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Souvenirs d’un aveugle : voyage autour du monde/02/08

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Souvenirs d'un aveugle; voyage autour du monde
Texte établi par François AragoJules JaninH. Lebrun (2p. 67-76).

VIII

ÎLES SANDWICH.

Contrastes. — Bizarreries. — Mœurs.

Il n’y a peut-être pas de pays au monde plus curieux à observer que celui-ci : il n’y en a pas qui offre à un égal degré plus de rapports avec le naturel des hommes qui l’habitent. C’est une étude fort sérieuse à faire, je vous assure ; et parmi tant d’êtres qui passent devant vous, vous ne trouverez pas deux exceptions pour démentir la règle générale.

Un soleil pénétrant projette ses rayons verticaux sur tout l’archipel ; la végétation la plus mâle lutte sans cesse contre les irritations d’un sol bitumineux qui veut tout envahir, qui tend à s’emparer de tout : point de fleuves qui le traversent, point de lacs qui le rafraîchissent ; partout la lave menaçante, partout des cratères, et dans quelques endroits une stérilité telle, que la presqu’île Perron elle-même serait un séjour de délices.

Voyez, voyez cet immense Mowna-Laé, qui évidemment est le troisième fils d’une éruption volcanique, et dont la base, au bord de la mer, n’est si large que parce qu’il n’a pas eu la force de faire reculer le Mowna-Kak et le Mowna-Roa, ses terribles et inébranlables voisins.

Depuis combien de siècles ces masses imposantes sont-elles sorties des profondeurs de l’Océan ? Ont-elles grandi petit à petit, comme ces gigantesques végétaux africains auquel il faut cinq ou six cents ans pour monter d’un demi-pied, ou est-ce tout à coup, dans une de ces effrayantes secousses qui font au loin trembler les continents, que le Mowna-Roa a posé ses flancs au niveau des nuages les plus élevés, et sa tête si loin de son pied ! Ce sont là de ces graves questions géologiques que nui observateur ne peut résoudre, et qui eussent fait reculer même la haute pensée de Cuvier.

Où est la base de ces trois cônes, dont le moins formidable écraserait encore le pic de Ténériffe ? Sondez à une lieue au large, et vous ne trouverez pas fond par deux mille brasses : cela épouvante la raison. Supposez, par une volonté céleste, l’Océan à sec ; placez-vous par la pensée, au pied de ces monts déjà si effrayants, et dites-moi ce que seraient l’Illimani et l’Ymalaya, qui trônent majestueux sur l’Amérique et le Thibet.

Et maintenant les feux sous-marins ont fait leur office. Étouffés sous les masses qu’ils ont vomies, deux de ces cônes bouillonnent sans doute encore dans les profondeurs des abîmes ; mais rien de leurs fureurs ne surgit à la surface : il y a une immensité de la tête au pied de ces géants du monde[1].

Eh bien ! étudiez le peuple qui vit autour de ces cratères dominateurs, et vous retrouvez chez lui un reflet de cette âpre et sauvage nature qui vous fait trembler dans votre admiration. Le Sandwichien est abrupte, lourd et turbulent à la fois ; son caractère est bon par instinct, et ses manières, ainsi que sa charpente, ont quelque chose de rude et de repoussant. Toutes ses passions, à lui, fermentent dans sa poitrine ; il faut une catastrophe pour qu’il les jette au dehors ; mais alors aussi elles sont terribles, elles tuent, elles écrasent, elles dévorent. Cook est mort dans une de ces convulsions. Ainsi mourra quiconque essaiera de lutter avec lui à armes égales. Lorsque ce grand capitaine emmenait captif à son bord le roi, dont il croyait avoir à se plaindre en raison du vol qu’il reprochait à ses sujets, on vit les insulaires, au milieu de la mitraille, s’avancer hardiment sur le rivage et jusque dans les flots, emportant sur leurs épaules les blessés et les cadavres de leurs amis. La veille, ils étaient calmes ; le lendemain, ils ressaisirent leur nature primitive ; mais une éruption morale avait eu lieu, et l’Angleterre se vêtit de deuil.

