Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Première partie/XII

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XII

UN BIFTECK AUX POMMES


Je vous ai parlé du petit pavillon de garde ou plutôt de concierge, où, aidé de Maurice Dreyfous et d’Armand d’Artois, j’avais transporté mes dieux domestiques. À la vérité, je n’en avais point d’autres, et, dans les premiers temps au moins, je tenais mon ménage moi-même et perpétrais ma cuisine en personne. Les œufs durs, qui sont des choses toutes cuites, en formaient la base, assez indigeste, comme on sait, mais économique, et comme la sainte Providence a donné les meilleurs estomacs à ceux qui ont le plus de peine à les remplir, il ne laissait pas d’arriver que, selon le précepte de l’École de Salerne, je ne me couchasse, de temps à autre, sur ce demi-appétit qui est si favorable à l’hygiène.

Quand les crises étaient trop clamantes ou bâillantes, six escargots les apaisaient. Mais les chiens sont rebelles à ces limaçons et les chats plus encore peut-être. Or, ainsi que je vous l’ai raconté, j’avais été impérieusement adopté par un de ces toutous sans race qui sont ami-nés des poètes et les reconnaissent dans une foule. Je l’avais appelé Bistu, sans raison plausible, par simple amour des onomatopées qui sont les germes des rimes. Quant au chat — celui de ce temps-là, car j’en ai toujours eu — il répondait au nom symbolique de : Point-et-Virgule, parce qu’il ressemblait à ce signe de ponctuation. C’étaient tous deux de discrètes personnes. Dès que Bistu apercevait sur le coin de la table les escargots du jeûne lyrique et Point-et-Virgule les œufs à la coquille rouge, tous deux, et chacun de son côté, s’en allaient dîner en ville, dans les Ternes, chez les bourgeois, et ne revenaient que la panse pleine.

Mais comme mon pavillon ouvrait sur un jardin magnifique, planté de hêtres séculaires qui sont des arbres à escarpolette, et velouté d’une pelouse ronde où il y avait un « ancien » jet d’eau, comme à Versailles, mes camarades venaient y passer le dimanche et quelquefois même ils y faisaient une petite retraite de huit ou dix jours, selon les loisirs que leur laissait une littérature intermittente. Le plus assidu était mon cher Zizi — Georges Charpentier — dont l’existence ballottée nécessitait, plus que toute autre, de longs repos au sein de la nature. Il m’arrivait à l’improviste, quoique toujours attendu, en fiacre, le fiacre étant sa passion dominante, et le carrosse de la bohème. Dans la dextre, il avait de la galantine truffée, la seule qu’il « tolérait », et dans la senestre, en bons déchets de choix, le déjeuner des deux autres « bêtes de la maison ». Et c’était là une orgie à quatre, dans la verdure, autour de la vasque coquillagée où l’ex-jet d’eau dressait sa pointe sans naïades. Puis, on allait fatiguer le temps sur les billards.

L’ère des balthazars close, on revenait, sans soucis d’ailleurs, aux nourritures sommaires et expéditives du jeûne lyrique. Je savais faire la fondue au fromage, et j’ose dire même que j’y excellais. Mais Zizi n’avait reçu aucune instruction culinaire et son attitude devant une casserole ou un poêlon était celle des brochets devant une pomme. Il s’en allait.

Je me rappelle qu’un jour, ayant résolu de m’attaquer au problème du bifteck aux pommes, je l’envoyai chez un maître boucher, riche en viandes diverses, se nantir de l’élément fondamental de l’équation gastronomique. Il revint avec une pièce qui me parut être, en effet, propre à la recherche. J’avais allumé un brasier sur la pelouse et nous pelions tous deux les patates, « comme les Natchez », disait-il, lorsqu’une voiture s’arrêta à la porte, dans la rue de Villiers, rue de banlieue fort déserte où il ne passait guère que des charrettes de maraîchers.

Comme il n’y avait aucune sonnette au pavillon, il était assez difficile de se faire ouvrir, et, généralement, pour ne pas me déranger, les amis enjambaient à même par-dessus la muraille du jardin. Mais, cette fois, Bistu, qui ne reconnaissait aucun d’eux, se prit à aboyer en cerbère.

— Ne bouge pas, me dit Georges, c’en est peut-être un !…

Car il en voyait partout, hélas ! Et se hissant au ras du mur, entre les pariétaires, il me jeta :

— C’est une femme !… Chouette !

Et je courus ouvrir.

Très élégante, finement parfumée et gantée, la visiteuse était restée dans l’encadrement de la porte, et elle regardait écarquillée le tableau de campement mohicanesque.

— Oh ! Que c’est drôle, fit-elle, en plein Paris !

Nous la priâmes d’entrer et de bien vouloir nous dire l’objet de sa visite.

— Tout à l’heure…, rien ne presse !

Et sans étonnement ni questions, elle alla s’asseoir sur la balançoire pendue aux hêtres, seul siège qu’il y eut dans notre savane, où elle appela tout de suite le chat dans son giron.

— Oh ! que c’est drôle !… Continuez donc… C’est votre déjeuner que vous faites ?…

— Oui, madame.

— Et si le cœur vous en dit ? ajouta Zizi avec la dernière des imprudences.

Elle éclata de rire :

— Mais, malheureux, vous ne savez même pas peler les pommes de terre !

Et, ôtant ses gants :

— Donnez-moi ça ! s’écria-t-elle.

Et ce fut à notre tour de nous ébahir. Cette élégante, cette inconnue, sur la balançoire mollement remuée, avec le chat sur les genoux, nous donnant une leçon de cuisine élémentaire, Lancret et Chardin mêlés, n’était-ce pas extraordinaire ?

— Ah ça ! mais vous les ciselez, madame.

Elle sauta à terre :

— Et le bifteck, où est-il, le bifteck ?

Nous le lui présentâmes, et, pour le coup, elle se tordit de joie.

— Mais, mes pauvres enfants, ce n’est pas un bifteck !… Ce n’est même pas du bœuf !… Ah ! ah ! bonté divine ! C’est du veau, du simple veau, pour le marengo, aux carottes ! Il faut quatre heures pour que ça cuise !

Alors, nous fûmes consternés, car nous n’avions pas de carottes !

— Avec tout ça, soupirait Georges, vous oubliez de nous dire qui vous êtes, et nous ne songeons plus à vous le demander. Elle est bien bonne.

Elle pencha la tête, réfléchit un moment, et, nous tendant les deux mains :

— Tenez, vous êtes trop gentils, avec vos vingt ans et votre bêtise d’artistes. Je vous emmène tous les deux. Venez.

— Où ?

— Déjeuner à Bécon, chez Suzanne Lagier. La connaissez-vous, Suzanne Lagier ?

— De réputation, une célèbre comédienne ?

— Qui cherche une pièce, avec un beau rôle pour elle, c’est-à-dire pour moi, car je suis cette Suzanne Lagier. C’est Larochelle qui m’a envoyée vous voir.

— Ah ! Madame, que d’excuses.

— Vous m’avez invitée, je vous invite. J’ai là mon tilbury que je conduis moi-même. En route, mes poètes.

Quand nous revînmes de Bécon, le soir, nous avions une commande de drame, en collaboration, mais nous ne trouvâmes plus le veau ; Bistu et Point-et-Virgule se l’étaient partagé, et les patates jonchaient la pelouse, objets de leurs jeux fraternels, autour de l’ancien jet d’eau solitaire.