Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3/« La vie moderne »/IV

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IV

DANIEL VIERGE


Le Musée des Arts décoratifs ouvrait l’exposition de l’œuvre de Daniel Vierge, à l’heure même où ce grand artiste vint occuper sa place dans mes Souvenirs. Ainsi, peintre passionné de la vie, se réveilla-t-il encore à la diane de l’actualité.

Grand artiste, Daniel Vierge le fut, rien n’est moins douteux, et par conséquent, il le demeure ; une visite au Pavillon de Marsan aura suffi d’ailleurs pour vous en convaincre. Pour mon compte, je n’ai jamais ressenti en présence d’aucun autre fils des Muses, sensation plus magnétique du génie. Elle s’activait en outre d’un charme physique, propre à ces êtres privilégiés, que la Nature, toujours explicite, contresigne du don de beauté, et qui le marquait comme Alphonse Daudet dans sa jeunesse. Aveugle qui se trompe au contrôle des fées !

J’ai dans les yeux, comme d’hier, ma première rencontre, à La Vie Moderne, avec ce superbe jeune homme, aux traits d’Arabe, à la taille flexible de toréador, au geste rayonnant de force et de joie, qui semblait sortir d’un cadre de Vélasquez ou d’un drame de Calderon. C’est sur la foi de tels yeux de velours, d’un tel sourire, à la musique d’une telle voix, que les Chimènes se rendent aux Campéadors, sur le cadavre de leur père.

Il m’apportait son premier dessin de collaborateur, roulé d’ailleurs dans son mouchoir de poche, d’où tombèrent des gousses sèches de piments rouges qui lui faisaient emploi de cigarettes. Sous une houppelande de roulier, que je lui ai toujours vue, même en été, il était vêtu de sa blouse d’atelier et des pantalons larges qui y concordent, d’où il était aisé d’inférer qu’il n’attachait aucune importance à la toilette. Il n’en laissait, là-dessus, qu’au légendaire Henri Pille, autre artiste admirable d’ailleurs, pour qui l’endimanchement consistait à changer de chemise. L’Espagnol restait loin, toutefois, de son rival en inélégance, par le soin qu’il prenait de ses mains de duchesse, comme aussi d’une chaussure dont les Cendrillons andalouses lui eussent envié la pointure hyperbolique et romanesque.

— Je viens, me dit-il, d’acheter une guitare pour la rédaction.

Et il me tira, en effet, de sa peau d’ours, l’un de ces jambonneaux sonores à quatre cordes.

— Comment pour la rédaction ? béai-je.

— Mais, en Espagne, il n’y a pas de rédaction sans guitare. La guitare fait partie de l’outillage d’un journal. Je ne me représente pas qu’on puisse écrire sans pincer la séguedille entre deux phrases. Quand ce ne serait que pour éviter la crampe ?

— À ce titre de meuble, remerciai-je, j’accepte le don au nom de la Société, sans toutefois vous dissimuler que le coopérateur guitariste accompagnateur nous impose, si je le trouve, une dépense sottement oubliée dans nos statuts.

— Mais tout le monde est guitariste, s’écria Vierge, en se pliant de rire. On n’a qu’à racler les quatre poils avec les ongles. Le moindre rédacteur…

— C’est le financier, soulignai-je.

— …suffit à tirer de la courge des harmonies délicieuses. Tenez, mon cher directeur, vous allez voir comme c’est simple.

Et s’emparant de la guitare, il alla s’asseoir au fond du bureau, sur une banquette, et il préluda à une sérénade, dont le balcon était figuré par le transparent lumineux de M. Mercier. Drin, drin, drin. Quel instrument ! Inutile de l’accorder, celui-là. Drin, drin. C’est comme la harpe éolienne quand il vente. Elle est toujours au ton ambiant. Drin, drin. Puis peu à peu, et entraîné par l’allégresse native et natale, l’enfant des Espagnes commença à chanter l’une de ces canzones au rythme mauresque, coupées de contretemps, où s’expriment les ardeurs voluptueuses du pays de Carmen et des autodafés. Enfin, à pleine voix, il attaqua le Vito, qui les résume toutes en une sorte de Marseillaise de l’amour, et où Pagans, chez de Nittis, atteignait à un effet trépidatoire, qui triomphait même d’Edmond de Goncourt et de son impassible foulard blanc.

