Aller au contenu

Souvenirs d’un aveugle : voyage autour du monde/02/09

La bibliothèque libre.
Souvenirs d'un aveugle; voyage autour du monde
Texte établi par François AragoJules JaninH. Lebrun (2p. 77-89).

IX

ÎLES SANDWICH.

Jack. — Koïaï. — Tamahamah. — M. Rives de Bordeaux.

Cependant la double pirogue que Kookini avait expédiée au roi pour lui donner avis de notre arrivée fut de retour à Kaïrooah au bout de quelques jours et nous força de quitter le mouillage de Kayakakooah. Elle portait, outre vingt-quatre vigoureux pagayeurs, à l’air martial et farouche, un Américain établi depuis longtemps à Wahoo et un pilote royal, nommé Jack, proche parent du souverain. Cet homme, plus grand que Kookini, était plus imposant encore par la gravité de ses manières que par sa colossale stature, et quoique ses traits, par exception, tinssent un peu du nègre, on remarquait tout d’abord, dans son maintien calme, dans ses gestes, dans sa démarche, une habitude de commandement et de domination qui lui allait à merveille. Au surplus, ses reins seuls étaient couverts d’une pièce d’étoffe, et en débarquant il se dégagea d’un beau manteau du pays, qui semblait gêner un peu la hardiesse de ses mouvements.

Kookini était un peu malade ; ce fut un second gouverneur qui reçut Jack sur le rivage. Dès qu’ils se virent, ils coururent l’un vers l’autre, se serrèrent affectueusement la main, gardèrent le plus absolu silence pendant une minute, et poussèrent ensuite à l’air des cris éclatants en répandant d’abondantes larmes. Autour d’eux un grand nombre d’hommes et de femmes répétèrent avec des cris étourdissants la singulière cérémonie, tandis que d’autres ne paraissaient pas même s’en apercevoir. Cela fait, chacun essuya ses yeux, se mit à causer fort paisiblement, et sembla oublier le motif d’une tristesse si bruyante et si brève. Jack m’aperçut près de lui, occupé à dessiner cette scène étrange ; il s’approcha de moi, me tendit la main, jeta un regard inquiet et curieux sur mon album, et me montra dans un petit cadre le portrait de Tamahamah, fort bien fait par un dessinateur de l’expédition russe commandée par M. de Kotzebuë.

— Pourquoi ces larmes ? Est-ce un désespoir ? demandai-je à l’Américain après de mutuelles politesses.

— Oh ! vous n’avez rien vu ; ceci n’est qu’une scène entre deux personnages.

— Mais encore pourquoi ?

— En souvenir du grand Tamahamah.

— Et cette gaieté après les pleurs ?

— L’usage.

— Mais l’usage ne peut commander aux larmes de couler, et c’étaient des larmes vraies que celles répandues par Jack.

— Oh oui, véritables et brûlantes.

— Alors je ne comprends pas.

— Depuis plusieurs années je suis établi aux Sandwich, et ne comprends pas mieux que vous ce peuple si extraordinaire.

— Est-ce par imitation que tant d’autres individus pleuraient aussi ?

— Non, c’est par amour pour Tamahamah.

— Pourquoi tout le monde n’en a-t-il pas fait autant ?

— Les petits personnages, le bas peuple, ne l’osent pas : c’est un hommage que les hauts dignitaires seuls peuvent se permettre ; les petits pleurent chez eux, dans la solitude.

— Voilà, je vous l’avoue, un bien singulier usage.

— Remarquez aussi que la taille est un titre en ce pays : nul n’est considéré s’il est de petite stature ; il n’y avait de pleureurs que parmi les grands.

— Ainsi donc la douleur se mesure par pieds, pouces, lignes ?

— C’est cela précisément.

On n’oserait pas écrire de pareilles choses si elles n’étaient constatées par tous les voyageurs.

— Deux amis, continua l’Américain, ne se rencontrent jamais sans répandre des larmes sur la mort du grand roi de cet archipel, et Riouriou, que vous aurez le loisir de juger plus tard, n’a cessé d’habiter Kayakakooah que parce que la vue du tombeau de son père lui était une douleur trop poignante.

