Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Première partie/V

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V

HISTOIRE D’UN ÉDITEUR CÉLÈBRE


Au printemps de l’année 1868 je logeais dans une maison meublée de la rue Jacob, qui s’intitulait : Hôtel de l’Univers. J’y travaillais, il m’en souvient à une nouvelle et deuxième pièce en vers pour la Comédie-Française, en collaboration avec Paul Ferrier, jeune poète récemment émoulu de Montpellier et qui m’avait été présenté par Léon Guillard, archiviste-lecteur de notre premier théâtre. Une figure curieuse, ce Léon Guillard, et que Got dépeignait drôlement : « Une trogne rouge, dans une cravate blanche. » C’était le type des auteurs aimés de Montigny, dociles à Scribe, et il avait eu des succès au Gymnase. Son autorité était considérable au Molière House, où il passait pour l’Éminence Grise d’Édouard Thierry, et l’était certainement, en effet. D’ailleurs, galant et excellent homme. Il m’avait donc adressé Paul Ferrier, son compatriote, et avait ainsi lié nos muses. J’ignore ce qu’a pu devenir le « chef-d’œuvre » qui fleurit de cette union, et peut-être est-il enfoui dans les archives du théâtre. Il fut lu au comité, refusé, et c’est de là que mon collaborateur partit pour la fortune. Il l’a faite rapidement, comme on sait, et dans tous les genres de travaux dramatiques auxquels il s’est adonné, vaudevilles, opérettes, ou poèmes lyriques.

Nous formions, en ce temps-là, avec Paul Déroulède, un trio d’inséparables.

Neveu d’Émile Augier et son véritable fils intellectuel, Paul Déroulède avait alors vingt ans et il n’en était encore, ainsi que nous, qu’au tâtonnement de la vie. Il s’essayait dans la culture du laurier amer, dit : des poètes. Chacun des inséparables avait eu son acte en vers, début et promesse de gloire, représenté à la Comédie-Française. Celui de Paul Déroulède s’appelait : Juan Strenner ; celui de Paul Ferrier : La Revanche d’Iris ; et le mien, — je vous l’ai conté — Une Amie. Et nous allions ainsi, en nous tenant par la main, vers l’avenir, heureux, allègres et robustes, en 1868.

Le futur chantre du Soldat français marchait déjà à notre avant-garde, clairon au bec. Tel il est resté, tel je le vois encore, délibéré et hautain, arriver chez moi par la rue Jacob, à grandes enjambées d’un mètre et escalader trois à trois les marches de la rampe ébranlée de l’hôtel. Ses visites n’étaient jamais longues, le temps au plus d’un sonnet ou d’une ballade, et puis il s’en allait à ses amours. Elles s’incarnaient alors en une comédienne célèbre, d’une beauté radieuse et d’un esprit héréditaire dans la famille, mais auquel elle en ajoutait encore. Leur liaison n’était un secret pour personne, même pour les parents du poète, tendrement subjugués, et les premiers, par le charme chevaleresque, « à la Henri IV », qu’il dégageait en toutes choses et qui s’est plus tard épanoui en popularité.

Par une nuance de crânerie où il se signait déjà tout entier, Paul Déroulède consentait fort bien à ce qu’on lui parlât librement de son illustre maîtresse, mais il n’admettait pas qu’on y fît allusion. Un soir un habitué du théâtre, qui était un fort gros personnage de l’Empire, vint à l’auteur de Juan Strenner, et, avec un sourire diplomatique :

— Y a-t-il longtemps, lui glissa-t-il à mi-voix, que vous n’avez vu notre belle Mme M…?

— Cette nuit même, fit une voix de stentor.

Et le diplomate en resta bouche bée.

