Souvenirs d’un fantôme/Les Deux Yeux
Les Deux Yeux.
Le 7 mai 1737, à neuf heures du soir, le comte de Villanova, riche seigneur de la côte de Dalmatie, était à souper avec des dames et quelques amis, tous habitant la ville de Zara. Un valet vint lui parler à l’oreille. Le comte ensuite s’adressant à l’assemblée : « Notre réunion, dit-il, va être augmentée d’un convive aimable qui nous arrive de Sicile ; le marquis del Val di Torre me l’adresse : c’est un gentilhomme étranger, gracieux et beau : il ne manque ni d’esprit, ni de fortune ; vous plairait-il que j’aille le recevoir, et que je l’amène parmi nous ? »
Un chorus général d’approbation répondit à la demande du comte Villanova, il se leva, sortit, et son retour fut attendu avec impatience. La nouveauté ne cesse d’avoir de l’attrait, les dames surtout avaient envie de voir le noble voyageur. Le comte ne revenait pas ; son absence se prolongeait outre mesure ; les minutes paraissaient des heures. Il se montra enfin, mais pâle, mais embarrassé, et faisant passer devant lui son hôte : celui-ci était grand, mince et bien conformé ; il avait des cheveux noirs et une figure assez belle, mais tellement décolorée, tellement immobile jusqu’aux yeux, qui ne jouaient pas dans leurs orbites, qu’il faisait mal à voir. La compagnie s’apprêtait à l’accueillir avec une gaîté cordiale ; et, aussitôt qu’elle l’eut vu, le projet fut oublié ; chacun s’étonna de se sentir gêné et d’éprouver pour l’étranger une répulsion extraordinaire. Lui salua gravement, acceptant la place d’honneur qui lui fut offerte ; il n’en fut pas de même des mets divers qu’on lui proposa ; aucun ne se trouva de son goût ; et, pour se débarrasser des instances qu’on lui faisait, il déclara qu’aux prises avec une maladie intérieure et bizarre il ne mangeait que très rarement.
Toute joie, ai-je dit, avait disparu dès son entrée. Ceux présents ne pouvaient se lasser d’admirer ce visage si surprenant par sa fixité perpétuelle ; on était étonné que des lèvres si raides pussent laisser échapper des sons articulés, et l’infirmité dont le signor Alterno se trouvait atteint paraissait unique dans les fastes de la médecine. Nul des convives ne désira prolonger le souper et même la veillée ; on partit peu à peu, et chacun alla chercher dans le sommeil l’oubli d’un tel personnage. Le comte de la Villanova, fâché d’avoir à le bien traiter, était encore moins à son aise que ses amis. Cependant, sa générosité ne lui permettant pas de rien manifester de ses pensées secrètes, il fit de son mieux pour persuader au signor Alterno qu’il avait du plaisir à le recevoir.
L’heure de se coucher sonna…, celle de onze heures… Le nouveau venu fut conduit dans une chambre qui donnait sur la campagne.
Au coup de minuit, un cri terrible, prolongé, perçant, réveilla en sursaut tous les habitants du palais de Villanova ; ils prêtèrent l’oreille et n’entendirent plus que des gémissements étouffés, qui, peu à peu, se perdirent dans le bruit accoutumé des vagues de la mer Adriatique heurtant contre le rivage. La chose n’en parut pas moins singulière… Le lendemain, au point du jour, on trouva, proche les fossés, un paysan des environs étendu roide mort ; il parut qu’une main vigoureuse l’avait saisi et étranglé. Son cou noirci portait encore l’empreinte de cinq doigts fortement enfoncés dans les chairs : l’un des deux yeux de ce misérable avait été enlevé soigneusement, sans qu’il en restât aucune trace autour du cadavre.