— Riouriou sera-t-il regretté ?

— Je vois que vous savez déjà le contraire.

— Pourquoi donc pleure-t-il si chaudement celui qu’il ne veut pas imiter ?

— L’usage.

— C’est encore là une réponse que je ne comprends pas.

— Les usages existent, on s’y soumet, voilà tout. Ne sommes-nous pas un peu gênés, dites-moi, dans la plupart de nos vêtements ? et pourtant nous les adoptons.

— Cela ne m’explique pas les larmes des Sandwichiens et l’oubli de toute douleur quelques instants après.

— Cela est pourtant.

— Oui, cela me semble moins touchant que ridicule.

— C’est que vous n’avez rien vu encore.

— J’attendrai donc pour mieux apprécier.

Jack venait de la part du roi féliciter notre commandant sur son heureux voyage, et l’inviter à se rendre à Koïaï s’il voulait se procurer des vivres et de l’eau douce, l’assurant, au reste, que toute protection lui était acquise dans ses États.

Pas un seul des pagayeurs qui portèrent Jack à Kayakakooah n’avait moins de cinq pieds neuf pouces ; deux en avaient six ; Jack avait six pieds quatre pouces français. Dans Kaïrooah, qui comptait à peine trois mille cinq cents habitants, nous avions vu une douzaine d’individus hauts de cinq pieds dix pouces, et plus de cinquante qui n’avaient pas moins de cinq pieds six pouces. Nous devions donc conclure de cet examen, fait avec une minutieuse exactitude, que la population d’Owhyée était d’une taille beaucoup au-dessus de la moyenne, et cependant King, le successeur de Cook, dit que les Sandwichiens, en général, sont d’une taille médiocre. Est-ce que la race se serait améliorée en si peu de temps ? Cela n’est pas probable. D’après moi, King s’est trompé ou a voulu rapetisser au physique les hommes qui avaient massacré son illustre capitaine.

Kayakakooah est la principale ville d’Owhyée et se distingue surtout par la sûreté de sa rade. Quant à cette capitale, nous ne pûmes la juger comme il convenait, car la cour de Riouriou s’en était éloignée, et hormis Kookini, un second gouverneur et deux ou trois autres fonctionnaires élevés en dignité, tous les hauts personnages avaient suivi le roi à Koïaï, où il nous fallut bien cependant aller chercher les vivres qui nous étaient nécessaires et l’eau douce dont nous commencions à manquer. Nous devions aussi, d’après Jack et l’Américain dont j’ai déjà parlé, trouver à Koïaï un Français établi aux Sandwich depuis plusieurs années, et comme ce brave compatriote jouissait dans cet archipel de quelque considération, nous dûmes penser que toutes les difficultés de nos approvisionnements seraient aplanies grâce à ses soins et à son influence. Le canon du bord rappela donc l’équipage ; nous levâmes l’ancre, et, pilotés par le colosse Jack, nous fîmes route pour Koïaï.

Si une navigation le long des côtes est difficile et périlleuse, l’observateur y gagne aussi quelque chose, et les heures passent vite alors que tant de paysages se déroulent, riants ou sauvages, aux regards.

Partout ici un terrain fatigué, partout des mornes pelés et rapides ; la Have envahit la plage ; dans les anfractuosités des roches, à peine quelques légères teintes de verdure pointent-elles pour dire qu’il y a encore un peu de vie dans ces tristes déserts, sur lesquels le terrible Mowna-Kaah lève sa tête mugissante. Plusieurs cabanes, d’exilés sans doute, se montrèrent à de grandes distances l’une de l’autre, et nous nous demandions vainement quelles ressources étaient offertes aux hommes dans ces lugubres plages, pour les aider à ne pas y mourir.