Je citerais maints autres mots pareils et par où s’attestait, dès sa vingtième année, l’intrépidité caustique de ce tempérament nettement français et gentilhomme, qui excelle dans l’art dit du : « bas les pattes ». On ne m’ôtera pas de l’idée qu’il est celui qui plaît au peuple. Henri Rochefort est l’homme le mieux élevé comme le plus spirituel de France. Rien à faire pour le poissard Vadé aux Halles ; il y faut un duc de Beaufort ou un Lafayette. C’est par sa distinction innée que Lamartine a vaincu le drapeau rouge au balcon de l’Hôtel de Ville. La racaille aime la race.

Quoique d’origine bourgeoise et fils d’un avoué de Paris, Paul Déroulède est de la même trempe que ces meneurs de foules. Il est né ganté. Il n’est pas singulier que, malgré l’affection qui nous lie depuis tant d’années, il soit le seul de mes camarades de jeunesse que je n’aie jamais tutoyé ? On ne tutoie pas Déroulède.

Vous nous auriez bien étonnés pourtant, Paul Ferrier et moi, en 1868, si vous nous aviez prédit que notre cher camarade verserait un jour dans la politique et qu’il y trouverait sa vie. Mais qui prévoyait la guerre, le Siège et la Commune ? On ne peut rien contre sa destinée et c’est à se demander à quoi il sert de la rêver. Dans la société moderne, sans cesse bouleversée, l’homme flotte au gré des courants comme le bouchon de liège que se repassent les vagues de la mer. Déroulède député, émeutier, exilé et le reste. Ah ! mon Dieu, lorsque j’y songe, il me semble encore que cela n’est pas arrivé et qu’on l’invente, pour me mettre en colère.

Il ne se souciait, vous dis-je, que de poèmes et de vers. Sa combativité s’exerçait au bénéfice unique d’Alfred de Musset, dont il adorait le génie et qu’il savait par cœur d’un bout à l’autre. Il ne tolérait pas qu’on lui trouvât des tares. Sa foi intransigeante lui eût mis les armes à la main. Ayant appris qu’Émile Deschanel, un détracteur déterminé, devait dans une conférence pédagogique, tailler des croupières à l’Enfant du Siècle, il vint me chercher rue Jacob, rallia en chemin Paul Ferrier, et il nous entraîna à la salle des Capucines où devait avoir lieu le « tombage ».

Arrivés là, notre « Juan Strenner » nous place et se campe au centre de l’auditoire, bien en vue, et signalé déjà par cette redingote vert pomme dont son tailleur avait le secret et qui est devenue l’attribut de sa personnalité parisienne. Son nez en proue de navire, le nez de Cyrano et de l’oncle, Émile Augier, le nez de famille, un nez avec lequel le Cynégire eût accroché la barque mède à Salamine, dardait comme un harpon vers le professeur ; il reniflait la bataille.

Après quelques éloges, en exorde, des qualités indéniables du poète de Rolla, Émile Deschanel s’attaque à ses faiblesses, et voilà le nez qui se dresse :

— Non, monsieur, non, Alfred de Musset n’a pas de défaillances. Il est impeccable et parfait. Ou vous ne l’avez pas lu, ou vous n’y entendez goutte. D’ailleurs, il n’a pas chanté pour les pions !

Et le nez de se rasseoir.

Interloqué par l’apostrophe, le conférencier s’était avancé sur l’estrade et il demandait à qui il avait affaire.

— À Mardoche, fut la réponse altière.

— Chacun son crâne, cingla Deschanel.

Yes, poor Yorick ! sonna Déroulède.

Oh ! cette conférence aux Capucines ! Les antagonistes avaient à part égale le don de répartie et le vieil universitaire, proscrit au Deux-Décembre, était ferme, en chaire, sur ses ergots. Il vit le nez et dit :

— Je ne comptais point parler ici devant des rhinocéros en furie.

— C’est le public des… vaisseaux du désert, fut la réplique, moins la métaphore.

Et les inséparables hurlèrent de joie, — tels de futurs nationalistes, — autour de la verte redingote. Le professeur leva la séance et s’en fut. Musset était vainqueur. Nous remontâmes les boulevards en chantant L’Andalouse au sein bruni, si l’on peut appeler chant le nasillement le plus discordant que l’organe sternutatoire ait jamais fait entendre sur la terre à des oreilles humaines écorchées.

