Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Première partie/I

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PREMIÈRE PARTIE



I

MON V. H.


Les tours de Notre-Dame étaient l’H de son nom.
auguste vacquerie.


V. H., c’est Victor Hugo.

D’un écrivain français, ayant débuté sous le Second Empire, on n’attend pas des souvenirs plus intéressants que ceux qu’il peut avoir sur ce poète des poètes du dix-neuvième siècle. Ab Jove principium. Nous l’appelions : Le Père.

Chacun de nous a eu « son » V. H., conforme à la sensation proprement reçue, soit du commerce de l’homme, soit du coup de foudre de sa gloire. Voici donc le « mien », tel qu’il vibre dans ma mémoire.

À l’époque où nous sommes, « dépourvue, comme disait Flaubert, de tout sens hiérarchique » et passionnément irrespectueuse, il n’est pas aisé d’expliquer aux jeunes le fanatisme que, de 1860 à 1870, l’exilé de Guernesey inspirait aux intellectuels de ma génération. Je ne lui vois de comparable que le culte napoléonien, sous la Restauration, chez les demi-soldes. Je me rappelle qu’au lycée Charlemagne, où je terminais mes études, en 1864, nous agitions gravement le projet d’aller l’arracher de son roc anglais, autre Sainte-Hélène, et de le ramener sur le pavois à la tribune de l’Assemblée nationale. Il m’a avoué plus tard qu’il ne nous aurait pas suivis, d’abord parce qu’il était tenu par son serment fameux (Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là) et ensuite parce qu’il avait mieux à faire. Évidemment.

Mais telle était notre politique, celle de nos vingt ans, faite d’enthousiasme et d’illusions, qui sait, la bonne peut-être ?

Un étrange lycée vraiment que ce collège aux quatre pensions de la rue Saint-Antoine ! Je dois m’y reporter pour vous faire comprendre « mon » V. H., né en moi du milieu influent où je m’ouvrais aux connaissances humaines. Il peut être documentaire d’ailleurs, pour les historiographes futurs de la Démocratie, d’établir, sur le témoignage de l’un de ses vétérans, comment s’en formaient les conscrits, à la fin du régime d’aventure dont un Jérémie prophétisa dix-huit ans le désastre.

Des quatre lycées de Paris, celui qui porte le nom de « l’Empereur à la barbe fleurie » a toujours été, et traditionnellement, un foyer de libéralisme. De mon temps, il flambait d’opposition. Il recrutait d’ailleurs la plupart de ses élèves dans cette petite bourgeoisie frondeuse, joviale, folle des libelles, qui venait de jeter Rochefort aux mollets des gens du Coup d’État. Le prolétariat y était représenté par quelques boursiers et tout y était de roture. Aussi dans cette pépinière d’âmes, n’en avions-nous que pour les ennemis déclarés de l’Empire et, entre tous, pour le flagellateur sublime dont le verbe leur jetait le mot d’ordre, à travers l’espace, sur le vent de la mer.

Que de fois, à la pension Favart, qui fut la mienne, debout sur le banc de pierre de la cour de récréation n’ai-je pas déclamé devant mes camarades groupés les strophes vengeresses de ces Châtiments dont un exemplaire m’avait été prêté par l’aumônier lui-même ! Oui, l’aumônier, et Dieu sait pourtant si, avec nous, sa fonction sacerdotale était une sinécure ! Mais, lui aussi, il était hugolâtre. Tout le monde l’était, à Favart, jusqu’au portier. Lorsque j’avais terminé l’ode au milieu des hurrahs, j’arrachais d’un geste héroïque les feuilles d’un vieil arbre de Judée qui ombrageait le banc et, tel Camille Desmoulins au Palais-Royal, je les semais à poignées sur l’auditoire en vociférant : À Guernesey !… comme il avait crié : À la Bastille ! Les surveillants feignaient de ne rien voir ni entendre, ou s’ils intervenaient, c’était pour achever la strophe. Alors, ouvrant la porte de son cabinet, le directeur de l’institution, gros homme bénin et toujours en sueur, s’élançait le mouchoir à la main, et s’affalait sous l’arbre de Judée.

