu’avaient obtenu ses charmes. Deux hommes qui l’avaient escortée dansèrent ou plutôt trépignèrent avec une sorte de mouvements convulsifs, accompagnés d’un chant guttural extrêmement désagréable ; et comme la brise commençait à souffler, le pont fut bientôt déblayé de ces importuns visiteurs. Quelques heures après, nous laissâmes tomber l’ancre dans la rade de Kayakakooah, et chacun de nous, selon ses travaux, se prépara à de nouvelles excursions.

Quelque chose qui ressemble assez passablement à une sorte de ville bâtie en amphithéâtre était là devant nous, à deux encablures de la corvette, et à peine notre présence fut-elle signalée à ses habitants réveillés que de toutes les parties de la côte s’élancèrent un nombre prodigieux de belles et grandes pirogues à un ou deux balanciers, les unes pagayées par des hommes, la majeure partie par de jeunes filles à demi couvertes de pagnes soyeux, sollicitant avec mille grimaces et mille prières la permission de monter à bord. Ceci pourtant est une capitale nommée Kayerooah, et c’est de là sans nul doute que sont parties les mœurs des villages devant lesquels nous avions passé depuis deux jours. Serait-il donc vrai que toute agglomération fût corruptrice ?

Assis au porte-haubans de la corvette, mon calepin sur mes genoux et mon crayon à la main, s’il m’arrivait de jeter un regard de convoitise sur une jolie visiteuse et de la prier de rester immobile afin de la dessiner, et me donnait à entendre que près de moi la chose serait facile à exécuter, et qu’elle ferait alors gratis ce que de la pirogue elle ne voulait faire que pour un cadeau. Nous avions cru la civilisation plus avancée aux Sandwich, et nous étions en droit de penser que les Anglais, qui y possèdent plusieurs comptoirs, auraient dû corriger chez ce peuple si bon, si confiant, cette effronterie de libertinage qui a toujours quelque chose de révoltant et de triste à la fois.

Au milieu de ces pirogues si élégantes et manœuvrées avec une grâce extrême, se montraient parfois des femmes couchées ou plutôt assises sur une planche polie nommée paba, taillée en forme de requin. Dès qu’elles veulent avancer, elles s’étendent sur le ventre, et les mains leur servent de rames, en sorte que la moitié du corps est hors de l’eau. Si elles veulent faire une halte, elles se redressent, s’asseyent, et sont mollement balancées au gré de la houle. Je vous assure que tout cela est fort curieux à voir et à étudier.

Pour essayer leur légèreté à la nage, pour bien apprécier ce qu’on nous avait dit de l’admirable adresse des Sandwichiennes au fond des eaux, nous leur montrions souvent une médaille ou des sous attachés à l’aide d’une jarretière ou au bout d’un ruban, promettant le tout à qui s’en emparerait ; nous les jetions d’un bras vigoureux le long du bord ; tout à coup une douzaine de corps s’élançaient, disparaissaient et revenaient bientôt, escortant la plus habile ou la plus adroite plongeuse, qui nous montrait notre cadeau d’un air triomphateur. Nous ne nous lassions pas de ce spectacle si intéressant et si nouveau pour nous.

À neuf heures, une grande pirogue plus élégante que les autres et montée par douze rameurs conduisit à bord le chef de la ville. Sa taille était de six pieds trois pouces français, sa figure belle et douce, sa poitrine large, sa coiffure élégante, son sourire enfantin. Il était à moitié couvert d’un manteau qui nous permettait de prendre une juste proportion de toutes les parties de son corps, et il est rare de voir des hommes mieux constitués que ce chef sandwichien. Du reste, la manière décente dont il se présenta ; son langage (et il parlait très-purement l’anglais) ; le choix de ses expressions ; un enfant qui, armé d’un gracieux éventail, éloignait les insectes de sa personne ; cet officier assez bien vêtu qui lui servait d’escorte ; l’empressement marqué que mirent les pirogues qui nous entouraient à lui ouvrir passage ; l’élégance, la propreté et la grandeur de son embarcation, tout nous convainquit bientôt que nous avions affaire à un personnage d’importance. Nous sûmes, en effet, quelques instants après, que c’était le beau-frère du roi, qu’il s’appelait Kookini, que les Anglais lui avaient donné le nom de John Adams, qu’il était gouverneur de Kayerooah et de toute cette partie de la côte, et le seul chef supérieur qui n’eût pas accompagné Ouriouriou à Toïaï.

Dans la crainte de ne plus en trouver l’occasion, on voulut essayer sa force au dynanomètre ; il s’y prêta de bonne grâce, et il fit marcher l’aiguille jusqu’à 3 ½ point où personne, depuis notre départ, n’avait encore atteint ; sa vigueur reinale ne se trouva pas en proportion avec celle des mains.