Il est certain que le poète des Chants du Soldat n’est pas musicien pour un sou, et que, dans l’art du rossignol, sa faiblesse est considérable. De là sa résistance au wagnérisme, qui, selon moi, n’a pas eu d’autre cause sérieuse. Je n’ai connu que Victor Hugo qui, plus que Paul Déroulède, fut rebelle aux jeux du son, car, pour Théophile Gautier, ce qu’on en a écrit est une légende. Mon maître était sensible, docte même, en musique ; il aimait entre toutes celle de Weber et le premier article qui ait été écrit sur Tannhäuser, en France, est de sa plume et de son encre. Mais pour Victor Hugo, l’horreur de l’harmonie montait jusqu’à la haine. Je l’ai entendu, avenue d’Eylau, chez lui, la charger de ses imprécations grondantes :

— Les poètes, oui, notre pays en a de bons, de grands, toujours. Ses peintres sont charmants. Ses statuaires nous rendent une Athènes. Quant aux musiciens, qu’ils crèvent !…

La malédiction est textuelle.

Mais j’en reviens à mon Paul Déroulède, le mien, celui que la politique m’a pris avec la période héroïque de ma jeunesse, et que j’exhume, les yeux un peu humides.

Ce culte frénétique pour Alfred de Musset, qui avait, du reste, été l’ami et même le collaborateur de l’oncle Émile Augier, avait conquis au neveu un éditeur, celui précisément du poète des Nuits, le célèbre Gervais Charpentier.

Dans l’histoire du livre ou plutôt de la librairie, Gervais Charpentier a joué un rôle considérable. La « Bibliothèque » qui porte son nom, et qu’il a fondée, inaugura à Paris le règne du volume in-18, à trois francs cinquante, et tua le format in-octavo, à sept francs, dit : des cabinets de lecture. Le novateur lui dut sa fortune. Aussi bien avait-il su la composer des grands écrivains — des jeunes alors — qui sont encore nos maîtres : Victor Hugo, Balzac, George Sand, Musset et Théophile Gautier. De ces deux derniers, il était le plus fier, et surtout de son « cher Alfred » dont il estimait, et non sans raison, avoir « fait la gloire ». De telle sorte qu’aimer Musset, c’était l’aimer lui-même. Le père Charpentier n’avait, comme éditeur, qu’un critérium : préférait-on ou ne préférait-on pas son poète à tous les autres, et, si l’on avait ce bon goût, allait-on, dans l’enthousiasme, jusqu’à la « Ballade à la Lune » ?

Paul Déroulède allait non seulement jusqu’à la Ballade à la Lune, mais à la Lune de la Ballade, grâce à quoi le vieil éditeur l’appelait son enfant, lui prédisait un avenir magnifique et s’offrait à lui publier tous les essais de son portefeuille. C’était un perpétuel : tu Marcellus eris, et dont, beaucoup trop économe pour lui-même, notre ami ne cherchait à tirer bénéfice qu’au profit de ses camarades. Ce fut ainsi qu’il me fit entrer à la Revue Nationale.

Elle appartenait à Gervais Charpentier. Inutile de vous dire qu’elle n’était destinée, comme toutes les revues, qu’à embêter celle des Deux Mondes. On n’en fonde que pour se payer cette joie, et il en avait les moyens. Les bureaux de la Revue Nationale étaient situés dans la librairie même, ou plutôt il n’y existait d’autres bureaux que les comptoirs du magasin. C’est sur l’un de ces comptoirs, quai de l’École, qu’étendu à plat ventre, et rallumant sans cesse un cigare qui s’éteignait toujours, Théophile Gautier a écrit, feuille à feuille, Le Capitaine Fracasse. Un employé les recueillait une à une, devant ou derrière l’écrivain, souvent par terre, les classait, les numérotait, et s’étonnait toujours de ne pas y relever une rature. Théophile Gautier n’avait jamais à corriger ni même à modifier sa phrase ; elle lui posait drapée dans la tête, et il la copiait impeccablement, à la main. L’employé ne se rendait pas compte du phénomène, et cette copie prodigieuse lui est restée problématique jusqu’à sa mort. Il s’appelait Toussaint. J’aurai l’occasion de vous reparler de ce brave homme.