— Mes enfants, pleurait-il, vous voulez donc faire fermer ma boîte !…

Mais comme il était poète lui-même et portait même le nom de David, le harpiste de Saül, nous le couronnions de feuilles tressées, et nous le hissions à son tour sur le banc de pierre, d’où il nous récitait son chef-d’œuvre, un hymne… à qui ?… à Victor Hugo !…

C’est ainsi qu’aux jours radieux de ma jeunesse, si lointains déjà et si proches, le bouddhisme hugolâtre avait, dans un vieil hôtel du Marais transformé en pensionnat carolingien, son collège de derviches tourneurs, hurleurs et mangeurs de feu. Le voisinage de la maison historique où le grand homme avait tenu, en 1830, son lit de justice romantique, localisait notre foi et lui donnait un temple. Quand, le dimanche, nous avions adoré au soleil couchant l’H majuscule et symbolique des tours de Notre-Dame et dûment constaté qu’il « embêtait l’Empire », nous nous retrouvions, place Royale, devant cette maison de Marion Delorme — alors occupée par l’une des quatre pensions du lycée, et devenue aujourd’hui, grâce à la piété de Paul Meurice, le musée de l’art du maître et de sa gloire — et nous y attendions l’heure de la rentrée au « bahut ». C’était là, derrière ces hautes fenêtres Louis-Treize, que sa voix avait parlé aux disciples de la première heure, les Théophile Gautier, les deux Alfred — Vigny et Musset — les deux Deschamps, Nodier, Méry, Gozlan, George Sand, tous ceux de l’initiation ! Il s’était accoudé sur les balustres de ce balcon pour contempler les étoiles semées comme des vers luisants dans le feuillage. Il s’était promené, pensif, sous les arcades dont les piliers lourds et bas, profilés par la lune, découpaient un cloître sur les dalles. Sans doute, fantôme vivant, il y « revenait » encore par la pensée, là-bas, de son belvédère sinaïque de Marine Terrace. Il était au milieu de nous comme le Christ ressuscité entre les pèlerins d’Emmaüs… C’était lui qui tournait à l’angle de…

Mais, je m’arrête, car je vous entends rire. Hommes de 1910, vous êtes clos ou rebelles à un fétichisme périmé dont la chère folie est, comme disent les magistrats, classée. L’hugolâtrie, c’est une vieille lune, que dis-je, une neige d’antan : il n’en reste de flocons qu’à nos cheveux blancs. Oui, je le sais. Laudator temporis acti. « Papa, tu dates ! » me disent mes propres enfants, quand j’ouvre devant eux ce coffret de ma mémoire, et ils s’envolent sur leurs pneus, loin du ratisseur de feuilles mortes.

Tant pis, nous étions heureux de croire, place Royale, et quand neuf heures sonnaient à l’église Saint-Paul, nous rentrions bras dessus bras dessous dans la pépinière, plus zélés que jamais pour l’œuvre de liberté.


Il faut bien dire que l’ardeur du lycée rouge était singulièrement attisée par trois répétiteurs, assez extraordinaires, dont l’enseignement eût républicanisé Denys de Syracuse. Je vous demande la permission de vous les silhouetter en quelques lignes, très brèves. — Dans nos collèges parisiens, le répétiteur est presque toujours un professeur libre, de haute valeur et hors cadres, qui, titré et gradé comme les maîtres réguliers de la carrière pédagogique, se borne à les doubler dans leur besogne officielle d’instruction et « répète » — d’où son nom — la leçon quotidienne des classes. Or, le dieu des poètes avait voulu que les nôtres fussent des universitaires dégommés ou démissionnaires du Coup d’État et dont la haine contre « Napoléon le Petit », justifiée par la rancune, était encore consacrée par les lignes que Victor Hugo leur décerne, comme des brevets d’immortalité civique, dans le pamphlet dont je viens de citer le nom et qui était notre bréviaire. Ils s’appelaient Eugène Despois et Frédéric Morin, et je vous réponds qu’avec eux le pauvre Badinguet n’en menait pas large !

