Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Première partie/VII

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VII

COQUELIN


Il n’y a rien à apprendre à personne, hélas ! de la douleur que l’on endure à perdre, parent ou ami, un être cher. C’est ici que les mots défaillent, qu’il est oiseux de parler comme d’écrire, et qu’il convient de ne répondre que par le silence à cette loi de décimation dont l’horrible nature nous pose l’énigme quotidienne.

Contre la mort, cependant, le mortel est armé d’une arme puissante, divine même, s’il entre du divin dans nos pauvres affaires terrestres, c’est la mémoire. Elle perpétue réellement la vie, mieux que l’amour même peut-être, et quand il s’agit de l’éterniser, elle pourvoit à la besogne. N’est-ce pas un phénomène extraordinaire à la fois inquiétant et consolant, que, dans l’état translucide de rêve, par exemple, nous puissions nous trouver en présence d’une personne familière, la voir, l’entendre, la toucher, causer avec elle et continuer le commerce journalier qui nous liait à elle, quand elle est depuis un an, dix ans et davantage, absente, corps et âme, du monde des apparences ?

Peut-être ne meurt-on pas, en somme ? Qui sait si le spiritisme n’enseigne pas la vraie vérité ? En tout cas, on meurt « moins » si l’on fut aimé, et cela est sûr.

Je vais plus loin. Lorsque le coup qu’elle assène est trop méchant, semble lâche comme le hasard, et défie toute philosophie, fût-ce le fatalisme, il arrive que la mort, par contre-coup, active le phénomène de la mémoire, en multiplie les évocations et en assure le triomphe. Son iniquité devient pour la victime un gage certain de survie, ou, si vous voulez, de longue reviviscence. Ce qui chantera de plus clair dans Chantecler, Rostand l’a dit lui-même, c’est le vide vivant où la forme du coq idéal se moule encore. Nous le comprenions tous, à Pont-aux-Dames, en suivant la voiture sombre.

Mais ce n’est pas assez. Songez à ceci : les quatre mille personnes qui lui formaient cortège ont toutes connu l’artiste illustre sous un jour propre à elles-mêmes, selon des fortuités individuelles diverses et différentes ; si on les interrogeait une à une, chacune d’elles tirerait de sa mémoire l’effigie d’un Coquelin qui fut « le leur», celui qu’ils aimèrent, admirèrent ou hantèrent personnellement, et qui perdure en eux sous cette espèce. Voilà donc la mort attaquée dans son œuvre d’anéantissement par quatre mille mémoires, et vaincue quatre mille fois, vous dis-je, sur une simple route de village. Souvenons-nous, et nos morts vivront. Voici le mien.

Ma première rencontre avec Coquelin date de 1864 et remonte par conséquent à quarante-six ans, mais jamais je ne l’ai vu vieillir. Tel il m’apparut alors dans la petite bibliothèque, 10, rue de la Chaussée-d’Antin, où il me reçut, tel je l’ai quitté, il y a deux ans à peine, pour ne plus le revoir, au seuil du théâtre de la Gaîté, allègre et dominateur, dévorant le temps et l’espace. Il y avait en lui une ardeur de vie, d’ailleurs contagieuse, qui laissait loin derrière l’activité américaine et qui, même là-bas, paraît-il, débordait le yankeesme même. Maurice Grau, son imprésario, me disait de lui à ce sujet :

— Il ne peut dormir qu’en chemin de fer parce que ça remue !

