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Souvenirs d’un fantôme/La Fillette des marécages

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C. Le Clère (tome 1p. 197-203).


La Fillette des marécages.


Les abords des marécages sont dangereux pour les voyageurs qui, vers le soir, s’exposent à les franchir : ce sont les lieux que fréquentent ordinairement les lutins, les farfadets, ces esprits follets qui voltigent, en forme de lumière brillante, et qui, trompant les étrangers, les amènent à se précipiter dans des flaques d’eau.

En vain ceux qui ont de l’expérience conseillent aux imprudents de s’éloigner de ces endroits malsains où, si l’on se trouve en présence de méchants esprits, on peut du moins y prendre des maladies dangereuses ; où l’on parle au vent ; nul ne vous écoute ; ces téméraires courent à leur perte.

Un pélerin revenait de la Terre-Sainte : il avait visité le tombeau de Jésus-Christ, le jardin des Oliviers et la vallée de Josaphat : il s’en retournait, dis-je, chargé de grâces et de pardons, impatient qu’il était de revoir sa famille que, depuis trois ans, il avait abandonnée. Chaque matin, avant de partir, il offrait à Dieu de ferventes prières ; et le soir aussi, avant de se coucher, il implorait dévotement la Divinité. Voilà qu’après avoir débarqué au bord d’Otrante, traversé l’Italie dans toute sa longueur, franchi les Apennins et les Alpes, il était parvenu à cette contrée située entre le Lyonnais et le Dauphiné, et où naguère existaient les fameux marais de Bourgoin.

Il ne lui restait plus que quelques heures de route à faire pour parvenir jusqu’à son manoir. Il s’était couché, la veille, le cœur tout joyeux, et se leva dans une allégresse telle qu’en songeant qu’il allait voir tout ce qu’il aimait le mieux, le malheureux en oublia sa prière du matin.

Sans s’en apercevoir, il se mit en route ; et voilà que le chemin qu’il croyait si bien connaître s’embrouilla si fort devant lui, et de telle manière, qu’il ne sut plus de quel côté tourner ses pas. Il chemina durant toute la journée, allant, venant à travers la plaine inondée, sans trop savoir ce qu’il faisait. Les heures s’écoulèrent avec rapidité ; et le soleil descendait vers les montagnes du Vivarais. Le pélerin, fatigué, s’assit sur une pierre et se mit à rêver profondément. Trois ans avaient suffi pour lui faire perdre la mémoire de sa contrée natale. Il s’en émerveillait, et néanmoins aucune pensée prudente ne s’élevait dans son cœur. Il continua de demeurer dans cette immobilité jusqu’à l’heure où la nuit descendue couvrit entièrement la terre et les cieux.

Alors il lui sembla voir, à quelque distance, une lumière vaporeuse qui paraissait et disparaissait alternativement ; il crut qu’elle parvenait de quelque maison voisine, et il alla vers elle, lorsque, elle venant à s’évanouir, il aperçut que l’obscurité semblait redoubler d’épaisseur. Dans ce moment, une voix féminine se fit entendre, et bientôt une femme s’approcha de lui ; c’était une jeune bergère à la mise simple et modeste, vêtue sans aucune magnificence ; une quenouille était à son côté, et elle portait à la main une cruche remplie de lait. « Étranger, dit-elle d’une voix douce, certainement que vous vous êtes égaré, puisque vous demeurez à cette heure parmi ces marais dont il est si difficile de se retirer, même avec la clarté du jour ; ne voudriez-vous pas accepter l’hospitalité que je vous offre dans la cabane de mon vieux père ? Nous sommes pauvres ; mais nous vous recevrons de notre mieux. » Le pèlerin, oubliant de faire le signe de la croix et de se recommander à Dieu avant de se confier à sa jeune pastourelle, se laissa séduire à sa beauté peu commune ; et, la regardant mignardement, lui dit : « Belle fille, mène-moi où tu voudras.

— Oui-dà, repartit-elle, où je voudrai ! et j’espère que je vous y retiendrai bien long-temps. » Aussitôt elle prend le devant, leste, fringante, rieuse et légère, amusant le pélerin par de gais propos, par des contes folâtres. Mais tantôt le pélerin la perdait de vue, et alors une flamme éloignée semblait prendre sa place, tantôt elle se rapprochait, et ses formes, sans doute enveloppées par les vapeurs de la nuit, semblaient presque fantastiques.

Tous les deux errèrent ainsi pendant presqu’une demi-heure, sans que la cabane désirée se montrât. « Sommes-nous loin, demanda le pélerin, du but de notre course ?

— Vous allez l’atteindre, repartit-elle, et votre repos y sera sans fin ! » Elle dit, pousse un éclat de rire désordonné ou plutôt un cri aigu qui déchire l’oreille ; elle fait un bond, une lueur phosphorique l’environne, et le pélerin qui s’élance pour la retenir tombe dans un marais, où il perd la vie. À l’instant de sa chute, mille flammes brillent çà et là. On entendit les ricanements de la troupe infernale, et les voyageurs qui passaient non loin de ce lieu de désolation entendirent une voix discordante répéter trois fois : « S’il eût prié Dieu ce matin, il ne reposerait pas ce soir dans le marécage. »