Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Deux grandes hétaïres/I

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DEUX GRANDES HÉTAÏRES



I

LA PAÏVA


C’est à un concert wagnérien, deux ans après la Guerre, que dans les salons de Nadar je l’ai vue pour la première fois, et, Dieu merci, la dernière, car quelle brucolaque ! Elle avançait entre les chaises, automatiquement, comme mue par un ressort à boudin, sans geste, sans regard et pas plus de plis à sa robe qu’à une cloche. Derrière elle, en page porte-queue, un magnifique étalon humain des haras scytes, lent et doux, rétrécissait l’empan de son enjambée de géant pour suivre ce godenot roulant de danse macabre. Comme il jouait avec les breloques de sa chaîne de montre, il paraissait ainsi prêt à en remonter, en cas d’arrêt, la mécanique. Or, cet homme de trente à quarante ans, beau, fort, hautain, comme un dieu du Walhalla même, riche à millions, prince de la famille impériale de notre vainqueur et qui allait être, en sortant de chez Nadar, gouverneur d’Alsace-Lorraine, était le troisième et suprême mari — Clio, avale tes tablettes ! — de l’hoffmannesque momie. Il l’avait épousée à son jour par amour, et de la main droite, s’il vous plaît. Ne me parlez pas de votre Ninon de Lenclos, le dix-neuvième a mieux à vous offrir. À soixante-cinq ans la Païva « faisait » encore un Hohenzollern !

Je n’ose même pas vous dire tout ce que j’en pense. On croit au vampirisme ou on n’y croit pas, j’y ai cru à ce concert. Si la terrible lémure qui tenait si ostentatoirement ce Siegfried en servage n’était pas une morte avérée c’est qu’il y en a qui reviennent au clair de lune pour boire le sang des cuirassiers blancs. Elle en avait la pourpre aux lèvres, et tout le reste était livide, vitreux et en dégel. Elle est allée ainsi de gorgée en gorgée, jusqu’à la soixante-douzième année, et quand Dieu la reprit, puisqu’il les reprend, on ne sut ce qu’était devenu, avec l’âme de ce corps le corps de cette âme car elle n’eut pas de tombe et elle ne gît pas en terre sainte.

Des débuts de Catherine II on a des documents, vrais ou faux, n’importe, mais on en a, et c’est le principal. Sur la Païva on n’a rien, on patauge dans l’hypothèse, et quelle hypothèse ! — Elle est certainement née, me disait Adolphe Gaiffe, d’une sorcière et d’un manche à balai. — On croit qu’elle était circassienne, ou irlandaise, ou batignollaise peut-être, mais jolie, charmeresse et intelligente à damner des Pères de l’Église. Le seul homme qui eût été à même de dire quelque chose de son étal civil était le célèbre pianiste Henri Herz, qui l’avait découverte — car on les découvre — et conduite à l’autel pour ses péchés. Mais outre que, Autrichien à l’époque, il ne se rappelait plus, depuis sa naturalisation, à quelle mairie son erreur avait été enregistrée, l’abus du piano, poussé jusqu’à la fabrication même du moulin à migraines, avait totalement oblitéré en lui le souvenir de l’amour le plus partagé qui fut jamais. Henri Herz est mort en 1888 sans pouvoir se remémorer le nom de baptême de ce spasme de jeunesse. Tout ce qu’il pouvait en dire aux historiographes musicaux, c’est que marié un vendredi saint il avait fait, seul, ses pâques deux jours après, en avril.

Partie, elle l’était comme bouchon de Champagne, et jusqu’en Moscovie, l’une de ses sept patries homériques. Elle en revint, quelques mois écoulés, sans le jeune boyard qu’elle y avait reconduit à sa mère. Il était phtisique et l’aimait. La chandelle brûlait des deux bouts. Je tiens encore d’Adolphe Gaiffe qu’elle en activa les deux flammes, et d’un éventail tel que la police en eut le vent et surgit devant le cénotaphe du calciné. Il voletait des rumeurs de captations, de donations, voire de coffres-forts violentés où se mêlait la clameur d’une famille à la voix puissante. Pas de temps à perdre pour éviter, prison comprise, cette justice dont l’attribut, en Russie, est un arbre sec et sans feuilles en forme de 7, que prolonge un fil de chanvre. Si funeste qu’il soit, le piano l’est moins que la potence, sachons le reconnaître. Du reste elle avait le magot sous les jupes. Elle nous revint par des circuits, et, l’esprit ouvert à la vie par un de ces petits crimes qui trempent d’abord et bronzent ensuite la femme forte, elle procéda tout de suite à la multiplication de sa fortune.

