Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Troisième partie/X

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X

LE DERNIER DÉJEUNER


L’un de mes souvenirs les plus attendris est celui du déjeuner que Théophile Gautier voulut faire chez moi, et y fit, quelques semaines avant mon mariage.

Ce qu’il m’avait entendu conter de la bohème ternoise comme aussi du pavillon Turquet, où nous l’avions, Georges, moi et tous les « Place aux jeunes » si gaiement menée, lui avait inspiré le désir de connaître ce « château de la Misère ».

— Ça me rappellera, me disait-il, notre impasse du Doyenné, avec Gérard, Arsène et Camille Rogier. Car on oublie toujours que c’est nous qui avons été les premiers Schaunard et Colline, un quart de siècle avant Mürger. Seulement, nous, souriait-il, nous avions du talent et nous ne faisions pas des vers invertébrés comme ceux de cette mauvaise queue d’Alfred de Musset.

L’impeccable ne digérait pas l’école murgérienne.

— Sais-tu rien de plus mal fichu que les strophes de ce Rodolphe :

C’était le vendredi de la sainte semaine
Et contre l’ordinaire il faisait un beau temps…

« D’abord, il n’y a pas un vrai poète, sachant son affaire, qui ne se serait hérissé contre l’inversion défigurante de Semaine Sainte en sainte semaine. C’est comme si on écrivait :

Je m’étais fait très beau pour voir Léopardi
Le matin de ce jour nommé le gras mardi !…

« Et puis, que dis-tu du lyrisme de ce beau temps qu’il fait « contre l’ordinaire » ? Oh ! contre l’ordinaire !

Là-dessus il se mettait à improviser de ces vers parodiques dont il avait le génie bouffon :

De chien était le temps dans tout le Meudon bas
Et j’avais, par extraordinaire, des bas !…

Et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il se laissât tomber sur un fauteuil comme écrasé par la fatalité de vivre en un temps si rebelle aux Muses.

Donc, le maître s’était invité à déjeuner dans ma demeure. Il verrait notre ajoupa de Peaux-Rouges et il compterait sur le mur les chevelures de bourgeois que nous avions scalpés. Il était nécessaire de prouver à sa fille qu’il ne la donnait pas à l’un de ces hommes méprisables et fatalement destinés à la Rente française, qui n’ont jamais bu le vin de la jeunesse et n’apportent dans le mariage que l’expérience des séminaires.

— Mon devoir est de lui montrer à quoi elle s’expose en me lâchant pour le ténor à quoi rêvent les jeunes filles, et ma responsabilité paternelle sera couverte, car, si mes renseignements sont exacts, vous n’avez le sou ni l’un ni l’autre, et vous vous mariez sous le régime de la famine réduite aux acquêts.

— Vos renseignements sont exacts, et vous les avez puisés à la source même qui me les donne. Quel jour choisissez-vous pour visiter ma collection de chevelures ?

— Entends-toi pour cela avec mes sœurs. C’est elles qui me mènent à la laisse depuis que je retombe à l’enfance. On me mettra le bourrelet et la bavette et je les suivrai chez toi en suçant mon pouce.

Pour dissiper un peu la tristesse, voilée de plaisanterie, que je sentais dans cette âme si tendre, je l’avais assuré que, chez des Peaux-Rouges dignes de ce nom et bourgeoisophages, la reine naturelle d’un festin de noces ne pouvait être que celle qui portait le nom de Langue de cô.

— Alors, tout va bien et ton mariage est sûr, avait été sa réponse ; tu es moins bête qu’il ne me restait à l’espérer encore.