Que le Sandwichien danse, qu’il s’amuse, gronde, caresse ou menace, vous ne vous en apercevez qu’au moment de l’explosion. D’abord c’est le repos, que ne trahissent ni les paroles ni le regard : la secousse galvanique a lieu ; le délire se montre, et tout retombe, un instant après, comme le cadavre abandonné par la pile de Volta.

Rarement le Sandwichien est debout ; il vit assis ou couché on croirait que la vie lui est un lourd fardeau, et que, semblable à ses volcans, il a besoin qu’on le réveille. Il est couché quand il mange ; il est couché quand il navigue dans ses pirogues ; entrez dans ses cabanes, dans ses huttes, vous le trouvez couché sous un énorme volume d’étoffes légères qui l’enlourent sans le fatiguer. Son repos n’est pas le sommeil, mais ce n’est pas le réveîl non plus ; il ne s’ennuie pas de cette vie de quiétude extatique, puisqu’il se la donne sans qu’on la lui impose, et il ne comprend le mouvement que comme un besoin. Apportez à manger au Sandwichien étendu sur sa natte, faites monter le flot jusqu’à sa demeure, afin qu’il puisse s’y jeter, retremper ses membres engourdis, et vous le retrouverez demain prêt à recommencer l’existence monotone des jours passés, et, pas plus que la marmotte, il ne se lassera de son gîte souterrain.

Remarquez cet homme si exceptionnel parmi tant d’autres hommes jetés sur le globe. L’Océan est calme , la lame expire tranquille sur la plage muette, et nulle brise ne fait bruire les folioles des rares cocotiers ; l’homme dont je vous parle, l’homme que je cherche à vous faire connaître, ferme à demi les yeux, s’agite lourdement, se roule endolori et dort. Mais que la tempête mugisse, que le tonnerre gronde, que la foudre éclate, que les cocotiers crient sous la rapide rafale, que la vague écumeuse ouvre sa gueule et vienne envahir la plage, oh ! alors cet homme est debout et prêt à combattre ; il se place au bord de la mer, il s’élance, il lutte contre le terrible élément, qui ne peut le vaincre ; c’est une tout autre nature, ou plutôt c’est une nature réveillée ; il lui a fallu une colère pour rallumer la sienne ; l’homme des Sandwich se reflète admirablement du sol qui le porte.

Je ne vous parle pas de l’enfance ou de la jeunesse, semblables partout, pareilles dans tous les climats, hormis chez les Lapons et les Groënlandais, où tout est vieux en naissant : vous la voyez, aux Sandwich, capricieuse, turbulente, pleine de sève, joyeuse et sautillante : c’est un sang vif et chaud qui n’a pas encore eu le temps de s’attiédir, de s’imprégner des émanations atmosphériques ; elle bondit, elle veut du plaisir, elle le recherche, elle l’appelle, elle le goûte ; et, un beau jour, quand elle est vieille, quand les seize ans sont venus, elle se sent fatiguée, s’arrête, se couche et s’endort : le lion est devenu marmotte.

Il y avait là trop de force, trop de verdeur : tout excès est mortel.

En est-il ainsi des îles voisines d’Owhyée ? Tout l’archipel se meut-il dans les mêmes passions, sous les mêmes influences ? Les hommes de là diffèrent-ils de ceux d’ici et dans des proportions égales à la dissimilitude des terrains ? Je le saurai, car Mowhée et Wahoo auront bientôt nos premières visites. On nous a assurés à Kryahakooah qu’Atoaï est en pleine révolte contre Owhyée. Mowhée et Wahoo semblent aussi vouloir secouer le joug que Tamahamah avait imposé à tout ce groupe d’îles. Ne serait-ce pas plutôt une révolution politique qu’une régénération morale ?

