Souvenirs d’un fantôme/Histoire d’un Voleur mort, racontée par le mort lui-même à ses camarades

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C. Le Clère (tome 1p. 297-347).


Histoire d’un Voleur mort, racontée par
le mort lui-même à ses camarades.


Je suis né vassal de l’abbaye de Grandselve : c’est une maison de Dieu bien connue dans tout le Languedoc par sa richesse, sa sainteté, ses festins, sa magnificence. Le damp abbé mène un train de prince ; il en a les revenus et le pouvoir. On le vénère non moins qu’on le redoute, car il peut payer des soldoyers et anathématiser les sacriléges qui oseraient le mettre à contribution. Les vassaux de Grandselve vivent en paix sous la protection de l’église, qui demeure toujours calme chez elle, bien que, dehors, elle guerroie sans relâche, car il faut qu’elle ait partout la principauté, puisque Notre-Seigneur Jésus-Christ l’a établie pour dominer sur tous les royaumes de la terre.

Ce sont des vérités dont on a nourri ma jeunesse, car j’ai eu le bonheur de manger le pain de notre damp abbé. Il m’avait pris en amitié dès mon bas âge. Ce saint homme protégeait mes parents de longue main et avait marié ma chaste mère au bûcheron mon père. Ma mère aussi allait souvent à Grandselve chercher de bons avis qu’elle mettait en œuvre, de manière à gouverner la maison ; elle en rapportait toujours de bonnes choses, des provisions de bouche ou de ménage, des écus d’or et plus souvent des sols tholosains d’argent. Ces avantages la rendaient fière ; aussi les commères du lieu la détestaient et lui faisaient de belles révérences ni plus ni moins que les pieux mêmes les faisaient au damp abbé.

Dès que je pus me tenir sur mes pieds, on m’introduisit dans le monastère, d’abord comme enfant auquel on s’intéresse et puis on me vêtit d’une robe toute rouge. Oh ! que je la trouvai magnifique, et que pour l’endosser je respectai peu mes longs cheveux noirs qu’on rasa et qui furent remplacés par une calotte rouge comme la robe !

C’était là mon vêtement de tous les jours, et aux heures canoniales on jetait, par dessus ma soutane boutonnée jusqu’au menton, une aube blanche fine et ornée de dentelle, quand venaient les dimanches et les bonnes fêtes de l’année ; j’étais un acolyte, un thuriféraire ; on me laissait entrevoir que, l’âge venu, on ferait de moi un novice et puis un moine. Je me fis voleur ; c’était quitter une carrière de repos et de bombance pour une d’agitation et souvent de famine. Tous les temps ne sont point bons pour les voleurs : ils ont souvent des semaines bien pénibles, de rudes combats à soutenir, et à la fin la corde ou la roue. Qu’y faire ? on va dans ce monde ainsi qu’on le peut, et comme, en résultat, il faut arriver où nous sommes, la façon d’y descendre est assez indifférente lorsqu’on y est descendu.

Moine, j’aurais vécu sans souci, sans chagrin, sans plaisir peut-être ; j’aurais, au bout de soixante ans, recommencé le même emploi de chaque jour, revu le même cloître, la même église, le même réfectoire ; me serais couché, levé sans différence d’une minute ; aurais porté le même habit, chanté les mêmes psaumes, recommencé la même procession ; et le soleil et la campagne, rien n’aurait varié pour moi. Autant vaut être l’horloge à laquelle le moine obéit plus qu’au damp abbé, parce que l’aiguille commande dans sa course régulière, tandis que le moine dans la sienne obéit toujours.

Voleur, j’étais libre…, libre… À Grandselve, terre d’église, on a quelque fois entendu parler de la liberté, on se dit : Où est-elle ? et autour de soi on ne la distingue que parmi les voleurs. Je tenais à être libre ; or, je me fis voleur. L’homme d’armes ne l’est pas encore, moins le serf du baronnage ; les bourgeois croient l’être, mais n’est pas bourgeois qui veut : j’avais seulement des épaules larges, des bras musculeux, des mains de fer, un jarret infatigable ; j’étais leste à la course, dur au mal, sans souci ; je ne manquais pas de courage. J’aurais été un méchant moine, je devins un voleur renommé, non pas tout d’un coup ; voici comment advint la chose, vous la saurez s’il vous plaît de m’écouter : or le voleur continua.

Je venais d’atteindre ma quinzième année ; j’étais dans la chambre du damp abbé, travaillant à copier un antiphonaire ; j’en bâillais, mais c’était mon devoir ; la journée était radieuse ; il y avait dans le ciel des vapeurs brillantes chaudement colorées, et des contrastes admirables avec le vert de la pelouse si tendre et si bien diaprée de fleurs joliettes, mignardes et parfumées, et avec celui plus sombre de la vaste forêt de Grandselve, que j’en étais comme extasié ; lorsque, levant les yeux de dessus le parchemin que je couvrais de lettres d’argent ou d’or, je contemplai la nature dans sa magnificence ; il y avait en moi des serrements de cœur, des étouffements involontaires ; j’avais peine à dérober mes larmes.

Je n’étais pas à ma place, la mienne me semblait dans la vallée à y garder les troupeaux sur la colline, à poursuivre les loups dans les taillis avec une jeune fille. Vrai, je me déplaisais au couvent… En sortir, c’était impossible : où ne m’aurait atteint le puissant abbé de Grandselve ?… Il fallait donc ronger mon frein, végéter en moine… Boire, manger, réciter l’office, dormir, était-ce là vivre ? je le demande à ceux qui ont vécu…

J’écrivais donc de mon mieux et à mon grand chagrin, lorsque des pas précipités se firent entendre ; une cloche sonna et le frère cellerier du couvent arriva tout essouflé.