Le jour que Paul Déroulède me conduisit à la Revue Nationale, où il entrait en poussant la porte, le père Charpentier était en conférence « sérieuse » et enfermé dans son cabinet avec Édouard Laboulaye, l’auteur d’un ouvrage d’économie amusante, intitulé : Paris en Amérique, dont les éditions multipliées faisaient gémir les presses. Le personnage étant fort important, l’éditeur, en s’excusant, nous délégua son fils qui, d’ailleurs, était secrétaire de la revue. Et ce fut là, et ainsi, qu’eut lieu ma première rencontre avec un des êtres que j’aurai le plus aimés en ce monde, Georges Charpentier, devenu éditeur à son tour et dont j’ai à vous conter l’histoire. Il a été, en effet, et pendant plus de trente ans, l’une de nos figures parisiennes, prince du boulevard et des premières. Il relève de l’historiographie de la fin du dix-neuvième siècle.

— Mon noble père, fit-il en se caractérisant tout de suite par ces paroles idiosyncrasiques, est avec un raseur. Qu’y a-t-il pour votre service ?

Déroulède me présenta et résuma l’objet de la visite.

— Vous voulez collaborer à la Revue ? Quelle drôle d’idée ! Papa ne paie pas, d’abord, ou à peine, et, ensuite, elle est « crevante ». Mais, enfin, si vous y tenez, il y a un moyen, et il est sûr. Attendez patiemment mon « daron », et démolissez-lui George Sand : il ne lui pardonne pas d’avoir cocufié Musset, à Venise !…

Et ceci dit, le secrétaire m’ouvrit son porte-cigarettes.

Quelques semaines après mon entrée à la Revue Nationale, ou Revue Charpentier, car on la désignait couramment ainsi, Paul Déroulède tombait un soir, hôtel de l’Univers, au moment où je venais de me mettre au lit.

— J’ai en bas, me dit-il, dans la cour, un camarade qui ne sait pas où reposer la tête, et comme j’habite chez mes parents, je ne peux pas lui offrir asile. Je vous l’amène. Du reste, vous le connaissez, c’est Zizi.

— Qui, Zizi ?

— Eh bien ! mais, le fils de l’éditeur, George Charpentier, votre ex-secrétaire de rédaction à la revue. C’est son surnom, il zézaie. Ne le saviez-vous pas ? Je le fais monter, hein ?

— Parbleu.

Et nous l’appelâmes par la fenêtre. Georges Charpentier n’avait pas dix-huit ans, ou, s’il les avait, c’était à peine. Il entra en haussant les épaules, mais avec une expression de dépit si drôle que j’éclatai de rire à la voir. Il était en tenue de bal, frac et souliers vernis, cravaté de blanc, ganté de gris-perle et revêtu d’un si magnifique pardessus doublé de soie puce qu’au bout de quarante ans je le peindrais encore.

