Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Deux beaux peintres/I

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DEUX BEAUX PEINTRES



I

JEAN-JACQUES HENNER


J’ai connu un homme heureux. Inutile de vous dire que c’était un peintre. L’art de peindre est le seul dont l’exercice, ou, si voulez, le métier soit sans corvée, et qui fasse la journée sereine à ses travailleurs. Point de peintre morose, la palette au poing, dans son atelier, et moins encore en plein air, devant la nature, car là il chante à tue-tête, pour chanter, le ton et le son étant frères. Oh ! les paysagistes ! Si j’avais à recommencer ma vie…, mais laissons, il est trop tard.

L’homme heureux que j’ai connu c’était Jean-Jacques Henner, le Corrège d’Alsace et de France.

J’allais souvent le voir à son « studio » de la place Pigalle, dans cette drôle de maison toute en vitres où il voisinait avec Puvis de Chavannes, et c’était quand j’étais las et découragé d’écrire et de mettre du noir sur du blanc que le besoin me prenait de m’oindre de courage, de force et de joie au frottement de ces beaux génies.

Henner n’ouvrait sa porte qu’à la tombée du jour, quand il en avait employé toute la lumière. Encore ne fallait-il pas qu’il eût à mettre au courant sa correspondance et, s’il était en retard avec celle d’Alsace, il eût laissé le Père Éternel tirer la langue sur son paillasson. — Che n’y suis bas auchourd’hui, jer ami, vous criait-il, che zuis tans ma vamille.

J’ai dans les yeux encore la vue de cet atelier de la place Pigalle qu’il occupait depuis son retour de Rome, en 1864. Rien n’y avait été changé, pas même le vieux poêle de faïence où s’étaient chauffées toutes ses nymphes, et dont les murs sans décoration s’embrumaient des gazes de la nuit prochaine. Henner n’y voulait ni tableaux ni esquisses, non seulement d’autrui, mais de lui-même. C’était comme une vaste cellule monastique où l’on rêvait mieux un Fra Angelico qu’un prêtre assermenté du panthéisme. La baie aux rideaux mobiles, dont il dirigeait le jeu de lumière avec un long appui-main, à la façon des photographes, selon les effets de clair-obscur à obtenir, ne laissait filtrer qu’un demi-jour rembrandtesque sur les chevalets déjà recouverts de leurs toiles et voilés. Le peintre redoutait la « boussière sur la beinture vraîche » et il en préservait avec soin les morceaux de la journée. Je lui définissais ainsi la sensation reçue de cet atelier mythologique : — Il me semble toujours en entrant chez vous, qu’il y flotte des toiles d’araignées. Cette image le déridait. Il me demandait si ma vue était bonne, si je n’avais pas des bluettes dans les yeux et il me conseillait de me faire impressionniste. — Peut-on voir ? disais-je en me rapprochant d’un chevalet couvert de sa housse. — Bas engore. Vumons d’abord une bibe. — Il allumait la sienne et procédait au raclage de sa palette.

Je mets en fait qu’on peut juger d’un peintre, ou tout au moins le connaître, rien qu’à le voir charger ou râcler sa palette. Celle d’Henner déjà toute pareille à ses tableaux, en étalait l’harmonie fluide et les tonalités simples. L’ocre d’or et le blanc d’argent y étageaient leurs monticules parallèles et coulaient en transparence dans la pente du vallon jusqu’au puits où le pouce se replie. Puis c’étaient les roux et les bruns, maintenus très nets hors du dosage des mélanges. Ensuite les deux bleus fondamentaux, cobalt et outremer, et enfin l’Etna du bitume. Quant aux brosses, plates et douces, deux ou trois, pas plus, et le couteau à palette. Nul autre attirail de sorcellerie et, avec cela, il repeuplait les étangs et les clairières de ces divinités exilées que pleurent les poètes, il nous rendait le bois sacré. Ah ! le divin évocateur !