« Père révérend, dit-il, un fléau nous frappe ; le brigand Joachim le mal-pendu s’est placé sur la route de Tholose, et avec ses compagnons non moins scélérats que lui il intercepte la communication, empêche les pèlerins de venir nous visiter et annonce le projet de lever des contributions sur notre maison sainte et pauvre.

— Et ce malfaiteur n’est pas rudement poursuivi ! s’écria l’abbé dans tout l’élan d’une colère monastique ; où est la foi, la charité ? Le sénéchal de Tholose se tient tranquille et le Parlement ne donne pas arrêts sur arrêts contre cet ennemi des hommes et de Dieu !

— J’ignore, répondit le cellerier, ce que feront ces seigneurs ; mais, en attendant qu’ils agissent, Joachim le mal-pendu erre dans la contrée et nous rançonnera.

— Il faut écrire, repartit l’abbé en se levant, aux Montalbanais, à ceux de la vicomté de Lomagne, aux bourgeois de Grenade nos chers amis, à ceux de Verdun, de Castel-Sarrasin, de Moissac, et à toute la gentilhommerie de Gascogne.

— Et ils viendront lorsque nous serons pillés. »

Le saint abbé n’en pouvait plus, il manquait d’audace, d’énergie et de capacité ; un digne prêtre enfin, incapable par soi-même d’égorger un daim, et qui, pour l’intérêt de son monastère, aurait tout armé de Montpellier à Bordeaux.

Tandis qu’il causait avec son favori (car le cellerier possédait toute sa confiance), voici que le démon vint à moi et me tenta. Il est certain qu’une voix me dit à l’oreille, et ses sons vibrèrent dans mon cœur, qu’il valait mieux faire peur, à l’exemple de Joachim le mal-pendu, que d’avoir peur, ainsi que mon vénérable maître. Cette voix ne s’arrêta pas là, elle ajouta tout ce qui pouvait exciter ma curiosité et me porter à saisir des occasions de me rapprocher du bon voleur. Je ne dormis pas de toute cette nuit, tant je pensai à cet homme terrible : il m’apparaissait et m’enlevait dans ses bras, ou bien il m’appelait, et, pour lui obéir, j’escaladais les murs du monastère, et puis je courais à sa suite dans les vastes forêts, dans les campagnes ; je prenais part à ses pillages, à ses combats, à ses débauches, je me rendais son émule ; je souffrais, sans doute, mais j’étais heureux, j’avais ma liberté.

La cloche des matines me retira de ce cauchemar agréable, je me vêtis lentement, je fus tristement à l’office. Mes regards étaient attachés sans cesse vers une croisée basse de l’église, je m’imaginais la voir tout à coup enfoncée, et Joachim le mal-pendu s’élancer par l’ouverture, avec le reste de sa troupe. Joachim le mal-pendu n’arriva point par cette issue. Vers le matin, à nones, lorsque je faisais mon service non plus de simple enfant de chœur, mais d’acolyte, je vis, parmi les fidèles qui y assistaient, un homme de haute stature, vêtu simplement, le corps enveloppé d’une longue cape de laine blanche telle que les montagnards la portent, soit dans les gorges onduleuses des Corbières, soit sur les pentes fertiles de la montagne Noire, ou dans les vallées alpines des Pyrénées. Un bonnet de laine rouge, dont la pointe recourbée pendait sur l’oreille gauche, couvrait sa tête lorsqu’il avait pénétré dans l’église ; maintenant il le tenait à la main, et l’autre s’appuyait sur un fort bâton de houx vert : je crus apercevoir, lorsque sa mante s’entr’ouvrit, une épée courte et massive attachée à un ceinturon de cuir.

Cet homme, au menton couvert d’une barbe noire et fournie, à la chevelure d’une couleur encore plus sombre, épaisse, hérissée et malpropre, avait un front large et osseux, des yeux petits et flamboyants sous des sourcils énormes et rudes ; des couleurs vineuses couvraient ses joues sèches, et sa bouche livide contrastait avec le rouge éclatant de son nez de faucon : tout son ensemble était extraordinaire. Ce ne pouvait être un serf, un vassal, ni même un bourgeois. Qui était-ce ? j’avais bonne envie de le savoir et je le regardais… Je le regardais… Lui, à son tour, porta ses yeux de mon côté une fois, deux, trois… ; il les portait ailleurs, puis revenait à m’examiner encore. Je ne m’attachais qu’à son manège, je n’étais plus à mon devoir ; je le reconnus, et voici qu’il me survint une pensée… : Si c’était le diable… J’en eus peur… Puis, toujours poursuivi par ma chimère : Et si c’était, me dis-je, Joachim le mal-pendu

Je me mis à frémir…, et lui s’arrêta à me sourire. Oh ! pour le coup, je fus fasciné ; cela devait être, car il portait toujours dans sa poche une main de gloire, et une corde qui servait au bourreau… Il me sourit de nouveau… ; je lui souris aussi ; je crois que, s’il s’était poignardé, je l’aurais imité en me servant de sa dague. Quand il vit que j’accueillais ses avances, il posa un doigt sur sa bouche et me montra la porte du cloître ; je compris qu’en me recommandant le silence il me donnait un rendez-vous.