Mais c’est ici surtout que le paysage se développe imposant avec ses sauvages couleurs. Depuis la plage jusqu’à un horizon lointain et violâtre, ce n’est qu’un désordre immense de laves superposées ; ce sont de profondes ravines, sonores sous le pied et crevassées en tout sens, sinueuses ; puis, s’arrêtant tout à coup et prenant leur vol, elles s’élèvent, montent et atteignent d’un seul jet les épaules du terrible Mowna-Kaah, qui se perd dans les plus hautes régions de l’atmosphère. Regardez là-bas ce géant énorme, où l’œil effrayé voit la silhouette d’un guerrier disposé à combattre ; près de lui ce sont des masses imposantes de bitume perforé, comme si la mitraille s’était ruée sur elles ; à côté un dôme pareil à celui des pagodes de l’Indoustan ; devant vous, des minarets élancés comme des mosquées orientales : il y a là fantasmagorie, turbulence, immobilité, chaos… La main puissante de Dieu peut seule créer de semblables prodiges.

Et pour raviver ce tableau, quoi ? Rien, rien, pas un arbre, pas un arbuste, pas la plus légère teinte de verdure, pas un oiseau qui plane sur ces brûlantes scories, pas un quadrupède qui ose les affronter, pas un insecte qui puisse y trouver sa nourriture.

Essayer la vie au milieu de tant de débris vomis par les fournaises souterraines, serait vouloir lutter contre la volonté céleste, qui a dit d’une voix solennelle : « Ici tout est mort. »

Eh bien ! au pied de cet effrayant amas de laves sont élevées quelques cabanes ; ces cabanes, réunies en groupes plus ou moins rapprochés, forment un village appelé Koïaï, et c’est dans ce village, où percent plusieurs cocotiers souffreteux et où la végétation trouve à peine à se faire jour, que Riouriou a conduit sa cour et ses femmes. Ressemble-t-il à Tamahamah, le grand roi de l’archipel ? Nous le saurons bientôt. Disons d’abord ce qu’a fait le père, nous saurons ensuite ce que vaut le fils.

Le 8 mai 1819 fut pour Owhyée un jour de deuil et de désespoir : Tamahamah venait de mourir, et avec lui s’effaçaient les projets d’agrandissement que ses sujets avaient longtemps acceptés. Tamahamah venait de mourir, et ses principaux officiers jetaient déjà un regard de mépris et de dégoût sur son fils dégénéré. Le grand roi de cet archipel, qui avait deviné la civilisation et qui voulait en faire jouir toutes les îles océaniques, vit bien que son œuvre de conquête ne serait point achevée. Rarement une gloire succède à une gloire.

À peine eut-on des craintes sur une vie si précieuse, que les charlatans, les devins et les prêtres de tout l’archipel furent convoqués à Kayakakooah pour lutter contre la mort s’avançant à grands pas.

Inutiles jongleries : la dernière heure de Tamahamah avait sonné. Aussi, voyant bien que toutes prières au ciel étaient superflues, il se hâta d’appeler auprès de lui ses principaux officiers, afin de les engager à mettre à profit les conseils de sa vieille expérience.

— Que fait le peuple ? demanda-t-il à son premier ministre.

— Il pleure.

— Je l’ai pourtant bien tourmenté par mes projets de conquêtes.

— Il vous aimait comme son père.

— Je l’aimais tendrement aussi, et je le sens plus que jamais en ce moment. Ô mes amis ! poursuivit-il en tendant la main à tous les guerriers qui l’entouraient, tâchez de le raviver, ce peuple apathique ; il dormira tant, qu’il ne se réveillera plus et me suivra bientôt à la tombe. Plus de sacrifices humains à nos dieux : ils n’en veulent pas, croyez-moi. Il faut, mes amis, que vous me juriez d’abolir ces sanglants massacres. Vous voyez que le ciel ne m’a pas puni de mes efforts pour achever l’œuvre de régénération que j’avais commencée. Jurez-le-moi.

Les chefs s’étaient déjà mis en quête de quelques victimes afin de désarmer la colère des dieux, et nulle bouche n’osa s’ouvrir pour promettre et jurer.