Tous deux étaient d’ailleurs des écrivains charmants dont les revues les plus académiques se disputaient la collaboration substantielle et diserte. Frédéric Morin qui, par la suite, devint préfet de la Défense nationale en Saône-et-Loire, mêlait en lui la foi du catholique à la philosophie du républicain doctrinaire et, de cette union conciliante, est sorti un petit livre intitulé Saint François d’Assise que Lamennais eût pu signer, car c’est un simple chef-d’œuvre. Nous l’avions surnommé : le Franciscain, d’abord à cause de cet ouvrage, et ensuite pour ses manières douces et sacerdotales et sa voix veloutée de charmeur d’oiseaux.

Quant à Eugène Despois, homme de haute stature, délibéré d’allures, toujours coiffé d’un large feutre romantique et étalant sur son gilet à la Robespierre l’honneur d’une barbe fluviale, toute en or, c’était le type de ces idéalistes de la liberté, révolutionnaires doux, qu’on a appelés les « quarante-huitards » et dont la République naïve, basée sur les trois vertus platoniciennes : le Vrai, le Beau et le Bien, fait hausser aujourd’hui les épaules aux chimistes de l’anarchie. Comme Frédéric Morin en tenait pour la Rome chrétienne, il n’en avait, lui, que pour la Rome païenne, et Virgile lui en disait plus long que l’Évangile. J’ai tracé dans un roman — Le Chèque — un portrait assez ressemblant, je crois, de ce rêveur à l’esprit délicieux, lettré comme un bonze chinois, brave de la plume, du verbe et de l’épée, et que l’atticisme n’empêchait point de s’emballer encore pour les théories de Fourier, et les généreuses utopies de son temps fertile en Icaries.

Les répétitions, ou « colles » en style de lycéens, que nous donnaient ces deux hommes d’élite ont aidé singulièrement à l’éclosion intellectuelle et morale de mes contemporains, aujourd’hui sexagénaires, et de moi-même. Nous leur avons dû ce que j’appellerai : l’aération de notre instruction universitaire, encore un peu renfermée et sorbonnique. Par la porte de la rue où ils entraient, un courant d’air vif et sonore pénétrait, avec eux, dans nos classes, nous fouettait les cheveux du tourbillon de la vie et remuait les vieilles feuilles de l’arbre de Judée. Nous apprenions des choses, des gens, des faits plus immédiats, plus contingents, et des noms aussi, de grands noms de militants, en train de conquérir l’histoire et de mener le monde moderne aux combats du progrès. Oh ! comme on l’attendait, comme on le guettait à travers le vitrage, le feutre de planteur mexicain du père Eugène Despois, et quelle « sortie d’école » lorsque sa barbe flavescente était signalée dans la cour ! Il apportait des journaux dans ses poches, de braves journaux de l’opposition, presque toujours Le Rappel, où il y avait des nouvelles quotidiennes de l’île et quelquefois un autre « Châtiment » de notre grand homme.

Cara soboles, nous disait-il en se mordillant les lèvres, aujourd’hui c’est du nanan !… Fermez les portes. Nous en avons de salées de « Hauteville House » !…

Et il nous lisait à mi-voix l’ode nouvelle, venue de là-bas, comme en ballon, au-dessus des nez levés en l’air de la police et tombée sur les Tuileries, le matin même. Ces jours-là, dans la classe de rhétorique, au lycée, Racine était plutôt négligé, et, secouant sa belle tête de lion paterne, notre professeur, Hector Lemaire, s’écriait dans sa chaire :

— Qu’avez-vous donc aujourd’hui, Messieurs ? On n’est pas plus indifférent aux douleurs sublimes d’Andromaque !