Daniel Vierge le chantait autrement que Pagans, et sans les vocalises qu’y a superposées Garcia, soit dans le texte original et populaire des cafés de zingari, et on ne pouvait plus l’arrêter. Drin, drin, drin ; il s’en écorchait les carpes et métacarpes.

Au bruit de cette musique, assez insolite dans le cabinet grave d’un directeur de périodique, ma rédaction, qui y entrait d’ailleurs sans frapper, et comme au moulin du bon meunier, était accourue, toute coopération cessante. Il n’y avait pas à la présenter au guitariste, dont l’âme voltigeait de Grenade à Séville, et n’avait plus de Pyrénées. — C’est la guitare du journal, fis-je ; elle manquait à l’outillage. Écoutez et vibrez à l’unisson, même ceux qui ont la voix fausse. L’instrument supplée aux dissonances, et pour ce qui est de la mesure, voici Victor Wilder, notre musicographe, il vous battra les contretemps.

Or, ils vibrèrent à l’unisson, quand, tout à coup, l’escalier du hall s’emplit de froufous et de parfums, et une voix d’or fit :

— À la bonne heure, on s’amuse à La Vie Moderne !

C’est ainsi que j’ai connu Sarah Bernhardt.

Amenée par Georges Clairin à l’exposition des cartons d’Ulysse Butin, pour les œuvres de qui il professait une admiration militante, l’illustre comédienne n’avait pu résister au concert hispano-mauresque qu’on entendait du boulevard, et, conduite dans le plus pur protocole des cours par mon noble cousin, Antonin, duc de San Valentino, elle était montée voir dans leur atelier même, ces ouvriers allègres de la Forme et de la Couleur qui bâtissaient un temple d’art, comme Amphion, aux accords de la lyre.

Je serai maintes fois amené à vous parler, par la suite, de cette femme extraordinaire, au destin de déesse, qui allait entraîner dans l’orbe triomphal de son astre, le succès de La Vie Moderne. Pour le moment, c’est à Daniel Vierge que je dois en revenir. Il n’avait alors que trente et un ans, et, robuste et magnifique, il croquait les piments en feu comme un écureuil les noisettes. Ce producteur inépuisable se dépensait sans compter, dispos à toutes les commandes, et plus frais après les veillées de travail nocturne, que l’oiseau sur la branche à l’aurore. Le catalogue de son œuvre si l’on pouvait le dresser, abattrait trois bénédictins sous la besogne, et l’on n’y relèverait pas une pièce médiocre. Oui, en vérité, il fut un grand artiste, auréolé de beauté et de génie.

Il était né — je recours à mes notes prises de sa bouche même — le 5 mars 1851, à Madrid, rue de la Huertas, de Vicenti Urrabieta Ortiz, dessinateur lui-même, dont les compositions d’actualité alimentaient tous les illustrés de la Péninsule, de telle sorte que, lorsque Daniel passa les monts pour se créer un nom, la besogne était à demi faite. Il prit donc celui de sa mère, autant par respect filial que par soumission à un usage de son pays, aussi touchant qu’il est logique. L’âme artistique est toujours de transmission maternelle. Mme Urrabieta Ortiz s’appelait Vierge, de son patronymique de jeune fille.

La vocation de Daniel fut tout de suite impérieuse comme elle était héréditaire.