Kookini promit au commandant un emplacement propre à établir son observatoire ; il l’assura que le lieu où il ferait ses opérations serait tabou (sacré) pour tous les habitants ; mais il le prévint qu’avant de livrer les vivres dont nous avions besoin, il était indispensable qu’il en donnât avis au roi, ce qui nécessitait un délai de trois ou quatre jours. Il l’assura néanmoins qu’on pourrait, avec des objets d’échange ou des piastres, se procurer à terre quelques provisions ; mais que pour de l’eau, elle était très-difficile à faire, parce qu’il n’y en avait pas de douce dans les environs et que les naturels n’en buvaient que de saumâtre. Il ajouta que, si nous n’étions pas dans l’intention de changer de mouillage, il s’emploierait de son mieux pour nous faire obtenir tout ce qui nous serait nécessaire.

Satisfait de ses offres obligeantes, on se disposa à transporter les instruments à terre.

— Cré coquin ! me dit Petit en voyant descendre Kookini, le navire se déleste ; à la bonne heure, des matelots de cette façon, ça vous prendrait du pont même un ris à la grand’voile ; quelle compagnie de voltigeurs, deux ou trois cents drôles ainsi taillés !

— Tu n’as pas osé lui rire au nez, comme au monarque guébéen.

— Je n’aurais pu, tout au plus, lui rire qu’aux genoux.

— C’est-à-dire qu’il t’a fait peur.

— Peur, lui ! Eh bien ! je vous jure qu’il me paiera ce que vous venez de me réciter ici.

— C’est une plaisanterie de ma part ; je te connais, je sais que tu n’as peur de personne.

— Pas plus de lui que de cinquante autres comme lui. Dites-moi, monsieur Arago, est-ce vrai qu’il est gouverneur de la ville ?

— C’est vrai, et il nous a promis des vivres.

— Oui ? C’est un brave. A-t-il promis aussi de l’eau-de-vie ?

— Oui, aussi.

— C’est un César. Est-ce de l’eau-de-vie de Cognac ?

— Pas tout à fait ; on l’appelle ici de l’ava.

— Ah bah !

— Ava.

— J’ai compris. Cela soûle-t-il ?

— Beaucoup plus que le cognac.

— Alors, vivent l’ava et le noble gouverneur Coquini !

La rade de Kayakakooah est grande et sûre ; les hautes montagnes qui la défendent des vents les plus constants ; la pointe Kowrowa, où péril Cook, située au nord, et celle de Karauh au sud, empêchent que la nier y soit jamais bien haute. La place est belle ; quelques édifices et deux chaussées très-avancées offrent un sur abri aux embarcations.


La ville de Kayerooah est d’une étendue considérable, mais les maisons, ou plutôt les huttes, sont si éloignées les unes des autres, principalement sur le penchant de la colline, qu’on ne peut guère les rattacher au quartier de la plaine, où du moins de petits sentiers battus figurent convenablement des rues et des passages. Plusieurs maisons sont construites en pierres cimentées ; les autres sont faites de petites planches, de nattes ou de feuilles de palmistes très-bien liées entre elles et impénétrables à la pluie et au vent. La plus grande partie des toits est recouverte de goëmon, ce qui leur donne une solidité merveilleuse ; quelques solives bien ajustées et assujetties par des ligatures de cordes de bananier leur assurent une durée considérable, et depuis que nous fréquentons des pays à demi sauvages, les cabanes d’Owyée me paraissent les meilleures. Elles n’ont presque toutes qu’un seul appartement orné de nattes, de calebasses et de quelques étoffes du pays. Là couchent pêle-mêle, père, mère, filles, garçons, quelquefois même les chiens et les porcs.

Vus de la rade, deux ou trois édifices ont quelque apparence et font regretter de les trouver pour ainsi dire isolés au milieu des ruines. Le plus considérable est un magasin qui se détache en blanc sur toutes les autres cabanes. Il appartient au roi, qui en fait son garde-meuble, mais sans oser lui confier ses trésors, enfouis dans un souterrain. L’autre édifice est un moraï situé à l’extrémité d’une chaussée s’avancant dans la rade ; le troisième est une maison appartenant à un des principaux chefs de Riouriou, lequel, avant de quitter la ville, a eu l’adresse de la faire tabouer afin d’en éloigner les curieux et les voleurs. On me donna à entendre que celui qui chercherait à y pénétrer serait à l’instant mis à mort, et que le maître de la maison était un homme très-cruel et très-puissant. Le quartier nord de la ville peut avoir une centaine de cabanes, dont la plupart n’ont pas plus de trois à quatre pieds de hauteur sur six de longueur. Les portes sont si basses qu’on ne peut guère y pénétrer que ventre à terre, et l’on respire dans ces cloaques infects un air capable de renverser ceux qui n’y sont pas habitués.

