Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Deuxième partie/XIII

La bibliothèque libre.


XIII

LES INCENDIES


Annoncer à un vieux peintre, qui depuis un demi-siècle y passait ses journées, que le Musée du Louvre brûlait et que ses formidables richesses d’art étaient par conséquent anéanties à jamais, c’était risquer de tuer cet artiste sur le coup et sur place. J’imagine un savant grec, au septième siècle, assistant à l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie par Omar Ier, dit le Judicieux, et voyant s’envoler en fumée le trésor héréditaire de l’humanité. Encore le cousin de Mahomet avait-il l’excuse de procéder au nom d’une loi religieuse qui ne reconnaît le titre de livre qu’au seul Coran. Mais qu’est-ce qu’avaient fait aux communards Rembrandt, Raphaël et Watteau ? La désolation de Glaize le Vieux menaçait de lui être mortelle. Toute la nuit du 24 mai, nous l’entendîmes sangloter sur sa couchette comme un enfant, bercé par sa vaillante compagne.

— Le monde n’est plus qu’un énorme trou noir, lui disait-il.

Le lendemain matin, nous courûmes aux nouvelles à La Ferté-sous-Jouarre. Tous les journaux confirmaient la nouvelle, et nous décidâmes de n’en pas rapporter à Rosebois. Nous cherchions le moyen de masquer la vérité à notre hôte vénéré, lorsqu’en passant devant la gare, nous nous trouvâmes nez à nez avec Georges Becker. Il arrivait de Paris, chassé par les combats de barricades, dont l’une, rue Vavin, obstruait son atelier.

— L’armée de Versailles, nous conta-t-il, occupe tout le quartier de Vaugirard. Au carrefour de la Croix-Rouge, les Fédérés se battent comme des tigres et tombent comme des mouches ; on fusille les autres sur les portes.

— Et le Louvre ?

— Le Louvre incendié, mais pas le Musée.

— Les magasins ?

— Non plus, la bibliothèque seulement. La division de Douay est arrivée à temps pour circonscrire le feu. Le Musée est sauf.

Nous prîmes nos jambes à nos cous…

— Papa Glaize, papa Glaize, criâmes-nous tous ensemble du bas du jardin, ce n’est que la bibliothèque !

Et, fait inouï, je le criais plus fort que les autres, tous peintres, moi, écrivain et bibliophile.

« Que la bibliothèque !… Que !… » Tant il est vrai de dire que la sensation l’emporte sur le raisonnement. Mais où est mon hypothèse du savant grec d’Alexandrie ?

Sur ce problème, car c’en est un, des incendies de la Commune, je n’ai rien à dire ou pas grand-chose, n’y ayant point assisté. On sait que les deux partis s’en rejettent encore la sinistre responsabilité devant l’histoire. Rien jusqu’à présent n’est venu en charger l’un et décharger l’autre. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils ne s’allumèrent pas tout seuls et que les pétroleuses de 1871 ne sont pas plus une blague que les tricoteuses de l’échafaud en 1793. Du 21 au 28 mai, laps de la « Semaine sanglante », le prix du bidon d’essence minérale monta fortement chez les débitants, et si l’on étudie un peu sur une carte de la ville la marche successive et graduelle de l’embrasement, d’un monument à l’autre, vers le centre, on est bien forcé d’y suivre le plan méthodique d’une défense stratégique dont l’Érostrate ne s’est pas fait connaître.

Peu de communards ont revendiqué, le front haut, l’honneur affreux de la torche guerrière, dont la philosophie invasionnaire des fils de Kant et d’Hegel n’a pas encore eu le temps de rougir. Le seul peut-être qui l’ait signée, et de sa mort, est cet incompréhensible Raoul Rigault, Fouquier-Tinville plus crâne que son modèle, qui non seulement fit, sous ses yeux, à la Croix-Rouge, porter la flamme dans plusieurs maisons « bourgeoises », mais encore se vanta délibérément de l’avoir fait devant l’officier qui le fusillait comme un chien enragé. Qui sondera les cœurs et les reins des hommes ? dit l’Écriture, et qui expliquera pourquoi ce loustic, dépourvu de tout sens moral, fut le seul caractère peut-être, logique au moins, de cette tragi-comédie ?

