Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Le boulevard et les boulevardiers/VII

La bibliothèque libre.


VII

QUELQUES BOULEVARDIERS :

JULES VALLÈS


J’ai revu Jules Vallès à Londres en 1879, dans sa maison de Tavistock-Square, et j’ai vu ce que c’est qu’un communard qui s’embête !… ah ! le pauvre garçon, il faisait peine et pitié ! Il vous aurait raclé les bottes pour avoir un peu de terre de France à respirer dans le creux de sa main. À Tavistock-Square, Vallès n’était connu que sous le nom de M. Pascal. La police, seule, savait quelle personnalité cachait ce pseudonyme. D’ailleurs il vivait seul, n’ayant aucuns rapports avec les autres réfugiés politiques, qu’il méprisait et tenait à distance. Un personnage bizarre, farouche et convaincu, nommé Barbelion, et qui ressemblait à son nom, montait la garde autour du grand réfractaire, et pour arriver à M. Pascal il fallait plus de diplomatie que pour obtenir une audience du prince de Galles.

Ignorant ces détails je m’étais tout bonnement présenté à la porte et j’avais eu le désagrément d’être évincé comme un simple bourgeois par l’épouvantable Barbelion, le Barbelion aux yeux torves, lorsqu’en rentrant à mon hôtel j’y trouvai le billet suivant :

« — Comment c’est toi ? mais d’abord est-ce bien toi ? si c’est toi (hum ?) viens manger ce soir la soupe aux choux de l’exil. Il y aura des réactionnaires. J. V. »

Je le trouvai fort engraissé depuis la Commune.

— Pourquoi donc Gill, lui dis-je, te fait-il des portraits romantiques où tu as l’air d’Hamlet jonglant avec des crânes ? Tu te rotondifies au contraire.

— C’est la bière anglaise ! Je te jure que ce n’est pas l’exil. L’exil n’engraisse pas, quoi qu’on dise. Mais viens faire un tour dans mon jardin.

Le jardin de Vallès, à Londres, était bien la chose la plus prodigieuse que l’on puisse imaginer : tous les arbres en étaient de fonte, les plantes de zinc et les fleurs de fer-blanc. Quant aux allées elles étaient asphaltées.

— J’en partage la jouissance avec mon propriétaire, me dit « M. Pascal » d’un ton inexprimable où la blague se mêlait à l’amertume.

Il y avait de quoi devenir enragé à se promener dans un pareil jardin, où nos pas faisaient sonner la tôle des cactus et danser l’étain des lierres.

— Dans quel rêve de ferblantier vis-tu ? m’écriai-je.

— N’est-ce pas que c’est joli ? Par les temps de brouillard, cela donne l’illusion de la nature.

— Tu ne dois pas voir souvent d’oiseaux ?

— À Londres, il n’y a pas d’oiseaux, fit Vallès en secouant la tête.

Nous rentrâmes dans l’appartement, et la première personne que j’y aperçus fut l’inquiétant Barbelion. Ses regards firent le tour de ma personne, et ils semblaient vouloir retourner mes poches. Si l’on pouvait dévêtir quelqu’un avec les yeux, je serais resté sans chemise. Je priai Vallès de nous présenter.

— Le citoyen Barbelion, mon ami et mon cuisinier. C’est lui qui est l’auteur de la soupe aux choux qui cuit en ce moment dans la marmite de l’exil.

Tout pour Vallès était « à l’exil », comme dans la pension Vautrin de Balzac, tout est « au rama ». Et comme j’allais féliciter Barbelion de ses talents culinaires, oh ! qui l’eût cru ou deviné ? Monselet sortit de la cuisine !…

— Je constate, fit-il, qu’il n’y a pas de sang dans la préparation des choux chez Vallès, et je le dirai à l’histoire.

Le dîner fut charmant, cordial, bruyant, français, et la soupe aux choux obtint tous les suffrages. Monselet était venu comme moi, à Londres, et avec beaucoup d’autres artistes et gens de lettres, pour assister aux représentations de Sarah Bernhardt. Vallès ne connaissait pas Sarah Bernhardt. Son impatience de la voir, de lui parler, de savoir « ce qu’elle avait dans le ventre » était si vive qu’il fallut lui promettre de le conduire chez elle, ou dans sa loge.

— Je lui taillerai un rôle de dompteuse, s’écriait-il. Elle aussi c’est une réfractaire. Elle a planté sa barricade dans les rues de l’art. Elle colle les bourgeois au mur !…

Il fallut l’arrêter, il allait trop loin. Barbelion ne participait pas à son enthousiasme. Barbelion était sombre. Il desservait les assiettes et les plats d’un visage menaçant. C’était trop artiste, ces conversations-là. Ça ne sentait pas assez le pétrole.

