Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Le boulevard et les boulevardiers/II

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II

L’HEURE VERTE AU TORTONI


— Tu connais Vivier, dis-je à Scholl, un soir, au Tornoni, entre six et sept.

— Quel Vivier, le corniste ? Si je le connais ! C’est l’un de mes plus vieux amis.

— Depuis combien de temps le connais-tu ?

— Je ne sais plus. Depuis vingt ans au moins. Pourquoi ? Est-ce qu’il est mort ?

— Non, j’ai dîné hier au soir avec lui chez Mlle A. L. du Vaudeville.

— Alors ?

— Parions que tu ne l’as jamais entendu jouer du cor ?

Le boulevardier se consolida le monocle dans l’arcade sourcilière, fit un tour à travers sa mémoire et se mit à rire : — Tiens, c’est vrai. Elle est bien bonne !

Puis il reprit : — Et pourtant il en joue, c’est avéré. Il est même, à dire d’expert, le plus fort des cornistes passés, présents et futurs. À Roncevaux, il se fût fait ouïr de Charlemagne ! Fétis le dit dans son dictionnaire. Lis Fétis.

— Je lirai Fétis, si tu veux, mais à une condition, c’est que tu me nommeras quelqu’un d’honnête et de digne de foi qui ait, de ses oreilles, entendu Vivier « toucher » du cor.

— Attends… Je cherche… Laisse-moi chercher… Il y a Azevedo peut-être ?… Mais je me méfie, Azevedo est un sectaire. On pourrait prendre langue avec Béjouvin… Garçon de quoi écrire et un chasseur.

— En es-tu là de t’en fier aux critiques ? Du reste, mon siège est fait. Vivier joue de tout, peut-être, excepté du cor. J’ai dit.

— Qu’est-ce qui t’asseoit dans cette assurance ?

— Quand on est l’hôte d’une femme charmante, qui, à la suite d’un dîner où la truffe est traitée en pomme de terre, vous prie d’un sourire de Joconde, de charmer à votre tour les convives par l’exercice de votre art, on empoigne sa trompe et on y crache. Tulou aurait tiré sa flûte et Paganini sa calebasse. Vivier, rien. Donc il ignore le cor.

— Il n’avait peut-être pas apporté le sien pour la circonstance. Tu n’avais pas ta lyre. Entre artistes on s’épargne.

— Ton apophtegme est indigne d’un La Rochefoucauld tel que toi. C’est comme si tu disais qu’un chirurgien ne charcuterait pas, à l’œil, un apothicaire. Où serait le chirurgien ?

— L’aperçu est profond et l’image est sanglante. Mais je suis obligé de t’apprendre que Vivier a tenu l’emploi à l’Opéra et qu’il y a fait notoirement son bruit propre dans le tube de cuivre serpentueux, à l’orchestre.

— Oh ! à l’orchestre !… Je m’en charge !

— Tu m’ébranles.

— Tiens, écoute. Aimes-tu l’histoire ?

— Non, mais va.

— À ce dîner, il y avait Amédée Achard…

— Fichtre !

— …qui n’est pas gai…

— Beaucoup de talent, pour ta gouverne. « Les coups d’épée de Monsieur de la Guerche », ne fait pas ça qui veut ! Achève ?

— Il avait vu à mon nez que je brûlais, de truffe en truffe, du besoin de jouir du cor de Vivier, si bien qu’il me jeta à voix basse : — Pas de gaffe, il n’en joue pas devant le monde.

— C’est ainsi qu’il m’évita l’indiscrétion. Je te laisse extraire les conséquences de ce fait documentaire ; mais, pour moi, et je m’en ferais hacher, le cor de Vivier est une blague.

— À Paris tout est possible, concluait philosophiquement le Chamfort du boulevard des Italiens. Et pendant une semaine ou deux ce fut un jeu, à Tortoni, de chercher parmi les survivants du Second Empire celui qui pouvait se vanter, devant Dieu et devant les hommes, d’avoir, soit dans un concert, soit en chambre, ou partout ailleurs, entendu l’olifant légendaire. Alfred Stevens réclama ce privilège, qui lui fut unanimement dénié à cause de sa nationalité belge, Bruxelles étant la Marseille du nord. Il refusa d’ailleurs le serment qu’on exigeait pour le croire. — Tu dois confondre, lui disait Scholl, dont le problème passionnait la malice, c’est le père Ingres au violon que tu vois dans la buée de tes souvenirs ; la pose de l’instrumentiste n’est pas la même ; à un peintre tel que toi je rougis de l’apprendre.