Vous connaissez mon habitude de chaque relâche ; ce que j’aime à voir d’abord, c’est ce que je crains de ne voir qu’une fois, c’est surtout ce que la foule dédaigne. Cook tomba entre Kayakakooah et Karakakooah. J’irai m’agenouiller sur la place fatale, non pas demain, mais aujourd’hui, mais une heure après avoir mis pied à terre. Quelques mots de renseignement me suffirent ; mes provisions ne furent pas lourdes ; on ne meurt pas de faim dans ce pays. Je pris mes calepins, je dis adieu à mes amis, et me voilà en route. J’avais fait quelques pas à peine lorsque je me sentis frapper sur l’épaule.

— Pardon de la liberté, me dit Petit, c’est moi.

— Que veux-tu ?

— Vous accompagner ; j’ai entendu dire que vous alliez par là-bas saluer quelque chose, et je m’embête abord.

— Eh bien ! reste à terre si tu en as la permission et laisse-moi tranquille. Je vais faire un pèlerinage ; cette course est un pieux devoir pour quiconque a l’occasion de le remplir, et l’on ne va là ni pour rire ni pour se griser.

— Je vous jure de ne pas me griser et de ne pas rire ; tenez, je serai triste comme si j’avais perdu Marchais, comme si vous aviez été démâté d’un bras. Est-ce que vous n’avez pas été content de moi dans ce village de galeux, aux Mariannes ?

— Si, mais il faut…

— C’est dit, je vous accompagne.

— Je ne t’ai rien promis, et pour…

— Suffit, je savais bien que vous accorderiez ; vous n’êtes pas si bête de laisser Petit ici tout seul : il ferait quelque sottise. Comment donc s’appelle celui que nous allons pleurer ?

— Cook.

— Il paraît que c’était le Coq des marins de son temps. Et ces fahichiens l’ont tué… Et vous défendez qu’on les saborde ! Ça n’a pas le sens commun ; vous vous détériorez, monsieur Arago. Le premier qui nous regarde un tant seulement du coin de l’œil, d’un seul geste de ma main droite je le fais virer de bord lof pour lof.

— Point ; tu ne seras jamais qu’un querelleur, un vaurien.

— On dit que c’est mal de changer, je mourrai comme ça.

Et tout en causant, nous avancions le long de la plage sans galets. Un petit bourg nommé Kakooah s’offrit bientôt à nous ; nous y entrâmes Petit et moi, et la première parole que prononça mon matelot à un insulaire surpris et presque effrayé de notre présence fut ava.

Aroué, répondit le Sandwichien, aroué (non, je n’en ai pas).

— Parole d’honneur ! dit Petit, ils sont tous à rouer, ils n’ont que ça à vous jeter à la face.

— Tais-toi et viens ; tu es un ivrogne !

— Ivrogne ! le moyen de l’être quand on n’a rien à boire !

Mais bientôt, appelés par un cri de l’insulaire à qui nous venions de parler, une vingtaine d’autres sortirent des huttes et nous entourèrent avec une curiosité ou plutôt une importunité qui devenait extrêmement incommode. Les jeunes filles surtout étaient si pressantes que nous ne pûmes nous en débarrasser qu’à force de grains de verres, de bijoux de laiton et de petits miroirs. Pour un mouchoir nous aurions conquis tout le village.

Ainsi que les femmes de Kayakakooah, celles-ci étaient lestes et bien taillées, et offraient plus que dans la capitale un caractère de virilité qui faisait plaisir à voir. Plus nous avancions, plus le sol se dessinait âpre et rocailleux ; nulle part un chemin tracé ; par ci, par là, quelques touffes de papyrus donnaient un peu d’ombrage au piéton, mais le reste du sol était d’une aridité d’autant plus rigide que pas un ruisseau descendant des montagnes ne jetait la vie aux racines du plus petit arbuste.

Bientôt un village nouveau, plus gai que le premier, s’offrit à nous au détour d’un immense quartier de lave vomie du Mowna-Laé. Petit prononça encore en entrant son mot favori ava ; une jeune et fort agréable fille lui fit signe d’attendre et lui en apporta quelques gorgées dans un vase de coco.

— Petit, lui dis-je d’un ton sévère, si tu bois, je t’abandonne ici, je te le jure.

— Mais ça n’est point possible, mon gosier est brûlant, j’ai besoin de me rafraîchir.

— On ne se rafraîchit pas avec du feu. Jette cette liqueur.

— Ne pas la boire, c’est tout ce que je peux vous accorder. Mais la jeter, c’est comme si vous m’ordonniez de battre mon père ou de vous f…… une giffle.