« À six ans, me contait-il, dans la petite ville de Pinto, près d’Aranjuez, je passais mes journées à m’essayer aux effets de lumière sur des ruines où je faisais poser des mendiants en guenilles. »

En 1864, il entra à l’École des Beaux-Arts de Madrid, et d’emblée il fut placé tout de suite dans les classes supérieures auprès de Pradilla, Plasencia et autres élèves devenus célèbres du vieux Federico de Madrazo, chef de la lignée des peintres de ce nom. Un paysagiste hollandais, Carl Haes, eut aussi sur lui une puissante influence. Il lui apprit « à savoir voir», ce qui est tout en peinture. C’est par ce maître libre qu’il devint le prodigieux visionnaire dont la mémoire chargée de cent mille tableaux, saisis sur le vif dans leur caractère et leur milieu, allait suffire à l’illustration des œuvres les plus variées de la littérature universelle, depuis Cervantes, Victor Hugo, Edgar Poe, Michelet, jusqu’à cette modeste nouvelle, L’Espagnole, par où il me présente amicalement dans sa houppelande à la postérité bibliophilique.

« La nuit à l’heure brune du serein et de la sérénade, je m’en allais avec des camarades étudier d’après nature les jeux de lune aux belles ombres sur les balcons amoureux, ou sous les arcades des venelles tortueuses, pleines de scènes picaresques que l’on n’invente pas. J’en ai quatre-vingt-dix carnets dans mon coffre cordouan, ils sont le secret de mon abondance. J’en ai tiré l’illustration de ce Madrid la nuit de Blasco, qui m’a permis de quitter l’École et de venir à Paris, en 1869. »

À Paris, Daniel Vierge ne connaissait personne. Mais c’était l’année où Mariano Fortuny, son compatriote, révolutionnait les ateliers par l’industrie prestigieuse d’un art où Watteau se mêlait à Meissonier et qui avait tourné la tête à Théophile Gautier lui-même. L’une de ses toiles, le Mariage dans la vicaria de Madrid, exposée chez Goupil, rue Chaptal, venait d’y décrocher la timbale du prix de cent mille francs, maximum de rêve des peintres vivants, où Meissonier, roi de la cote, ne devait atteindre que longtemps plus tard. Et ce Fortuny n’avait que trente et un ans. Il dégotait en gloire et en fortune les plus fameuses spada du spadassinat tauromachique et jusqu’à Frascuelo lui-même. On n’en dormait plus chez le vieux maître Federico de Madrazo, dont Fortuny venait d’épouser la fille. Ed anch’io son pittore ; Daniel Vierge mit ses quatre-vingt-dix carnets dans son sac à peindre, et il franchit les Pyrénées, sans oublier, bien entendu, sa guitare.

— Mais en sortant de l’Académie de Madrid il m’était arrivé d’être, sur le seuil même de la porte, renversé par un cheval emporté. Voilà pourquoi je ne suis pas peintre, comme cet heureux Mariano.

— Comment ? Pourquoi ?

C’était un signe. Lorsque l’on est renversé par un cheval devant une maison d’où l’on sort, c’est qu’on n’y rentrera jamais.

— Eh bien ?

— Cette maison était l’Académie de peinture…, de peinture, entendez-vous ? Mon sort était écrit, je ne pouvais être que dessinateur.

Et rien jamais ne prévalut contre cette croyance superstitieuse de l’artiste à la fatalité de la loi du cheval. Dieu sait pourtant s’il l’était, peintre !

Ce fut néanmoins avec de petites toiles peintes que Daniel Vierge gagna d’abord sa vie, à Paris, en 1869. Il en prenait les thèmes dans les scènes de la vie courante, les « choses vues », comme dit Victor Hugo, à l’aventure des promenades, départs de troupes, rassemblements de badauds, groupes populaires, selon des notations qui augmentaient le nombre de ses carnets. — « Et je vendais, me disait-il, je ne sais plus à qui, mais je vendais. J’avais même oublié l’accident de cheval prophétique lorsque la guerre franco-allemande éclata et tout fut fini ; adieu brosses et palette. Il fallait songer à vivre sans retourner en Espagne. » Et délibérément il alla offrir au Monde Illustré ses services d’actualiste exercé.