Et, de fait, il ne reposait guère autrement, n’accordant à la fatigue que dix minutes d’assoupissement sur le canapé de sa loge. Il ne me souvient pas de Coquelin assis, et, sous cette image, il m’échappe. Conséquemment, d’ailleurs, il n’aimait pas que l’on prît cette position siégeante dans les visites qu’on lui rendait, et non seulement il ne vous offrait point les « commodités de la conversation », mais encore les encombrait-il de papiers, manuscrits et vêtements soigneusement pliés qui les rendaient inaccessibles. « Les bons chevaux stationnent debout, riait-il, tu n’es donc pas un bon cheval ? »

Dans son cabinet de toilette, où, pour gagner du temps, il donnait audience matinale aux intimes sans interrompre ses ablutions, il y avait un atroce petit trépied où le moins fessu ne pouvait établir que la moitié du derrière, ce qui abrégeait d’autant les séances. Pour me venger des tours de reins que j’y prenais, j’en trouvai un jour une assez bonne.

— Tu sais, fis-je en entrant, le bruit qui court ?

— Non, quel bruit ?

Chantecler ?

— Eh bien ?

— Tu ne joues pas ton rôle.

— Ah ! Et pourquoi ?

— Parce que tu en es incapable. Le coq perche !… Tu ne peux pas percher.

Et c’était déjà vrai en 1864, temps d’aurore, où, son brevet radieux de sociétaire à la main, le jeune pâtissier de Boulogne coquelinait, selon son nom prédestiné, les grands textes du répertoire. Il venait de s’emparer, après Regnier, son maître et son chef d’emploi, de ce rôle de Figaro du Mariage qui est la pierre angulaire des grands comiques de style, et il y avait décroché la timbale d’or. Dans le fameux monologue qui dispute à celui d’Hamlet la palme de la philosophie au théâtre, il avait déjà affirmé cette autorité où se signe la maîtrise.

— Vous y mettez toute la Révolution, lui avait dit l’un de ces vieux abonnés qui faisaient du foyer des artistes le plus charmant des salons académiques.

— Elle y est, avait lancé le coq déjà solide sur ses ergots démocratiques.

C’était sur son invitation que je m’étais rendu chez lui, et dans sa lettre, que j’ai encore, j’avais cru deviner qu’il s’agissait de quelque comédie à composer pour son usage. Je ne me trompais pas. Dès la connaissance faite, il me demanda, en effet, si je n’avais pas dans mes tiroirs un acte en vers bon à jouer dans les salons. Qu’il lève la main et se fasse connaître, le poète de vingt ans qui a autre chose que des vers dans ses tiroirs ! De telle sorte que nous nous accordâmes tout de suite. Le soir même, je lui portais l’objet dans sa loge.

En ces jours lointains, Coquelin, déjà marié et sur le point d’être père, ne suffisait point à alimenter sa caisse familiale avec les maigres douzièmes de son sociétariat. Il préludait donc aux vastes tournées dont il devait être l’Hercule, par de petites fugues excentriques, de-ci de-là, en province, comme aussi par des soirées en ville — rien de nouveau sous le soleil — dont le rendement augmentait ses ressources. L’excellent Édouard Thierry, qui, d’ailleurs, avait pour lui un faible, fermait les yeux sur ces coups de canif à l’édit de Moscou, même lorsque le comédien de l’Empereur, sûr de ne pas être entendu par Molière, mettait au service de Gustave Nadaud son art merveilleux de diseur et la musicalité de sa voix.

Coquelin chantait à ravir, et je me rappelle l’étonnement de Jane Hading, pendant les répétitions de Plus que Reine, lorsque, à ma prière, il se remettait à moduler les vieux airs, gais ou tristes de son ancien répertoire de voyage. Il n’en avait, du reste, oublié aucun, même la sérénade, demeurée pourtant inédite, que Léo Delibes avait écrite pour le petit acte en vers de 1864.

Elle avait pour titre : L’Amour et la Paresse, et pour sujet : aucun. C’était une paraphrase de la chanson du Barbier de Séville :

L’Amour et la Paresse se partagent mon cœur.
Si l’une est ma maîtresse, l’autre est mon serviteur.

et la Muse y était dérangée pour ne rien dire.

— Vous faites des rimes comme on fait des gammes, m’avait dit Coquelin, il n’y a pas l’ombre de thème dramatique dans vos trois cents vers, mais qu’à cela ne tienne, Dinah Félix et moi nous nous chargerons de les faire palpiter d’intérêt.

