Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Première partie/XI

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XI

ALPHONSE DAUDET


Ce fut à cette époque que je connus Alphonse Daudet.

Où s’en vont-ils, les bons compagnons des années d’apprentissage ? Pourquoi s’éclipse-t-on les uns après les autres au lieu de partir ensemble, comme on était venu ? Ce serait mieux pourtant de tomber au gouffre, les mains encore nouées, ainsi que dans les rondes guillotinatoires des préaux de prisons, sous la Terreur ! Mais non, le Divin Boucher des Abattoirs Célestes procède par sélection dans ses décimations, les meilleurs d’abord, et les têtes d’élite. Les autres restent pour écrire leurs souvenirs.

Quand je pense que mon cher Daudet est dissipé, anéanti, depuis quatorze ans déjà, et qu’on n’est même pas sûrs de se revoir !

Coquelin nous avait présentés l’un à l’autre, dans sa loge, à la suite d’une représentation de L’Œillet Blanc, charmante petite pièce vendéenne que le poète des Prunes avait écrite en collaboration avec Ernest Lépine, secrétaire, comme lui, du duc de Morny, et qui devint plus tard assez notoire sous son pseudonyme de Quatrelles.

C’était ce Lépine, entre parenthèses, que la duchesse, qui n’avait pas la mémoire des noms, s’évertuait à appeler Monsieur Lévy, par une confusion que je n’ai pas à expliquer à des Parisiens.

Quoiqu’il eût déjà, je crois, publié Le Petit Chose, où toute son œuvre est en germe, Alphonse Daudet n’était guère encore que « le poète des Prunes », triolets fameux dans nos anthologies lyriques, popularisés par Coquelin lui-même, et qui, de l’aveu de Banville, restent le prototype et le modèle du genre. Les Prunes, c’était son Vase Brisé, son Sonnet d’Arvers, son Passant, son brevet de gloire enfin. Celui qui lui aurait prédit alors qu’il tartinerait des romans à pleins tomes et qu’il serait l’un des Quatre du Naturalisme, l’aurait laissé incrédule au moins et peut-être l’eût mis en colère. Il n’aimait que les vers et la musique, celle de son pays surtout, les noëls provençaux et les farandoles. Alphonse Daudet, naturaliste ! Miséricorde ! D’ailleurs, il ne l’a jamais été, pas plus que Flaubert, ni même, ne bondissez pas, que Zola.

— Il n’y a jamais eu qu’un seul naturaliste, disait Victor Hugo, c’est Henri Monnier, et il en est mort, lui et son œuvre.

L’auteur de Tartarin et de L’Arlésienne est resté jusqu’au bout un poète, sans avoir cessé de l’être, et Dieu merci, dans tous ses ouvrages.

À vingt-quatre ans, il était admirablement beau, et portait en brun « la honte » de l’être, comme Catulle Mendès en blond. Celui-ci ressemblait à un page de verrière renaissance, celui-là à un jeune prophète arabe, et tous deux à l’envi étaient la joie des yeux. Ils étalaient sur les boulevards des chevelures absaloniennes rivales, l’une en or flamboyant, l’autre en ébène velouté, et ils montaient à tous les balcons sans échelles.

Les poètes, c’est une loi de nature, sont toujours beaux et, quand ils ne le sont pas tout de suite, ils le deviennent.

À cette perfection des traits, où le terrible Alexandre Weill voyait le signe d’une origine juive — « Daudet, disait-il, c’est Davidet » — ce qui, d’ailleurs, ne prouvait rien du tout, Le Petit Chose mêlait une vertu d’attirance dont l’effet était universel et irrésistible. Il existe en physiologie certain charme auquel, faute de mieux, le peuple a donné le nom de : charme des bâtards, sans doute parce que la mère y influe plus que le père dans l’atavisme. Il va sans dire que des enfants fort dûment légitimes le dégagent, et tout autant que les naturels, mais le terme me vient en aide pour rendre la puissance de séduction dont la nature l’avait doué, sans oublier de l’armer de la voix la plus prenante que j’aie entendue après celle de Théophile Gautier.

Je me rappelle que cette voix envoultait littéralement Villemessant et qu’elle ouvrait, comme Sésame, la caisse aux avances du Figaro, où Daudet commençait la série délicieuse de ses Contes de mon Moulin. Il en connaissait du reste le pouvoir orphique, et, musicien dans l’âme, s’il entonnait un noël du royaume d’Arles, ou, mieux encore, quelque chant de Gluck, qu’il adorait, on l’eût suivi, parmi les tigres et les hyènes, jusque dans les Enfers, à la recherche d’Eurydice.

Il est vrai qu’il n’y serait pas parvenu sans chien, car il était quasi aveugle. Sa myopie, du moins, confinait à la cécité. Il y avait alors, à Paris, trois myopes légendaires : Paul Foucher, Aurélien Scholl et lui, qui défiaient l’opsiométrie la plus savante et y décrochaient des numéros de monocles hors fabrique. Les petits journaux ne tarissaient pas de blagues à ce sujet et Scholl lui-même trouvait les plus drôles. C’est lui qui racontait que Paul Foucher, son rival en Bélisaire, conduit dans une galerie d’art, et placé devant une Vénus accroupie, demandait à l’amateur si c’était le portrait de sa mère.

Daudet ne lui en laissait rien pour les galéjades de ce genre, et il s’en attribuait d’hyperboliques.

Le soir même, où, après L’Œillet Blanc, je le vis pour la première fois dans la loge de Coquelin, voici celle qu’il nous lança :

— Mon vieux, je peux l’avouer devant un confrère qui est journaliste et qui, par conséquent, n’ira le répéter à personne, mais il m’en arrive de désespérantes.

— Lesquelles ? fit Coquelin.

— Hier, par exemple, celle-ci : tu connais La Rounat, le directeur de l’Odéon ? Tu sais comme il est maigre ?

— Un échalas.

— Pis, un fil de fer. Hier, donc, je le rencontre. Il faisait le pied de grue au bord d’un trottoir, sous une fenêtre. D’abord, je ne voulais pas le reconnaître. Il attendait peut-être un signal pour monter chez une Araminte.

— C’est probable, en effet. Il ne dételle pas encore.

— Tu vas voir. Comme il fumait un cigare énorme dont le feu crépitait comme un phare dans le brouillard, je me décide à l’aborder : « Bonjour, La Rounat… » Pas de réponse. C’était clair. Il n’y avait qu’à le laisser à ses amours. Cependant…

— Cependant… ?

— Cependant, tu sais que je lui fais une pièce, pour Tisserand ?

La Dernière Idole ?

— Oui. Il n’en connaît pas encore un mot, parce que je ne me décide pas à l’écrire, mais elle est faite, et je l’ai là, scène à scène.

— Moi aussi. Tu me l’as racontée.

— Eh bien ! j’éprouvais le besoin de la raconter aussi à La Rounat, et je la lui raconte… Une froideur de glace. Pas un mot, pas un geste, rien. Il écoutait pourtant, avec une attention évidente, mais sans quitter son gros cigare absurdement lumineux… Je commençais à la trouver mauvaise. « Mais, La Rounat, La Rounat, c’est La Dernière Idole que je vous raconte ! » Silence, immobilité. Je m’échauffe, je m’emballe, et, tu sais, je suis du Midi, je le prends à bras le corps… Ah ! mon bon !… du bronze !

— Quoi ?

— C’était un réverbère !