Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Le boulevard et les boulevardiers/V

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V

QUELQUES BOULEVARDIERS :

FÉLICIEN ROPS


La renommée de Félicien Rops date environ du temps où Poulet-Malassis, homme d’un goût raffiné et divinatoire, se mit à éditer les poètes du Divan Lepelletier, c’est-à-dire Théophile Gautier (Émaux et Camées), Charles Baudelaire (Les Fleurs du Mal), Leconte de Lisle (les Poèmes barbares), Théodore de Banville (les Odes funambulesques) — et glorieusement s’y ruina. Car il ne faut jamais commencer. La fortune ne rit qu’aux reprises et c’est le second coup qui fait feu. Je vois encore, dans la rue de Richelieu, au coin du passage des Princes, qui s’appelait : passage Mirès, la boutique où s’étalaient les premières éditions de ces livres impérissables. Elles atteignent aujourd’hui à des prix rothschildiens, mais comme on pouvait alors en acquérir, pour trois francs, les plus beaux exemplaires, il va sans dire qu’ils restaient tous pour compte à l’éditeur. Ainsi se trouvait justifiée la fameuse vignette du petit poulet assis de traviole sur un bâtonnet, c’est-à-dire mal assis, qui était la marque et la devise de l’excellent homme.

En général, dans la vitrine, ces princeps étaient ouverts sur le frontispice, et ce frontispice, alléchante allégorie à l’eau-forte, qui semblait sonner aux bourgeois la fanfare des gloires poétiques nouvelles, était signé : Félicien Rops. C’est ainsi que pour ma part, jeune débutant avide des choses de l’art contemporain, je connus le nom de l’artiste, et pendant de longues années je n’en sus rien davantage. « C’est une espèce de tsigane belge qui satanise », me disait Alphonse Daudet, lequel édité lui-même, avec Léon Cladel, chez Poulet-Malassis, y avait aperçu une ou deux fois le graveur mystérieux. Je vous parle là de l’an 1865, — Eheu, Postume, comme dit Horace.

Quelque quinze ans plus tard, dans les bureaux de rédaction de La Vie Moderne, à l’autre bout du passage Mirès, devenu passage des Princes, Armand Gouzien vint un jour m’aviser qu’il me présenterait un Mormon. — Comment, fis-je, un Mormon ? Est-ce que le Lac-Salé s’abonne ? — Mieux encore, le Lac-Salé collabore ! — Et le lendemain, j’eus la visite d’un personnage singulier et inoubliable, remuant, vibrant, bavard et soliloquiste, dont la chevelure brune et drue, la moustache effilée, les allures souples, l’allégresse rieuse et sarcastique, fixaient l’âge à la trentaine. Il s’était tout de suite et très simplement imposé par une autorité innée et naturelle qui est le signe de la maîtrise, et il me contait un voyage en Hongrie, d’où il arrivait, avec Gouzien lui-même pour compagnon. Descriptions pittoresques en un trait, anecdotes en un mot, aperçus paradoxaux, fouettés d’une ellipse, observations philosophiquées à la parisienne par un sous-entendu, couleur, esprit, ah ! quel causeur ! J’étais sous le charme. Au bout d’une heure, de deux peut-être, il partit comme il était entré, rapide, après un shake-hand d’hercule, à briser les doigts. Mon cabinet en résonnait encore !…

— Est-ce ton Mormon ? demandai-je à Gouzien. — Sans doute. Comment le trouves-tu ? — Prodigieux et charmant. — N’est-ce pas ? Aussi est-il adoré de toutes ses femmes. — Est-ce qu’il les a amenées avec lui du Lac-Salé ?… À cette question, le bon Gouzien éclata de rire. — Rops ne s’est jamais ravitaillé au Lac-Salé, fit-il ; tous ses ménages sont parisiens. C’est ici qu’il les aime de front, austèrement, et qu’il pratique, selon la doctrine de Joseph Smith et de Brigham Young. Le dimanche, il les réunit, femmes et enfants, et il les mène à la campagne. Il n’y a pas de meilleur père de famille. — Si tu veux te payer ma tête, repris-je, sache que je suis beaucoup moins scandalisé que surpris de ce que tu me racontes. Qui n’est pas un peu Mormon, et plus ou moins, dans notre société incohérente ? Mais tu l’as appelé Rops ? Est-ce qu’il est le fils ou le neveu du célèbre Félicien Rops, l’aquafortiste ? — Malheureux, s’écria Gouzien, il est Félicien Rops lui-même, et il t’apportait des dessins pour ton canard.