L’un de nous, l’érudit Maurice Montégut qui savait sur le bout du doigt ses « dix-huit années de corruption » et pouvait en être le Suétone, rappela, d’après les chroniques, que Vivier, persona grata aux Tuileries, « exerçait » surtout à Compiègne, pendant les orgies du Tibère. — C’est là, narrait-il, que du fond de la forêt, il exécutait à lui seul toute une chasse du roi Dagobert, sur l’air du même nom, avec les abois des chiens, la plainte du cerf, l’hallali au clair de lune, le hennissement des palefrois et les petits cris des dames du temps, reconstitués en quatre notes.

— J’en aurai le cœur net, déclara le chroniqueur, qui, lié avec le marquis de Massa, lui soumit le point litigieux. — À Compiègne, fut la réponse, Eugène Vivier, si c’est le même, n’était invité que comme fumiste. Il amusait follement l’Empereur et surtout l’Impératrice, mais ses charges étaient trop longues. Voilà tout ce que je peux vous en dire.

Le lendemain Scholl nous lut sur son calepin une nouvelle à la main destinée à L’Événement et qui était à peu près libellée comme suit : — « La reprise d’Hernani, tant attendue, est ajournée. M. Émile Perrin, toujours si scrupuleux dans sa mise en scène, avait rêvé de faire exprimer au cor de Ruy Gomez toute la douleur du vieillard outragé dans son amour conjugal, le désir grandissant de sa vengeance et cent autres sentiments dont les vers de son rôle sont comme gonflés, en scène ou dans la coulisse. Un seul homme pouvait réaliser la pensée de l’admirable directeur, et cet homme était Eugène Vivier, l’artiste au cor magique, que dis-je, le cor incarné. Une délégation du Comité de lecture s’est présentée au domicile de l’illustre virtuose qui l’attendait de pied ferme. Il était occupé à dresser des homards à la course sur son balcon. — Tout ce que je peux faire pour plaire à la fois à Molière et à Victor Hugo, a-t-il répondu aux sociétaires, c’est d’apprendre Hernani à mes étonnants crustacés et d’en donner, sous leurs espèces, une représentation aux abonnés du mardi. J’ai une langouste de génie qui mime déjà le rôle de Dona Sol avec toutes les traditions. — Et les délégués n’ont pu, même par la voix de Maubant, en obtenir davantage. Nous pouvons donner à la curiosité publique le secret de cette attitude. Elle est machiavélique. Vivier ne joue pas du cor, c’est le cor qui joue de Vivier. Pressé par des besoins d’argent, et d’ailleurs expulsé sans pitié par un propriétaire homardophobe qui ne badine pas avec le dieu Terme, le grand et malheureux artiste a suspendu au clou de chez ma tante le tube diabolique dont il est l’embouchure et le pavillon. Plus de cor, plus de Vivier, et réciproquement, voilà une belle carrière finie prématurément. Lugete, veneres.

C’est par des propos de table de ce genre paradoxal et hyperbolique que se manifestait, entre initiés du reste, cet esprit de blague dont on médit trop peut-être aujourd’hui, et qui eut son pouvoir sur les mœurs, n’en doutez pas, mais plus encore sur la politique. Rochefort en est la preuve, et ses airs de fifre survivent à la mêlée.

Le café Tortoni, transformé en magasin de chaussures, n’a pas été seulement le dernier divan de ces ironistes militants qui donnaient le ton du bon rire philosophique à la Ville, il fut aussi la petite quiquengrogne de la bourgeoisie libérale qui s’en va et passe la main si tristement à la populace. Aurélien Scholl, commandant de la citadelle, était un esprit fort vaillant, brave de la plume autant que de l’épée, à la française, et qui ne se laissait pas marcher sur le pied, même par un gouvernement. Il nous enseignait l’art de lancer le javelot par les meurtrières, et pour ma part je lui en dois le jeu d’arbalète. J’allais au Tortoni comme à l’exercice, à l’heure verte, et la journée m’était bonne lorsque dans le petit renfoncement de la salle, j’avais la chance d’apercevoir la silhouette hautaine du connétable, le comte médiéval Barbey d’Aurevilly, droit comme sur un cheval de bataille et sablant la coupe d’Aï ou de Clicquot aux mânes de Brummell et du dandysme. Lui aussi, il était tortoniste, intermittent, il est vrai, mais d’habitude, et il avait connu le temps où sur le perron fameux, comme au Florian à Venise, on prenait des glaces vanillées en regardant passer les belles boulevardières du règne.