Le directeur de ce périodique était alors Charles Yriarte, écrivain d’art boulevardier, qui sous le pseudonyme de « Marquis de Villemer », emprunté à George Sand, avait publié une série de « Portraits parisiens » de bon style dont le succès fut fort vif dans Le Figaro et ailleurs. Charles Yriarte, quoique né en France, était d’origine madrilène, donc à demi compatriote du dessinateur, et d’ailleurs dessinateur lui-même. Il tomba en arrêt devant les spécimens que Daniel lui soumettait et, séance tenante, il l’enrôla dans la rédaction. Les premières compositions de Vierge, des souvenirs, je crois, de la révolution espagnole, pour fort remarqués qu’ils fussent dans le monde des ateliers, n’en bouleversèrent que davantage la clientèle du journal, accoutumée à l’illustration plate et sans couleur de ses imagiers assermentés. Les bons vieux abonnés, immémorialement contents des incendies, tamponnements, et naufrages clichés, reproduits depuis Louis-Philippe sous des titres nouveaux et qui n’offensent pas l’idée qu’on se fait des cataclysmes, se rebiffèrent presque en masse devant l’originalité de la manière sonore, les beaux effets de noir et blanc, les fins gris argenté, le dessin expressif et les trouvailles pittoresques de ce crayon révolutionnaire dont la gravure sur bois n’arrivait pas à éteindre la flambée. — « Sans Yriarte, j’étais coulé. Ce n’est pas comme ça, me disait-il, qu’ils voient l’Espagne. Tous les cafés gémissent, et L’Illustration, notre rivale, triomphe. Et il m’expliquait qu’en France l’image est avant tout conventionnelle et déjà vue et qu’un abonné doit dire à son aspect : « Voilà comment je l’aurais dessinée, moi, si je savais ! »

— « Et que répondiez-vous à Yriarte ?

— « Rien. Je lui montrais à tenir les castagnettes, qui doivent s’accrocher au pouce et être touchées du bout des doigts, dans la paume, comme le violon. »

Et le Siège vint. Daniel Vierge s’était laissé emmurer avec nous, résolu à partager tous les maux de la ville hospitalière. Un sac de garbanzos, un boisseau de piments, un cahier de « papel’ de ilo » et la guitare suffisent à tout bon Espagnol pour tenir six mois dans une Saragosse. Le seul ennui qui le gênait, c’était de ne pas manier assez aisément encore la langue complexe de ses hôtes. L’Amour, qui protège la France, pourvut à la difficulté, non sans en ajouter une autre, en déposant sur le palier commun le doux lexique d’une institutrice blonde qu’il devait feuilleter jusqu’à sa mort.

À la première bombe qui tomba dans Paris, rue du Cherche-Midi, sur un mur de couvent, Vierge qui demeurait à cent pas de ce mur foudroyé, s’élança le carnet au poing, à la rencontre de la deuxième. La grêle de pains de sucre bismarckiens crépitait déjà dans le sixième, où les chaussées n’en étaient pas plus sauves que les toitures, de telle sorte que, saisis de panique folle, nombre de bonnes gens du quartier s’étaient réfugiés pêle-mêle dans les cryptes du Panthéon comme les premiers chrétiens dans les catacombes. L’actualité était là.