Ce fut ainsi que ma pauvre Vie Moderne s’enrichit de la collaboration de ce puissant artiste. Il y a publié des pièces admirables. Mais que de fois, sa journée finie, à l’heure du repos, ne vint-il pas tailler bavette avec les camarades dans cette salle basse, éclairée par le transparent d’un marchand de vin de Champagne, et où tout ce qui comptait dans les arts en 1879-1880 a passé, depuis Meissonier, jusqu’à Flaubert, et de Gambetta à Sarah Bernhardt. Félicien Rops les étonnait tous par sa verve diabolique et l’intransigeance enthousiaste de sa doctrine baudelairienne. Il réalisait à lui tout seul le programme de cette publication, nommée La Vie Moderne, dont le titre l’avait enchanté et conquis. Et en l’écoutant, j’étais toujours frappé de la justesse de la définition d’Alphonse Daudet : « un tzigane belge qui satanise ». Il n’y manquait que le violon ensorcelé de Racoksy.

— Daudet ne croit pas si bien dire, fit-il, un jour que je la lui citais à lui-même. Si je suis né Belge, en effet, ma famille est hongroise. Aujourd’hui encore, toute une branche s’étale et ramifie au pays des magnats, magnate elle aussi, et Gouzien peut te conter la réception splendide qu’elle me fit lorsque je lui rendis visite. Quarante Rops à cheval y vinrent à ma rencontre, et je fus, là, traité huit jours comme un chef de clan. Ces choses consolent, vois-tu, de ne pas être dans le Larousse. On descend d’une race de Huns, puisque les Hongrois sont des Huns, et l’on a eu des ancêtres à têtes de loups, auprès d’Attila, dans les champs catalauniques. Tu peux dire ça au petit Daudet, quand tu le rencontreras à Tarascon.

Félicien Rops occupait alors, en dehors de ses logis mormoniques, si toutefois Gouzien disait vrai, un bizarre appartement dans les combles du Crédit Lyonnais, sur les boulevards. Il y avait ses ateliers d’aquafortiste, auquel on n’accédait que par un labyrinthe de couloirs où l’huissier le plus perspicace se fût égaré, lui et ses verges, jusqu’à ce jour du jugement dernier, qui ne sera pas précédé, lui au moins, de procédure. Non pas que l’artiste eût rien à craindre de ces officiers ministériels, puisque, déjà fort à l’aise, il gagnait encore tout ce qu’il voulait par ses eaux-fortes ; mais il avait horreur des raseurs et prétendait ne fréquenter, des Parisiens, que l’élite. Rien de plus rare que ses amitiés, si ce n’était ses admirations. Le statuaire Auguste Rodin était l’objet d’une de ces dernières, et ayant appris que je le connaissais, il me pria de le présenter à mon tour à ce maître, alors parfaitement ignoré, et qui ne groupait autour de lui que quelques zélateurs fidèles. C’était le temps où Auguste Rodin avait dessiné, pour l’édition de luxe d’Enguerrande, deux pièces michelangesques que les souscripteurs renvoyaient religieusement à l’éditeur, tant ils les trouvaient horribles, et ne voulant pas, disaient-ils, en déshonorer leurs exemplaires !

Un matin donc, je m’en fus prendre Rops à son labyrinthe, et je l’emmenai d’abord, sans lui dire où nous allions, chez certain mastroquet des environs du Trocadéro où je savais que Rodin déjeunait tous les jours, en blouse, comme un carrier, et même, lui expliquai-je, « comme un carrier qui n’a rien de… Belleuse ». Nous y retrouvâmes Octave Mirbeau, curieux, lui aussi, non seulement de Rodin, mais de Rops lui-même, puis les sculpteurs Dalou et Gaudez, et quelques instants après, une barbe fluviale et mosaïque épandue sur un bourgeron de travailleur, et étoilée de deux yeux rêveurs de somnambule, s’encadra dans la porte du chand de vins. C’était Rodin, toujours hors du temps et des choses, et qui, par chance, n’avait pas, ce jour-là, oublié l’heure du déjeuner. Ce que fut ce déjeuner, et l’hymne du Beau qu’y chantèrent ces hommes d’élite, il faudrait un Platon pour l’écrire. Mais Félicien Rops y tint, comme on dit, le crachoir. Il flambait de verve, et il me fut donné d’ouïr, en présence de l’un de ses grands prêtres, la plus belle déclaration d’amour que jamais âme d’artiste ait faite à la nature. De pareilles journées sont à la fois trop longues et trop courtes, et nous n’aurions su comment terminer la nôtre si Auguste Rodin n’avait eu l’idée de nous emmener à son atelier. Nous l’y suivîmes, et, ayant renvoyé ses praticiens et ses modèles, il nous découvrit pour la première fois l’immense maquette de sa Porte de l’Enfer, qu’à cette époque il ne dévoilait guère. Je me rappelle que, à cette apparition, une émotion profonde empoigna les visiteurs et qu’un grand silence régna. Puis Rops se détourna et, le front posé sur la muraille, lui, le railleur féroce et le critique sans pitié, il essuya deux larmes. Son idéal du Beau était là, sous ses yeux, réalisé sur terre, en France.