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Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Deuxième partie/VIII

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VIII

LES CINQ MILLIARDS


À ceux qui regrettent l’Empire, comme à ceux qui maudissent encore la Commune, il convient de mettre peut-être sous les yeux un petit tableau officiel, et maintenant historique, du bilan véritable de nos désastres. Je l’ai trouvé, au hasard de mes lectures, dans un vieux numéro de la Revue des Deux Mondes, et, pour préciser, dans celui du 15 février 1875.

Comme tout le monde, et depuis trente-sept années, j’avais toujours cru et écrit que les frais de la défaite s’arrondissaient aux cinq milliards, d’ailleurs légendaires, auxquels Bismarck l’avait taxée et qui furent, ainsi qu’on sait, couverts quarante fois par l’enthousiasme national d’un emprunt où le capitalisme décrocha son Austerlitz. Cette somme en démence de cinq milliards qui devait être payée en espèces « sonnantes et trébuchantes », comme on dit chez les notaires, débordait le concept numérique des plus forts en chiffres de la bohème ternoise. Nous n’arrivions pas à l’imaginer, ni en hauteur ni en largeur. C’était l’Himalaya des monts de l’hyperbole. Nous restions écrasés d’y penser seulement, comme des bergers devant les étoiles.

— Comment te représentes-tu ça, toi, le milliard ? nous disait Georges, bouche bée.

Et l’un lui répondait avec accablement :

— Comme un Mont-de-Piété immense qui aurait les lunettes de M. Thiers, — définition joviale mais charentonnesque, qui ne se prêtait à aucune réalisation graphique.

— Le milliard, essayait un autre, est le nom scientifique de l’Impalpable. Dieu est milliardaire, mais je m’en fous, voilà.

Pipo éminent, Frédéric André s’efforçait de nous désobnubiler l’entendement par des images objectives à la fois et précises :

— Le milliard est, en pièces de dix sous empilées, la distance exacte de la Terre à la Lune, aller et retour.

— Qu’est-ce que ça fait en chaînes de montres négociables ? soupirait Alexandre.

— Ça fait six fois l’anneau de Saturne, moins trois mètres cinquante, mais on n’en est pas très sûr à l’Observatoire. Tout dépend de la longueur des chaînes de montres, d’abord, et ensuite de la propreté du verre de l’astrolabe. Ainsi parlait le nègre blanc.

— Quelle différence y a-t-il entre milliard et billion ? insistait Zizi effaré.

— Aucune, mais on dit : de la monnaie de « billion » et jamais de la monnaie de milliard, car telles sont les singularités de la langue française. Elles prouvent l’utilité passionnante de l’Académie.

C’est de la sorte, et de bien d’autres encore, que, profanes, nous devisions de l’indemnité de guerre et de son problème financier. Maurice Dreyfous, qui était, de naissance, coreligionnaire de Rothschild, et qui avait vu, de ses yeux vu, de l’or en barre, prétendait que, dans son culte, le milliard pouvait affecter la forme d’une simple signature sur un papier.

— Nous appelons ça, en hébreu : un chèque, et Salomon, chez nous, en parafait tout le temps à la reine de Saba qui s’en faisait des papillotes.

Devant une pareille documentation, nous exigeâmes de cet économiste sa démission de poète lyrique, dont il nous refusa d’ailleurs le sacrifice. Il préparait dans l’ombre un volume de vers, dont Jules Claretie avait déjà écrit la préface, et qui avait pour titre : Bouffonneries lugubres ou Lugubreries bouffonnes, au choix, mais l’un ou l’autre.

— C’est pour le retour des affaires ! disait-il avec une foi candide et contagieuse.

Qui n’en eût été embrasé lorsque, aux guichets de tous les établissements de crédit, s’empilaient en effet les pièces de cinquante centimes dont la colonne mesure le chemin de la Lune ? « Cette Allemagne, avec sa guerre, elle avait fait une bonne affaire, un coup de cinq milliards ou billions, sans compter les pendules », ricanait-on dans les ateliers où s’était formée cette légende du butin des horloges. Eh bien ! ce n’est pas à cinq milliards que se chiffrent le coût de la défaite et le prix du Second Empire, c’est au double.

Soit à dix milliards. On en apprend tous les jours. Il suffit de lire la Revue des Deux Mondes, trente-sept ans après, à la campagne. Voici le compte, relevé sur un grand livre officiel, deux volumes in-octavo, publiés par l’Imprimerie Nationale, ô Lugubreries bouffonnes ou Bouffonneries lugubres, et sans préface de Jules Claretie.

D’abord les cinq milliards nets, purs et simples, du traité de Francfort, payables en espèces sonnantes et trébuchantes, et dont les intérêts à 5 p. 100 font encore sonner en deux ans et trébucher trois cents millions.

Pour l’entretien des troupes de l’armée victorieuse sur le territoire des vaincus, la somme exactement versée se totalisa, au 1er juillet 1872, à une ardoise de 273.637.000 francs, horlogerie à part, et centimes laissés.

Aux contributions, dites de guerre, payées par les départements, — trente-neuf millions et cinquante-trois mille francs — plus les impôts perçus sur lesdits départements, — soit cinquante millions, — si vous ajoutez les trois cent trente jolis millions des réquisitions opérées sur nos provinces, les cent quarante-deux millions de dégâts et deux cent soixante-cinq autres millions pour les vols de titres, de meubles et du reste, joies du soldat, à main armée, — vous équilibrerez comme un comptable une colonne dont le fût repose sur une base granitique de huit cent vingt-six millions et quelque cinquantaine de mille livres.

Pour Paris, Ville Lumière, la contribution de guerre fleurit deux cents millions ; les pertes et dommages soixante-dix autres ; le retard des impôts parfume le Fisc, immortel comme la nature, d’un retour du printemps de sept millions de pâquerettes, et je relève encore avec amour un bouquet de trois millions pour fêter la gendarmerie enfin soldée.

Ce n’est pas tout. Il y a le règlement des pensions nationales en souffrance, le montant des réquisitions françaises à rembourser selon la loi du 15 juin 1871, les réparations des propriétés d’État, biens du Peuple, les dépenses de guerre de nos armées, celles de l’effectif, de la réorganisation militaire, et vingt autres charges et dettes d’honneur national où j’omets celle contractée par la Comédie-Française envers ses poètes. C’est dix milliards.

Et « au bas mot », dit la Revue des Deux Mondes, où les calculs en laissent à Barrême.

Alors, et puisqu’il en est ainsi, bien des choses s’expliquent où l’histoire n’y voyait que du feu, et notamment cette insurrection du Dix-Huit Mars, connue sous le titre de : la Commune, et qui ne fut sans doute qu’un recul violent devant un tel règlement du régime tombé. Il est certain que dix milliards pour un ensemble de victoires qui, de l’aveu de l’état-major allemand, ne revinrent aux États confédérés qu’à 1 milliard 420 millions de débours, sont une compensation un peu usuraire, et que le peuple héroïque de Paris avait lieu de juger sévèrement ceux qui, chez Rothschild même, à Ferrières en signaient l’affront à son courage.

Oui, tout de même, ce brillant marquis de Galliffet qui vient de s’en aller dans un concert de louanges méritées, aurait pu avoir la main moins lourde et moins expéditive quand il rentra, l’épée au poing, dans sa bonne ville de joie et son Grand Seize doré. On a le droit de ne pas endetter ses enfants et ses petits-enfants de dix milliards lorsqu’il y a encore deux armées qui combattent sur le sol de la patrie, dites, mon général ?