Le grand roi qui avait opéré tant de prodiges, celui qui avait préparé la conquête de tous les archipels du grand Océan Pacifique, n’a légué à son fils qu’un trône que celui-ci est incapable d’occuper. Rongé par la gale, il sera bientôt vaincu par deux maladies plus cruelles et plus dévorantes, la paresse et l’abrutissement[2].

Tamahamah, chef d’un peuple si fort et si écrasé à la fois, devait mourir au milieu de ses projets de gloire et d’envahissement.

L’avenir de Riouriou, qui n’avait pas compris son père, ne pouvait être douteux. Ce n’est que parmi les nations civilisées qu’on trouve des rois faibles commandant à des hommes forts. Entre autres privilèges, nous possédons aussi celui de la sottise, dont nous avons presque l’orgueil de nous prévaloir.

Je ne comprends pas, par exemple, que la vie passe si rapide dans un pays où tout ce qui naît est si fort et si robuste. Aux Sandwich, une fille de onze ans est mère ; à seize ans, elle porte sur ses traits accentués les caractères de la maturité ; à vingt-cinq, elle approche de la vieillesse, et à quarante-cinq ou cinquante, c’est presque la décrépitude. Quant aux hommes, leur carrière est moins bornée, soit qu’ils luttent davantage contre l’influence du climat, soit que le genre de travail qui leur est imposé par les besoins de toute espèce, à la recherche desquels il faut bien qu’ils songent pour eux et pour leur famille, leur donne plus d’énergie et de vigueur. Mais il n’en est pas moins vrai que leur vie est fort limitée et que les vieillards de soixante ans sont très-rares dans tout l’archipel. Si l’ouragan venu de la mer vomit sa rage sur les blocs de lave contre les aspérités desquels il vient expirer, le Sandwichien se couche, s’abrite sous sa case de cocotier et de fucus, et ronfle au bruit de la tempête ; si la colère de ses montagnes menace les populations et porte au loin ses ravages, le Sandwichien s’accroupit encore sous sa case, qui tremble et attend le calme de la nature. Il est fait à ces secousses, à ces ébranlements qui ne l’étonnent plus et ne peuvent l’effrayer. Pour peu qu’il courbât la tête en face de ces colères, souvent si funestes, il y aurait contraste et mensonge entre lui et la terre où il est né ; il y aurait divorce entre sa nature et celle que le sort a mise sous ses pieds pour y vivre et multiplier.

Ce n’est presque jamais contre les courroux des flots ou contre celui des volcans que le naturel des Sandwich s’irrite et se défend : c’est contre les attaques des hommes. Le premier est une nécessité qu’il doit subir, l’autre une insulte qu’il veut repousser. Dans le premier cas, il y a impuissance à lutter ; dans le second, il y aurait faiblesse, et le Sandwichien est essentiellement brave : il est impossible d’être lâche sur un terrain si tourmenté.

Au surplus, étudiez le terrible Mowna-Kak planant sur l’île pour la dévorer un jour ; voyez ses laves ardentes bouillonnant à la surface et ses feux tourbillonnants offrant à l’œil le singulier et effrayant spectacle des fournaises souterraines. Suivez ces rivières brûlantes qui portent la mort et la destruction dans les vallées ; écoutez ces menaces retentissantes, ces mugissements profonds, ces horribles détonations des batteries du cratère qu’on retrouve partout, et vous comprendrez ce qu’il faut d’énergie et d’audace à l’homme de ces contrées pour consentir à les habiter.

Que si vous trouvez dans ma rapide analyse sur le Sandwichien quelque contraste, quelque antithèse morale, c’est qu’ils existent en effet et que le sol d’Owhyée est aussi partout un mensonge.

