Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Deuxième partie/VI

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VI

FAMINE


Les vivres ne manquaient pas encore, mais ils se faisaient chers et déjà plus rares. L’ère de l’hippophagie commençait. On ne débitait plus guère, aux boucheries municipales, que des morceaux de « la plus noble conquête de l’homme », mais sans rationnement et selon la demande. L’un de nos camarades, le peintre Émile Pinchart, dirigeait l’une de ces boucheries, rue des Saints-Pères, et il pouvait librement nous ravitailler de cette carne. Il en apportait des pot-au-feu chez la maman Glaize pour sa petite colonie d’artistes. Ménagère admirable, elle accommodait le « coursier » à des sauces qui eussent trompé Brillat-Savarin, Monselet et le baron Brisse, gloire oubliée. J’ai souvenance de certain pâté, dit : pâté « de palefroi », qui en laissait au chevreuil même. Il y avait encore, les dimanches, des salmis de « haquenées » et des godiveaux Rossinante qui signaient le génie culinaire à la fois et la bonté de cette douce et vaillante créature. La maman Glaize tirait meilleur parti cent fois du cheval qu’Ésope de la langue, et le soir, quand, par le boulevard des Invalides, je m’en allais retrouver, aux Ternes, les deux bêtes du bon Dieu dont j’avais la garde, Bistu et Point-et-Virgule, je leur apportais encore des rogatons et des déchets qu’elle m’avait fourrés pour eux dans la poche.

À l’ambulance du Théâtre-Français, dans le salon vert, sous le Regnard de Largilière, autour des corbeilles à ouvrage des infirmières, on ne traitait que des choses de gueule : « Avec quoi avez-vous déjeuné aujourd’hui ? — Comment votre cuisinière accommode-t-elle le destrier ? — Nous apportez-vous quelque chose pour les blessés de Molière ? — Avez-vous du beurre ?… » Rien de plus drôle et de plus touchant à la fois que ces conversations de bonnes au marché entre Célimène, Phèdre et Sylvia. Dans un coin de la salle, le nez dans son tricot, Mlle Jouassain, l’esprit même, caquetait, potinait avec M. de Tillancourt, père conscrit, terrible en calembours, et par qui l’on avait des nouvelles sûres et de moins en moins consolantes.

Au bout de la table, devant la cheminée où son mari s’adossait, basques relevées, en cariatide de chenêts, Mme Victoria Lafontaine, petite bourgeoise à l’arithmétique infaillible, tenait les comptes journaliers de l’ambulance.

La bonne Madeleine présidait. De sa voix veloutée et prenante, elle menait le chœur et jetait le dé des causeries, quelquefois un peu trop bruyantes pour un hôpital, et que Mlle Favart, une tasse à la main, venait modérer entre les tentures.

Entre-temps, Mlle Édile Riquier apparaissait un panier au bras. Elle venait des Halles, où elle avait enlevé « pour rien », prétendait-elle, « des tas de bonnes choses à manger ».

— Étale les natures mortes, lui criait Madeleine.

Et l’on jouait à les disposer en pyramides comme des Jordaens, en tableau de victuailles.

— Vous voyez bien, lançait fièrement Mlle Riquier, que cela sert d’être sociétaire ! Pour rien, vous dis-je, tenez, le jambon, trente francs seulement !

Des six ambulancières, la plus active et la préférée des malades était Mlle Émilie Dubois, dont les manières douces et la radieuse beauté blonde semblaient hâter la guérison. Elle avait conscience de son charme et elle se prodiguait en véritable sœur de charité autour des lits des deux foyers. Aussi la voyait-on peu au salon vert. Elle venait s’y reposer quelques minutes et s’envolait aussitôt, réclamée par les internes ou les médecins du théâtre.

Les visiteurs de l’ambulance payaient leur droit d’entrée par une redevance de fleurs et de bouquets, car, fait authentique autant que singulier, pendant le siège, malgré l’investissement et la froidure, non seulement Paris n’a jamais manqué de fleurs, mais elles y foisonnaient. Explique qui pourra ce phénomène.