J’en ai pourtant, mais bien des années après, connu un autre qui ne répudiait rien, « absolument rien » des gens et des faits de l’insurrection. C’était un artiste, un grand artiste même, Auguste Lançon, dont les études d’animaux à l’eau-forte sont parmi les belles pièces d’art du dix-neuvième siècle. Il avait suivi, le crayon à la main, toutes les opérations de l’armée de l’Est et il en était revenu enragé contre l’état-major d’incapables qu’il allait retrouver à Versailles, devant Paris. Il s’était fédéré tout de suite, et dès le 18 mars. C’était un petit homme trapu, violent, à tournure lourde de statuaire, qui ne pouvait formuler une pensée sans la saupoudrer du mot sans rime du dernier carré de Waterloo. Sa pauvre petite femme, douce blonde puérile, qui l’adorait, avait fini par se façonner et même se réduire à son verbe.

— Auguste, susurrait-elle d’une voix d’ange, il y ce soir une soupe aux choux qui n’est pas, je te le promets, de la m… !

Par le hasard d’un roulement de service, c’était Lançon qui était de garde à la porte de Saint-Cloud lorsque, le 21 mai, les Versaillais y entrèrent, sur l’indication de M. Ducatel, et réellement par surprise. À la vue du premier uniforme exécré, Lançon saisit son flingot et crie : Aux armes ! Mais impossible de réveiller ses hommes qui, croyant à une mauvaise charge, se retournent sur leurs paillasses. Ah ! les m…deux ! Et de crier, de jurer, rien. Ils rigolent m…dement. Désespéré et pris pour un fou par les troupiers de Mac-Mahon, le peintre s’enfuit, rentre dans son quartier, et tâche de réunir des défenseurs, mais personne ne le croit ou ne l’écoute, et il vient s’abattre, les poings aux yeux, dans son atelier, où sa femme le console.

— Sainte Vierge ! qu’est-ce qu’il y a ? Jamais je ne t’ai vu aussi emm…dé, mon chéri !

Comment il échappa aux exécutions sommaires d’abord et ensuite aux conseils de guerre ? C’est le secret entre Cambronne, Dieu et lui, car il est certain qu’il fit le coup de feu aux barricades. Mais il était très bon et très aimé et personne ne le dénonça. En 1879, époque où je le connus, son exaltation durait encore, et quand on ouvrait devant lui la question des incendies :

— Eh bien quoi ! lançait-il avec un haussement d’épaules, la Cour des Comptes, la Légion d’honneur, les Finances, le Théâtre Lyrique, de petites m…des ! Nous les aurions reconstruits, nous avions des architectes.

Jules Vallès était plus évasif sur le chapitre brûlant, et, pour mon compte, je n’ai jamais obtenu qu’il se déboutonnât de sa réserve. Dieu sait cependant, si, bel écrivain et lettré, il méprisait ses collègues de l’Hôtel de Ville et s’il en faisait des gorges chaudes. Mais il avait sur la conscience certain article auquel la coïncidence des incendies donnait la valeur malencontreuse d’une prophétie. Ce rôle sibyllin le gênait sensiblement dans son jugement sur la « Semaine sanglante». Je me rappelle qu’à Londres, Charles Monselet s’amusait malignement à l’entreprendre sur cet article.

— Dis donc, Jules, pour changer de crachoir, si nous parlions un peu de ta lettre à M. Thiers ? Elle est d’un bien beau romantisme. C’est vrai alors que tu voulais calciner aussi Notre-Dame ?

— Je voulais surtout réduire l’Arc de Triomphe en poudre, si tu veux le savoir.

— Tu aurais eu beaucoup de peine à y réussir.

Quant à Paschal Grousset, il n’y allait pas, lui, par quatre chemins, et les incendies étaient l’œuvre des bonapartistes, non d’autres.

— Remarquez, faisait-il, que le feu n’a été mis qu’aux monuments qui contenaient les preuves écrites et les archives de la dilapidation impériale pendant dix-huit ans. Plus de Cour des Comptes, plus de Ministère des Finances, plus de budgets falsifiés, de virements et de détournements. Jourde avait tout lu et tout vu, il savait. Is fecit cui prodest. Ce sont les bonapartistes, toutes les ambassades vous le diront.