En effet, ici une grève de galets, là une grève de sable ; ici des rocs surplombés et déchirés par mille rigoles, là des plateaux unis et lisses comme si le frottement des siècles les avait usés. D’un côté, une végétation vivace ; de l’autre, une nature marâtre qui cherche à l’exiler ; et puis la lave, au travers de laquelle s’échappent des pitons aigus de granit ; une mer furieuse sans qu’on puisse en deviner la cause ; et le matin, une onde transparente et paisible, reflétant un ciel d’azur. Owhyée d’aujourd’hui ne ressemble point à Owhyée de la veille, et il ressemblera moins encore à Owhyée du lendemain.

Je le répète, cette principale île des Sanwich est un mensonge perpétuel.

Ainsi des hommes. Voyez ces larges charpentes si bien faites pour résister aux secousses des éléments ; ces masses fortes et robustes, taillées comme l’Hercule ; eh bien ! tout cela se repose sans fatigue, tout cela s’appesantit sans sommeil. Et puis encore, n’est-ce pas une imitation de la nature imparfaite et bizarre du sol que ces usages si étranges d’une moustache sur une lèvre, tandis que l’autre est épilée ? ces cheveux longs d’un côté, courts et ras de l’autre ? N’est-ce pas une boutade, un caprice de fou que la variété sans harmonie de ces dessins dont tout leur corps est bariolé ? Ici, un nom vénéré, celui de Tamahamah ; à côté du nom, un damier qui ne dit rien du passé, rien du présent et sera muet sur l’avenir ; d’une part, un éventail, de l’autre, des roues, ou des croissants, ou des oiseaux. Voici maintenant des rangées de chèvres, et, par une volonté ridicule du dessinateur, la rangée de chèvres coupée par un cor de chasse inachevé. Toujours des désaccords, des contrastes, et cependant ce n’est pas tout encore.

Les Sandwichiens ont probablement appris que d’autres peuples avaient l’habitude de se peindre le corps, de se tatouer ; ils savent que chez ceux-ci la figure est zigzaguée de rainures et que le reste de l’homme est pur ; que chez ceux-là, c’est le torse qui a reçu l’impression des piqûres, tandis que plus loin, les jambes ou les bras seuls en sont ornés. Eh bien ! eux, les Sandwichiens, ont voulu se différencier ; et, par un privilège d’extravagance inconcevable, les plus coquettes Sandwichiennes se font tatouer la langue !

Encore si ces dessins étaient le résultat d’un travail régulier, exécuté avec le même instrument. Mais point ; ce sont tantôt des égratignures assez profondes, tantôt des piqûres imperceptibles ; ce sont aussi des plaies qui rident et chiffonnent la peau, des brûlures qui lui donnent une teinte livide, de telle sorte qu’on croirait les individus frappés de maladies cutanées. Voilà bien des soins pour gâter une belle œuvre, voilà bien des recherches dépensées au profit de la laideur, voilà une bien ardente imagination en travail pour détruire une harmonie.

Que d’études à faire sur le peuple de cet archipel ! Ajouterai-je que le langage vient encore me fournir un nouvel argument ? Ce n’est plus ici une musique suave comme celle du Tchamorre, ni la gravité espagnole, ni la douce mélodie des Carolins ; ce n’est pas non plus l’articulation éclatante des Malais ni le glapissement lugubre des Papous ; mais il tient un peu de ces divers dialectes, par cela seul qu’il diffère de tous. Le parler sandwichien est guttural et vibrant à la fois ; il va par saccades et par soubresauts. Avant de sortir, telle syllabe a l’air de prendre de l’élan, de se consulter, tandis que d’autres, poussées avec rapidité, partent et bruissent comme une détonation, ou plutôt comme un roulement de coups de fouet. Au surplus, je ne peux le comparer qu’aux grognements et aux aboiements d’une meute de chiens rongeant des os qu’on veut leur arracher.