Il n’en allait pas de même pour les denrées dites alimentaires, même de première nécessité. La pomme de terre commençait à le disputer un peu à la truffe, pour la rareté du moins, et le son à doubler, dans le pain, le rôle de la farine. Les bonnes histoires qu’on se contait, boulevardières encore, à ce sujet, sonnaient la blague de famine, et l’on n’en riait, comme le veut Figaro, que pour ne pas en pleurer. Un jour, le bruit se répandit que Victor Hugo en était réduit à sacrifier Pégase et qu’il en avait offert une aile à la fille aînée de Théophile Gautier. Il ne s’agissait que d’un sonnet, et l’offre était métaphorique. Un autre jour, c’était le directeur de L’Illustration, M. Auguste Marc, qui paissait dans sa cour tout un troupeau de vaches laitières. Comme l’accusation de cacher leurs jambons par milliers dans leurs caves sévissait contre les épiciers, la garde nationale était utilisée bêtement à des visites domiciliaires dont on riait encore, quoique un peu jaune.

Le fils du comédien Regnier qui, depuis, fut censeur, je crois, vint une fois, à l’ambulance, épouvanter les dames par le récit d’une « chose vue » qu’il avait d’ailleurs inventée ou rêvée.

Chez Noël et Peters, passage des Princes, après les repas, on promenait, entre les tables, un mouton de pré-salé vivant et bêlant, cravaté d’une faveur rose, qui devait être tiré en loterie et sur la toison duquel, en attendant, on avait le droit, pour le billet, de frotter son pain. Le billet était de cinquante centimes.

C’était le commencement de la fièvre obsidionale.

Un après-midi, en sortant de chez l’éditeur Lemerre, au coin du passage Choiseul, dans une vitrine, d’ailleurs vide, de charcutier, mes regards furent attirés par une boîte de fer-blanc perdue sous un amas de copeaux de papiers multicolores. C’était un pâté de bécassines. À toute chance, j’entrai dans la boutique, plus déserte encore que la vitrine, et, d’une servante qui la gardait, j’obtins la boîte pour vingt sous.

— Il n’y a pas que Mlle Édile Riquier, fis-je en entrant dans le salon vert, qui découvre à prix d’or des bonnes choses à manger dans les ruines de la France, et voici de la bécassine.

Madeleine s’était dressée, toute pâle :

— De la bé !… cas !… sine ! affirmai-je.

— Ah ! mon dieu, mais je l’adore !

— Ma chère marquise, vous m’avez créé, il y a cinq ans, ma première pièce, et il me fallait un Siège pour vous donner toute la mesure de ma reconnaissance.

— Elle dépasse le service, fit-elle.

Et elle l’équilibra en me tendant la joue.

Tels étaient les romans d’alors.

Ce fut de la même manière que je pus encore satisfaire à l’envie que Mlle Émilie Dubois avait de se délecter d’un fromage. Elle l’avait exprimée devant moi, et, plein d’admiration pour cette charmante ambulancière, je m’étais juré de lui en faire la surprise. On avait retrouvé sur les quais de la Seine, dans des chalands, oubliés là je ne sais comment, plusieurs chargements de ravitaillement importants, notamment trois bateaux de pommes de terre. Un quatrième contenait des fromages de Hollande, dits tête-de-mort. Le maire de Vaugirard, M. Cambon, s’en était emparé d’autorité pour les administrés de son arrondissement. Il les échangeait contre des vêtements de laine, bas, chemises, jerseys, qu’il distribuait aux enfants pauvres et à leurs mères. On n’en avait pas autrement, et la mesure était radicale. Je ne savais pas tricoter, mais je mis la maman Glaize au courant de mon petit projet. Elle s’y prêta en riant et me munit bientôt de chauds lainages que j’allai porter à la mairie. Ils valaient, au taux d’échange, une « tête-de-mort et demie ». Je gardai la demie et déposai l’entière chez la concierge de Mlle Dubois, quai de l’École, où elle demeurait, sans y joindre de carte. Le lendemain, au théâtre, je m’enquis auprès d’elle, par un détour, du sort de mon présent anonyme. Elle avait apporté le fromage au théâtre, pour les convalescents, sans y toucher.