Les assassinats sont communs en Dalmatie où chacun se fait justice soi-même. La vengeance individuelle est un droit que la loi songe rarement à punir. On crut que le villageois avait péri pour une cause pareille, on lui attribua les cris déchirants qui avaient troublé les habitants du château, et on cessa de s’occuper d’un événement si ordinaire. Le comte, à qui on apporta cette nouvelle, attendait le réveil de son hôte pour venir le complimenter dans son appartement. Le signor Alterno se leva tard, et prétendit avoir beaucoup souffert. Comme la partie gauche de sa tête demeurait couverte d’un bandeau qui s’étendait sur la moitié du visage, il en donna pour raison que des douleurs aiguës survenues à l’œil placé de ce côté l’obligeaient de prendre cette précaution ; le comte l’en félicita, puisque cela, assurément, annonçait la fin de cette paralysie apparente dont ses traits étaient frappés.
« Oui, dit le signor, je sens que mon œil se remue. » En effet, le soir au souper, le bandeau avait disparu et le cristallin radieux et la prunelle jouant sous les paupières s’ouvraient et se refermaient à volonté.
Le signor, soumis, à ce qu’il disait, à un régime sévère, demanda que, pendant la journée suivante, on portât dans sa chambre des fruits, de l’eau et une jatte de bouillon : ce fut toute sa nourriture ; et il refusa soit à dîner, soit à souper, ce qu’on lui offrit encore. Sa conversation était grave et briève ; il parlait peu, avec difficulté, et si son amabilité ne se montrait guère, on n’en était pas refait par l’agrément de ses traits ; devenu plus hideux depuis qu’un seul œil avait vie au milieu de l’immobilité du reste de sa physionomie.
Certes ce n’était pas cet homme que le marquis del Val di Torre avait peint sous des couleurs si gracieuses. On ne pouvait s’imaginer qu’il se fût trompé ainsi, et l’on finit par croire qu’il s’était sans doute diverti à mander une contre-vérité. Plusieurs jours s’écoulèrent ; la maladie de signor Alterno lui servit de prétexte pour sortir rarement de sa chambre. Il faisait, disait-il, des remèdes qui l’amèneraient à retrouver l’usage de son autre œil, et nul ne s’attachait à le troubler dans sa retraite.
Il y avait, non loin du palais, une femme vivant misérablement des bienfaits de la charité publique, et du travail opiniâtre de sa petite-fille âgée de quinze ans et vrai miracle de beauté. Cette créature innocente était remarquable surtout par l’éclat de ses yeux noirs. Margaretta, innocente autant que belle, ne sortait jamais ; elle couchait dans une petite chambre au fond d’une cour et dont son aïeule gardait soigneusement la clef de la porte extérieure, tandis que celle communiquant à sa propre chambre demeurait toujours ouverte.
Alterno avait vu d’une fenêtre du palais la douce Margaretta, et admirait, avec le comte de Villanova, ses yeux si resplendissants.
Un soir on frappa à la porte de la vieille Ipanza, et une de ses amies la pria de venir veiller auprès de sa jeune fille dangereusement malade. Ipanza elle-même était incommodée ; elle ne pouvait sortir, et néanmoins regrettait le prix dont on aurait payé ses soins. Margaretta, comprenant la peine de son aïeule, s’offrit de la remplacer auprès de la demoiselle dont elle était d’ailleurs connue, à condition, toutefois, qu’une autre personne de son sexe viendrait occuper son lit, pour que la vieille Ipanza ne demeurât pas seule : la chose s’arrangea facilement ; une femme logée dans la même maison consentit à coucher en son lieu et place, et Margaretta partit.
Minuit sonnait à l’horloge de la cathédrale de Zara, lorsqu’un cri épouvantable partit soudainement de la maison de Margaretta. L’effroi répandu dans le logis mit chacun sur pied ; on vint chez Ipanza. Elle-même, saisie de peur (car elle avait entendu presqu’à son oreille cette clameur horrible), eut une grande peine à ouvrir ; on s’étonna que sa compagne restât tranquille quand tous étaient troublés ; on passa dans la chambre où elle devait reposer… La pauvre femme fut aperçue jetée en dehors de son lit, expirée par l’effet de la strangulation, ouvrage d’une main qui avait laissé son empreinte sur la peau du cou… L’œil droit manquait à cette infortunée, et on l’avait arraché proprement, de telle sorte qu’aucun vestige ne s’en trouvait.