Ce n’est pas tout, ce langage si bizarre, si lent et si rapide à la fois, offre des singularités plus étranges encore. Au gré des habitants, la plupart des lettres, ou plutôt la plupart des sons, ont le droit de se modifier, de changer, sans qu’on puisse en accuser le défaut d’organisation physique des hommes. Ainsi, l’on dit, selon le caprice, Riouriou, ou bien Ouriouriou, ou bien Liouliou, ou bien encore Liolio ; donc l’r se transforme en l et l’ou en o simple. On dit encore Cayakakooah, ou Tayatatooah et Koïaï, ou Toïaï. Le t et le k se chassent mutuellement l’un l’autre, selon le bon vouloir ou la fantaisie. À Kayakakooah, ou Tayatatooah, on nous parlait de Tamahamah ou de Kamahamah, ou plus souvent encore de Taméaméah, et ce qui ajoute à l’étrangeté sauvage du parler sandwichien, c’est qu’après chaque phrase ou chaque mot se terminant par un bruit aigu, on est forcé de faire sentir l’h par une aspiration très prononcée : ainsi l’on ne dit point Pa ou Mowna-ka, mais bien Pa-h et Mowna-h-kah, comme si, après avoir jeté au dehors l’h du mot, on voulait la ressaisir en aspirant.

Il faut bien que je vous dise toutes mes observations, puisque je m’y suis engagé dès mon début.

Et cette étrange cérémonie des sanglots et des larmes qui a lieu à la rencontre de deux amis, après quelques jours de séparation, cérémonie terminée si brusquement et si grotesquement par le rire, n’est-ce pas encore une fois la reproduction fidèle des colères des volcans, qui se calment sous le plus beau ciel des tropiques ?

Si chez les hommes le goût des dessins dont ils se bariolent le corps est général, chez les femmes de tout âge ces ornements sont une passion, une rage, une frénésie. On en voit dans toutes les demeures, sur toutes les places publiques, sur la plage, sous les bananiers, passer là des journées entières à cette opération, dont l’artiste ne semble pas se fatiguer plus que le personnage qui pose. Pour ces tatouages, dis-je, on adapte verticalement à une baguette longue de huit ou dix pouces un tout petit os formant trois pointes, ou les ongles aigus d’un oiseau qu’on rapproche à l’aide d’un fil de bananier. Cette patte d’oiseau en cet os est noué fortement à l’extrémité de la baguette ; on l’appuie sur la partie à tatouer, qui est déjà dessinée en rouge ou en noir, et l’on suit ainsi tous les contours en frappant avec une autre baguette sur la première des coups légers et rapides, de sorte que les pointes, en entrant dans la peau, causent une légère irritation sans douleur et une bouffissure qui ne s’en va qu’au bout de quelques heures. Après cela, on frotte assez longtemps la partie dessinée avec une feuille large, amère et pleine de suc, et la figure, qui n’était d’abord que faiblement colorée de rouge, devient d’un bleu foncé, se mariant parfaitement avec la couleur cuivrée des Sandwichiens.

Je l’ai dit, la bizarrerie de ces dessins est une sorte de reflet du caractère inconstant, irrésolu et fantasque des naturels ; mais les femmes se distinguent des hommes par une volonté plus décidée : ainsi, chez elles, les rangées de chèvres sont permanentes. Une jeune fille sans chèvres sur le corps serait peut-être déshonorée. Mais après ces animaux, ce qui a le plus de crédit, ce sont les damiers, les éventails et les oiseaux, dont elles se parent les joues, le haut de la tête, les épaules et le sein. Elles affectionnent beaucoup aussi les cors de chasse, qu’elles se font dessiner sur le postérieur, et il est assez commun d’en trouver qui sont tatouées du sinciput, des mains, de la langue et de la plante des pieds.