La date du déjeuner fixée et prise de la bouche de la redoutable Zoé, je n’avais plus qu’à en organiser la fête, et ce n’était pas commode, d’abord pour cette raison majeure et capitale que je n’occupais plus le pavillon Turquet. J’en avais été « remercié » par le propriétaire, homme patient, mais homme, qui sans vouloir se métamorphoser en vautour avait bien été forcé de s’en mettre une plume à l’oreille. Comme il était convenu qu’après mon mariage je devais habiter chez mon beau-père, avec sa fille, et occuper l’atelier du second étage, transformé à cet effet en habitacle conjugal, j’avais obtenu de mon « remercieur » qu’il garderait d’abord en gage et plus tard, s’il le fallait, en souvenir, les quatre ou cinq meubles de famille qui constituaient à la fois mon mobilier et sa garantie d’arriérés. Parmi ces « acajous et palissandres », il y avait, outre l’omni-meuble, armoire, toilette, commode, buffet, où Alexandre Grand avait emmagasiné le pain grillé du siège, la table de noyer où nous avions mastiqué ces biscottes, les cinq ou sept chaises, au nombre toujours impair, des membres de la bohème et un terrible piano carré de la forme la plus encombrante et la plus inapplicable aux aîtres et aux mœurs qu’un luthier ait jamais taillée dans un bois des îles. Cette caisse à dents d’ivoire alterné d’ébène, qui semblait être son propre emballage, ou le sarcophage d’une pierre de taille, formait, avec certain fauteuil voltaire en velours rouge, confessionnal de ma Muse, le gage le plus sérieux d’une créance locative, qui, tous les ans, au retour des frimas, faisait boule de neige et ne fondait pas au retour des zéphyrs.

Quant au lit, merveille de métallurgie simple, Maurice Dreyfous, qui savait les lois, et « au besoin pouvait les comprendre », disait Zizi, l’avait, d’autorité, transféré chez Armand Silvestre. J’y avais droit et j’y couchais sous le toit hospitalier du poète.

Or, tous ces vieux meubles, présents de ma chère grand’mère, et témoins des jours d’apprentissage, m’attendaient dans le pavillon, confiants dans la parole que je leur avais donnée, en les quittant, de les garder comme témoins aussi de mon bonheur.

— Vous irez à Neuilly, leur avais-je juré, et vous habiterez l’atelier de la maison du maître. L’hôtel Drouot n’est pas fait pour vous, vous n’en connaîtrez pas le Sunt lacrymæ rerum ni la bande noire…

— Quel acompte pouvez-vous m’offrir, sourit le notaire ; voyons, un acompte au moins, le plus petit, et je vous laisse rentrer chez vous pour ce déjeuner.

Ainsi me parla, rue de Hanovre, dans son cabinet, ce tabellion du paradis, l’oncle d’Edmond Turquet, mon sublime propriétaire.

— Je puis vous offrir des billets.

Il se mit à rire :

— Ah ! mon Dieu ! endossés par qui, et à quelle échéance ?

— Aussi ne vous parlai-je que de billets de théâtre ! C’est une monnaie française, ayant cours. J’ai payé des tailleurs avec, et pis encore !

— Hélas ! j’en ai plus que je n’en veux et je les distribue à mes clercs. Moi, je ne vais jamais au théâtre, je n’aime que la peinture.

— Alors, balbutiai-je d’une voix tremblante, une a… qua… relle ?…

— De vous ?

— Mais… naturellement !

— Fichtre, fit-il en se levant, vous vendez déjà cher !

Et de ses doigts successivement dressés, il m’énuméra, en pantomime, le chiffre de mes termes honteux. Je courbai la tête, mais fièrement ! C’était, je vous l’ai déjà dit, la crème des notaires.

— Eh bien ! voyons, reprit-il en me tendant la main, cent francs, pouvez-vous, pour le principe ?

— Il y a principe et principe, et j’ai toujours un peu vécu d’exceptions.

— Tenez, allez-vous-en… Vous épousez une jeune fille charmante, dont le père est l’un des hommes que j’admire le plus au monde. Vous pouvez le lui dire de ma part. Gardez vos meubles, et, après le déjeuner, emportez-les chez lui. Je vous les mets dans la corbeille.

Deux ou trois jours après, la calèche du père Giraud débarquait Théophile Gautier et les siens devant l’ajoupa des Peaux-Rouges des Ternes. Ils étaient tous là, sur le pas de la porte ; et ils lui firent la haie d’honneur. Le couvert avait été dressé — et fourni — par Armand Silvestre, les fleurs disposées en gerbes par Armand d’Artois, Maurice Dreyfous et le Zambre. Frédéric André s’était chargé des nourritures et des breuvages, et la mère Labit, extasiée de joie, dirigeait le dernier repas de corps de notre bohème. Quant à Zizi, il me remit au dessert, posée comme une odalisque sur un divan turc, une splendide pipe d’écume dans son étui.

— Voici ta pipe de noces, me dit-il. Tu remarqueras que, par décence, elle est culottée.