Ceci me transporta dans un monde nouveau… : moi adolescent, je comptais déjà qu’on avait un secret à me confier, une révélation à me faire…

« Diable ou voleur, m’écriai-je mentalement, je saurai ce qu’il me veut, et peut-être nous accommoderons-nous ensemble. »

Cette résolution, qui ne repoussait ni le maudit ni le vice, amena ma perdition : je dépêchai nones pour ma part, aussi lestement qu’il me fut possible. La messe qui suivit me parut longue. Oh ! comme nous autres enfants d’Adam avons hâte de courir au malheur ! on dirait que nous devons le passer en gracieusetés et en festins. Après le dernier évangile et la procession rentrée dans la sacristie, je me déshabillai de mon costume de l’autel, et, le corps serré dans une soutane noire et le bonnet monacal sur le front, je me glissai vers le cloître presque toujours désert à cette heure où les religieux prenaient leur repas. Mon œil furtif chercha l’inconnu, je ne tardai pas à le voir marcher à moi avec un aplomb, une fermeté qui m’inspirèrent une haute idée de sa personne.

Dirai-je que j’examinai son pied qui, bien que plat et large, n’avait rien de difforme ou d’infernal, et, rassuré sur ce point, je me laissai aller à l’insouciance de mon âge. L’inconnu cependant, me touchait presque ; je contemplais encore la fierté de sa tournure, la vivacité de ses gestes, l’expression menaçante de son regard.

« Es-tu moine, moinillon ? » me dit-il.

« Je suis…, je vais être novice, » répondis-je ; et je rougis.

« Novice ! reprit-il avec une aigre malice ; te convient-il, grand, fort, aux membres musculeux, de te vouer à cette vie de mollesse et de niaiserie ? Tu m’as plu tantôt lorsque je t’ai vu dans l’église ; ton insistance à me regarder m’avait fait espérer… Mais tu vas être novice. »

Et il haussa les épaules, et il ricana malignement.

« Je ne le suis pas encore, répliquai-je ; mais si je quitte le monastère, il me faudra devenir serf, et Dieu me soit en aide ! j’aime mieux être frère qu’homme-lige.

— Sois homme libre, tu peux l’être. »

Ce mot libre chatouilla mon oreille, je soupirai.

« Qui l’est ? » répartis-je ; et j’enfilai la kyrielle de tous ceux aptes à porter des fers, elle fut longue : l’inconnu l’écouta avec la patience d’un capucin ; puis il répliqua froidement :

« Tout cela est vrai, l’esclavage règne dans les bordes (les métairies), dans les hameaux, dans les villages, dans les bourgs, dans les villes, dans les cités ; et pourtant en dehors de ces murailles il y a un homme libre.

— Qui ? » demandai-je.

« Le voleur.

— Ah ! m’écriai-je en tressaillant, vous êtes Joachim le mal pendu !

— Prêt à le tordre le cou, mon drôle, dit-il en baissant la voix, et à t’envoyer rejoindre ton aïeul au cimetière, pour peu qu’il te prenne la fantaisie de me trahir.

— Je ne l’ai pas, je doute qu’elle vienne, » répondis-je en le regardant avec autant de hardiesse que de sincérité.

Joachim m’a répété souvent dans la suite que j’avais achevé de faire sa conquête par ma réplique, et plus encore par le jeu de ma physionomie ; il me dit dans ce moment-là :

« Ne préfères-tu point courir avec moi le monde que de patenôtrer dans cette maison ?

— Ma foi, je me donnerais au diable s’il voulait me faire voir du pays.

— Tu pourras un peu plus tard faire affaire avec lui ; aujourd’hui passe un acte avec Joachim le mal-pendu.

— Voilà ma main, capitaine.

— Camarade, voici la mienne : tu comptes, dès ce moment, dans ma compagnie ; mais comment nous paieras-tu ta bienvenue ?

— Hélas ! repartis-je, j’ai un sol blanc dans mon aumônière ?

— Oh ! il y a mieux que cela dans la caisse du révérend père procureur !

— Je ne l’ai jamais vue.

— Tu sais du moins où elle est placée ?

— Dans une salle dont les fenêtres, donnent sur le préau.

— Quelles portes, quels passages y conduisent ?

— Il faut être de la maison pour s’en démêler.

— Tu en es toi ?

— Et depuis mon enfance, j’en mange le pain.

— Voici une belle occasion de t’élever d’abord parmi nous, s’il est vrai que tu veuilles nous suivre, » dit Joachim le mal-pendu en posant sur mon épaule sa large et lourde main.

Ceci me fit réfléchir un moment. Je voulais bien aller courir les aventures ; mais il m’en coûtait de commencer par voler mes bienfaiteurs. Je le dis naïvement au voleur, et il se moqua de mes scrupules, affirma que l’argent des moines appartenait à tout le monde ; que d’ailleurs, pour quelques écus au soleil au mouton, pour quelques pièces melgoriennes dont nous les débarrasserions, la piété des fidèles leur en rendrait des milliers ; que d’ailleurs je ne pouvais convenir à mes nouveaux frères qu’en leur rapportant la dépouille des anciens. Le voleur n’eut pas besoin de faire de grands frais d’éloquence pour me persuader. Je topai bientôt à ses propositions. Il fut décidé que, la nuit prochaine venue, je me tiendrais dans le préau au moment du lever de la lune ; que là je recevrais les voleurs qui auraient escaladé la muraille construite du côté de la campagne et que je les guiderais vers la salle du trésor abbatial.

La chose conclue, nous nous séparâmes. Avouerai-je que je passai sans remords, sans inquiétude le reste de la journée ? Une seule pensée m’occupait, celle que désormais je ne serais jamais ni serf, ni moine, mais homme libre et honnête voleur dans la plaine et sur la montagne. Je ne me rappelai ma famille, ni les bontés de l’abbé à mon égard ; je ne songeai qu’aux railleries, qu’aux malices qu’en arrière de moi, les religieux faisaient de ma personne : ils me nommaient l’enfant de l’abbé, le fils du suppléant de mon père, etc. ; et, par la mort et passion de Satan, c’était insulte qu’il fallait leur faire payer.