Un mot encore d’un troisième répétiteur que je m’en voudrais d’omettre, car il fut de tous le plus original et paraît être sorti de la bohème hyperbolique de Murger. Avez-vous vu au musée du Luxembourg une statue charmante cataloguée Une trouvaille à Pompéi et représentant un jeune berger italien qui tient à la main une image de corybante et en reproduit le mouvement de danse ? Elle est signée : Hippolyte Moulin. Avant la guerre elle ornait le jardin des Tuileries, à gauche de l’escalier de la terrasse qui fait face à la place des Pyramides. L’artiste qui avait ciselé ce bijou, digne de la Renaissance, n’en mourait pas moins de faim, car ses opinions avancées le sevraient de toute commande, officielle ou particulière. Comme il possédait un peu les langues vivantes, il avait eu l’idée, pour vivre, de tirer parti de ces notions plus apparentes que réelles, et c’était lui qui, dans les pensions du Marais, tenait la « colle » de l’anglais et de l’allemand aussi. Il eût tenu celle du tartare-mongol, s’il l’eût fallu pour payer son terme. J’ai été son meilleur élève, et, à Londres ou à Vienne, je ne saurais pas demander ma route. Il est vrai que le temps des répétitions s’écoulait, avec Hippolyte Moulin, à des exercices de boxe raisonnée et de chorégraphie pompéienne, dont on se reposait en dévorant Les Travailleurs de la Mer qui paraissaient alors en librairie. Le pauvre statuaire est mort fou, à Charenton, de tous les déboires de sa vie, et s’il a demandé son chien au paradis, je jurerais que c’est en français, et même en parisien, qu’il s’est adressé à saint Pierre. C’était plus sûr.


Or, un matin d’avril 1864, le malheureux maître de ma pension, M. David me manda dans son cabinet, où, tout pâle et trempé de sueur, il me tendit une lettre sous son enveloppe. Elle m’était adressée à mon nom et elle était datée de Guernesey.

C’était de Lui !!! Bonté divine !…


Or c’était l’année (1863) où sur la colonne d’Austerlitz, place Vendôme, le neveu venait de faire remplacer l’icône de l’oncle — redingote grise et petit chapeau — populaire, celle-là, par je ne sais quel bronze académique de César romain, d’ailleurs absurde, puisqu’il couronnait d’un homme en chemise la spirale des grenadiers. Cet anachronisme, doublé d’une erreur de goût artistique, avait encoléré mes dix-huit ans et déchaîné en moi un Archiloque, ou, sans remonter si loin, un Auguste Barbier. Indignatio facit versum, et j’y avais dardé des ïambes.

Qui expliquera l’illogisme de la jeunesse ? Que Napoléon fût en peplum sur la colonne ou qu’il y fût en redingote, qu’est-ce que cela pouvait nous faire, si, sous n’importe quel vêtement, il incarnait la tyrannie ? Mais s’arrête-t-on à de telles réflexions quand on brandit les lanières de la satire ? On a un fouet au poing, il faut qu’il claque, et que l’air sonne et siffle. Du reste, à cette époque, la grande campagne antinapoléonienne, menée par les Michelet, les Lanfrey et les Iung, ne prévalait pas encore dans nos écoles contre la tradition historique de gloire dont ma génération demeurait imprégnée. Par nos poètes, et par Victor Hugo lui-même, nous subissions le joug de la légende impériale. On n’était qu’à l’été du siècle et le ciel de France vibrait encore des grands coups d’ailes dont l’avait battu le vol empourpré des Victoires. Napoléon Ier, oui, mais Napoléon III, jamais ! Et c’était le Petit qui travestissait le Grand et qui, pour un but dynastique trop facile à comprendre, le campait tout nu, ou à peu près dans l’ascension des bonnets à poil ! « As-tu fini ? » Et je le lui demandais, de mon banc, dans l’ode archiloquienne. Cette Ode s’en était allée, comme toute seule, à Guernesey, et tel un ramier vole à son nid, mais je ne m’en étais ouvert à personne. Aussi que devins-je lorsque le chef de l’institution, d’un geste brusque, me remit la réponse sans mot dire.

— Ah ! mon Dieu, Monsieur David, balbutiai-je.