Comme mon lit était ouaté de deux matelas, j’eus tôt fait de le dédoubler, et, pour le reste, il y avait Apollon, dieu des poètes, avec qui j’étais en bonnes relations pour le quart d’heure. Il venait de me procurer l’aubaine d’une cantate à Molière, que la Comédie-Française payait en ce temps-là vingt-cinq louis. En faisant affront à mes dettes, la somme nous donnait crèmerie ouverte pour un laps de temps dont la durée semblait relativement infinie. Je jure que, sans la passion d’ailleurs ingrate, qui nous vint pour le jeu de billard, « terreur des tantes de province » disait Georges, la cantate nous eût au moins fait les deux mois, tant nous étions sages. Un brave employé de la librairie, le père Toussaint avait apporté secrètement à l’expulsé, qu’il avait vu naître, un peu de linge et quelques effets de rechange et, je ne sais comment, d’un gilet à fleurs, nous avions fait tomber, en le secouant, un billet de cent francs plié en quatre dont jamais nous n’osâmes approfondir la provenance miraculeuse, parce que le bon nègre était pauvre et n’avait pour vivre que son traitement. D’autre part, quoique sachant, à n’en pas douter, chez qui s’était réfugié son fils, le vieux Gervais ne m’en boudait nullement et me prenait de la copie à la Revue. Un dimanche sur deux nous allions à Bougival rendre nos devoirs à la maman, douce dame à cheveux de neige, au sourire d’enfant, qui n’avait plus d’autre plaisir que de regarder, par-dessus le mur bas de son jardin les luttes d’aviron des canotiers sur la Seine et les plongeons savants des nageurs de La Grenouillère. Le second dimanche, Paul Déroulède nous emmenait dîner, soit chez sa mère, soit à Croissy, chez l’oncle Émile Augier, qui avait un billard et pouvait terrifier en chambre les tantes de province.

Cependant, comme la crise durait trop longtemps et devenait grave — car Zizi commençait à tourner autour du monde où l’on prête, à intérêts judaïques, sur « fin papa », Émile Augier, à notre prière, tenta personnellement une visite d’apaisement quai de l’École. L’autorité de son grand nom, doublée de la netteté d’un verbe sans détours, eut cette fois et comme nous l’espérions, un effet salutaire, et Georges fut rappelé au secrétariat de la Revue ; conduit par le bon Toussaint qui portait sa valise, il réintégra la mansarde d’où, pendant quelque temps encore, il allait revoir le panorama superbe de la Seine. Ce n’était pas pour bien longtemps, hélas ! mais toujours est-il que nous séparâmes nos lares.

J’avais quitté l’hôtel garni de la rue Jacob pour retourner aux Ternes où, grâce à la sollicitude de ma grand’mère, j’occupais un petit appartement de trois pièces, chambre à coucher, salle à manger et cuisine, qu’elle m’avait en sus meublé, ne me laissant que la gloire d’en payer les termes. Car elle croyait en moi, la pauvre femme, et elle ne doutait pas que, dans le « mauvais métier » choisi, je n’en vinsse bientôt à faire honneur à la famille de ce saint François de Sales, à qui nous nous rattachions, me disait-elle, par une filière savoyarde à laquelle je n’ai jamais rien compris et dont les parchemins me manquent. Hélas, j’ai trop forfait à cet atavisme, idéal peut-être ! À la tête de mon lit elle avait accroché un petit reliquaire en vieil argent bruni, contenant un morceau du linge de corps de l’illustre évêque, et elle m’avait donné l’exemplaire princeps de l’Introduction à la Vie Dévote, qui composait à peu près toute sa bibliothèque. Je ne l’ai jamais lu, non, mais je l’ai encore, sous verre, à côté de La Folie persécutrice. Ils y dorment, comme dans ma mémoire, inséparables.

Plusieurs de mes amis qui, Dieu merci, restent toujours vifs et vainqueurs du temps, Armand d’Artois, bibliothécaire de la Mazarine, Maurice Dreyfous, qui devint éditeur, Albert Bizouard, chef de bureau à la Préfecture, tous poètes, ont gardé le souvenir de ce logis bourgeois, rothschildement orné de glaces, de tapis, de chaises, d’un canapé même, voire d’un voltaire à oreillettes, et où le passage du train de ceinture faisait carillonner une batterie de cuisine digne de Riquet à la Houppe.

— C’est trop cossu, chez toi, médisait d’Artois, ça donne envie de se marier !