Le moment arriva ; je descendis dans le préau, la lune parut au bout de l’horizon et du côté d’où vient la Garonne. En même temps huit des camarades de Joachim le mal-pendu montrèrent leur tête au sommet de la muraille, jetèrent de mon côté leur échelle de corde descendirent avec non moins de légèreté que de hardiesse et, me trouvant exact au rendez-vous, m’invitèrent à les diriger vers le lieu où était le trésor de la sainte église. Tous les moines dormaient, il n’y avait pas à craindre d’en rencontrer quelqu’un à cette heure ; nous franchîmes les corridors, les escaliers, les salles ; les portes fermées furent crochetées adroitement. Nous parvînmes à celle objet du but de cette expédition. Il fallait voir la joie des bons voleurs lorsqu’ils avisèrent les sacs remplis de monnaie blanche et le coffre de fer où étaient les écus d’or ; ils eurent bientôt tout enlevé, et ceci fait, nous partîmes tous ensemble.

Il est certain que, lorsque j’eus sauté à mon tour au bas de la muraille et que je me vis dans les champs, ma respiration fut moins gênée. Je trouvai à l’air une douceur, une pureté qui m’étaient inconnues jusqu’à cette heure, et je les savourai délicieusement ; cela provenait de ce que j’étais libre, et désormais la mort m’eût été préférable à la reprise de mes chaînes qui me devenaient en horreur. Je fus accueilli avec joie par notre chef, et sa troupe me montra de la considération, d’abord à cause de la grosse aubaine dont j’avais payé ma bienvenue, et ensuite parce que, malgré ma jeunesse, je fis preuve de vigueur et d’adresse ; je crois avoir dit que je possédais une force corporelle peu commune ; on apprécia dignement cette qualité.

Nous venions de faire un coup trop hardi pour n’avoir pas à redouter la vengeance des moines du couvent de Grandselve. Aussi Joachim le mal-pendu, dont la prudence égalait le courage et la dextérité, jugea convenable de s’éloigner rapidement de cette contrée et d’aller si loin, que notre trace fût perdue. Nous marchâmes donc vers la Garonne à pas précipités, la traversâmes en face de Grisolles, tirâmes droit vers Fronton et Villemur, et longeant le Tarn, allâmes, à travers l’Albigeois et le pays Castrau, prendre position au centre de la montagne Noire, puis nous fuîmes vers les Cévennes, et ayant exploré le Vivarais, occupâmes pendant quelque temps la contrée située à la rive droite du Rhône. C’était si loin ; si loin de Grandselve, que je n’en ai plus entendu parler durant ma vie mortelle ; mais en revanche, depuis que je suis ici à attendre l’appel du dernier jugement, il m’est revenu que j’aurai à rendre compte de ce grand sacrilège, et ce compte franchement m’embarrassera.

J’étais voleur, c’est une belle et charmante vie. Figurez-vous, qu’on fait tout à sa guise, qu’on ne dépend de personne, pas même du capitaine, hors le moment du coup de main ; mais, dès le pillage commencé ou le combat fini, chacun rentre dans son indépendance, mange, digère, boit, s’enivre, joue, gagne, perd, fait l’amour ou autre chose, tue à plaisir, sans tracas, sans souci, sans règle, sans aucune retenue. Ah ! l’excellente chose ! j’y reviendrais si je retournais sur la terre, bien qu’on ait en perspective la roue ou la potence là haut, et les flammes de l’enfer ici bas. Que d’amusements j’ai pris ! que de bourgeois j’ai assommés, mutilés, échauffés, rôtis même ! que de maisons, incendiées là tant seulement pour nous dégourdir pendant l’hiver ! Oh ! comme il est doux, pendant une nuit noire, de pénétrer, par force ou par ruse, dans une borde riche ou dans un noble château, ou mieux encore dans le manoir d’un vilain marchand, de l’entendre hurler, lui et sa famille, pendant qu’on lui dérobe tout ce qu’il possède, qu’on viole ses filles devant lui et qu’on égorge tout le reste ! Oh ! les plaisantes grimaces que fait cette canaille ! comme elle pleure, prie, supplie ! et les coups qu’on lui donne, les blessures qu’on lui fait, le bien qu’on lui enlève ; jamais je ne rendrai tout le contentement que cela procure ; et puis les attaques au coin d’un bois, à main armée, le choc des combattants, les cris de guerre, les plaintes de ceux qui tombent, les chants de victoire et le butin dont le prix est doublé par le péril qu’on a couru pour l’obtenir ; tout cela fait venir l’eau à la bouche, et je m’étonne que tout le monde ne se fasse pas voleur, quand il y a de pareilles jouissances dans ce noble métier.

Ici, le narrateur s’arrêta un instant dans la plénitude de sa satisfaction. Les autres trépassés écoutaient avec une attention extrême. Cet homme mort avait ouvert un nouveau monde à leurs yeux, ils se demandaient néanmoins quel genre de volupté on trouvait à mal faire, et ceux qui avaient commis des forfaits, sans doute plus énormes, n’étaient pas les derniers à s’adresser réciproquement cette question.

Le narrateur poursuivit : Je demeurai plusieurs années en la plaisante compagnie de Joachim le mal-pendu, ainsi nommé de ce que, dans sa jeunesse, ayant été attaché par le bourreau à la potence, la corde qu’on n’avait pas prise neuve, par méprise du gars, se rompit, et Joachim, dès qu’il eut touché le sol partit avec une telle vitesse, que les flèches qu’on lança après lui ne le devancèrent pas. Il conserva depuis lors le tortillon de chanvre qui lui avait sauvé la vie, et le portait en guise de ceinture sur sa peau ; il nous disait qu’il l’estimait plus que si elle eût été dorée, comme celles que portent les filles folles de leur corps, qui habitent le Château-Vert, auprès Montardy, dans la ville de Tholose la Sainte.