— Qui, Dinah Félix ?

— La sœur de la grande Rachel, monsieur, notre soubrette officielle !

Huit jours après j’étais convié à une soirée d’art littéraire et musicale chez la belle-sœur d’Ambroise Thomas, Mme Charles Thomas, et j’y entendais sonner pour la deuxième fois mes pauvres hexamètres d’écolier qui, sur de telles bouches, avaient l’air d’être du Regnard, ni plus ni moins. En outre, Léo Delibes en avait traité la cantilène que Coquelin soupira à défier Capoul lui-même, et il m’en vint tant et tant de gloire que, saisi tout à coup de je ne sais quel effroi inexplicable, je m’enfuis à travers les appartements, poussant les portes, enfilant les couloirs, sous la clameur des voix qui m’appelaient comme on crie « Au voleur ! » et baigné de sueur de la tête aux pieds. C’était — je ne l’ai compris que depuis — l’horreur sacrée du baptême littéraire, j’étais oint pour le martyre. Celui qui me découvrit dans la garde-robe de l’hôtesse, caché entre les jupes accrochées, s’appelait Jules Massenet. C’est le même. Je ne lui ai jamais pardonné d’avoir été ainsi le témoin de ma couardise.

Il m’a semblé que ceux qui auraient plaisir à se représenter l’homme qu’était Coquelin au début de sa carrière n’en trouveront nulle part un portrait plus expressif que dans la lettre ci-dessous reproduite où, peintre en action de lui-même, il ressuscite par le verbe à vingt-cinq ans. On entend, en la lisant, sa voix comme phonographiée : on le voit s’agiter, mener son train impérieux de supprimeur d’obstacles, de passeur de ponts d’Arcole, et véritablement je doute qu’aucune évocation puisse le restituer plus vivant que ce triste papier jauni, relique d’amitié.

La lettre a trait à une comédie dont je vous ai entretenus dans un précédent chapitre de ces Souvenirs. Pendant mon séjour à Menton, il me l’avait fait recevoir au théâtre du Vaudeville par la Société Nantaise, sous la direction Harmand, Tricot et Fontaine, et il m’en contait l’aventure.

« Mon cher ami,

« Vous avez reçu ma dépêche, et je ne doute pas du plaisir que vous en avez éprouvé.

« Ces messieurs du Vaudeville voulaient me donner un rendez-vous pour la fin de la semaine prochaine ! ! et je le leur ai arraché pour celle-ci.

« Hier soir donc, à neuf heures, j’entrais dans le cabinet de la direction, où le verre d’eau traditionnel n’était pas encore apprêté, et, après un discours bien senti dans lequel je les prévenais du danger de votre pièce, je leur ai rappelé, avec succès, qu’ils ne pouvaient oublier qu’ils étaient les maîtres d’un théâtre illustré par Le Mariage d’Olympe, Les Lionnes pauvres et La Dame aux Camélias.

« Mon improvisation les disposa en faveur de l’auteur et du lecteur, et je commençai. Le premier acte leur a paru très bien. Le deuxième les a épouvantés. Mais je leur avais collé une cuirasse préparatoire, et, après leur avoir démontré que « la passion sauvait tout », je lus le troisième acte au milieu de leurs ahurissantes exclamations.

« C’en était fait, l’affaire était bâclée. Votre pièce était reçue à l’unanimité.

« On a parlé ensuite de la distribution. Je ne veux pas vous donner de fausse joie, mais on la rêve aussi excellente que possible.

« Assez ! Il y a bien quelques légères modifications à faire, mais je vais vous les préparer, mon cher Berge, et je suis convaincu que vous les accepterez. Elles sont justes, utiles, et je les affirme bonnes.