Il y eut là, outre des balthasars à un seul plat dont chacun de nous, à tour de rôle, exécutait le thème gastronomique, des soirées littéraires dansantes où l’éternel féminin nous était posé, d’après nature, par tous les modèles du prototype. Nous n’avions pas la bohème lacrymatoire et murgérienne, les musettes et les mimis ternoises étant de ces braves amoureuses qui, lorsqu’il n’y en a plus, en demandent encore. Le camarade Albert Bizouard excellait à débaucher les plus vertueuses des devoirs austères de la machine à coudre. À l’heure sidérale du berger, toutes se destinaient au théâtre, et nous leur promettions des rôles pour le jour, imminent et fatal, où les directeurs, échelonnés dans l’escalier, nous recevraient, à l’encan, nos pièces.

Je crois dire que cette façon de mettre en œuvre l’Introduction à la Vie Dévote n’était guère du goût des autres locataires de l’immeuble. Nos bals lyriques, orphéonisés de chœurs à fenêtre ouverte, m’avaient valu des avis précieux du seigneur concierge, drogman de la propriétaire. Invisible encore, un congé de Damoclès oscillait sur ma tête, au bout d’un fil.


Un matin que Maurice Dreyfous, qui demeurait à Neuilly, dans sa famille, était venu, en pantoufles, selon ses mœurs, m’expliquer le mécanisme social du loyer à termes et des quittances, un coup de sonnette impérieux vint interrompre sa démonstration savante. Qui diable pouvait s’annoncer avec une telle autorité, sinon le drogman lui-même, collecteur des dîmes locatives ? Le jour en effet, était son jour. Nous nous barricadâmes.

— Ouvre donc, nom de Dieu, jura une voix impatiente et familière à mon oreille.

C’était Zizi.

— La Revue Nationale n’existe plus, fit-il, ma valise est en bas. Allons déjeuner, je paie les bivalves.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Nous avons tout le temps d’en jaspiner. Il me faut quinze jours. As-tu un matelas ?

— J’ai même un sopha, et voici le poète Maurice Dreyfous, que je te présente, dont la spécialité est de porter les valises à bras tendu. Il s’enorgueillira d’aller chercher la tienne.

Ainsi se lièrent ces deux jeunes hommes qui, marqués du signe éditorial, devaient, un jour, s’associer pour l’exploitation de la Bibliothèque du vieux Gervais Charpentier. Consigne-le sur les tablettes, Clio de la Librairie Française !

Georges avait bien songé à prendre un logement en ville, mais, outre qu’il ne lui restait que trente-deux francs de sa mensualité de secrétaire, il s’était rappelé les bons moments de la rue Jacob et il venait en renouveler les fastes et la tournée.

Non seulement il ne pouvait me procurer un plus vif plaisir, car nul autre ne m’était plus sympathique que cet écervelé dont la tête, à l’évent, tournait comme une girouette à toutes les brises de la fantaisie, mais encore, pour la seconde fois, il tombait à miracle. Je venais de toucher au Vaudeville une indemnité de sept cents livres pour la pièce que Coquelin m’y avait fait recevoir et que la direction me rendait. Nous pouvions donc tenir tête à l’orage ou nous abriter au moins de ses premières rafales.

Ce qu’il y a de pire dans la vie, c’est la vie elle-même, car si mauvais que soient les hommes, c’est elle en somme, qui les mène et la route où elle les conduit est celle du mal et de la douleur. On n’est jamais méchant à vingt ans. La joie de chanter, d’aimer, de rire, maintient entre le corps et l’âme cet équilibre de la santé que rien ne dérègle, ni le souci, ni la misère. C’est l’âge où l’on se sent irresponsable, libre d’entraves, « naturel » et l’égal de tous les dieux. Il semble impossible — et il l’est — que des faits, quels qu’ils soient, ou des causes, fussent-elles aussi graves qu’on l’imagine, puissent rompre des liens qu’entre Nisus et Euryale la radieuse jeunesse a noués. Les premières amitiés ont le même prisme que les amours premières et l’on emporte, vous dis-je, ses vingt ans au paradis.


— Mesdames et Messieurs, la comédie que nous avons eu l’honneur de représenter devant vous est de M. Georges Charpentier.