Mais tout a une fin, et Joachim le mal-pendu, ne put échapper à la croix de l’apôtre. On le roua un beau matin, après l’avoir enlevé au milieu de nous par surprise ; nous le pleurâmes, et puis nous nous battîmes entre nous, pour savoir qui le remplacerait. Je tuai pour ma part quatre de mes camarades ; ce qui me mit en telle estime parmi les autres, que tous me proclamèrent chef. J’eus l’honneur de commander à des braves, et je me trouvai bien de ma nouvelle position ; j’avais alors vingt-huit ans. Nous travaillions alors sur la route de Montpellier à Narbonne, à la descente de Nissan, dans un lieu où il est impossible que les voyageurs s’échappent.

Il m’arrivait parfois d’aller seul à la découverte. Un jour que la chaleur dévorante triomphait de ma vigueur, je me couchai sous des oliviers, sur le penchant d’une colline, ayant à peu de distance une fontaine naturelle qui sortait d’un rocher et allait arroser une prairie voisine : la fatigue ne tarda pas à m’endormir, je prolongeai ce sommeil pendant le reste du jour ; et, lorsque mes yeux s’ouvrirent, le soleil, à son déclin, descendait déjà sur la cime du Pic-de-Nore, qui, comme vous le savez, est peut-être le point le plus élevé des montagnes Noires. La faim, en même temps, s’empara de moi ; j’avais des provisions dans mon bissac, ma gourde était remplie, et je quittai l’olivier pour me rapprocher de la fontaine.

J’y arrivai en même temps qu’une fille aussi jeune que jolie, vêtue d’une cotte rouge, d’un jupon rouge et d’une belle coiffe blanche avec de la gaze blonde tout autour ; mais que ses traits avaient de douceur, ses yeux noirs de vivacité et sa taille de souplesse ! Mon cœur battit à sa vue, et elle se mit à rougir. Mon costume n’annonçait pas un serf ; je ne portais ni collier de cuivre, ni couleur blasonnée : on reconnaissait que je n’avais de maître que ma volonté ; j’étais de haute taille ; j’avais des traits fortement modelés, de l’audace dans le regard, de la vivacité dans mes gestes ; et ma parole était haute et brève, comme celle de quelqu’un qui commande, et on devine cela aussi bien à la campagne qu’à la ville.

La jeune fille rougit ; son sein s’agita ; elle eut peur peut-être de moi, à qui elle faisait plaisir ; je me hâtai de la rassurer, soit en lui parlant, soit avec autant de mignardise dont j’étais capable, soit en tempérant l’impétuosité de mon regard : j’y réussis ; elle m’examina avec moins d’inquiétude ; je lui dis, pour achever de la tranquilliser, que j’étais un riche vavasseur de Narbonne, en tournée de chasse et de visite chez des nobles du pays, dont je savais les noms, et lui demandai qui elle était : elle ne m’en fit pas un mystère ; je sus que la belle fille se nommait Annette ; que son père, vassal du seigneur de Nissan, avait une certaine aisance ; qu’elle habitait en ce moment auprès d’une tante, dont la maisonnette s’élevait au revers de la colline ; et que, soir et matin, elle venait à la fontaine emplir sa dourno (sa cruche).

La conversation continua : Annette me paraissait plus aimable que toutes les femmes dont jusqu’alors je m’étais approché : mon heure d’aimer était peut-être venue. Je me mis donc à aimer la jeune fille, et j’y trouvai un goût infini. Ma bande campait aux environs ; elle était la terreur de la contrée. Annette m’en parlait souvent ; car, chaque jour, aux heures où la paysanne venait à la fontaine, je m’y rendais exactement. L’amour est une chose étrange ; il nous domine, on ne sait pourquoi ; j’éprouvais auprès d’Annette des sensations que, jusque-là, je n’avais point connues : la plus bizarre, sans doute, était le respect involontaire que je portais à cette douce créature ; je ne lui aurais pas fait violence quand même je n’aurais pu la posséder que par ce moyen.

Elle, de son côté, ne me cachait pas son contentement naïf : elle manquait de finesse, de coquetterie, ainsi qu’en ont tant les Nîmoises, des Arletinques, les Montpelliaises, et celles de Metz et Pézénas : sa tendresse naissante éclatait dans sa sincérité ; que j’étais un heureux voleur !

Il se passait d’étranges choses dans ma tête ; la fantaisie me venait parfois d’abandonner le métier, de me marier avec Annette et d’aller m’établir à Aix ou à Marseille : c’eut été folie complète ; mais est-on à la fois raisonnable et amoureux. J’aimais avec réserve, cela m’étonnait. Il y avait un mois que, chaque jour, nous nous retrouvions avec Annette. Un matin, j’arrivai à la fontaine à l’heure convenue, et je ne la rencontrai pas ; il survenait parfois des occupations à Annette qui la privaient de venir me trouver ; je retournai le même soir au lieu ordinaire de nos entrevues, et la jeune fille ne s’y montra pas davantage.

Que lui était-il avenu ? Je me sentais disposé à pousser ma course jusqu’à la demeure de sa tante ; mais mon devoir de bon voleur ne me le permit pas : nous avions, cette nuit-là, un coup de main à faire chez un riche manant qui avait touché une forte somme, dès la veille, à la foire de Narbonne, somme dont je voulais le débarrasser. Mes camarades m’attendaient déjà dans un bois prochain, et il ne me convenait pas de m’attarder par trop ; j’allai les rejoindre, chagrin pourtant de n’avoir pas vu ma maîtresse ; je me promis de m’en dédommager le lendemain.

