Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Première partie/XIII

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XIII

FRITZ KÆMMERER


L’atelier de Léon Glaize était, il est encore, une salle immense de onze mètres carrés et disposée pour les vastes tableaux d’histoire et les compositions décoratives. Il est peu d’artistes de mon temps qui n’y aient hanté, au moins les jours de fêtes, car on s’y amusait, follement et personne n’était plus aimé que son hôte.

C’est là que se donnèrent, sous la direction de Léon Hennique, je crois, ces fameuses charades bibliques, où Guy de Maupassant et Paul Déroulède, entre autres, figurèrent comme comédiens improvisés et dans lesquelles il y avait des interprétations de l’Ancien Testament dont l’orientalisme plutôt hardi ravissait à l’extase ce grand enfant qu’était Gustave Flaubert. Certaine mise à la scène de l’histoire de Joseph vendu par ses frères, et où les chameaux jouaient un rôle prépondérant, quoique muet, ont laissé à ceux qui y assistèrent le souvenir d’un « mystère » médiéval comme on n’en fait plus depuis le douzième siècle, même en chambre. Maupassant y était prodigieux et Déroulède y tenait l’emploi de chamelier en chef de la caravane.

Quand on me demande d’où date le Naturalisme, je n’hésite pas à répondre qu’il est né chez Léon Glaize, peintre d’histoire, et que c’est Léon Hennique, et non un autre, qui l’a tenu sur les fonts.

Il y eut aussi une arlequinade florianesque dont le Pierrot, bizarrement conformé par la nature, portait hyperboliquement derrière ce que l’on porte devant à l’ordinaire et était forcé de se présenter de dos à Colombine. Il en résultait des déclarations surprenantes et dont tous les gestes portaient sur un auditoire, malade de rire. Flaubert trouvait cela shakespearien, ni plus ni moins, shakespearien, et criait au grandissime comique !…

Le costumier de ces soties énormes, que Cadet venait régler, était Fritz Kæmmerer, dont le goût inventif pour l’habillement laissait loin l’art de Worth et de ses émules. Il possédait d’ailleurs une collection de frusques incomparable, précieusement serrées dans de vieux bahuts de sacristie et dont il étalait ces jours-là les richesses. Celui qui n’a pas vu Kæmmerer, la cigarette au bec, enrubanner, épingler, corseter, juponner, coiffer, chausser et fleurir les actrices de nos charades, d’ailleurs toutes des modèles, ne sait pas ce que c’est que de chiffonner. Il était, d’ailleurs, Hollandais et fils d’un serrurier d’Amsterdam, chez qui il me mena pendant une excursion que nous fîmes ensemble dans son pays, et il unissait à ses dons d’habilleur sans pair la précision méthodique et l’ordre ethnique de sa race.

Si l’on nous avait prédit, en ces heureux jours, que ce délicieux compagnon, artiste favorisé des dieux et qui vendait déjà ses tableaux comme on vend de la galette, gai en outre d’une gaieté en dedans et « d’autant plus profonde », disait Georges Becker, oui, si une sorcière nous avait annoncé que ce grand sec, ivre de valse et qui en tenait le coup sans fatigue jusqu’à l’aube vermeille, se lasserait de la vie et se dégoûterait de sa chance même, au point de se suicider, sans cause, pour le plaisir, cette pythie eût été reconduite sous les huées, et Saint-Saëns, aidé d’Emmanuel Chabrier, lui eussent, à quatre mains, plus le nez, composé sa marche funèbre.

Et pourtant, il en fut ainsi et Fritz Kæmmerer s’est tué. Un soir, dans le petit atelier, sous celui de Léon Glaize, où il vivait en célibataire endurci, il se pendit à son lustre, et on n’a jamais su pourquoi. À l’heure où j’écris, ses amis se le demandent encore. Et comme s’il voulait défier leurs conjectures, il légua toute sa petite fortune, tant en pécule, bibelots, collections et ouvrages, à une femme de ménage qu’il n’avait pas depuis un mois à son service. La plupart de ses costumes, robes et toilettes, garde-robe de peintre sans prix, ont été d’ailleurs achetés à l’hôtel Drouot par Sarah Bernhardt.