Qu’on ne me dise plus que ces dessins sont des hiéroglyphes à l’aide desquels on conserve l’histoire particulière des individus et l’histoire générale des familles ; je puis à cet égard donner un formel démenti aux voyageurs qui ont rêvé cette fable ingénieuse, car à Kayakakooah, comme à Koïaï, j’étais continuellement occupé à faire des dessins sur les jambes, les cuisses, les épaules, la tête et le sein des femmes du peuple, des épouses du gouverneur et même des princesses, et je vous assure que je ne puisais mes inspirations que dans mon caprice ou dans mes études de collège. Ganymède et Mercure se pavanent aujourd’hui sur plus de vingt flancs sandwichiens ; le gladiateur orne une quarantaine de jeunes filles d’Owhyée, et j’ai, depuis mon retour, rencontré à Paris des navigateurs qui m’ont assuré que le succès de mes Vénus, de mes Apollons et de mes caricatures avait créé là-bas un grand nombre d’habiles artistes indigènes, ajoutant, au profit de mon amour-propre, que les damiers, les chèvres et les roues avaient beaucoup perdu de leur antique faveur depuis notre voyage. Les arts sont usurpateurs.

Mais les dessins ne sont pas les seules parures dont la coquetterie sandwichienne fasse usage ; et les trésors de la nature viennent encore en aide à leurs robustes appas. Nulle part au monde l’usage des colliers n’est plus généralement répandu. On fait des colliers en graines rouges ou vertes, on en fait en gazon, en folioles de latanier admirablement découpées, en fleurs, en fruits ; j’ai vu des colliers en jam-rosa, j’en ai vu en petits os et en cheveux passés dans un énorme morceau d’ivoire taillé en forme d’hameçon. Les colliers sont plus qu’une parure, ils sont une nécessité.

Après eux viennent les couronnes, et comme les fleurs sont fort rares à Owhyée, les coquettes sandwichiennes ont imaginé de saupoudrer de chaux vive, dès leur jeune àge, les cheveux qui touchent au front, de sorte qu’à douze ou quatorze ans, ces cheveux blanchis figurent, à quelques pas de distance, une couronne de lis d’un effet fort extraordinaire.

Mais ici encore il y a des priviléges à signaler. Les femmes des chefs seules ont le droit de se couronner, et malheur à la fille plébéienne qui oserait jeter sur sa tête une simple touffe de gazon imitant une couronne !

Indiquez-moi done des lieux où la parfaite égalité soit comprise et mise en pratique ! Il y en a pourtant : ce sont les cimetières, les moraïs de tous les pays du monde. Gloire, grandeur et faste au dehors, cela est vrai ; mais au dedans, poussière d’esclave ou de maître, poussière de crétin ou d’homme de génie : égalité parfaite.

Ainsi donc, tout est harmonie dans le désaccord physique et moral des îles Sandwich ; on dirait que le sol a fait les hommes ou que les hommes ont élevé le sol selon leurs fantasques humeurs : des corps tatoués d’un seul côté et figurant, à s’y méprendre, un ouvrage commencé ou un fou à demi barbouillé d’encre ; ici, une seule moustache ; là, un côté de la tête rasé, et généralement une fille avec une seule boucle d’oreille, et mille autres singularités que je n’ose ou que je ne veux pas vous dire, afin que vous alliez vous-mêmes ajouter des arguments aux miens, déjà fort nombreux, et traduire mieux que moi les contrastes qui se développent à chaque pas aux regards observateurs.

Je dis les choses qui sont ; qu’un plus habile les explique.

  1. Voir les notes à la fin du volume.
  2. Hélas ! je ne devine que trop ! Quelques lettres publiées par moi dirent alors ce que deviendrait bientôt l’archipel des Sandwich : Riouriou et sa femme sont venus mourir à Londres en implorant un secours qu’on n’avait garde de leur accorder, et le ministre Kraïmoukouh (Pitt), que nous fîmes chrétien lors de notre séjour à Toïaï, savait fort bien ce qui lui reviendrait un jour de la jonglerie à laquelle il se soumit de si bonne grâce.