« J’ai fait d’une pierre, je ne dirai pas deux coups, mais je compte que le ricochet au moins réussira d’ici à une quinzaine. Je vais leur dire La Femme est comme votre ombre, de Ferrier. C’est arrangé. C’est charmant, plein d’esprit, et je compte les enfoncer eux et leurs portes, une seconde fois. Vive la joie ! ma soirée d’hier n’a pas été perdue. J’ai joué Gringoire, j’ai lu votre pièce et je suis allé entendre le quatre et le cinq des Huguenots pour y chercher ma femme, qui était heureuse d’avoir passé une soirée à écouter cette prodigieuse musique et à contempler Madame l’Impératrice des Francs.

« Et voilà.

« Maintenant, vite à la besogne ; la chaudière bout, ne laissons pas éteindre le feu.

« Dans quinze jours, il me faut les deux premiers actes de vos cinq… et turlututu !

« Tous vos amis vous font leurs compliments. Ferrier est enchanté de votre réussite, et je vous le dis. Moi, c’est tout comme, les miens aussi, et je suis j’en suis sûr, votre dévoué, n’est-ce pas ?

« C. Coq.

« Vite une réponse. »

C’est ainsi que, bouillant d’ardeur, contagieux de vie et Titus de chaque journée, il allait, venait, arpentait, se déployait et remplissait le Paris de 1867 de son activité autoritaire, dont bénéficiaient ceux qu’il avait près du cœur. Il nous entraînait tous dans le sillage de sa frégate pavoisée, et nous étions comme la clientèle de sa jeune gloire rayonnante. Jamais homme plus que celui-là n’a dégagé le magnétisme de la foi autour de lui. Il donnait l’impression exacte du conducteur d’hommes, et il réalisait le Bonaparte jeune, décrit par la duchesse d’Abrantès, traînant les Marmont et les Junot à son épée battante au fourreau, dans les carrefours où passe la Fortune.

Nul cabinet d’écrivain, nul atelier d’artiste, nul bureau de rédaction, nul salon politique influent où Coquelin ne surgît, inopinément s’il le fallait, pour enlever une position, rompre une résistance et mener la propagande de ses admirations artistiques. Pour un service rendu, il fallait qu’on lui en rendît vingt au compte de son prosélytisme amical, et déjà, à cette époque, il obtenait des pouvoirs tout ce qu’il en voulait obtenir.

— Mon cher Coquelin, lui disait Camille Doucet, le Mécène de ce petit siècle d’Auguste, je fais faire un double de la clef de ma porte. Je vous le donnerai, et, comme ça, vous n’aurez plus la peine de sonner, ni le jour, ni la nuit. Et maintenant, asseyez-vous, si cela vous est possible. Quel est votre grand poète d’aujourd’hui ?

Je me rappelle qu’une fois, en sortant du Théâtre-Français, où il venait de répéter, nous avions pris par la galerie du Palais-Royal où s’ouvrait alors le magasin gastronomique de Chevet, l’une des joies disparues de notre Paris qui les perd toutes. Coquelin était peu friand de nature, et il ne s’arrêtait guère aux étalages. Quelle ne fut donc pas ma surprise, lorsque tout à coup il me poussa le coude :

— Regardez ces deux hommes, me dit-il.

Et je vis, en effet, deux personnages fort différents l’un de l’autre, celui-ci maigre et rasé, celui-là corpulent et chevelu, qui s’extasiaient à l’envi devant les « pièces de gueule » colossales, exotiques ou autres, de la célèbre vitrine.

— Les connaissez-vous ? fis-je.

— De vue seulement et par leurs portraits.

— Qui sont-ils ?

— Des avocats, l’un Clément Laurier, l’autre Léon Gambetta. Ils ont un grand renom au Palais, le plus bel avenir, paraît-il, ils pourraient vous être utiles.

— À moi ?

— Mais oui, mais oui, est-ce qu’on sait ? Laissez-moi faire, et attendez-moi là.