Mon chat, Point-et-Virgule, commençait à s’absenter plusieurs jours de suite, et un soir je l’attendis vainement. Il ne revint plus jamais, Nevermore, comme dit le corbeau d’Edgar Poe. Où vont les petites âmes de ces êtres fidèles ? Quant à leurs corps, en temps de siège, il n’y a pas à le demander. Il était pourtant bien étique.

Il y avait en face, dans une courette, un galetas en soupente où gîtait un tailleur hoffmannesque, qui rapetassait sans fin une culotte verte. C’était un vieux quarante-huitard chevelu, bancroche et qui était allé avec Cabet en Icarie. On n’en savait pas davantage, même chez la pipelette. Il vivait là, seul, jamais visité, et ne prenant pas de commandes. Le dimanche, il « touchait » de la flûte, non sans agrément du reste. Ce petit talent exerçait une attraction irrésistible sur mon compagnon fourré et la semaine s’achevait pour lui régulièrement sur le concert dominical. Il s’en payait la musique de chambre dans la chambre même et pelotonné sur la culotte verte de Pénélope. Je patientai donc jusqu’au dimanche suivant pour être assuré du sort de la pauvre bête. Si elle n’était pas morte, elle ne manquerait certainement pas son Pasdeloup hebdomadaire. Hélas ! elle le manqua et je connus ainsi que la fée Gibelotte, carabosse allemande, l’avait emportée au paradis des matous.

Je perdis Bistu de la même manière. Ce fut par excès de délicatesse qu’il me quitta, ayant observé que les conserves alimentaires d’Alexandre Grand étant depuis longtemps épuisées, on en était à l’hippophagie. Il aimait le cheval vivant, et, sous cette forme, il l’escortait joyeusement, en jappant autour des omnibus et des sapins, mais, en bifteck, il l’abominait. De telle sorte, je l’ai toujours pensé, qu’il s’en alla se suicider par les rues du quartier, honteux aussi peut-être d’être le dernier chien qui restât aux Ternes. L’heure était venue où l’on mettait en pâtés les bouches inutiles, ou dites telles par les lâches et les ingrats.

Bistu fut l’ami toutou de notre bohème. Il la vécut avec nous, dans nos jambes, il en connut les escargots et les œufs durs, il assista à nos répétitions, il mordit nos créanciers, il ne pouvait pas survivre à ma jeunesse. Je l’ai offert en holocauste aux dieux par un poème de mille vers, et je compte qu’il m’attend, comme Argos attendit Ulysse, au seuil de l’Ithaque éternelle. Nous nous reconnaîtrons l’un et l’autre.

Une bizarrerie, que je ne m’explique que par la métempsychose, voulait que Bistu eût horreur de Voltaire. J’en avais une vieille édition en soixante-dix volumes, trouvée d’occasion sur un tapis, au marché, dans de la ferraille, et qui formait, au propre et au figuré, la base de ma bibliothèque. Toutes les fois que, pour une cause ou pour une autre, je laissais à cette bête étrange la garde du pavillon, j’étais sûr de trouver, en rentrant, un tome nouveau de l’œuvre déchiqueté et à demi boulotté sur le plancher, voire dans le jardin, où Point-et-Virgule s’en faisait des papillotes. Les soixante-dix volumes y passèrent, jusqu’à l’index, qu’il me laissa en lambeaux, comme adieu, à son départ. Qu’est-ce que Voltaire avait fait à Bistu dans une vie antérieure ? Oh ! que de problèmes insolubles en ce monde !