Et c’est ainsi que, le 21 juin 1870, l’acteur Laboureau, sur la scène du Théâtre-Cluny, direction Larochelle, jetait au peuple, à la gloire et, sans s’en douter, à la fortune, le nom de l’auteur de La Folie persécutrice.

Voici comment le chef-d’œuvre était né :

En rentrant chez moi, après le déjeuner aux bivalves, j’avais été assommé par le congé de Damoclès, chu de son fil, et il avait fallu transférer ailleurs pénates, meubles et reliques. Armand d’Artois connaissait, dans une villa boisée, un petit pavillon disponible qui avait abrité jadis les amours légitimes d’un concierge du château des Ternes, au temps où les Ternes avaient un château entouré d’ailleurs d’un parc séculaire. Ce pavillon appartenait à un fort notaire, Me Turquet, l’oncle même de cet Edmond Turquet qui fut ministre des Beaux-Arts. Il me le loua en riant, sans espoir de rendement et pour en retarder la ruine, car il croulait dans l’herbe haute du jardinet sur lequel s’ouvrait sa porte descellée et rongée par le lierre. C’était proprement le paradis. Sous la direction experte de Maurice Dreyfous, toujours en pantoufles, nous y portâmes mes dieux lares, en voiture à bras, et nous-mêmes, par petits voyages. Ce fut au cours de ce déménagement d’émigrants irlandais que, suivis et adoptés par un pauvre chien sans maître, ou las du sien, je m’enrichis d’un nouvel ami qui, de tous, me fut le plus fidèle. Je l’ai chanté sous son nom de Bistu dans un long poème de mille vers. Il en valait un moins long et meilleur. Toujours est-il qu’entré avec nous dans le pavillon Turquet, il s’y installa d’autorité pour ses vieux jours. Brave, intelligent et dévoué, il connaissait le quartier jusque dans les coins et il m’y faisait mes courses. J’aurai, du reste, à vous en reparler.

— Ah ça ! dis-je à Georges, m’expliqueras-tu maintenant, dans la paix de ce petit Versailles, ce qui t’arrive.

— L’amour… fut sa réponse brève et grave, si grave même que, malgré l’envie que j’en avais, je m’arrêtai net d’en rire.

Et il me confia le secret de son joli roman sentimental, éternellement nouveau et vieux comme le monde, et je n’aurai rien à vous en révéler quand vous saurez que, deux ans plus tard, il aboutissait à un mariage.

Ah ! sacrebleu ! il choisissait bien son temps pour s’éprendre de la sorte ! Chassé de la maison paternelle, menacé d’exhérédation, ne sachant ni art ni métier et aussi peu fait que possible pour une lutte quelconque de la vie, il se heurtait en outre à une famille bourgeoise et, d’après ce qu’il m’en raconta, irréductiblement rebelle à une union sans garantie matérielle. Charpentier fils, successeur de son père, oui, mais Zizi riche seulement d’amour et nu comme un ver de tout le reste, c’était une autre paire de manches.

— Est-ce ma faute, se lamentait-il, si on m’a élevé à ne rien faire de mes dix pinces et pour enfiler, au temps voulu, des braies dorées d’éditeur ?

Il avait raison, assurément, et sa situation précaire s’aggravait de cet amour qu’il baptisait, d’après la science, de « folie persécutrice ».

— Car, tu sais, c’est comme ça, maintenant, que ça s’appelle. Il y a un médecin tourangeau qui vient de découvrir que les amoureux sont une variété de fous, le fou persécuteur, Roméo persécute follement Juliette et Paul s’acharne sur Virginie. Ça la coupe à George Sand.

Et il me fit lire, en effet, dans un journal, la thèse de ce docteur qui avait nom, je crois, Moreau de Tours. Elle concluait à l’encellulement charentonnesque des insanes d’Éros.

— C’est un sujet de pièce épatant. Je te le donne.

— Non, fis-je, illuminé d’une idée providentielle, fais-la toi-même.