Nous nous réunîmes au nombre de vingt compagnons, je décidai que dix attaqueraient le Mas (maison des champs), et que dix autres, dont je dirigerais les mouvements, couvriraient l’opération du côté d’un village voisin à celui de Servian, d’où l’on pouvait apporter du secours. Les précautions ainsi arrêtées et l’ordre établi, chacun alla gaîment à sa besogne. Je pris le chemin du monticule d’où, malgré l’obscurité, je pouvais apercevoir venir ceux qui arriveraient du côté de Servian.

Il y avait une heure environ que j’étais à faire ainsi le guet, lorsqu’une lueur pointa du côté du Mas ; bientôt il s’en éleva une longue flamme que d’autres suivirent ; je reconnus que mes gens avaient mis le feu, le vol fait, ou par plaisir ou par vengeance.

Bon, me dis-je, ils vont me rejoindre ! Je sifflai doucement : ceux en sentinelle, ceux aux alentours se réunirent à moi, et tous partagèrent mon contentement. Bientôt, en effet, nous vîmes accourir cinq ou six des nôtres chargés comme des mules, tant il y avait eu de butin.

« Capitaine, me dit l’un d’entre eux, la fête sera complète ; nous avons pris tout ce qui avait de la valeur, avons égorgé les gens et les bêtes, et puis allumé la paille, afin que les rats n’eussent pas à se plaindre de notre oubli. »

Je trouvai le propos gai, il me fit rire. « Où sont les autres ? » demandai-je.

« Ils sont retardés parce qu’ils amènent, me fut il répondu, la meilleure pièce de l’affaire ; une jeune fille jolie à miracle que nous avons tous épousée, et qu’on veut faire épouser au reste de la troupe, avant de l’envoyer rejoindre le reste de sa famille.

Alors je pensai à ma chère Annette, et fus heureux de la certitude que j’aurais de la revoir le lendemain. Nos derniers camarades nous rejoignirent sur la lisière d’un bois où nous comptions passer le reste de la nuit et le jour suivant ; ils portaient des vivres, et l’un d’eux avait sur ses épaules une créature humaine complètement évanouie ; je n’y regardai seulement pas. On s’enfonça dans le taillis ; on marcha encore pendant environ une heure ; enfin nous atteignîmes des ruines d’un vieux prieuré, où nous nous étions déjà cachés à diverses reprises. Deux des nôtres, qui nous avaient précédés, nous reçurent avec un brasier allumé et des viandes déjà à la broche ; le foyer jetait une clarté brillante, chacun se déchargea de son fardeau.

« Qui veut le mien ? » s’écria celui qui portait la jeune fille.

« Donne-le au capitaine, » dirent en même temps trois ou quatre voleurs.

Et moi, pour leur faire plaisir, bien qu’au fond la chose me fut indifférente, je m’avançai, le visage épanoui, les bras ouverts ; on y jeta la créature.

« Est-elle donc jolie ? demandai-je… Alors je la regardai… C’était Annette… Annette, en même temps, ouvrit les yeux, me reconnut, poussa un cri, retomba dans l’anéantissement dont elle venait d’être tirée pour son malheur et pour le mien ; quelque mouvement extraordinaire contracta ma figure ; car plus d’un, parmi ceux qui étaient là, me demanda aussitôt si je me sentais malade. Je ne répondis pas d’abord, puis je tirai ma dague et l’enfonçai jusqu’à la poignée dans le cœur d’Annette ; elle mourut sans s’en douter, et, j’espère, sans souffrir.

Mes hommes, surpris de mon action, suspendirent leurs occupations diverses et se rangèrent en cercle autour de moi. Un d’eux, plus familier, me dit :

« Tu t’es bien pressé, capitaine ; et nous donc qui n’avons pas été à la pillée ? »

Je répondis tranquillement : « C’était ma maîtresse, c’était ma fiancée.

— À la bonne heure. »

Un murmure de voix s’éleva en même temps ; les dix, qui m’avaient déjà aperçu, comprirent ce qui allait s’ensuivre, et déjà ils couraient à leurs armes, dont ils venaient de se débarrasser, tandis que moi, qui ne me dessaisissais jamais des miennes, je tombai sur eux à coups de sabre : ce fut un rude combat ; il y en eut qui se rangèrent de mon côté. La mêlée durait encore, lorsque nous vîmes, aux portes du prieuré, une multitude de villageois avec une compagnie de hallebardiers qui venaient à notre poursuite. Il fallut en découdre et faire face à tant d’ennemis. Ceux-ci nous avaient enveloppés ; l’attaque fut violente ; nous y succombâmes tous : on fit de nous un carnage complet ; et les assaillants ne se retirèrent que lorsque chacun de nous eut rendu le dernier soupir. Quand je revins à moi, je ressentis une fraîcheur excessive, mes yeux s’ouvrirent lentement à l’entour de moi, bien que j’éprouvasse des douleurs tellement aiguës qu’il me semblait que l’on enfonçait dans mes chairs des milliers d’épines. Je regardai donc autour de moi, et je me vis au fond d’un abîme, où l’on nous avait précipités, mes camarades et moi, tous véritablement sans vie ; seul, j’avais survécu, si tant souffrir est vivre ; j’étais meurtri de toutes les parties de mon corps et couvert de blessures. Je n’avais aucun soin à espérer d’une créature humaine, et je devais finir par la faim si ce n’était de… N’importe, je vivais, et pour qui s’est cru mort vivre est tout.