Cette lettre de Victor Hugo à un « potache », au bout de quarante-quatre ans, je la sais encore par cœur. Elle a imprimé sur mon âme sa tache d’encre indélébile. La voici, je vous la récite :


« Monsieur, vos vers sont beaux, mais la recrudescence actuelle du despotisme en France est une grave leçon. Croyez-moi : laissons les statues des Césars devenir ce qu’elles pourront et que les généreux esprits comme le vôtre se tournent vers le peuple et vers la liberté.

« Victor Hugo ».


L’événement était considérable. Il révolutionna, maîtres, élèves, et répétiteurs, toute cette pension Favart, la plus avancée des pépinières intellectuelles du Marais. Après que la lettre eut passé de mains en mains, il fut décrété par mode tumultuaire qu’elle honorait la pension entière et que, par conséquent, elle lui appartenait. Encadrée à frais communs, à titre de monument autographique, elle fut mise en tombola, et gagnée par un camarade, nommé Émile Collet, qui, du coup, s’en réveilla collectionneur et bibliophile. Il devint plus tard un fort avoué de Paris et j’ai encore revu, avant sa mort, « ma lettre », sous verre dans son cabinet d’étude.

Or, sept ans après, en 1870, à un dîner chez Victor Hugo même, rue de Clichy, j’appris à n’en pouvoir douter, puisque c’était de la bouche du poète, que la lettre sacrée… était fausse !

— Je me rappelle, me dit-il, avec sa haute politesse olympienne et distraite, oui, je me rappelle parfaitement avoir entendu lire, un soir à Guernesey, par Mme Drouet, ici présente, des vers excellents sous votre signature, déjà brillante, mon jeune confrère ; mais si vous avez reçu de moi une lettre à ce sujet, elle doit vous être, en effet, bien précieuse, car elle est de Mme Drouet elle-même et c’est elle que vous devez en remercier !

Certes, Pyrrhus, roi d’Épire, ne dut pas être plus navré quand, sur la tête, lui tomba, d’un toit, la tuile qui mit fin à sa carrière ! Celle de la lettre fausse m’aplatissait dans l’âme la plus chère croyance de ma jeunesse — avec tout le programme, fidèlement suivi, qui me prescrivait de lâcher le Napoléon en tunique et de « tourner mon généreux esprit vers le peuple et la liberté ! »

Je n’avais obéi, en m’y conformant, qu’à l’oracle de la belle Juliette, sibylle, il est vrai, mais sans anneau, du rocher fatidique et battu des tempêtes ! L’autographe, tiré au sort par tant d’hugolâtres enthousiastes, était de la plume de la princesse Negroni, de Lucrèce Borgia, seulement, et c’était cette « contrefaçon » qui ornait, encadrée et sous verre, l’étude du malheureux avoué de première instance, Messieurs et Mesdames, devenu illusoirement paléographe et bibliophile à cause d’elle !

Mon devoir était de courir chez Me Émile Collet et de lui tendre la coupe de l’amère vérité. Mais le devoir, dans ce cas, en est-il un ? That is the question, demande Hamlet, et comme je n’avais pas de spectre pour m’y répondre, je m’abstins, et l’avoué mourut heureux.


Il n’y a pas d’épreuve plus anxieuse que celle qui vous met pour la première fois en présence d’un grand homme. On y joue la partie de la déception, quelquefois du réveil d’un rêve ; mais en général les poètes répondent assez bien à l’admiration qu’ils inspirent, parce que, grâce à un privilège, qui est un signe, ils sont presque toujours beaux ou remarquables de quelque manière. La nature marque ses chantres. Gœthe, assure Henri Heine, était superbe, et Heine lui-même avait été charmant, nous assure Théophile Gautier, qui fut l’un des spécimens les plus parfaits du type apollonien. J’ai vu quelquefois, au Bois de Boulogne, passer Lamartine « vieilli », entre ses deux lévriers et j’ai toujours éprouvé à son aspect le frisson du surnaturel. La tête d’Alfred de Musset « pose » encore pour les artistes, le modèle d’un Alcibiade moderne. Leconte de Lisle semblait un marbre antique, aussi bien qu’Alfred de Vigny à qui, du reste, il ressemblait comme un frère. Il y avait de l’archange déchu dans Charles Baudelaire, et le front puissamment modelé de Théodore de Banville ne permettait à personne de se méprendre sur les dons sacrés de ce boulevardier attique.