— Citoyen Monselet, dit-il en lui versant à boire, vous ne sentez pas assez le pétrole !

— Vous trouvez, Barbelion ? fit le poète gastronome en reculant sa chaise avec un geste d’effroi.

— D’ailleurs, reprit l’autre, je ne vous ai pas vu parmi les nôtres.

— C’est sans doute que je n’y étais pas. Et se retournant vers Vallès, qui se tordait de rire : Je te remercie, citoyen Jules, de nous avoir servi des couteaux ronds.

Mais malgré les efforts de Barbelion, la causerie restait littéraire. Sevré depuis neuf ans de l’esprit boulevardier, éloigné du mouvement intellectuel de Paris, Vallès était avide de savoir les noms nouveaux, les vrais succès, les chiffres d’éditions, les étoiles apparues. Il nous suppliait de lui dire tout, de ne rien lui cacher, il nous prenait par les sentiments. Les questions se pressaient sur ses lèvres sans attendre les réponses. Il était comme grisé par cette odeur de la patrie que nous avions dans nos vêtements.

— Ce Zola qui est-ce ? Ah ! c’est un lapin. En voilà un qui me va des pieds à la tête ! Je lui ai écrit pour le féliciter. Charpentier m’envoie ses volumes. Et ce petit Daudet ?… qui aurait cru ça ! Voyez-vous Goncourt ? Qu’est-ce qu’il va faire sans son frère ? Et les vers ? Est-ce qu’on fait encore des vers en France ? Quel drôle de jeu ! À la prochaine je fusille tous les poètes !

— Bravo ! dit Barbelion, et il jeta sur Monselet un regard de hyène.

— Pardon, remarqua celui-ci dans un susurrement, des vers, mais tu en as fait !

— Le citoyen Vallès a fait des vers ? C’est donc pour ça qu’on l’accuse d’être mou ! Car je n’ai pas à te le cacher, on t’accuse d’être mou parmi les réfugiés. Vermersch me disait de toi, hier matin : « Vallès ? ses convictions ne tiennent qu’à un sourire de jolie femme. »

— Nous verrons ça à la rentrée, dit Vallès la lèvre humide.

Le café servi, on repartit en causerie joyeuse. Vallès hyperbolique, paradoxal, gueulard, avec un bon rire d’enfant, qui démentait les truculences de ses paroles. Car il y avait un « tendre » dans ce révolté, et, ce soir-là je m’en suis rendu compte, un « tendre », et un naïf aussi, cela n’est pas douteux. Une vie tranquille et régulière aurait fait sortir de l’Auvergnat mal léché qu’il croyait être et qu’il n’était que par pose, un père très bon, un rentier très paisible, et peut-être même un bourgeois. Car celui qui l’a appelé un jour : « Monsieur Joseph Proudhon », l’avait pénétré profondément.

Grand écrivain, cela est incontestable, écrivain de la bonne race française, sobre, nerveux, concis et sonore, Jules Vallès laisse un livre qui restera, c’est Le Bachelier. Mais il n’était que gendelettre, il n’était pas artiste de lettres et lorsque Castagnary lui criait d’un bout de table à l’autre, à la brasserie des Martyrs : « Si je te prenais cent mots de ton dictionnaire, tu ne serais plus fichu d’écrire une page », le critique d’art mettait le doigt sur la plaie de ce talent, bien plutôt étréci que développé par l’éducation universitaire.

À la fin de cette soirée de Tavistock-Square, et quand Barbelion fut rentré dans son antre, au fond des bois, Vallès se déboutonna tout à fait, et il nous raconta la Commune, mais la vraie. Oh ! quelle Commune et quel dommage qu’il n’ait pas eu le courage de l’écrire, celle-là au lieu de l’autre. De toutes les histoires que j’en ai retenues, je ne conterai que celle-ci, car elle me semble caractéristique.

— On vient un jour à la Place, racontait Vallès, m’annoncer une sinistre nouvelle ! « Commandant Vallès, me dit un fédéré, le citoyen Benoît vient d’être tué sur les remparts par un obus versaillais. Le bataillon lui fera demain des funérailles pompeuses, auxquelles assistera la famille. On compte sur un discours de vous. » Il fallait m’exécuter, quoique je ne connusse pas le brave Benoît. Je l’ignorais absolument. Mais l’éloquence n’a pas été inventée pour des prunes. Arrivé au cimetière, je me dirige vers le bord de la tombe, et je commence. Mais j’avais totalement oublié le nom du héros, de telle sorte que, n’osant pas le demander à la famille, je m’écriai à tout hasard : « Adieu Bertrand ! Dors en paix, brave Bertrand !… » Si tu avais vu la tête des patriotes… Il paraît que ce Benoît était célèbre.