« Il y avait sur la place des gavroches admirables qui couraient aux éclats d’obus en rigolant, avec des vols en rond d’hirondelles happant les insectes dans les rayons. Je pus en croqueter quelques-uns. Puis tantôt à plat ventre et tantôt à toutes jambes, je parvins à traverser la place et je descendis dans les caves. Le spectacle y était extraordinaire, digne de Rembrandt. Des femmes terrifiées enveloppant leurs enfants dans des attitudes de Niobés, comme des rochers. Devant ces blocs, des hommes de tout âge, métier et condition, allaient, venaient, péroraient, importants et bêtes, avec des gesticulations d’énergumènes. Des politiciens de brasserie dans des oubliettes. Il y avait un aveugle avec son chien, la sébile aux dents, éclairé par une lueur de soupirail. Sous les voûtes, le nom maudit sonnait dans les échos en abois de meute, Bismarck, marck, marck !… Chacun s’arrachait le crachoir des plaintes, des imprécations, des menaces gasconnantes, et se disputait le coup de botte à la charogne de l’Empire. C’était superbe, dans la pénombre souterraine, entre les tombes de Voltaire, de Mirabeau et de Jean-Jacques, une via Appia des limbes, où flottaient des poussières de mica comme il y en a sur les miroirs biseautés à la fuite du jour, oui, superbe !

« Je crayonnais sur mes genoux, sans voir ce que cela rendait, quelquefois hors du papier, dans le vide. Je ne voulais rien en perdre. J’étais halluciné. Au dessus de nous, au dehors, on entendait siffler et fuser en l’air les obus qui tombaient à bloc, sourdement et mitraillaient les magasins. Il devenait évident que, de Châtillon, les Prussiens prenaient spécialement le Panthéon même pour cible, et l’on avait dit dans les journaux que le génie y avait établi une poudrière. Il fallait donc sortir de l’hypogée sous peine d’être enseveli sous la chute probable du monument. Le dôme venait d’être atteint par les pointeurs, aux cris de terreur des enfants et des femmes. Ce fut l’aveugle qui se risqua à l’aventure, mais au bout de cinq minutes, il revint seul, sans son chien, en tâtant les murs. La malheureuse bête y était restée, émiettée par une grenade. De telle sorte que nous attendîmes jusqu’à la nuit l’interminable fin de ce bombardement. Les uns s’étaient étendus à terre pour dormir et les autres…

— Et les autres ?

— « Tenez, regardez, c’est d’après nature. »

Et il me fit voir, sur un de ses carnets, des études silhouettées de joueurs de bouchon en bras de chemise. — « Voilà les autres. »

« Je ne pus rentrer chez moi que le matin parce que, faute de réverbères, éteints par ordre, le quartier était plongé dans la plus complète obscurité.

— Et l’aveugle ?

— « Ce fut lui qui me remit à ma porte.

— « Comment, un aveugle ?

— « Il ne l’était que de profession. »

Daniel Vierge a longtemps caressé le rêve de réaliser dans une grande toile, pour le Salon, et sous le titre de : La Peur, cette scène de la crypte du Panthéon. Que de fois ne l’ai-je pas engagé à s’en payer le repos et la fête. Mais il secouait la tête et soupirait : — Le cheval, cher ami, le cheval de l’actualité et de l’Apocalypse !…

Une autre fois son impéritie du verbe français lui avait attiré une de ces « histoires absurdes » propres à la stupidité des foules en tout temps mais magnifiées en temps de siège jusqu’à l’aberration nationale. C’était l’une des plus rudes journées du grand hiver, et l’Andalou, frileux comme une chatte, avait, par-dessus sa houppelande, endossé sa cape à sérénades, plus un cache-nez de laine tricoté par une main chère, et, coiffé de la loutre d’un passe-montagne, il était allé à la chasse des motifs et tableaux de Paris. Intéressé par le pittoresque d’un piquet de gardes nationaux campés place du Carrousel, sous l’arc de Bosio, il avait tiré son carnet et il dessinait, debout, ses patriotiques modèles.

Naturellement, et je n’ai pas besoin de vous le dire, il leur était apparu en espion prussien, d’autant plus reconnaissable qu’il se dissimulait davantage sous un déguisement de marchand d’habits. Une rumeur de mauvais augure courait autour de lui et il se sentait carabiné de regards farouches.

