Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Deux beaux peintres/II

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II

PAUL BAUDRY


« Cher Monsieur,

« Je serai très heureux d’avoir des articles de votre main, dans l’Officiel ; il m’est revenu de tous côtés que le premier sur les Muses avait eu le plus grand succès. Vous n’aurez plus ni coupures à subir, ni à prendre de ménagements diplomatiques à propos de certaines figures. Je donne à la Calliope un sens plus philosophique et plus étendu. Le mot « Alsace » sera effacé et remplacé par ce beau vers de Virgile, le 200e de l’Énéide, 1er  chant, à ce qu’on m’a dit, car je suis peu latiniste :

O passi graviora, dabit Deus his quoque finem.

« C’est exactement la pensée que j’ai voulu exprimer et ce texte, très connu des lettrés, peut avoir un sens double pour nous Français, qui cherchons volontiers l’équivoque dans les choses de l’esprit : Dabit Deus his quoque finem veut dire, pour Virgile : « Un Dieu mettra fin à ces douleurs ; » mais pour nous, cela peut aussi dire : « Dieu mettra fin à ceux-ci, à ces Allemands grossiers !… »

« Mon exposition sera faite par le comité de la Société de secours des artistes et à son profit, avec une part d’un tiers pour la caisse du volontariat d’un an, établie à l’École des beaux-arts, en faveur des plus méritants et des plus pauvres parmi les élèves. Cette exposition aura lieu dans le courant de la première quinzaine d’août, et durera, je l’espère, deux mois ; je tâcherai de tirer la corde jusqu’au 15 octobre, Garnier « permettendo aut non permettendo ». About doit faire le catalogue…

« P. B. »
« Cher Monsieur Bergerat,

« Votre article tient la tête jusqu’à présent sur tous ceux qu’on m’a fait lire ; car, vous le savez, je me suis promis de ne pas les chercher. J’ai trop besoin de calme et de repos, maintenant que j’ai achevé mon accouchement. Vous tapez bien l’orgue, mon cher critique, mais savez-vous ce qui m’a fait le plus de plaisir : c’est la pensée que vous avez eue de parler de moi comme Français, et de reporter à notre bien-aimée France le peu de gloire qui me reviendra peut-être, sinon comme artiste, au moins comme enfant dévoué et attaché. Mon amour pour elle est un des actes de ma religion ; je vous suis reconnaissant d’avoir là frappé si juste.

« Qu’importe que vous soyez un peu en deçà ou au delà de mes intentions de peintre. J’aime mille fois mieux voir le reflet de mes peintures et de mes pensées dans votre imagination que de vous préciser d’une manière absolue ce que j’ai voulu faire et exprimer. La répercussion de ces images est justement une de nos jouissances, et je me garderais bien de gâter le plaisir que vous me donnez. Mon frère, l’Égyptien, qui lisait hier des articles sur mon travail, me disait en arrivant au vôtre : « À la bonne heure ! voilà un monsieur qui sait son état, et qui y va de main de maître. » Je laisse là les autres. Voilà, mon cher critique, le meilleur compliment que je puisse vous faire. Je vous enverrai, demain ou ce soir, si je l’ai, le catalogue d’About, et je me promets d’y joindre de ma prose d’amateur. Si vous me dites comme Alceste : « Et qui diantre vous pousse à vous faire imprimer ? » je répondrai d’un grand mot qui vous désarmera, j’espère : l’Académie ! C’est son usage auquel je me suis soumis[1].

« Paul Baudry. »
« Mon Cher Bergerat,

« Il ne me semble pas possible de vous donner les noms des personnes qui ont bien voulu quelquefois me laisser prendre un croquis de leurs visages. Je craindrais fort de faire chavirer toutes les convenances, et on ne me prêterait plus rien. Tout ce monde-là, du reste, n’est pas de Paris, et ses habitudes indiscrètes n’ont pas cours partout. Et puis, le type portrait personnel est bien peu de chose dans une œuvre de peinture, lorsque les personnages ne sont pas historiques, comme on disait autrefois. Ces souvenirs n’ont nul intérêt pour l’avenir, si tant est que mes peintures aient un avenir ! ce qui est fort douteux avec le terrible gaz qui va commencer son œuvre de destruction.