Jean-Jacques Henner dispute au Titien, au Corrège et, si l’on veut, au Giorgione la maîtrise du corps de la femme, « qui tant est poli, souef et beau », dit Villon. Ils ont dit le dernier mot plastique de l’argile idéale, mais chez l’Alsacien cette argile est mêlée de nacre. Elle a la fraîcheur de l’origine symbolique qui la trempe dans l’écume irisée des eaux. Toutes les nymphes d’Henner sont vierges. C’est le troupeau des vestales de Diane qui ne vieillissent jamais, qui ne peuvent pas mourir et qui ne doivent pas aimer. Elles se rient des œgipans et des chèvre-pieds mais encore plus des hommes peut-être, auxquels il ne leur reste rien à dire depuis qu’ils ont désappris la langue olympienne. Étendues sur le tapis des prairies, aux bords des fontaines qui les reflètent, sous le dôme profond des frondaisons, elles nous regardent courir, sourds, aveugles, convulsifs, à nos affaires, à nos querelles, et semblent se demander en quoi la vie moderne l’emporte sur la vie antique et ce que nous avons gagné au culte des dieux tristes.

Aussi sont-elles les saintes icônes et les lares domestiques des foyers où l’intellectualité garde ses droits. Henner les a généreusement multipliées, du reste. C’est par centaines que ses naïades et ses dryades aux chevelures dorées, aux carnations d’ambre accouraient des grottes et des futaies poser dans l’atelier de la place Pigalle, baignées dans le clair obscur qu’il y maintenait comme étant leur atmosphère propre. Et quand d’un geste prompt, presque d’escamoteur, il dévoilait celle du jour sur le chevalet, il jubilait comme un enfant du « coup qu’elle vous portait ». — « Hein ? faisait-il… » — Oui, j’ai connu un homme heureux.

Son œuvre, on le sait, se développe sur trois recherches, mais consacrées toutes trois à l’étude de la chair lumineuse de l’homme, soit dans un éclairage, soit dans un autre. D’abord, les sujets mythologiques, puis les scènes du poème évangélique, et enfin les portraits. Il en a peint de prodigieux, d’une vie magique, où l’art de Rembrandt dans les « Syndics » d’Amsterdam est certainement égalé. Lorsque le temps les aura patinés, rien ne tiendra dans les musées auprès de certaines effigies de vieilles dames comme celle du Salon de 1876 par exemple, le portrait de Mme Karakehia, pour ne citer que ce chef-d’œuvre.

Et vous rappelez-vous la fameuse « femme au parapluie », de 1874 ? Je retrouve les notes que j’avais prises pour mon Salon du Journal officiel sur ce morceau de maître. « Sur un fond vert uni et mat, Mme X… se détache en silhouette noire, debout, jusqu’à mi-jambe — mesure d’ailleurs familière à l’artiste et qui borne l’image au champ de la vue — la main gauche ramenée à la ceinture et la droite appuyée (ô Shnetz ! ô père Picot !) sur un parapluie, dernière concession à l’Institut, fermé. Châtaine et coiffée d’un chapeau très simple, de velours, forme alsacienne, les yeux clairs, aux lobes très blancs dardés d’une prunelle bleue, au feu dur et cependant charmeur, comme sphyngique, non sans quelque strabisme, si j’ose. Le ton qui perle des gants, sous lesquels s’effilent des doigts fins et nerveux, tranche sur les noirs bleus, harmonie difficile, d’un habillement sobre d’ornements, que borde simplement une fourrure de loutre. Tout est parfait ici, pose, attitude, ligne et coloris, et quant à la ressemblance, j’en jurerais sans connaître le modèle, sur la seule foi de ce regard étrange, vivant, poursuivant, obsédant même, qui ne peut être obtenu que par des escarboucles enchâssées ou l’art d’Henner. »

Il ne laissait pas d’être fier de « la Dame au parapluie ». — « Fous foyez qu’un brix de Rome beut vaire aussi du moterne », s’écriait-il avec son accent de Nucingen. Mais, fait inexplicable, ce n’étaient pas les modernistes qui le boudaient, mais bien l’Institut même et les académistes. Ils lui reprochaient ses nymphes. Elles l’avaient enrichi. Ce n’était pourtant pas sa faute, dites ?