Un tel crime parut étrange ; on se rappela celui du même genre commis naguère sur un paysan et près du palais de Villanova. Les soupçons tombèrent d’abord sur Ipanza ; mais ses doigts que l’on mesura, pour les comparer à la trace de ceux que l’on voyait marqués à la gorge de la défunte, parurent évidemment plus petits ; et puis à quoi ce meurtre eût-il servi à Ipanza ? Qu’aurait-elle fait de l’œil qui avait disparu ?
Le signor Alterno reparut le jour qui suivit cette nuit fatale avec un nouveau bandeau sur la partie droite de la figure, parce qu’enfin, disait-il, grâce aux remèdes violents qu’il prenait, il ressentait de ce côté les mêmes douleurs dont naguère la guérison de son œil gauche avait été précédée.
L’heure du souper arriva. Les mêmes convives qui avaient assisté à l’introduction du signor Alterno chez le comte Villanova étaient réunis, pour faire à l’hôte de leur ami les derniers adieux, car il avait annoncé son départ pour cette même nuit. Vers le milieu du repas, une dame s’avisa de demander à Alterno s’il ne quitterait pas son bandeau ; « Peut-être, dit-elle, le mal aura cessé ?
— Je le pense comme vous, » repartit-il ; et en même temps il dénoua le mouchoir dont il s’était servi.
Il y voyait ; son œil droit roulait aussi dans son orbite, comme le gauche… Tout à coup un chanoine de la cathédrale, placé en face de l’hôte du comte de Villanova, laisse échapper une exclamation d’horreur, lève ses bras au ciel, et s’écrie :
— Miséricorde ! que vois-je ! l’œil droit du signor n’est pas semblable à l’autre qui est bleu ! il est noir, c’est étrange…, car l’œil de la femme étranglée la nuit dernière et que l’on a cherché en vain était noir pareillement.
— Quoi, dit Alterno sans réfléchir, ce n’est donc pas Margaretta qui est morte ?
— Non, démon, non, vampire, non, boucolâtre, s’écrie-t-on ; tu as été trompé par l’épaisseur des ténèbres.
— Que Dieu soit maudit, et vous tous avec ! » dit le fantôme ; car c’en était un.
Et aussitôt il prit le couteau posé près de lui sur la table, l’enfonça dans son œil droit qu’il arracha, et, l’ayant jeté à la figure du chanoine, il courut à une fenêtre, l’ouvrit précipitamment, s’élança au travers et disparut. Les uns dirent qu’il avait pris sa volée dans l’air ; d’autres que, tombé sur la terre, il s’était retiré dans les flots de la mer Adriatique. On ne le revit plus.
Les vampires et boucolâtres sont au nombre des superstitions les plus enracinées sur la côte grecque de l’Adriatique, dans le Péloponnèse, la Grèce et toutes les îles de l’Archipel ; la même croyance frappa de terreur les Hongrois, les Transylvains, et les peuples des provinces d’Illyrie, de Bosnie, de Valachie, Servie, Moldavie, etc. ; par toutes ces contrées, les cimetières sont environnés de terreur ; il y a peu de nuits où l’on ne dise que certains sépulcres ont livré passage aux morts qu’ils renfermaient. Trop souvent on viole le dernier asile des hommes ; on en extrait un corps privé de vie, mais s’il a conservé apparence de vie, on lui coupe la tête, on traverse le cœur avec un pal aigu, et puis on livre le tout aux flammes ; c’est le moyen d’empêcher le vampire de faire ses horribles repas.