Et délibérément il aborda les contemplateurs. J’entendis l’un d’eux s’écrier d’une voix sonore :

— Eh ! monsieur Coquelin, vous n’avez pas besoin de nous être présenté ! Toutes les fois que vous jouez du Molière, nous sommes dans la salle, Laurier et moi.

Et les mains se nouèrent.

Dix pas plus loin, il me disait :

— Voilà encore deux amis pour vous autres…


C’était au temps où il jouait La Pomme, de Théodore de Banville.

La Pomme était le premier ouvrage que le poète des Fourberies de Nérine, donnait à la Comédie-Française. Elle y inaugura la série de ces comédies délicieuses, à forme traditionnelle, classique, par où le Romantisme renoua avec les maîtres nationaux de la scène française, et dont Le Tricorne Enchanté, de Théophile Gautier, est le type et le chef-d’œuvre. Et qui sait si, par un juste retour des choses nécessaires et logiques, ces œuvres de style et de grâce, La Femme de Socrate, Gringoire, Florise, couronnées par le triomphant Cyrano, d’Edmond Rostand, où s’épanouit l’esprit de notre race, ne composeront pas pour nos neveux tout le bagage théâtral de l’Art Dramatique moderne ? On ne survit que par la forme, sous le lustre comme dans le livre, et les bons formistes du siècle de Victor Hugo sont ceux, et entre ceux, dont les noms viennent chanter tout seuls sous ma plume.

On ne se dissimulait pas, chez les poètes, l’importance de l’entrée de Théodore de Banville, l’un de leurs chefs de file, dans la grande boîte d’État, abusivement embourgeoisée, où Ponsard, Augier, Pailleron et les prosopoètes tenaient le crachoir du Verbe et menaient Thalie et Melpomène en robes de chambre. Sur la critique, on ne comptait guère, et, sur le public, pas du tout. Quoique ce dernier ne fût pas encore enrégimenté, par le mardisme, en garde nationale de la réaction, il y avait déjà force « genoux à guillotine » dans l’orchestre des chauves et ils y faisaient loi sur les ouvrages. Ils devaient le prouver six mois après, par l’exécution de l’Henriette Maréchal, des Goncourt, égorgée dans l’arène sous le pollice verso des vestales du Second Empire.

La Pomme n’avait pour elle qu’Édouard Thierry d’abord, administrateur du théâtre, les disciples et amis de l’auteur — et Coquelin, son principal interprète. Il s’était chargé de la victoire. Il l’enleva de verve. Le vrai vers comique sonnait enfin chez Molière et Regnard les clochettes de la rime tintinnabulante, et le scandale fut énorme d’une part si la joie ne l’était pas moins de l’autre. Au foyer et dans la galerie des bustes, les habitués s’abordaient mornes, tête basse, et ils échangeaient leurs condoléances sur la profanation du temple subventionné. Au dehors, sous le portique, un groupe de jeunes chevelus, que Catulle Mendès agglomérait déjà en Parnasse, attendait Coquelin à la sortie des artistes pour le saluer de l’ovation.

Au milieu d’eux s’agitait un grand diable osseux, tout en jambes, aux gestes de pantin de bois, à la tête d’ægipan, qui cherchait visiblement, à droite ou à gauche, n’importe, le prétexte de quelque engueulade, suivie de colletage, sans quoi rien de durable ne se consacre, depuis Hernani, au théâtre. Il s’appelait Albert Glatigny. Poète nomade, doublé d’un comédien errant dont la légende n’en laissait rien à celle de Bache pour les mystifications professionnelles, il était venu à pied et lâchant tout, de Dijon, où il était engagé, pour assister à la bataille et y contondre des crânes ponsardiens en l’honneur de son maître. Son culte pour Théodore de Banville confinait en effet à la pure idolâtrie. Il ne tolérait point la restriction la plus minime sur quoi que ce fût, vers, prose ou parole, qui émanait de ce génie, et il fallait rompre tout de suite sur ce sujet si l’on ne voulait point que les choses tournassent au pire. Ce fut ainsi que, pour La Pomme même, il eut un duel, ni plus ni moins, avec Albert Wolff, le chroniqueur, et lui « fit rentrer dans la gorge » les réserves formulées par sa critique sur le chef-d’œuvre — l’absolu chef-d’œuvre, monsieur !