« Et puis encore, notez ceci : des visages et des ressemblances involontaires vous viennent sous les doigts, sans avoir le modèle devant les yeux. Vous savez que je n’ai rien dessiné d’après E…, et cependant la Tragédie rouge est inspirée d’elle.

« Le « divin maître » disait avec raison à Castiglione : — « Vous me demandez si j’ai de jolis modèles, non ! il y a disette de belles femmes (rarestia di belle donne). Mais j’ai peint d’après une certaine beauté idéale qui m’est revenue en mémoire (certa idea che mi venne in mente). » Les petites choses se font comme les grandes, et ce que Raphaël disait à propos de Galathée se peut dire de toutes les imaginations des artistes et des poètes…

« Maillot est un de mes amis, un très-brave garçon et un homme de grand mérite. Il a peint une chapelle à Notre-Dame, à gauche, très-remarquable, et d’autres ouvrages très-appréciés à l’église de Belleville et ailleurs. Faites donc un article sur la peinture décorative dans les églises ; il y aurait quelque chose d’intéressant à en dire, étendant un peu votre article. Maillot vit comme ces artistes italiens de la Renaissance qui s’en allaient peindre une église, un couvent, dans un coin perdu, modestement, simplement, comme un compagnon du devoir. Ces œuvres sont maintenant, dans la décadence artistique de l’Italie, comme des fleurs sur des ruines. Faites, pour vos débuts, un article d’érudition à ce sujet, et rattachez-y notre cher Théodore Maillot. Ménard le connaît aussi parfaitement, et vous mettra au courant de son esprit et de son caractère original et sympathique !

« Paul Baudry. »

Dans ces trois lettres, l’homme se montre successivement sous ses faces caractéristiques d’esthéticien et d’érudit de son art, d’ami délicat, de patriote ardent, de lettré et de cœur bienveillant et bon ; mais l’artiste se révèle, lui aussi, avec sa préoccupation de Beau idéal, et cet appétit de perfection qui le classe dans la famille des maîtres. Par sa recherche, Paul Baudry n’appartient que fort peu à ce temps de réalisme transcendant et d’objectivisme à outrance, qui bannit de sa poétique toute poésie, de sa philosophie toute sophie, et qui ne veut se renouer par aucunes traditions à aucune École.

Baudry est traditionaliste. — Il admet à priori cette vérité que Raphaël, Michel-Ange, Corrège et Léonard sont des génies tout à fait recommandables ; il va même jusqu’à accorder qu’ils honorent l’humanité, et, à l’âge heureux (25 ans) où l’on sait tout sans avoir rien appris, il poussa la faiblesse jusqu’à aller les étudier à Rome et à Florence, et même, proh pudor ! à les copier. Sans doute il acquit au commerce de ces modèles une de ces éducations puissantes et complètes qui mettent dans la main d’un artiste toutes les ressources de son métier, l’initient à tous les mystères du Beau et lui synthétisent la science des siècles accumulés. Sans doute il y gagna de pénétrer intimement dans les grandes âmes de la Renaissance, d’élargir la sienne à leur contact, et de pouvoir se mesurer à des travaux gigantesques, que nul autre que lui n’eût osé aborder. Mais qu’est-ce que cela, n’est-ce pas, à côté de la science infuse qui distingue nos jeunes maîtres de l’avenir ? Est-ce qu’on apprend à dessiner, à composer, à concevoir et à exécuter ? Est-ce que la nature ne se charge pas de tout faire ? Est-ce qu’on ne naît pas grand homme ?