— Je vous devine, poursuivit Tamahamah d’une voix éteinte et avec un regard douloureux ; vous voulez, pour l’amour de moi, résister à mes ordres ; mais telle est ma dernière volonté : refuserez-vous de la suivre ? Telle est ma dernière prière : refuserez-vous de l’exaucer ?

Les sacrifices qu’on allait commencer autour des moraïs n’eurent pas lieu ; les prêtres fanatiques se virent avec regret enlever leurs victimes, parmi lesquelles la plupart étaient volontaires, et Tamahamah, dont la voix s’affaiblissait à chaque instant, continua jusqu’à son dernier soupir les leçons de sagesse que le règne orageux de son père et les puissants ennemis qui l’entouraient l’avaient empêché de mettre à profit.

Cependant la douleur torturait Tamahamah, et sa grande âme craignait de montrer qu’il y succombait.

— Cela est lâche, disait-il de temps à autre, de s’attaquer à qui succombe sous le poids des fatigues et de la vieillesse ; mais ces souffrances, quelque horribles qu’elles soient, ne m’empêcheront pas d’adresser encore des paroles d’amour à mon fils. Riouriou, ajouta-t-il avec de profonds soupirs, je te laisse une puissance solide si tu es digne du nom que tu portes ; mais ne songe plus à mettre à exécution le plan que j’avais adopté tu n’es pas encore assez brave. Consulte souvent les guerriers qui m’entourent, écoute leurs avis, guide-toi d’après leur expérience ; ne te hâte jamais de punir un de tes sujets, tremble de frapper trop tôt celui que tu n’aimes pas, et si tu es offensé par des étrangers, appelles-en à leur loyauté seule. Essayer de les châtier serait signer ta perte. Adieu, mon fils, adieu ; et vous, mes amis, pressez ma main, pressez cette main que vous avez trouvée si forte au milieu des batailles. Je suis vaincu à mon tour… La mort est là : adieu, vous tous ; consolez mes femmes et souvenez-vous de moi.

Tamahamah n’était point un législateur, c’était un guerrier ; il avait compris que les hommes tels que ceux qu’il était appelé à gouverner n’obéiraient qu’à la force et qu’ils ne seraient point à la hauteur d’une morale plaidant le progrès. Aussi ses efforts réformateurs ne furent guère que des tâtonnements imparfaits, tandis que ses batailles étaient toujours décisives.

Le code militaire de ce grand prince était peu compliqué, précis, clair et intelligible pour tous ; chacun le savait par cœur.

« À lui seul était réservé l’honneur de porter le premier coup à l’ennemi.

« Nul n’avait le droit de quitter son poste pour venir l’arracher du milieu de la mêlée.

« Tout soldat fuyant le premier était à l’instant mis à mort.

« Un guerrier pouvait, pendant une campagne, une halte ou une marche forcée, prendre un taro, un melon, un coco ; s’il en prenait deux, il était puni. Dans le premier cas, le dommage était de peu de valeur, et le tort disparaissait ; dans le second, le besoin étant satisfait, on devenait voleur.

« Après la victoire, le pillage était non-seulement permis, mais même ordonné.

« On récompensait, apres la guerre, les soldats qui rapportaient le plus de dépouilles.

« Tout ennemi pris les armes à la main devait être mis à mort.

« Tout blessé à la poitrine avait droit à une récompense.

« Le fils de tout guerrier mort en combattant recevait un présent composé de nattes, d’armes, d’étoffes. »

Le senor Marini, établi à Wahoo depuis quelques années, et de qui je tiens ces détails, parfaitement exacts, puisqu’ils m’ont été certifiés par plusieurs chefs d’Owhyée, me dit encore que Tamahamah surpassait en bravoure tous les soldats de son armée, et que son adresse était telle qu’il arrêtait toujours au passage et près de sa poitrine les sagaies ennemies.