Dans la loge de Coquelin il y avait foule, pour le complimenter d’abord, et ensuite pour voir et entendre Banville disserter en personne sur la soirée et en reporter tout l’honneur — ses interprètes mis à part — au seul Victor Hugo, père de tous les poètes passés, présents, futurs et autres, qui là-bas, de son belvédère de Guernesey, avait « visiblement » plané dans la salle. « Rien n’était plus sûr que cette présence, contre laquelle, quand des vers étaient bien rimés, aucun exil ne pouvait prévaloir. » Dans ces sortes de paradoxes, il était irrésistible, étourdissant, sublime de foi et d’autorité. De sa petite voix grêle, comprimée entre les dents, et avec le geste du statuaire qui appose une boulette de glaise à un modelé, les yeux scintillants d’ironie, il décrivait cette apparition au milieu de vingt Parisiens et boulevardiers qui l’écoutaient bouche bée.

— Oui, mon cher Coquelin, n’en doutez pas plus qu’Hamlet ne doute de la lumière. Malgré tout ce que pourra vous en dire Camille Doucet, et le maréchal Vaillant lui-même, Victor Hugo était à l’orchestre, placé entre Théophile Gautier et Paul de Saint-Victor, et reconnaissable à en trembler. Aussi, dès que nous l’eûmes identifié, Édouard Thierry et moi, par le trou du rideau, notre assurance devint-elle profonde comme une paix intérieure. La Pomme pouvait être un four désordonné, n’être jouée que trois fois, voire même pas du tout, elle était digne d’être entendue par de bonnes oreilles, et tout est là. À qui ferez-vous croire que le Père, malgré son serment et les mouchards, sorte de l’île pour patronner de sa gloire de mauvais vers français, surtout quand c’est vous qui les dites ?

Comme c’était la première fois que je voyais Théodore de Banville, le souvenir de cette sorte d’incantation m’est resté vivant, et, seule, la transcription défaillante que j’en fais peut y trahir ma mémoire. Du reste, les journaux s’en firent les échos crédules, et ils contèrent à mots couverts que le plus illustre des proscrits de décembre, trompant la police, et caché chez MM. A. V. et M. P. M., était expressément venu d’une île de la Manche, applaudir, sous des lunettes bleues et une fausse barbe, la comédie de l’un de ses plus chers disciples.

Si controuvée que fût la nouvelle, elle reposait sur une confusion dont les plus gais d’entre nous s’étaient faits les propagateurs facétieux, à l’instigation de Glatigny lui-même. Du moment que Banville avait vu Victor Hugo dans la salle, c’est qu’il y était, et il ne s’agissait plus que de le trouver. L’un des plus fidèles amis de l’auteur des Odes Funambulesques, le musicien Jules Cressonnois, remplissait en partie les données de l’incarnation. S’il n’était pas venu de Guernesey, il arrivait d’Alger, où il dirigeait un orchestre militaire, pour être des combattants de La Pomme, et il avait fait le voyage dans ce seul et unique but, comme Glatigny de Dijon. Certes personne moins que lui ne ressemblait au grand Exilé, et, s’il m’en souvient bien, Jules Cressonnois était bigle, mais il portait les lunettes requises, la barbe signalétique et il avait tout à fait l’air de quelqu’un qui débarque, arrivé d’Afrique une heure avant la représentation. En outre, comme à la sortie il avait escorté quelques pas Théophile Gautier, dont il avait mis des poèmes en musique, on le désigna aux reporters avec tous les signes mystérieux propres à les duper, et Glatigny nous disposa en cohorte protectrice, autour de lui, contre les séïdes de Rouher — sergents de ville inoffensifs de l’ordre et de la circulation.