M. Edmond About a raconté que sa première rencontre avec Baudry eut pour cadre Pompéi ; je ne date la mienne que de l’Opéra en construction. Le peintre y avait alors, sous le toit même et de plain-pied avec les groupes de Millet et de Lequesne, un énorme atelier auquel on arrivait par un escalier de neuf étages ! Dans cet escalier fantastique, Charles Garnier a évidemment voulu lutter avec Piranèse. Quand on commençait à monter cet escalier-là, il fallait recommander son âme à Dieu, car on ne savait pas si on finirait jamais de lever alternativement les pieds. Étant donc parti de bon matin du premier degré, j’arrivai à l’atelier de Baudry vers la tombée de la nuit. Le premier mot que l’artiste me dit en m’ouvrant sa porte hospitalière fut celui-ci : — « N’est-ce pas que ce n’est pas très-haut ? » — Je le regardai avec une stupéfaction écarquillée ! — Et il ajouta : — « Moi, je les monte en sept minutes ! »

Un petit corps de bronze, avec des muscles d’acier, tel est, en effet, le premier aspect sous lequel Baudry m’apparut. Je pensai tout de suite, en le voyant, à ces vers de Musset sur Hassan :

— On eût dit que sa mère
L’avait fait tout petit pour le faire avec soin.

et je demeurai saisi du contraste extraordinaire qu’il y avait entre les voussures colossales auxquelles il travaillait — et leur peintre ! Il reprit sa palette, et, tout en causant avec moi, il acheva l’orteil de l’un de ses personnages décoratifs. Je le vois encore, assis à terre, coiffé d’un petit bonnet de Turc en voyage, le col emmitouflé d’un cache-nez gris, la vareuse entrouverte sur un gilet de laine, et chaussé de babouches brodées. Il semblait grelotter de froid. Baudry a ceci de commun avec Ingres et Delacroix, qu’il est frileux comme ce dernier, et qu’il joue du violon comme l’autre. Mais, n’en déplaise aux malins, là ne se bornent point les ressemblances, et il a su leur prendre quelque chose encore, à celui-là, par exemple, son dessin et son style, et à celui-ci l’harmonie de ses tons.

Je ne sais point de quel autre maître il tient l’habitude qu’il a contractée de s’épointer sans cesse la moustache entre le pouce et l’index ; mais chez lui la pensée s’atteste par ce geste cher aux militaires. Tous les physionomistes, ceux surtout qui cherchent l’âme dans les traits du visage, seront toujours frappés par celui de Baudry : tout y exprime la volonté. Le menton est carré, fendu au milieu, et s’attache par une courbe énergique à l’oreille ; le nez est fort, aquilin, du type romain, et pareil à celui de Cicéron (ceci le flattera) ; il a le front large et développé aux tempes, et les cheveux taillés courts ; sous les arcades sourcilières, nettement dessinées, ses yeux dardent, très noirs et très ardents ; on sent qu’ils sont doués d’une force de perception peu commune ; la fréquentation assidue des grandes scènes et des vastes compositions des maîtres a imprimé à son regard une sorte de gravité pensive ; Baudry sourit ; mais je ne l’ai jamais vu rire, quoiqu’il ait de l’esprit à revendre et qu’il aime les bons mots. Il se contente de souligner le trait, la saillie ou la bonne histoire par cet effilement de moustache qui lui est habituel.

Faut-il ajouter qu’il a les mains fines et robustes, le pied petit et l’oreille bien faite ? Ce sont là les signes de race auxquels lord Byron et, après lui, les romantiques attachaient une importance capitale et reconnaissaient les prédestinés de l’art et les aristocrates de l’intelligence. Au résumé, Baudry m’a toujours rappelé ces jeunes Florentins hardis, fiers et songeurs qu’aimait à peindre le Bronzino.

J’ai déjà dit qu’en peinture, ses maîtres préférés sont le Corrège et Michel-Ange. Mais, dans les autres arts, son esthétique ne se tient pas à la hauteur de ce noble éclectisme. C’est ainsi que j’ai pu lui reprocher d’avoir omis, dans son Parnasse de l’Opéra, des compositeurs tels que Bellini, Spontini, Weber, Mendelssohn, Berlioz et Verdi ! Je ne parle même pas de Robert Schumann et de l’auteur du Lohengrin ! L’artiste, et c’est grand dommage, n’a pas encore rendu les armes, et le violon, à ces deux beaux génies.