Victor Hugo, on l’a dit justement, c’était le Grand Pan, mais le Grand Pan lui-même, conforme à la donnée mythologique, l’incarnation du panthéisme. On éprouvait, en sa présence, la stupeur de voir un véritable homme-dieu par qui la nature s’exprime, de la voix, du regard, du geste, en qui elle se réalise, visible, tangible, totale, universelle, et familièrement monstrueuse. Oui, en vérité, le Grand Pan, on ne trouvera pas mieux pour le dépeindre, et c’était mon éternel étonnement qu’il ne fît pas, quand il apparaissait, s’enfuir devant lui toutes les nymphes !…

Auguste Rodin, dans le buste synthétique qu’il en a sculpté, un jour de génie, a dû dépasser son art et empiéter sur celui du modèle pour faire rendre à la matière même l’idéal matérialisme du sublime Satyre. Oui, le voilà, c’est bien lui, tel qu’après dix-huit ans de cohabitation avec l’immensité, il nous revint de la Pathmos anglaise, les poils drus et noués, le teint hâlé par les embruns, les yeux électrisés de lumière prophétique, les traits mûris à la fois et ravinés, et, comme on dit dans les ateliers, la « tête faite », car Victor Hugo n’a eu sa « tête » qu’à cette époque. C’est l’exil qui la lui a composée et tous les portraits de sa jeunesse ne montrent, en somme, sous le dôme systématiquement exagéré du crâne, que des ébauches, assez disparates d’ailleurs, du Grand Pan que, seul, Auguste Rodin devait comprendre et fixer.

« Le poète des Châtiments a dû sa beauté au Second Empire, me disait en souriant Théophile Gautier ; et, qui sait, ajoutait-il à voix basse, le reste aussi peut-être… ne le dis pas ! »

L’histoire du buste de Victor Hugo par Auguste Rodin est assez curieuse, et je crois être le premier à la conter. Le statuaire, qui est l’un de mes meilleurs amis, désirait vivement exécuter le portrait marmoréen du poète et, comme il savait que j’étais souvent l’un de ses hôtes, il me pria de lui en demander la faveur. Ce n’était pas aisé, d’abord parce que Rodin n’était alors jugé à son mérite que par de rares prosélytes, puis parce que Victor Hugo, très fidèle à ceux de sa jeunesse, désirait s’en tenir, sur ce point, à l’icône romantique de David d’Angers, et qu’enfin l’idée de poser lui était intolérable. J’échouai donc misérablement, soit à plate couture. Il n’y avait qu’un moyen d’arriver au but, et il me fut suggéré par Mme Drouet :

— Faites donner Jeanne sur lui, me glissa-t-elle à l’oreille.

Ce fut magique. La semaine suivante, au sortir de table, le maître vint à moi :

— Qu’est-ce que c’est donc que ce carrier au nom de jésuite dont vous m’avez parlé l’autre jour ?

— Un grand artiste assurément, fis-je. Mais pourquoi la question ?

— Rodin, Rodin, il doit sculpter dans les radis noirs !

Et après avoir ri de sa plaisanterie :

— Figurez-vous, me dit-il, que ma petite-fille ne veut plus voir mon buste de David dans la vérandah. Elle s’obstine à ne pas m’y reconnaître et elle m’ordonne d’en avoir un moins laid à montrer aux personnes. Qu’est-ce que vous feriez, vous, si vous étiez un pauvre grand-père ?

— J’en causerais avec Auguste Rodin.

— Est-ce qu’il fait poser les modèles ?

— Sans doute, pour la ressemblance seulement.

— Je n’ai pas posé pour David, je ne poserais pas pour Michel-Ange. Mais dites-lui de venir dîner mercredi prochain. À table on a tout le temps de se regarder et c’est là que j’ai ma g…le bourgeoise !