Coquelin m’avait, dès les premiers jours, présenté ses deux frères, Gustave et Ernest, qu’il aimait tendrement et qui ne le quittaient pas. Il les avait fait venir à Paris pour les entraîner dans sa fortune. Tous deux, cela va sans dire, ne rêvaient que théâtre, à l’étonnement résigné de leur excellente mère, boulangère à Boulogne, ainsi qu’on sait, et qui les regardait se démener derrière le grand comme la poule du proverbe, stupéfaite, au bord de la mare, de voir les canetons de sa couvée marcher dans l’eau. On eût certainement perdu son temps à vouloir lui expliquer le transformisme de Darwin et comment d’un mitron le bon Dieu fait un sociétaire.

Si Gustave, qui était fort joli garçon et très propre aux rôles d’amoureux, s’arrêta sur le seuil de la carrière, c’est qu’il s’en crut fatalement écarté par une légère claudication, suite d’un accident d’enfance. J’ignore s’il nous eût rendu un Delaunay, mais ce que je puis certifier, c’est que, dans les personnages d’Azor, Médor et autres toutous, il atteignait aux confins de l’art. Personne, d’ailleurs, n’a jamais su pourquoi son petit frère l’avait affublé du surnom scandinave de Wasa, qui veut dire : gerbe, et je ne me l’explique que par ce goût singulier pour les onomatopées qu’a toujours eu le propagateur du monologue, car, en vérité, Gustave n’avait rien du libérateur de la Suède.

Mais si Wasa, puisque Wasa il y a, s’était dirigé vers une autre destinée, Ernest, docile à la sienne, était déjà, quand je le connus, dans la classe de Regnier, au Conservatoire. Il habitait la même maison que l’aîné, rue de la Chaussée-d’Antin, et y occupait une chambre mansardée, sous les combles. Elle était meublée, si c’est l’être, d’un lit de fer, d’une malle et d’un miroir à barbe. Au mur, une photographie de la maman. À terre, dans un angle, une pile de classiques à cinq sous, et dans un autre, trois paires de bottines anglaises en rang de bataille, comme à Waterloo. Et c’était tout, à ma souvenance, mais un ordre extrême régnait dans cette soupente, car il était, lui aussi, fort méthodique et soigneux en toutes choses. Avez-vous remarqué que les comiques sont toujours parcimonieux, tandis que ces grandes bêtes de tragédiens s’encadrent ordinairement dans le fatalisme du laisser-aller ? Observez cela dans leurs loges. Aussi les comiques font-ils des fortunes de ténors. Ah ! comme on voit bien qu’ils vivent avec les poètes, ces rêveurs de tragédiens ! On dit que Talma est mort pauvre.

Je me rappelle l’admiration dont je béais à voir Ernest Coquelin plier sur les coutures et disposer dans sa malle les vêtements et le linge blanchi, marqué, compté, de son baluchon de mathurin. Et quand cette malle, armoire à la fois et divan, était refermée, il fallait la draper d’un journal pour s’y asseoir.

— Toi, lui disais-je, tu seras millionnaire et tu finiras dans la peau d’un vieux garçon !

Savais-je prédire si juste ? Hélas ! non.

Il avait alors dix-sept à dix-huit ans, et il revenait d’Angleterre, où il s’était sauvé sur un coup de tête, je crois, entravé dans sa vocation par des parents excellents, mais excusablement inquiets de tant en fournir à Thespis. Peut-être son père avait-il jugé, comme celui des demoiselles Clary, à Marseille, que c’était assez d’un Bonaparte dans une famille.

En Angleterre, il avait mené une vie assez précaire, à la Nicolas Nickleby, selon ce qu’il en racontait, et il y avait donné des leçons de dessin dans un pensionnat de filles, ne sachant d’ailleurs ni le dessin ni l’anglais, comme les émigrés de la Révolution.

— Comment t’y prenais-tu ? lui disais-je.