En littérature, je constate les mêmes écarts de son critérium, et surtout en littérature contemporaine. Il n’a pas, pour Victor Hugo, le plus grand poète de l’univers, l’admiration prosternée que tout artiste doit professer. Il partage, Dieu sait pourquoi, les vieilles animosités des normaliens contre ce maître des maîtres, auquel Michel-Ange, cependant, eût donné la main avec respect. Il se ferme volontairement à la splendide lumière de cette révélation lyrique. Est-ce bien sa faute ? Je ne le crois pas, car nul esprit plus que celui de Paul Baudry n’est ouvert à toutes les éclosions du Beau ; mais il subit sur ce point des influences passionnées ; il s’aveugle lui-même au hantement familier de ce voltairisme universitaire pour lequel Shakespeare n’est encore qu’un barbare, et qui veut borner le lexique de notre langue aux cent mois du dix-huitième siècle. Baudry reviendra de cette erreur artistique ; je n’en veux d’autre garant que son enthousiasme pour Théophile Gautier, qu’il tient pour un prototype de perfection dans l’art d’écrire, ce qui n’est pas si mal juger. Les deux noms qu’il ajoute à celui-là sont ceux de Prosper Mérimée et de Edmond About.

Dernier trait de caractère : Baudry est célibataire enragé et farouche.

Paul-Jacques-Aimé Baudry est Vendéen, étant né à La Roche-sur-Yon, le 7 novembre 1828. Ses parents, humbles artisans de la ville, mais laborieux et économes, ne durent qu’à leur courage de pouvoir élever les treize enfants fruit de leurs honnêtes et robustes amours. Six de ces enfants ont survécu, et parmi ceux-là Ambroise, l’ingénieur de l’isthme de Suez, celui que Baudry appelle « mon frère l’Égyptien », et Paul, l’illustrateur de la famille. Le chef de cette famille a été dépeint par M. Edmond About : « Patriote acharné, lecteur insatiable, nourri de l’histoire nationale, ivre de Béranger, qu’il appelait le poète de la France ; chasseur, pêcheur, marcheur, amoureux du grand air, paysagiste inconscient, musicien modeste et studieux. » Mais, de tous les arts cultivés par M. Baudry le père, la musique lui était chère par-dessus les autres, et son rêve était de voir un de ses enfants s’y consacrer. Celui dont les dispositions se prêtaient le mieux à réaliser le désir paternel était Paul, le futur décorateur de l’Opéra ; aussi lui avait-on mis tout de suite un violon entre les bras.

Je n’ai jamais entendu Baudry jouer du violon et je crois que peu de ses amis ont été plus favorisés que moi. Il m’est donc impossible de dire quel rival la peinture a enlevé à Paganini et de quel archet est fait le pinceau du maître. Toujours est-il que, sous la direction d’un professeur nommé Depas, le petit Vendéen ne tarda point à devenir un habile exécutant, et que M. Baudry le père commença à sourire à l’avenir de virtuose qui se dessinait pour son fils avec une vague perspective de Conservatoire. Paul n’avait pas encore 13 ans révolus, qu’il gagnait déjà sa vie : le violoniste, en effet, s’était fait violoneux ; il courait les fêtes foraines, les assemblées et les noces, et, du haut de son tonneau, il faisait danser les jeunes filles du Bocage. Peut-être étudiait-il, dès cette époque, les nobles poses et les cadences harmonieuses dont le corps féminin s’embellit et s’anime dans les mouvements de la danse.

Un jour vint où l’instinct pictural, qui dormait chez le jeune « ménétrier malgré lui », s’éveilla. Paul s’était lié avec quelques soldats de La Roche-sur-Yon ; il entreprit de crayonner leurs ressemblances. Ses essais réussirent au delà de ses espérances, à ce point que les croquis ayant été exposés dans une salle de la mairie, ils y attirèrent la ville tout entière. Mais parmi ceux qui visitèrent cette exposition de clocher se trouva un certain Sartoris, peintre amateur, qui demeura frappé des dispositions de l’enfant et lui vit une étoile au front.