Je tâchai de me soulever, cela me fut impossible, la force me manquait entièrement. Bientôt j’entendis auprès de moi un bruit léger ; une haleine infecte souffla sur mon visage, et aussitôt je vis contre ma bouche la gueule sanglante d’un loup… ; j’eus peur ; il n’y a de courage que contre le péril que le courage peut faire éviter. Le loup m’examinait avec des yeux étincelants ; ses dents blanches et aiguës craquaient les unes contre les autres, et il posa les deux pattes de devant sur ma poitrine… Oh ! que de douleur il me fit éprouver ! car il les plaça sur des plaies dont il fit jaillir le sang ; il avança un peu plus son museau, jusqu’à me toucher le bout du nez… Un cri horrible m’échappa, ou si étrange, si formidable, que le maître-loup fit un soubresaut en arrière et se mit à remonter rapidement le précipice : il s’était d’ailleurs complètement repu aux dépens de la chair de mes camarades.

À ce péril momentanément évité en succéda un autre : une volée de corbeaux s’abattit sur les cadavres ; plusieurs voulaient que je comptasse dans le nombre : ils voltigeaient au dessus de ma tête et cherchaient à crever mes yeux. Je les épouvantai encore par mes huées. Ils s’envolèrent une fois, revinrent une seconde, je les rechassai, et ils reparurent de nouveau ; un, plus hardi que les autres, se mit sur une de mes mains, je lui brisai les pattes, l’étouffai ensuite et, à grande peine, je parvins à le porter à ma bouche… Ma foi, j’en fis un repas délicieux, il me donna de la force, j’en profitai pour essayer de me sortir de cette position incommode ; enfin, en me roidissant contre des douleurs inouies, en m’aidant des coudes, des jambes et des dents, je parvins à me traîner, en deux ou trois heures de travail, vers un trou voisin qui me parut l’ouverture d’une grotte : c’en était une en effet.

Là je retombai dans un évanouissement qui me délassa : je reconnus, avec une joie indicible, lorsque j’eus repris mes sens, que la gourde qui renfermait mon vin particulier ne m’avait pas quitté ; je bus une longue lampée, elle me fit du bien ; mais il fallait manger… ; je… ; ma foi, à ma place aurait été sot qui se fût révolté à la nécessité de faire comme le loup. Mes camarades servirent à ma subsistance ; ce fut un dernier secours qu’ils me rendirent ; je leur en eus de la reconnaissance ; d’ailleurs cela n’était pas mauvais, le corbeau valait moins.

Ce fut encore une œuvre bien pénible que de garnir de pierres l’ouverture du trou en face duquel les loups rôdaient en hurlant dès la tombée de la nuit jusqu’à la revenue du jour. Quand celui-ci brilla, ils partirent, et il me sembla que je me trouvais mieux ; enfin je demeurai là pendant environ une semaine, et alors, me croyant capable de marcher, je grimpai sur le haut de la roche, et je fus sauvé.

En même temps je vis à deux pas de moi une femme… : c’était Annette… Oui, elle-même vêtue comme à l’heure où je l’avais envoyée sans confession en l’autre monde : elle était pâle et le sang coulait avec abondance de la blessure que ma dague avait faite à son cœur… Le mien cessa presque de battre : j’étais hors de moi, je ne pus rien dire ni faire, je demeurai immobile, les cheveux hérissés, et attendant avec effroi ce qui allait advenir :

« Dieu t’a fait une grande grâce, » dit-elle ; « repens-toi. » :

Et je ne la revois plus. C’était une vision, un rêve peut-être, et pourtant mes yeux et mes oreilles rendaient témoignage contre mon incrédulité. Me repentir, je n’en avais aucune envie ; un bon voleur ne redevient pas moine ; il va, au contraire, toujours en avant.

Lorsque je fus remis de mon trouble, je tâchai de gagner la grande route ; mais, avant d’y arriver, la fatigue me contraignit à me coucher sur un pré, et bientôt un vieillard à barbe blanche passa auprès de moi : il me vit barbouillé de sang séché, de terre et d’ordures, aperçut mes blessures, et s’approchant, me demanda, avec un intérêt charitable, qui m’avait accommodé ainsi.

« Hélas ! brave homme, » répondis-je, « des voleurs qui, la semaine dernière, m’ont trouvé dans ces bois ici proches.

— Dieu vous en a vengé, » repartit le vieillard ; « on les a surpris dans les ruines du prieuré, et tous tués jusqu’au dernier.

— Et bien on a fait ! » m’écriai-je ; « ils seront tous damnés…

— Ainsi soit-il ! » dit le vieillard.

Le méchant, il voulait la punition de notre ame après celle de notre corps. Il me demanda d’où j’étais et où j’allais. Je lui racontai que l’abbé de Grandselve, monseigneur, m’envoyait en message vers le monastère de Saint-Victor, de Marseille ; que maintenant je tâchais de me traîner vers Béziers ou vers Narbonne, afin de me faire traiter dans une maladrerie. Il répliqua qu’il ne me permettait point de faire une telle route dans l’état fâcheux où j’étais ; que, si je voulais arriver jusqu’à sa maisonnette, il me soignerait de son mieux. J’acceptai ; il me donna le bras, et, au détour d’un coteau qui était tout proche, nous entrâmes dans le Mas : il y avait là une famille pieuse, aimant l’ouvrage et la prière, et charmée de remplir un devoir de charité. On me coucha dans un lit, après avoir lavé mon corps et nettoyé mes plaies ; on couvrit de baume celles-ci ; je fus soigné comme le Samaritain de l’Évangile soigna le pauvre voyageur que le pharisien et le publicain avaient laissé expirant.