Dans son intérieur, bon jusqu’à la faiblesse, il se montrait rigide et même cruel dès qu’il se mettait en campagne. On l’a vu plus d’une fois, mécontent d’un de ses chefs, au moment de l’action, se diriger vers lui, l’abattre d’un coup de masse, et prendre son poste pour ramener dans ses rangs la victoire indécise. Il était fier de ses nombreuses blessures, et quand un étranger arrivait à Owhyée, il s’empressait de lui montrer les cicatrices honorables dont son torse était criblé.

Il parlait fort peu, mais il aimait qu’on parlât beaucoup autour de lui. Tout silence lui paraissait une hypocrisie, tout bavardage une preuve de confiance et de droiture.

Il demandait souvent des avis à ses principaux officiers, et ne prenait cependant conseil que de lui-même.

Jamais Tamahamah ne fut battu, jamais il ne pardonna à un révolté.

Il était fier de savoir écrire son nom, et parlait l’anglais assez passablement ; il s’inclinait avec respect chaque fois qu’on prononçait en sa présence les noms de Cook et de Bonaparte ; lui-même on l’appelait le Napoléon de la mer du Sud, et il étalait avec un sentiment de noble fierté le portrait de notre grand empereur sur tous les murs de ses palais de bambou et de chaume.

Nous sommes arrivés quelques mois trop tard aux Sandwich.

À peine eut-on appris, par des courriers expédiés dans toutes les directions, la nouvelle que les jours de Tamalamah étaient en danger, que les insulaires ne s’enfermèrent plus dans leurs cabanes pour se reposer la nuit ; on couchait sur la grève, on allait, on venait, on se pressait la main sans se rien dire, et chacun avait taboué les objets qu’il affectionnait le plus, afin de se rendre les dieux favorables. Mais, dès que la mort du grand prince fut connue, oh ! alors on poussa à l’air d’affreux hurlements, on brûla la plus grande partie des pagnes et des nattes ; on tua tous les porcs, toutes les chèvres, toutes les poules ; on renversa, on incendia la plus grande partie des cabanes. Les femmes firent toutes le sacrifice de leur chevelure ; les hommes se firent enlever les deux dents incisives supérieures ; on se couvrit le corps de déchirures et de cicatrices ; on courait dans les rues et sur les places publiques pour étaler à l’œil les mutilations : et tel était l’amour de ce peuple pour son monarque, que celui des individus qui s’était le moins défiguré faisait rougir un fer et se couvrait toutes les parties du corps de nouvelles plaies et de nouvelles brûlures. Malheur à qui n’aurait pas prononcé le nom vénéré de Tamahamah en répandant des larmes ! malheur à qui aurait osé se coucher sur des nattes et chercher dans le jour l’ombre d’un rima ou la fraîcheur des flots de la mer ! Il y eut des victimes immolées aux dieux irrités, et ces victimes furent seulement les insulaires dont la douleur semblait la moins profonde. On massacra plusieurs prêtres et devins dans leurs moraïs, pour n’avoir pas eu la puissance d’apaiser les dieux, et l’on vit même un grand nombre de fanatiques se diriger en désespérés vers le Mowna-Kaah, arriver près de la cime et se précipiter dans les laves ardentes.

Mais ce fut à Kayakakooah surtout que la désolation se montra avec une sanglante frénésie. Pendant six jours, le peuple, les grands, mêlés et confondus, en dépit des usages et des lois, ne quittèrent point la place publique ; plusieurs dignitaires se firent sauter les doigts d’une main, d’autres poussèrent le dévouement jusqu’à se crever un œil, et une mort terrible eût frappé celui qui aurait conservé sa chevelure intacte et toutes ses dents.

Les femmes surpassèrent les hommes en cruautés ; le torse de la plupart d’entre elles n’était qu’une brûlure ; le sein, les joues, le cou, gardent encore empreintes les traces de leur douleur, et l’on est à comprendre et à s’expliquer une tendresse si vive, un désespoir si poignant pour un homme dont une partie des indigènes connaissaient à peine les traits, et dont le plus grand nombre n’avaient jamais entendu la voix.