La biographie de Sartoris, premier maître de Baudry, dont le nom figure comme tel à tous les livrets de Salons, côte à côte avec celui de Drolling, a été écrite par M. A. Bonnin et publiée dans le journal L’Art (livraison du 3 septembre 1876). Elle est d’un vif intérêt artistique, en cela qu’elle éclaire d’un rayon discrètement intime les débuts du peintre de l’Opéra. Ce Sartoris, d’origine piémontaise, était plâtrier de son état, mais il avait le goût, sinon le don, des arts. Pour satisfaire à cette passion impérieuse, il s’était d’abord improvisé peintre en bâtiments. C’était déjà manier la couleur et les pinceaux. Puis, ayant économisé à ce métier, sou à sou, une petite somme, il était venu à Paris et avait été reçu dans l’atelier d’Abel de Pujol. Mais la vie d’élève peintre est dure, et Sartoris avait été bientôt contraint de reprendre la truelle et l’équerre. Amené par les événements à La Roche-sur-Yon, il tenta de mener de front l’art qu’il aimait et l’industrie dont il vivait. Il y réussit, et si bien, que, la place de professeur de dessin étant devenue vacante au lycée de la ville, il la demanda et l’obtint. C’est ainsi que cet homme opiniâtre devint le premier maître de Baudry et conquit le renom qu’il rêvait. En effet, non seulement son nom appartient désormais à l’histoire de l’Art, mais ses traits ont été immortalisés par un portrait de son glorieux élève. Il est vrai de dire que, de toutes les mâles vertus pratiquées par Baudry, c’est la reconnaissance qui lui est le plus facile : elle est comme la fleur naturelle de son âme délicate.

Quel maître Sartoris fut pour le jeune homme précoce, il est bien difficile de le savoir. Baudry affirme qu’il lui doit sa science consommée du dessin et son aptitude à saisir le caractère, sans compter la passion ardente du Beau, dont il lui communiqua la flamme. Mais ce qu’il ne dit pas et ce qu’il est aisé de deviner, c’est que l’élève ne tarda pas à en savoir plus long que le maître et qu’il en eut vite épuisé l’enseignement et tari la doctrine. D’ailleurs le bon Sartoris, et avec lui toute la ville, comprenait bien que Paris était nécessaire à cette organisation exceptionnelle, et qu’à Paris seulement elle pouvait s’épanouir à l’aise. Paris, c’est l’École des beaux-arts, c’est le Prix de Rome, et puis Rome elle-même !… On décida que les frais du voyage seraient pris sur les fonds municipaux. La Roche-sur-Yon vota cinq cents francs de pension à son futur Raphaël ; une collecte privée vint encore augmenter cette somme de trois cent soixante francs, et Baudry parfit le tout avec ses économies de violoneux. C’est ainsi qu’il arriva à Paris, l’âme peuplée de rêves, ce petit homme aux yeux noirs, qui est aujourd’hui, à 48 ans, notre premier peintre français.

Sartoris lui avait dit : « Emporte ton violon ! Qui sait ! il te rendra peut-être les mêmes services, au besoin, que ma truelle ! Et puis cela fera plaisir à ton père de savoir que tu n’abandonnes pas la musique ! »

Baudry n’a jamais eu recours à son violon : le pinceau lui a suffi. Seulement, dans toutes les lettres qu’il écrivait à son père, il lui en donnait des nouvelles, et le brave homme se consolait en disant : Ah ! si Paul avait voulu, il aurait fait oublier Viotti !