— Hum… qui êtes-vous ?

— Moi ? Ze souis Vierge.

— C’est ça dont on se fout que tu sois vierge. Qu’est-ce que c’est que tu fais là ? Tu prends des notes ?

— En espagnol.

— Ou en allemand. Oust ! tu t’expliqueras au poste. Et ils l’emmenèrent, à sa grande hilarité d’ailleurs. « — Rien de plus drôle si, dans ce violon, il n’eût fait un froid de pôle arctique. Une heure, deux heures, personne ne venait m’interroger, on m’avait laissé là comme un paquet de linge sale. Pour me distraire d’abord et ensuite par profession, j’offris au factionnaire de le portraiturer. Tous les Français aiment qu’on les « tire », surtout en militaires. J’exagérai le caractère guerrier du bonhomme et j’obtins de sa binette bourgeoise un grenadier de la vieille garde impériale à la retraite de Russie. Il me demanda le portrait pour sa femme, et il courut le montrer aux camarades. En un instant je fus entouré de gardes nationaux, comme Salvator Rosa de brigands dans les Abruzzes. »

Mais cette magnifique séance avait été interrompue par la survenue d’un sergent, indocile aux arts, qui avait signifié au Salvator Rosa la nécessité de le conduire à la mairie, l’honneur d’être vierge ne constituant pas un titre suffisant à la nationalité française. Comme l’artiste d’ailleurs le prenait irrésistiblement à la blague, et que la gaieté est un signe d’innocence, il obtint assez aisément que les quatre hommes qui l’escortaient à la mairie marcheraient sur un trottoir, tandis qu’il irait parallèlement sur l’autre, et que, espion prussien ou non, il éviterait ainsi d’être massacré sans phrases par une population qui ne savait pas l’espagnol. Il fit ainsi la rue de Rivoli sous les arcades, surveillé du trottoir du Louvre, par quatre fusils attentifs. — « Je rencontrais presque à chaque pilier des amis et connaissances devant qui je passais sans m’arrêter et qui restaient interdits de ma froideur inexplicable. — Eh bien ! disaient-ils en me tendant la main. — Impossible, ils me fusilleraient !… Et j’allais, comme le Juif Errant, sous l’œil de la Garde nationale. Mais quelle situation, cher ami, lorsque, devant moi, à dix pas, je vis venir à ma rencontre, devinez qui ?… M. Paul Dalloz, mon directeur du Monde Illustré. M’arrêter, c’était la mort. Ne pas m’arrêter, c’était mon congé du journal. Or, il me barra la route. — C’est vous ? Bonjour. Qu’avez-vous donc ? — Espion prussien. — Où ça ? — Là, devant vous donc. — Et je lui montrai mon escorte, qui traversait la chaussée, de huit pieds rapides. M. Paul Dalloz dut m’accompagner à son tour à la mairie, s’y porta garant de mon civisme et me fit rendre mon carnet que mes guerriers m’avaient confisqué. C’est l’un de ceux auquel je tiens le plus. »

Je me rappelle avoir vu dans l’atelier de Daniel Vierge une vingtaine d’aquarelles lavées d’après nature, pendant la Commune, au péril de sa vie, d’après des types de fédérés qui ne se doutaient guère qu’ils fussent si pittoresques. Il y avait des cantinières, des marins, des « quarante sous », des internationaux, tous les révoltés de la défaite, rendus dans leur geste et leur couleur comme par Jacques Callot. Il m’est resté l’image d’un Gustave Flourens à cheval, d’un Raoul Rigault sarcastique, et d’une scène prise à l’entrée des troupes où une vieille pétroleuse, collée au mur, les cheveux épars, la poitrine nue, hurlait à ceux qui allaient la fusiller, toute la litanie des injures et du défi. Oh ! la terrible page d’histoire !