— Bien simplement. J’arrivais derrière mes élèves pendant qu’elles travaillaient d’après la bosse, et je regardais, pensif. Puis, je saisissais le porte-crayon de cuivre, et je mensurais le plâtre, en fermant un œil, à distance, en arpenteur.

— Et alors ?

— Et alors je disais : Wery well ! et je passais à une autre.

— Tu ne craignais pas qu’on te priât de dessiner toi-même ?

— Un professeur ! Elles auraient cru me faire injure. Je mensurais, c’était assez.

Le reste de son séjour à Londres avait été consacré à l’étude de la gigue — qui n’est autre que la danse pyrrhique, me jurait-il savamment, et où il excellait, je dois en rendre témoignage. Puis il revint rapatrié par son aîné, libre enfin de suivre sa pente, et, comme je l’ai dit, ce fut Regnier qui l’y guida.

Les seconds comiques sont moins rares que les premiers sans doute, mais quand ils sont originaux, ils ont encore une belle place à prendre au répertoire. Regnier possédait son art à fond et à tréfonds et le problème lui plut d’extraire d’un autre Coquelin quelque chose de mieux que le simple décalque de son merveilleux élève. Ce n’était pas aisé. Ils étaient frères siamois, il fallait couper la membrane. Le maître partit sans avoir achevé l’œuvre d’individualisation, mais Cadet la parfit lui-même et il fut une figure théâtrale à force de vouloir enfin l’être, à son plan.

Ce fut la hantise de sa vie, « être », à côté de quelqu’un qui « était », et avec quel relief, sous son nom, et qu’en outre il adorait. J’ai assisté à ce drame d’âme, au début et longtemps encore après, et il m’a toujours impressionné, car Coquelin n’ignorait pas ce que son frérot endurait des comparaisons inévitables du public et de la critique, et il mettait tous ses soins à lui en tromper l’amertume.

— Vous devriez écrire quelque chose pour Cadet, me suggérait-il, mais spécialement à son intention. Dans notre art, on a besoin de créer pour se sentir. La création, c’est notre marque de fabrique. Faites-lui un acte, vous n’aurez pas à vous en repentir. On se trompe sur son compte, il est très personnel, c’est un grand bouffon de comédie italienne.

Inutile de vous dire que je fis l’acte. Par la volonté éternelle des dieux, c’était un monologue !… Il avait pour titre : Le Lièvre et les Grenouilles et pour thème celui de la fable de La Fontaine. Le personnage était un poltron qui entrait la nuit, par méprise, dans la chambre d’un plus poltron que lui — rôle muet — et s’enfuyait épouvanté, par le ronflement simulé du dormeur d’abord et ensuite par l’aboiement d’un chien réfugié sous le lit et plus terrifié que son maître.

La première représentation de ce concept hydrocéphalique eut lieu chez ma mère qui donna une fête pour le produire. Nous bouleversâmes son appartement afin de l’approprier à la mise en scène et une trentaine de personnes furent conviées à la réjouissance. Wasa s’était chargé du rôle muet de l’X… couché qu’on ne voit pas, mais qui ronfle et aboie. Il ronfla mal, j’écris l’histoire, mais il jappa à la perfection, et Cadet alla aux étoiles.

Ce fut son premier monologue. Il avait à peine dix-huit ans, et moi j’en avais vingt, mais c’est d’hier !

Il y a quelques mois, dans le tramway Bineau-Madeleine, je rencontrai le pauvre Cadet, vieilli, chenu, cassé, que Wasa menait à la promenade. Dès les premiers mots échangés, tous nos souvenirs nous revinrent à la fois, et chantèrent dans nos yeux humides de larmes.

— Te rappelles-tu, chez ta mère, rue des Tournelles, le monologue ?

— Je l’ai gardé, fis-je.

— Ah ! je voudrais bien le relire.

— Je te l’enverrai…

Le lui envoyer, où maintenant ?