L’arrivée de Baudry à Paris date de 1844. En 1845, c’est-à-dire l’année suivante, il était reçu premier à l’École des beaux-arts, dans le concours des places. « De ce jour, dit M. About, le département voulut contribuer à son entretien. Sur la proposition du préfet, M. Gauja, le conseil général ajouta huit cents francs à la pension votée par la ville, et lorsque Paul Baudry eut obtenu le second prix, en 1848, le total des subventions consacrées à ses études s’élevait à dix-huit cents francs. »

C’est au concours de 1850 que Baudry remporta le Grand Prix de Rome : le sujet proposé était une Zénobie, et sa composition est encore montrée à l’École comme une perle de la collection. Sartoris ne s’était donc pas trompé. Je pense à la belle rasade qu’il but ce jour-là à la santé de son élève ! Aller à Rome, c’était pour Baudry rentrer dans sa véritable patrie. Il y partit en compagnie de ses camarades de promotion : Gumery, le statuaire ; Louvel, l’architecte, et d’autres encore, et il vécut quatre ans à la Villa Médicis. Quatre années d’or et de bonheur parfait, les meilleures de sa vie assurément, et qui lui apparaissent aujourd’hui comme un rêve enchanté. Ne vous y trompez pas, dans le regard profond de l’artiste habite la nostalgie bleue du ciel italien. Plusieurs fois, déjà, il est retourné à Rome, à Florence, à Venise, à Naples, et il y retournera sans doute encore, car il y a laissé quelque chose que Paris même ne peut lui rendre, sa jeunesse et ses vrais amis, les Corrège, les Michel-Ange, les Léonard et les Raphaël, famille intellectuelle pour laquelle son amour grandit tous les jours et dont son âme est irrassasiée.

Entre les divers envois que le lauréat fit de Rome, pendant son séjour de pensionnaire, il faut surtout signaler La Fortune et l’Enfant, qui est au musée du Luxembourg. Par quel secret artifice l’artiste a-t-il su marier l’opulence titianesque aux grâces mystérieuses du Vinci et y fondre encore dans les carnations la touche moelleuse du Corrège, sans que l’œuvre y perde rien de son unité et laisse percer la moindre discordance, c’est ce que seul peut-être il pourrait nous expliquer. À dater de cet envoi célèbre, suivi du retour du peintre à Paris, la vie de Paul Baudry échappe à l’historiographe et ne relève plus que du catalogueur. Le travail la voile de son beau silence. Si le propre des peuples heureux et des femmes honnêtes est de ne pas avoir d’histoire, celui de l’artiste laborieux et créateur est de ne point donner pâture à la curiosité publique. Nulle biographie n’est plus stérile en événements romanesques que celle de Baudry ; elle peut se résumer à deux mots : il eut des commandes et les exécuta. Rien de plus. Mais quel drame peut être comparé à celui de cette création sans repos, qui ne laisse pas un jour la main inoccupée, pas une minute le cerveau oisif, et qui fait des vies d’artistes au dix-neuvième siècle un véritable martyrologe. Que le lecteur jette les yeux sur la liste des tableaux peints par Baudry de 1847 à 1876 et qu’il les énumère : ils sont au nombre de près de cent quatre-vingts, dont quelques-uns, tels que les plafonds de l’Opéra, encadrent vingt à vingt-cinq personnages. N’est-ce pas là une production effrayante ! Et Baudry n’a encore que 48 ans. Il est vrai que cette Fortune, à laquelle il a consacré l’un de ses premiers tableaux, semble l’avoir traité comme le jeune enfant endormi sur la margelle du puits : cette généreuse déesse a-t-elle ôté son bandeau pour constituer au peintre les six glorieuses mille livres de rente dont il jouit aujourd’hui, le Crésus ? Le traitement d’un sous-chef de bureau dans un ministère !