Aujourd’hui même que toute forte douleur devrait être apaisée, deux amis ne se rencontrent point, après une absence de quelques jours, sans répandre des larmes en souvenir de Tamahamah, et la première santé des repas est toujours portée au roi si vivement regretté.

Mais qu’avait donc fait ce prince pour le bonheur de ses sujets ? De quels trésors avait-il enrichi toutes ces îles ? Le peuple était-il plus heureux que sous le roi précédent ? Ne l’écrasait-il pas, lui-même, sous le poids de son insatiable ambition ? N’allait-il pas bientôt le jeter au milieu des flots pour tenter la conquête de toutes les îles du grand Océan ? Cela est, les projets de Tamahamah étaient connus, les armées prêtes, les pirogues entassées sous les hangars et dans les chantiers, et cependant on l’aimait d’un amour extrême : c’est que Tamahamah était brave par-dessus tout ; c’est que dans les combats qu’il eut à soutenir contre des chefs révoltés, il s’exposait le premier aux plus grands périls ; c’est qu’enfin il avait porté un coup terrible à l’autorité des prêtres en abolissant les sacrifices humains, et en ne livrant aux dieux que des coupables et des condamnés qu’on gardait dans des cachots pour ces sanglantes solennités.

Sous le règne de son père, dès qu’on voulait se rendre les divinités favorables, dès qu’on voulait obtenir la cessation d’une éclipse, appeler dans les rades une plus grande quantité de poissons ou apaiser la colère du Mowna-Kaah, les prêtres, apostés près des moraïs, s’élançaient furieux, aidés de quelques soldats armés, sur les premiers passants, les entraînaient dans le lieu sacré et les immolaient avec barbarie. Tamahamah, trop faible encore pour combattre en face les antiques lois éternelles de ses peuples, les modifia du moins et satisfit ainsi aux usages et à la religion.

Le lendemain de notre arrivée à Koïaï, et au moment de nous mettre à table, nous vîmes venir à nous une double pirogue portant quelque chose qui de loin nous présentait une certaine analogie avec un homme. C’en était un, ou à peu près. M. Rives, le Français dont on nous avait parlé à Kayakakooah, s’empressait de nous faire sa visite, et quand la pirogue accosta, le héros gascon (car Bordeaux était sa patrie) nous vit tous sur le pont, prêts à fêter un enfant égaré.

Le voilà. Il nous salue en ces termes : Messieurs et dames (avec cet accent que vous savez), j’ai l’honneur de vous offrir mes très-humbles et très-respectueux hommages.

Sa taille était de quatre pieds deux pouces au plus ; il avait un œil vif, l’autre l’était un peu moins ; un nez pointu, une bouche rieuse, des pommettes saillantes, un menton anguleux ; et sur ses tempes, deux chèvres honteusement tatouées étaient à demi cachées par des cheveux longs et bouclés. Les doigts de M. Rives étaient gracieusement piqués à la mode sandwichienne, et quoique nous ne vissions point son torse racorni, nous supposâmes avec raison qu’il avait été soumis à l’épreuve du tatouage.

Le Bordelais était vêtu d’un habit trop long pour un homme de cinq pieds dix pouces, et le brave Gascon le relevait un peu de ses deux mains ; un pantalon retroussé d’en haut et d’en bas flottait sur des bottes qui eussent été trop larges pour les jarrets énormes de Vial, et du gilet panaché qui voilait son pectoral, M. Rives eût pu se fabriquer un carrick passablement étoffé. Nous avions besoin de tous nos efforts pour ne pas rire au nez de ce grotesque personnage ; mais les matelots, moins scrupuleux, s’en donnèrent à cœur joie, et plusieurs ponentais refusèrent de l’accepter pour compatriote. Cependant il s’avança d’un pas rapide et sautillant vers le gaillard d’arrière, pressa la main du commandant, nous présenta les siennes, se dit le favori de Riouriou, nous offrit des porcs, des poules, des bananes et des cocos à profusion, nous supplia d’accepter, nous assurant qu’il en avait une quantité immense. Chacun de nous répondit le mieux du monde à des politesses si empressées, si franches, et comme nous étions bien aises de lui rappeler la cuisine française, nous l’invitâmes à dîner, espérant qu’il nous raconterait sa vie aventureuse. À l’appétit avec lequel il dévora, nous commençâmes à douter de la valeur de ses offres, et les poules et les porcs s’effacèrent pour nous dans un lointain brumeux : les brouillards de la Garonne n’ont pas plus d’épaisseur. Hélas ! nous avions malheureusement trop bien inauguré de notre illustre visiteur.