Mais, dès que mes hôtes se furent livrés au sommeil, je vis sortir de la cheminée une figure blanche ; elle s’approcha, s’assit sur mon lit, prit mes mains dans ses mains glacées, et ne me quitta qu’au premier chant du coq, sans m’avoir dit que ces deux mots : Repens-toi !… C’était Annette… Oh ! que je jouis quand le coq m’eut délivré de sa présence. Le jour s’écoula et les suivants aussi, sans que les soins de mes hôtes se démentissent ; mais, chaque nuit et à la même heure, le fantôme d’Annette revenait me tenir une triste compagnie, et ne me disait que ces paroles amicales : Repens-toi !…

Me repentir lorsque mon sang renouvelé brûlait avec plus de violence, lorsque mes muscles reprenaient leur vigueur et leur élasticité, lorsque je me sentais complètement renaître, et que mon impatience était grande de m’élancer à travers les champs pour recommencer mon existence aventurière. On se repent quand on est vieux et faible. Aussi n’est-ce pas à trente ans, et je ne les avais pas, que le diable, dit-on, se fit ermite ; il en avait soixante au moins.

Je me rétablissais de plus en plus ; j’essayai un matin ce que mes nerfs pourraient faire, et je ployai une barre de fer épaisse d’un pouce. Je vis avec plaisir que mon mal était passé. Le temps venait de dire adieu à mes hôtes ; il m’en coûtait de les quitter en leur laissant la bourse bien garnie, car il y avait de l’or caché dans leur escarcelle, et en abandonnant une petite servante, fraîche comme une rose, élancée comme un beau roseau ; je la reluquais de l’œil, et elle rôdait avec plaisir autour de moi. Je fixai enfin l’heure de ma retraite à minuit, et en la compagnie de la jeune fille que je décidai à partir avec moi.

À minuit donc je me levai de mon grabat, et allai à tâtons vers le lit où le vieillard devait être, et je fondis sur lui à coups de couteau ; il ne sourcilla pas : je balançai si je n’en ferais pas autant au reste de la famille, mais je n’en avais pas besoin. Le coffre aux écus était dans cette chambre, je m’en emparai et sortis. La servante devait m’attendre hors du Mas ; je tournai vers elle. Déjà elle était là, bien enveloppée de sa cape ; je lui donnai la main, elle la prit et la serra dans la sienne avec une force dont je ne la croyais pas capable, et, se mettant à courir tandis qu’elle me tenait ainsi, m’entraîna, quoique je pusse faire, avec une vitesse qui m’enleva la respiration. Nous franchîmes les prairies, les champs, les bois, les coteaux, les ravins, et cela plus vite que ne s’élance le vent le plus impétueux. J’en étais confondu, hors de moi. Où allions-nous, avec qui étais-je ? et les ténèbres s’épaississaient, et il me semblait ouïr des voix criardes, des hurlements surhumains, un charivari infernal.

Tout à coup la terre, manqua sous mes pieds ; nous trébuchâmes dans un abîme ; chaque pointe de rocher à laquelle je touchais rouvrait soudainement une de mes anciennes blessures ; nous bondissions de choc en choc, et mes membres se brisaient et des douleurs atroces s’attachaient à chacune de mes fibres, et cependant celle qui serrait ma main ne me lâchait pas. Enfin la chute eut un terme ; nous atteignîmes le fond du précipice, et là une lueur violâtre éclairait les objets environnants ; je reconnus le lieu d’où naguère je m’étais retiré avec tant de peine, et où gisaient encore les ossements déjà blanchis de mes camarades. En même temps la cape qui couvrait la femme ma compagne tomba… : c’était Annette !… Je voulus m’écrier, la parole expira sur mes lèvres.

« Malheureux ! » me dit le fantôme, « tu n’as pas écouté mes avis, tu as persisté dans ta pensée coupable, tu n’as tué cette fois que ta complice, et tu ne t’échapperas pas vivant d’ici. »

Annette disparut. Je vis à sa place les yeux flamboyants de loups affamés : ils m’environnaient… Une troupe de ces bêtes voraces s’avança vers moi, prit une de mes jambes, une autre prit mes bras : il y en avait une qui commença son festin par déchirer ma figure ; mes joues, mon nez ; chacun de ces loups me dévora, non avec avidité, mais lentement. J’eus l’horrible loisir d’éprouver des tortures inconcevables, de me sentir mourir mille fois. Enfin, et à l’instant où l’ame échappait à ces restes déchiquetés, je vis Annette ; elle montait au ciel : je pris Un élan de rage pour courir après elle… ; un coup de croc me retint ; les loups étaient devenus des démons hideux, qui se rejetaient mon ame, qui la ballottaient en faisant des grimaces à donner la mort à celui qui n’en serait pas atteint encore. Je sentis des griffes ardentes déchirer cette ame qui me quittait, et le corps dont chaque lambeau existait séparément pour éprouver mille milliers de douleurs atroces. Cela dura longtemps ; puis une voix cria : « Qu’il attende le feu ! »

Alors je me trouvai en esprit errant sur mes os, et saisi d’une haine invincible pour la clarté du soleil, j’allai me cacher au plus obscur de la caverne, qui déjà m’avait servi d’asile ; j’y souffris jusqu’à minuit, que je me rapprochai de ma carcasse brisée. Un instinct me porta à la réunir, je la dressai sur ses pieds, et à peine la besogne fut faite, que je me trouvai au centre d’un cercle formé par ceux de mes camarades ; nous gambadâmes pendant une heure en dansant le branle des morts.

Le voleur s’arrêta, et pour cette fois il avait complété son récit.