Théophile Gautier nous racontait souvent qu’il l’avait rencontrée, à ce retour de Russie, dans les Champs-Élysées. — Que faites-vous donc là, assise sur un banc, comme la veuve éplorée du monument ? — Je choisis l’emplacement de mon hôtel. Tenez, regardez, il sera ici, et non ailleurs. — Et elle lui montra le terrain même où il étale, en effet, selon son arrogant et sûr pronostic, sa grâce de palais vénitien. Car telle fut cette grande joueuse d’hommes. Il paraît qu’il en faut pour reconstruire à leurs frais les murailles des Thèbes écroulées.

La Païva était l’archétype de ces courtisanes qui ne le sont que pour l’argent et de l’argent seul sont amoureuses. Elle était faite en tirelire. On ne lui a jamais connu de béguin, même pour un égoutier en bottes, cet idéal lunaire des professionnelles. Elle avait horreur des chiens, des chats, des oiseaux, des enfants, de tout ce qui coûte sans rapporter et peut distraire de la chasse au Veau d’Or. Mais elle se serait donnée à un mineur pour une pépite ! Plus dure avec ses gens qu’une patricienne romaine, implacable à leurs moindres défaillances, magnifiquement haïe, elle ne fut jamais volée d’un sou par les plus scapinesques et elle s’en vantait à bon droit. Elle eut tout ce qui est monnayable, j’allais dire marchandable, en ce monde, et sur ce point, le temps du piano défalqué, elle s’en est allée la corbeille pleine.

Eh bien ! non. Comme Élisabeth elle avait son Calais au cœur. La malheureuse se sentait méprisée et n’arrivait pas à comprendre pourquoi, dans une Société où la considération se taxe et s’évalue au chiffre de la fortune, ses amis eux-mêmes refusaient de l’introduire, quoique plus couverte de pierreries qu’une reine de Saba. Elle voulait être reçue dans le monde, tout comme une autre. Elle prenait au pied de la lettre l’axiome ironique de Balzac : « Toute femme qui a trente mille livres de rente est une femme honnête. » — Moi, j’en ai six cent mille, s’écriait-elle. Alors ?

Évidemment, parbleu, mais l’Europe n’a pas encore dit son dernier mot à l’Amérique et il reste trop de vieux jeu dans le nouveau, de telle sorte que pas un dévoué ne se dévouait pour cette présentation.

Un soir, à l’un de ces dîners mornes, compassés et dépourvus du moindre petit mot pour rire, qu’elle offrait à quelques Parisiens célèbres, elle leur annonça que, comme toujours et partout, elle était arrivée à ses fins…

— Dans un mois, dit-elle, je danserai à la cour des Bragance, en vis-à-vis d’un roi, dans un quadrille officiel. — Et elle leur présenta un gentilhomme portugais de la plus haute lignée du royaume et chamarré de tous les ordres qui forment le gilet d’un grand d’Espagne : — Mon mari, le comte de Païva.

Je ne l’ai pas connu, je ne puis rien en dire, mais je l’imagine, ce comte ! Le dieu qui préside à de pareilles unions s’incarne généralement en as de pique et taille les grandes culottes, celles qui ne laissent au décavé que le nom à vendre, au choix, ou le caisson à faire sauter. Et il fut fait comme elle avait dit, la comtesse de Païva ouvrit le bal royal à Lisbonne et tint le menuet d’un Bragance.

Sans jouer au moraliste, qu’on me permette d’estimer que le châtiment du gentilhomme outrepassa vraiment sa faute, puisque son nom désigne encore celle qui le chargea d’opprobre, et lui reste attaché dans les annales du vice en dépit d’un troisième mariage où cette fois tout le Gotha sombre.

De l’avarice de l’Imperia, les traits qu’on conte sont d’une usurière juive. Dans son domaine de Pontchartrain, — où le domestique chargé de la fonction unique d’ouvrir et de fermer les cent cinquante fenêtres du château commençait sa journée à six heures du matin et la terminait à minuit, — il en mourut du reste, — le parc était l’enfer dantesque de ses jardiniers. Ils étaient taxés à cinquante centimes par feuille morte trouvée dans les allées. Elle recueillait l’amende elle-même, en peignoir, dès l’aube. Vous voyez ce travail, l’automne !