Petit rendit le vase à la jeune fille en grommelant, et je fis accepter à la complaisante Sandwichienne, sans rien lui demander en retour, une jarretière rouge à laquelle elle parut attacher un grand prix.

Nous allions franchir les dernières maisons du village, escortés et presque menacés par les femmes, indignées de notre chasteté, lorsque des cris sauvages échappés d’une hutte appelèrent notre attention.

— On écorche quelqu’un là-bas, me dit Petit en portant la main à la poignée de son briquet ; ces gredins-là n’en font pas d’autres. Voulez-vous que nous allions fouiller ?

— Attends, peut-être le bruit va cesser.

— Mais non, vous voyez qu’il redouble. On rit ici comme on pleure chez nous ; il est possible que ces hurlements soient les romances de l’endroit.

— Suis-moi ; mais surtout de la prudence ; nous ne sommes pas en sûreté ici, et tu sais que, pour la vengeance, les Sandwichiens n’y vont pas de main morte.

— En tous cas, s’ils osent nous attaquer, nous leur prouverons que nous ne sommes pas des coqs aussi faciles à plumer que celui dont vous m’avez parlé en partant.

Nous nous acheminâmes vers la cabane où retentissaient plus éclatants que jamais les cris frénétiques, et nous y vîmes, étendue sur une belle natte, la tête appuyée sur un oreiller chinois fort dur et recouvert d’une toile cirée très-joliment bariolée, une femme dans les douleurs de l’enfantement. Autour d’elle une douzaine d’autres femmes de tout âge, accroupies, lui tenaient les pieds, les mains, la tête, et braillaient à réveiller les morts et à tuer les vivants. De temps en temps, une seule, haletante, récitant à voix basse certaines paroles fort rapides, se jetait pour ainsi dire sur la pauvre souffrante, lui faisait respirer des grenades, lui mouillait la figure avec un linge trempé dans de l’eau jaunâtre, et massait les membres endoloris de l’infortunée avec une violence telle que toute douleur devait être affaiblie à côté de celle que faisaient naître ses doigts nerveux. À notre aspect, il y eut un moment de silence, interrompu bientôt par de nouveaux cris auxquels on nous pria de nous joindre ; puis toutes les femmes se levèrent, hormis les quatre qui tenaient captifs les pieds, les mains et la tête, et la horde écumeuse se mit à danser en rond comme si elle assistait à une orgie. Il n’y eut pas moyen de l’échapper, nous nous vîmes contraints. Petit et moi, de nous mettre de la partie, et mon drôle de matelot y allait de si bon cœur qu’il faisait à lui seul plus de tapage que quatre des plus robustes garde-malades.

Un quart d’heure après notre entrée dans cette cabane, Owhyée comptait un citoyen de plus.

On porta la petite créature sur le bord de la mer, et quand nous eûmes distribué quelques verroteries à ces bacchantes en sueur, nous continuâmes notre route vers la pointe sacrée.

Nul incident remarquable ne vint nous distraire de la triste monotonie du paysage, et quoique nous eussions franchi plusieurs ravins assez profonds, nous ne vîmes pas la plus petite trace d’un courant d’eau douce. Cela est triste et lugubre.

Enfin nous arrivâmes à Kowrowa, que deux naturels, assis dans une pirogue, nous indiquèrent du doigt, comme s’ils eussent compris le motif de notre voyage. La rade de Karakakooah se déploya devant nous ; je me plaçai le front découvert sur le roc poli où je supposais que le noble capitaine avait été frappé mortellement, et je me reportai avec douleur vers ce jour funeste où était tombé le plus grand homme de mer dont l’Angleterre puisse s’enorgueillir.

— Tenez, me dit Petit, à qui je ne songeais plus, plantez à côté ce jeune bananier que je viens d’arracher de là-bas ; ces satanés habits rouges ne lui ont pas fichu seulement une petite pierre ou une croix avec son nom ; soyons plus justes qu’eux, et que ça lui porte bonheur.

Ainsi fîmes-nous. Je dessinai la place fatale, le fond de la rade de Karakakooah, où l’on découvre une assez belle végétation et un large rideau de cocotiers sous lesquels sont bâties un grand nombre de huttes, et nous revînmes sur nos pas, mornes et silencieux.

Cependant la nuit nous gagnait de vitesse ; nous couchâmes dans un des villages où nous étions déjà connus et où l’on nous attendait ; nous distribuâmes aux importunes femmes toutes les bagatelles dont nous nous étions munis prudemment, et, grâce sans doute à notre générosité, nous ne fûmes nullement inquiétés par ces sortes de mendiantes, qui veulent bien qu’on leur donne, mais qui, par compensation, vous offrent aussi quelque chose. L’égoïsme n’est pas dans la nature des Sandwichiennes.