Après dîner, M. Rives parcourut le navire ; il fit à chacun des politesses desintéressées, et nous emprunta, pour ne plus nous les rendre, des mouchoirs, des serviettes, des chemises, et quelques vêtements que nous étions trop courtois pour lui refuser. Peu d’instants après, il quitta le bord, fort satisfait de nous, en nous assurant qu’à terre il allait tout disposer pour nous bien accueillir.

Au moment où le généreux Gascon descendait dans sa double pirogue, Marchais, qui guettait l’occasion de lâcher son mot trop longtemps comprimé, fit semblant de glisser, et roula jusqu’aux pieds de Rives.

— Ah ! pardon, monsieur ; je ne vous avais pas vu.

— Il n’y a pas d’offense.

— Monsieur est musicien ?

— Pourquoi cette question ?

— C’est que vous avez là deux flûtes dans leur étui.

— Où donc ?

— Mais, ce qui vous sert de jambes.

— Ce n’est pas gentil de railler un compatriote.

— Je ne suis pas du tout votre compatriote, monsieur : je suis Français.

— Et moi, Gascon.

— Vous voyez bien. Dites-moi encore : Y a-t-il des tailleurs à Owhyée ?

— Non. Pourquoi ?

— C’est que je voudrais vous demander un pan de votre habit pour me faire un paletot. Cré coquin ! on n’a pas épargné l’étoffe comme chez nous ; on ne vous devine pas là-dedans. Ça ne vous embellit point.

— Eh ! mon cher, vous n’êtes pas beau non plus avec votre chemise rouge.

— Au moins elle est à moi, et je n’ai pas besoin de la retrousser comme une robe de princesse.

— Au fait, que vous importe que mon habit soit long ou court ?

— Dame ! c’est que les Bordelais qui sont sur la corvette vous renient. Mais, tenez, voilà votre double pirogue qui vous tend les bras : prenez garde de la chavirer ; relevez votre houppelande qui traîne. Bonjour, Bordelais ! Tiens, où donc est-il ? Il m’a glissé dans les mains.

— Insolent !

— Il a dit insolent… Je l’aplatirai.

Petit accourut.

— Il t’a appelé insolent, je crois ?

— Parole d’honneur !

— Laisse-moi faire, il m’appartient ; je m’en empare. La relâche sera amusante.

L’officier de quart, prévenu de cette petite altercation, s’élança pour adresser quelques mots d’excuse à M. Rives, qui débordait, et fit faire à Marchais une faction de deux heures sur les barres de cacatois. Petit dit alors entre ses dents :

— Suffit, son affaire est faite.

— Il me paiera cette faction, mon brave Petit ! criait Marchais en grimpant ; je te le recommande.

— Marchais, embête-toi là-haut, mon garçon ; nous nous amuserons quand tu seras descendu.

M. Rives s’était chargé d’annoncer notre prochain retour au roi, et le lendemain, avant que l’état-major se dirigeât vers la terre, je descendis à Koïaï avec l’embarcation qui allait faire de l’eau.

— Ça, monsieur, me dit Petit en me parlant de Rives, c’est un farceur qui a voulu se gausser de nous ; je parie qu’il n’est pas plus Français que ces figures goudronnées avec lesquelles il mange.

— Si, si, il est de Bordeaux.

— C’est donc un craqueur ; et puis il nous a promis des cochons en pile ; je suis sûr qu’il n’a pas le plus petit pourceau.