Les gens d’esprit et d’affaires qui hantaient chez elle, résolurent de venger les pauvres diables et, comme ils en cherchaient le moyen, Adolphe Gaiffe le trouva. Il paria qu’il « l’aurait à l’œil ». C’était la quadrature du cercle, ni plus ni moins. Mais outre qu’il était beau comme Antinoüs, il avait la joie inventive des bons drilles gaulois et ne s’endormait pas sans avoir relu son conte de La Fontaine.

— Soit, je veux bien, lui dit-elle, et pour une fois, n’est-ce pas, quoique mes principes me l’interdisent. — Oh ! en ami ? souriait-il, en simple ami, sur le sopha de Crébillon. — Oui, vous êtes pauvre, je le sais, et l’on m’accuse d’être froide. — Marmoréenne seulement. — Eh bien ! voyons, venez avec douze billets de mille, est-ce trop, douze ? — C’est pour rien, merci.

Le lendemain il se présenta, et, jetant les douze papiers soleil sur le guéridon : — Vous me traitez en poète. Comptez, avant. — Non, pendant, fit-elle. Il y avait une bougie rose près de l’autel. Elle prit le premier billet de la liasse et languissamment, du bout des doigts l’approcha de la flamme. — Ne perdez pas de temps, cher ami, au douzième tout sera fini. Rien ne va plus vite que le feu. Voyez du reste. — Et le bank-note flamba.

Au onzième, le sopha de Crébillon n’avait plus rien à raconter.

— Il en reste un, cocoriqua le vainqueur. — Oui, mais c’est trop ou trop peu. — Non, dit Gaiffe, il est faux, comme les onze autres, mais quel chef-d’œuvre de gravure !

Les jardiniers étaient vengés.


Je vous ai dit qu’on ne sait où se trouvent les restes de la Païva, et l’on se demandait ce que le diable lui-même en avait bien pu faire. J’ai eu d’une personne digne de foi le mot de l’énigme. Si vous aimez le macabre en voici de première qualité. Ah ! quels philtres elles vous versent ces sorcières de l’amour maudit !

Le témoin dont je vous parle voyageait en Allemagne lorsque le prince impérial, devenu veuf de sa chère septuagénaire, se vit contraint, par ordre, de se remarier. On ne badine pas avec la famille sous la tente prolifique et patriarcale des Hohenzollern ; les troupeaux d’Abraham sont nombreux, et il faut pour tous et chacun des pasteurs aux houlettes pangermaniques.

Adonc celui de l’Alsace-Lorraine, plus occupé, semble-t-il, de germanisation que de germination, avait été invité à se pourvoir. Il se pourvut. La jeune femme qu’il mena à l’autel était charmante et riche de tous les attraits désirables, beauté, naissance, fortune et elle fleurissait sa vingtième année. Leur lune de miel s’encadra dans l’un de ces domaines seigneuriaux dont le mari est le burgrave héréditaire et féodal encore.

— Tout ici est à vous, princesse, et pour vous et je n’y mets qu’une seule réserve. Il y a sur ce palier une chambre dont je vous prie de me laisser la jouissance exclusive. Si vous en voulez la clef, la voici, mais ne vous en servez pas, dans votre intérêt même et surtout par amitié pour moi.

— Êtes-vous Barbebleue, monseigneur ?

— Non, avait-il souri, mais, si douce que soit notre union, elle a été précédée d’un passé et j’ai vécu avant de vous donner ma vie.

— Gardez votre clef, avait-elle dit, votre chambre et votre passé. Le présent suffit à mon rêve.

Elle avait tenu parole. À certaines heures, d’ailleurs irrégulières, il entrait dans la chambre, s’y enfermait, et quand il en sortait, il sautait à cheval et s’enfonçait à bride abattue dans les bois comme un uhlan de ballade.

Un soir après une de ces courses inexplicables, il trouve tous ses gens bouleversés et courant de-ci de-là, avec des torches, des caves aux combles du château. Plus de princesse. Depuis midi elle a disparu, sans qu’elle ait pu quitter ses appartements, et l’on n’en voit traces nulle part.

— Allez, fait le maître, les lèvres tremblantes, je sais où elle est.

Il vient de se souvenir qu’il a laissé distraitement la clef de la porte dans la serrure. Et il y va droit et d’un bond. La jeune femme gisait évanouie sur le plancher, les cheveux hérissés et les yeux fendus d’horreur. Elle avait vu !

Or ce qu’elle avait vu c’était ceci :

Dans un cercueil de cristal un cadavre de vieille dansait, comme à la cour du Portugal.

Il n’avait pu se séparer d’elle. Il l’aimait par delà la mort. Il la conservait dans l’alcool.

On se demande pourquoi il y a des honnêtes femmes.