— Qui ? moi ?… Je ne sais pas faire les pièces.

— Tu n’es donc pas Français ? Tout Français contient un Scribe. Va donc.

Et l’ayant installé devant l’encrier, je pris mon chapeau et ma canne et m’encourus quai de l’École.

— Ne voyez pas le patron, me dit le fidèle Toussaint, il est d’une humeur de dogue. Il vient de se prendre de bec avec M. Laboulaye, qui nous lâche. Il crie que tout le monde l’abandonne. Ah ! si M. Georges savait s’y prendre ! Ce serait le bon moment peut-être. Dites-lui donc de faire paraître quelque chose dans un journal, sous sa signature. Un article de lui, voilà qui avancerait bien les choses. La vérité est qu’il le croit incapable de lui succéder dans l’édition, car, au fond, il l’aime, je vous le garantis, et il n’est pas plutôt parti qu’il le regrette. Oh ! un article, un seul, signé Georges Charpentier, un matin, au réveil, l’effet est sûr.

— Il fera mieux, promis-je au bon nègre en lui pressant la main.

Par un concours de circonstances exceptionnellement favorables, il se trouvait que la pièce rendue par le Vaudeville était reçue au Théâtre-Cluny par Larochelle. Mis en goût par le succès des Sceptiques de Mallefille, puis des Inutiles d’Édouard Cadol, il cherchait des ouvrages littéraires et il s’était entiché de mon Père et Mari, qui lui semblait propre à continuer la veine. Il était dans l’heure de foi, dont il faut profiter quand elle sonne au cadran fantasque du théâtre. C’était d’ailleurs le meilleur des hommes, et il ne fut ni long ni difficile d’obtenir de lui ce que j’en désirais.

— L’un de mes amis, lui glissai-je, vient de terminer un acte délicieux, de vingt minutes à peine, qui compléterait idéalement notre affiche, puisque Père et Mari n’a que trois actes, et vous seriez malin entre les futés si…

— Entendu, interrompit-il en riant sous le lorgnon, envoyez-moi ça demain matin.

De retour au pavillon Turquet, je n’y trouvai ni Bistu ni Zizi, qui étaient allés se promener au Bois de Boulogne, l’un pour distraire l’autre, et aucune neige des cimes n’est aussi blanche que n’était le papier devant lequel j’avais laissé mon camarade.

Il fallait pourtant l’écrire, cette charmante Folie persécutrice, puisqu’elle était reçue d’abord et puisque Larochelle l’attendait le lendemain matin. De telle sorte que, Molière malgré lui, Georges Charpentier, toute la nuit, me la dicta.

Et le jour de la première vint. La salle du Théâtre-Cluny, toute petite et lointaine, réunissait un auditoire d’élite. Outre l’Oncle redoutable et déjà revêtu de son « avunculat », toute la critique militante de l’époque, notre Paul Déroulède, les membres de la bohème ternoise et le brave Toussaint, à l’orchestre. Dans une loge, l’aimée, rayonnante, et sa famille. Seule, une place demeura vide, celle du « daron », qui n’avait pas voulu venir.

— Non, non, avait-il objecté aux instances du bon nègre, ou la pièce est mauvaise ou elle n’est pas de lui. J’attendrai l’opinion de la presse pour aller l’entendre.

Or, dès l’ouverture des bureaux, on l’avait vu et reconnu, le col relevé et s’effaçant dans l’ombre, tourner autour du musée des Thermes, comme une pauvre âme de père en peine. Il ne croyait pas, il ne voulait pas croire, et lorsque le bruit du succès, propagé de groupe en groupe dans la douceur lumineuse de cette soirée de juin, l’eut enfin vaincu, le vieillard se réfugia dans un café du boulevard Saint-Michel, et l’histoire de la librairie raconte que Toussaint, venu l’y rejoindre, le trouva en larmes.

Le lendemain, Zizi était dans ses bras, et il y resta, cette fois, jusqu’à sa mort.