— Comme tu le juges ! Je m’y connais, allez ; le roquet qui ose se présenter sur un bord ousqu’il y a des lurons taillés comme vous et moi, avec un habit qui irait à un homme de six pieds, est un pékin ou un filou.

— Allons, je vois que tu lui en veux.

— Eh bien ! oui, je lui en veux ; hier, en sortant du navire, il m’a regardé, et puis je l’ai vu qui riait comme si je lui avais servi de miroir. Foi d’homme, il est plus laid que le monarque de Guébé.

— S’il riait en te regardant, c’est que tu n’es pas beau, mon garçon.

— Et lui ! et lui ! Le sapajou de Guébéen ne lui donnerait pas deux points.

— N’importe, c’est un homme qui peut nous fournir des renseignements utiles, et je ne veux pas que tu le brusques, que tu lui cherches querelle.

— Ça suffit, vous serez obéi ; mais je l’aplatirai, quoique ce ne soit guère possible ; il n’est pas plus haut qu’un baril d’eau-de-vie.

— Tiens, le voilà sur le rivage, sois prudent.

— C’est ça lui ? ça cette borne ? ce pingouin ?

— C’est lui.

— Il est à moitié nu ; il a des dessins sur son espèce de corps, et ce gredin-là se dit de Bordeaux, le pays de Barthe ! Je parie qu’il n’est pas même de la Teste.

— Silence !

— Je file mon cable ; je vas louvoyer au loin, car si je l’abordais, je le coulerais bas. Cré coquin ! quel magot !

M. Rives, fidèle à sa parole comme tous ses spirituels compatriotes, nous attendait sur le rivage, et ne parut pas trop confus de se montrer à nous en costume à demi sauvage.

— Bonjour, monsieur, lui dis-je en lui tendant la main ; je vous remercie de votre exactitude.

— Il m’est si agréable de me trouver avec des Européens ! Mais pourquoi votre matelot s’est-il éloigné ?

— Voulez-vous que je vous le dise ? Vous n’avez pas le don de lui plaire.

— Je m’en suis aperçu ; en quittant votre corvette, j’ai entendu sortir de sa bouche des choses peu aimables pour moi : il ne s’agissait de rien moins que de m’écraser contre une couronnade.

— C’est pourtant le meilleur homme du monde.

— Oui, le meilleur de ceux qui écrasent.

— Voulez-vous le mieux juger ? Offrez-lui un verre d’ava, et, pour peu qu’il y prenne goût, vous saurez ce qu’est notre matelot Petit.

M. Rives dit quelques mots à un Sandwichien qui partit en courant, et revint un instant après. J’appelai Petit, qui s’approcha avec cette démarche de gabare au roulis que vous savez déjà, et qui, par habitude et selon la règle du bord, ôta son bonnet en arrivant.

— Monsieur Arago a besoin de moi ?

— C’est Rives qui veut te parler.

— Ah ! monsieur parle ?

— Je voulais vous demander si vous accepteriez un verre d’ava, qui ne ressemble pas mal à l’eau-de-vie de Cognac ?

— Mais, f… ! monsieur parle très-bien. Voyons cet ava… ça chatouille, ça pique en diable ; ça doit soûler… Ce citoyen a du bon, me dit Petit tout bas à l’oreille.

— Voulez-vous recommencer ?

— Je recommence toujours.

— À propos, et pourquoi vouliez-vous m’écraser hier sur votre corvette ?

— Quand on ne connaît pas les gens, on a toujours envie de les écraser, et puis vous n’étiez pas beau ; vous gagnez à être connu ; votre figure est presque gentille, et si vous vouliez, vous seriez un bel homme.

— Que faudrait-il faire pour cela ?

— Me verser un troisième verre de ce cognac, qui n’est pas sans mérite non plus.

— Ça peut vous griser, vous faire mal.

— Mais, si ça me grise, ça ne me fera pas de mal du tout ; allons versez, et vous avez six pieds.

Un quart d’heure après, mon brave matelot ne savait plus s’il existait : la liqueur enivrante en avait fait un tronc d’arbre.