Le lecteur, sans doute, n’attend pas de moi que j’entreprenne ici une étude complète et raisonnée de cette œuvre considérable. Il y faudrait un gros volume. Du reste, je l’ai déjà écrite en partie, du moins pour ce qui a trait à la décoration de l’Opéra[2]. Je ferai seulement remarquer par quelle série de travaux préparatoires Baudry s’est mis en mesure d’affronter la responsabilité d’un tel travail et de se montrer à la hauteur des espérances que fondaient sur son talent M. Charles Garnier et, avec lui, toute la France. Il faut remonter jusqu’au seizième siècle et à la Renaissance, pour trouver dans un maître tant de conscience unie à tant de valeur, et une si fière modestie. Non content de s’être exercé dans les riches demeures particulières, à cet art décoratif dont il possédait à fond la théorie, et pour lequel il est doué d’un génie naturel, Baudry, aussitôt la commande reçue, part pour Rome, et s’astreint à copier, comme un humble élève, les onze fresques de la Sixtine. Il va se faire la main au commerce intime de Michel-Ange. Au sujet de ce voyage, Théophile Gautier écrivait : « L’œuvre de Michel-Ange se présente tout d’abord à l’esprit comme une consécration de la force. Mais, quand on l’étudie, on s’aperçoit bientôt que ce Titan de la peinture a une grâce suprême, — la grâce des forts ! Il possède une élégance hautaine, une coquetterie grandiose, un charme surhumain, et, dans sa sévérité même, une volupté féminine indéfinissable. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder, sur les tombeaux des Médicis, les figures étrangement belles et d’une fascination si puissante de La Nuit et de L’Aurore, et, au plafond de la Sixtine, Ève, d’une incomparable beauté, que n’atteignit jamais Raphaël, irrésistible tentatrice pour qui Adam dut perdre le paradis sans regret. D’autres personnages de pendentifs et des voussures ont cette grâce fière qui fut comme l’aristocratie et l’insolence du Beau. »

Ceux qui ont vu au Musée des Copies, si intelligemment réunies par M. Charles Blanc, les reproductions de la Sixtine, faites par Baudry, comprendront toute la justesse de cette remarque de Théophile Gautier. Mais, après s’être pénétré de cette « insolence du Beau » que dégage Michel-Ange, Baudry voulut encore s’assimiler l’ineffabilité qui émane de Raphaël. De là son voyage à Londres et les copies qu’il en a rapportées des cartons d’Hampton-Court. Il était prêt désormais, et pouvait regarder sans terreur les cent mètres de muraille que Garnier lui donnait à décorer.

Qu’ajouter maintenant à cette biographie à la fois trop courte et trop longue ? Parlerai-je des soucis et des points noirs de sa vie ? Dirai-je les appréhensions qu’il a de voir un jour ou l’autre ses peintures de l’Opéra rongées et détruites par le gaz du foyer ? Il voudrait que l’État les fit copier, elles aussi, par les meilleurs élèves de l’École, et qu’on plaçât ces copies à la place des originaux. Ce rêve sera-t-il comblé ? je l’ignore. M. Garnier, du reste, se rit des craintes de son ami, et l’accuse d’être mauvais chimiste. Non seulement le gaz ne ronge pas, selon lui, les peintures, mais encore il les embaume !

Un autre malheur, plus grave celui-là, menace Baudry dans sa renommée et dans l’avenir de son œuvre. L’un de ses chefs-d’œuvre, et l’un des ouvrages auxquels il tient lui-même le plus, appartient à une personne qui en interdit obstinément la vue à tout visiteur. C’est son droit, sans doute, car le plafond a été payé à l’artiste. Mais cette personne nourrit, dit-on, le projet digne d’elle de détruire à sa mort tous les objets témoins de sa vie opulente, et d’engloutir avec elle, dans le néant et l’oubli, ses richesses[3]. Baudry est averti de cette résolution orientale, et il ne ressent aucun enthousiasme pour elle, attendu que sa décoration est comprise dans l’holocauste babylonien. Son intention bien arrêtée est de parer aux coups en reproduisant l’ouvrage. On lui objecte qu’il n’en a pas le droit. Cela est fort possible, mais il ne manque à la gloire de l’artiste que de perdre un pareil procès.

(1878)
(Galerie Contemporaine.)
  1. Il s’agissait de l’éloge de Shnetz, prononcé par Baudry pour son discours de réception à l’Institut.
  2. Voir Peintures décoratives, de Paul Baudry, au grand foyer de l’Opéra, par M. Émile Bergerat, préface de Théophile Gautier. Un volume in-18, chez Michel Lévy, 1875.
  3. La décoration dont il est ici question est celle de l’hôtel Païva, aux Champs-Élysées. Elle a, grâce à Dieu, échappé au rêve néronien de la terrible hétaïre.
    É. B.