L’âme humaine est décidément incompréhensible. Ses problèmes vont jusqu’au coq à l’âne. Le suicide de mon pauvre Kæmmerer reste, pour ceux qui l’ont connu, un rébus macabre dont aucun d’eux ne sera jamais l’Œdipe et Léon Glaize lui-même en jette sa langue aux chiens. À Amsterdam, quand il me conduisit chez son père, dans le long atelier obscur et rembrandtesque où il avait vu le jour, j’avais été frappé de leur attitude réciproque, attitude à l’allemande, sans expression extérieure, mais où, visiblement, leurs deux êtres vibraient d’une émotion intérieure qui les paralysait. Assis l’un devant l’autre, ils se regardaient en silence. Le père buvait des yeux ce fils, parti depuis si longtemps à la conquête de Paris, et qui lui revenait, pour quelques heures, célèbre, riche et francisé. Et le fils, un peu pâle tout de même, souriait à ce grand échalas à houblon de vieux ferronnier qui, à quatre-vingts ans, menait encore le petit marteau et la cisaille sans lunettes, les mains sûres et la pipe aux babines. Ils n’échangèrent que quelques mots, en néerlandais, s’embrassèrent, et ce fut tout. Mais je sentis bien que l’ancien était ce que mon ami aimait le plus au monde et, je ne sais pourquoi, à l’annonce de son suicide, le tableau de cette visite à Amsterdam s’évoqua tout de suite dans ma mémoire, par quelle corrélation, je l’ignore.

Fritz Kæmmerer était-il de ceux que Maurice Barrès appelle des « déracinés » ? non assurément. Il était devenu Français tout de suite, comme on se rapatrie, dès son entrée dans l’atelier de Gérôme, et il y avait noué, avec Léon Glaize, une de ces amitiés infaillibles qui ne se délient que par la séparation mortelle. En outre, il avait retrouvé dans la famille de son compagnon tout ce qu’il avait pu laisser à Amsterdam, plus, en Mme Glaize, la « maman Glaize », la sollicitude maternelle qui avait, je crois, manqué à son enfance. Il était comme le troisième fils de cette femme admirablement bonne, dont le souvenir seul suffit à m’humecter les yeux. Rien de plus parisien que le peintre des Incroyables, en qui revivait un Debucourt avec la grâce des maîtres du dix-huitième siècle les plus raffinés. Sa souplesse de dessin était incomparable. Il crayonnait une forme, comme l’araignée ourle sa toile, du bout acéré du graphite, entre deux bouffées de cigarette. Je me rappelle qu’il peignait avec des brosses fines, pointues, si rares de poils que nous les nommions des « cils de-z-yeux ». Je n’en ai connu d’aussi menues qu’à Bastien Lepage, et celles de Meissonier lui-même étaient, en comparaison, des rats-de-cave à badigeon.

Lorsque dans les tableaux des camarades il y avait un motif à traiter d’architecture ou d’ornementation archéologiques, on allait chercher « Kæmme » et ses cils de-z-yeux. Il arrivait avec ses deux petites boîtes, dont l’une était sa boîte à clous, atavique, pour retendre les châssis, s’ils n’étaient pas tendus à son gré, et en deux paquets de cigarettes, il exécutait, sans appui-main, le motif archéologique. Ce fut ainsi que dans une toile immense et champ-de-marsienne de Georges Becker, Respha défendant ses fils contre les vautours, le boucher de l’une des potences où se tordent les suppliciés fut improvisé au cil de-z-yeux par notre habilleur des charades bibliques. J’ajoute, en vue de postérité, que toute la base de ladite potence est de ma propre palette, ou plutôt d’un pot de tons mêlés où, le soir, Becker raclait la sienne. Il n’y avait qu’à prendre un couteau flexible et qu’à cimenter, comme à la truelle, pendant que Léon Glaize, docte aux formes humaines, achevait, de-ci de-là, des bras, des jambes et des coins de torses ébauchés. Il est vrai que douze porteurs herculéens attendaient dans la cour le moment de transporter au Salon, qui s’ouvrait le lendemain, cette toile démesurée, dont Kæmmerer, de son petit marteau, assurait encore les quatre angles. D’ailleurs, elle y ameuta les foules et la potence y eut sa part de gloire, elle criait de vérité. Comme la critique d’alors l’attribua à Léon Bonnat, je la réclame, dûment.