À huit jours de là, le sculpteur se présentait avenue d’Eylau et y trouvait son couvert mis. Il avait apporté un cahier de papier à cigarettes et pendant tout le repas il y crayonnait, sous son assiette, des profils, des coupes, des expressions de physionomie et des attitudes du génial amphitryon. C’est sur ces notes de caractère qu’il a modelé son chef-d’œuvre.

Ma première visite rue de Clichy, au maître de mon maître, a laissé dans ma mémoire une vision inoubliable, et lorsque, les mains dans les poches de son veston gris, il vint à moi à petits pas, formidablement familier et paterne, il me sembla que les cultes antiques étaient les bons, et qu’il y a vraiment des métamorphoses, que les dieux s’amusent à se « camoufler » en hommes, et que celui qui s’avançait, là, avait accroché, comme un pardessus, son nuage dans l’antichambre. Je me souviens que Charles Monselet, qui était, lui aussi, invité au dîner, eut pitié de mon trouble profond et béant, car je ne trouvais rien à répondre aux paroles de bienvenue de notre hôte.

— Tu ne le connais donc pas ? fit drôlement le spirituel gastropoète ? C’est Monsieur Tout.

Et le Grand Pan se mit à rire.

Victor Hugo était très gai, et — je vais bien étonner les philistins — extrêmement simple. La légende de son orgueil est absurde et fausse comme l’est toujours une légende. Il aimait assurément à parler de lui-même et à conter les choses de sa vie, mais, outre qu’on venait chez lui pour les entendre, il avait déjà soixante-huit ans lorsqu’il revint à Paris tailler bavette avec sa famille littéraire, et ce n’était pas sa faute, peut-être, si les enfants disaient au père : « Encore ? » Mais quoi qu’on en ait dit, il ne prenait pas la trompette de l’histoire pour la narrer, et ses propos de table étaient beaucoup plus amusants que ceux de Martin Luther. Ils ont été recueillis, d’ailleurs, et l’on peut en juger. Tous ceux qui, à titres divers, ont été admis à cette table — et ils deviennent rares déjà — savent que « Monsieur Tout » n’aimait rien tant qu’entendre et voir rire autour de lui, et qu’il ne regardait pas à un calembour pour ranimer une conversation trop respectueusement tombante. Sa plaisanterie, toute verbale, d’ailleurs, et ne jouant guère que sur les noms et les vocables, était celle de Don César de Bazan, de Gavroche, de Triboulet, de Gringoire, et de toutes ses créations comiques, c’est-à-dire métaphorique et magnifiée jusqu’au paradoxe, romantique enfin. Les mots de Victor Hugo, c’était encore des rimes : ils rendaient un bruit de cymbales entrechoquées, ou la joie des vers. Il s’en égayait le premier, en amateur autant qu’en maître du genre, avec un rire particulier, rentré pour ainsi dire dans sa barbe d’airain fleurie, et qu’il ponctuait de quelques « Oui, oui, oui… » irrésistibles.

Ayant appris un jour que, dans une étude de critique, Émile Zola s’était, comme on dit aux boulevards, payé sa tête, il voulut connaître non seulement cette étude, mais encore quelque roman du naturaliste. La semaine suivante, il nous dit :

— Eh bien, messieurs, Mme Drouet a bien voulu me lire de l’écriture de ce jeune homme. Savez-vous bien que, pour un Italien, ce n’est pas mal, même à travers la traduction, oui, oui, oui, un peu lourde peut-être.

Et, toute la soirée, il s’obstina à la méprise de prendre, sur la foi du nom et du style, l’auteur de L’Assommoir pour un écrivain italien trahi par un traducteur… suisse, oui, oui, oui…

Mais parallèlement à ces malices, il avait, pour ceux qui l’aimaient, des aménités délicieuses et comme en ont trouvé, seuls, les grands seigneurs de l’antique urbanité française. À un dîner, dont François Coppée était le principal convive, la causerie générale roulait sur une question de littérature et tous accordaient qu’il fallait des poètes pour en décider.

— Des poètes, fit Coppée, en montrant Victor Hugo, il n’y en a qu’un ici.

— Eh bien… et moi ? sourit l’hôte.

On n’en fait plus de ces mots-là, même en France, dites ?