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Souvenirs d’un fantôme/Le Château de Montmaure, ou la Tour du Diable

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C. Le Clère (tome 1p. 204-252).

Le Château de Montmaure, ou la tour du Diable.


Au nom de la sainte Trinité, de Marie, mère de Dieu, des saints apôtres et archanges, je commence (disait dans un court prologue le bon curé) par déclarer à mes lecteurs que j’écris sur des mémoires authentiques pour l’instruction de mes paroissiens, pour la gloire de Dieu et pour la confusion de Satan, prince de l’enfer, que je déteste et que j’exorcise au saint nom de Jésus-Christ. Fidèles chrétiens qui m’écoutez, puissiez-vous détester avec moi l’esprit des ténèbres, et le repousser si jamais il cherche à vous prendre dans ses pièges infernaux et diaboliques.

Il y avait non loin d’ici un château superbe appartenant aux seigneurs de Montmaure. Le propriétaire d’alors mourut en laissant un fils unique, nommé Geoffroy. Geoffroy avait vingt ans, un esprit vif, aimable et désireux de connaître. Il était brave, et se distingua dans plusieurs rencontres, qui lui acquirent justement une haute réputation de valeur et loyauté ; mais, parmi ces brillantes qualités, Geoffroy couvait une ambition sans bornes, capable de le porter à tout entreprendre. Chéri du comte de Foix, son seigneur suzerain, la porte des honneurs lui était ouverte, et il n’était pas satisfait ; il passait plus haut ses prétentions. L’esprit malin, toujours aux aguets pour dévorer les ames, remarqua les dispositions, de celle de Geoffroy, et il se promit de ne pas être longtemps sans qu’elle lui appartînt. Hélas ! son espérance ne fut pas déçue, et le coupable jeune homme vola de lui-même à sa perte. Depuis longtemps il entendait parler d’apparitions de fantômes ; il savait qu’il était des hommes habiles qui soumettaient à leur pouvoir les puissances de l’air et de la terre ; mais nul ne se présentait devant lui ; ses recherches étaient vaines, et il se perdait en désirs insensés. Il vit, à la cour du prince de Foix, la jeune et belle Caliste de Bellegarde, fleur naissante, parée des grâces du bel âge et des vertus précieuses d’un cœur innocent. Caliste plut à Geoffroy ; à son tour, il ne tarda point à plaire, et leurs yeux leur apprirent bientôt les secrets de leur ame. Mais une haine héréditaire séparait les maisons de Montmaure et de Bellegarde. Depuis plus de trois siècles, les membres de ces deux familles se livraient des combats que ne pouvait empêcher l’autorité du souverain, si souvent méconnue dans ces temps où chaque châtelain avait la prétention de ne relever que de Dieu et de son épée. Geoffroy connut les obstacles qui le séparaient de son amie ; mais, trop amoureux pour reculer, il se résolut à tout braver, à tout entreprendre pour obtenir l’épouse de son choix. Pendant ce temps, il fut engagé à aller passer quelques jours au château d’un de ses amis : là, selon un antique usage, on se plut à raconter des histoires effrayantes ; les femmes tremblaient ; les chevaliers riaient ; un seul gardait, au milieu de tous, une physionomie grave et mystérieuse. Geoffroy en fut frappé ; mais dissimulant son étonnement, il se promit de lui demander, le lendemain, la cause de son étrange silence. Cependant l’heure de repos arriva, des pages, portant des flambeaux de cire blanche, vinrent conduire chacun dans les appartements qui leur étaient destinés. Geoffroy, avant de se retirer, prit à part le seigneur châtelain et lui demanda le nom de l’inconnu qui l’avait frappé. Le baron de Belvèse lui répondit que ce jeune homme se nommait Edgard ; que, depuis un an, il avait acheté dans les environs une superbe châtellenie, où il vivait avec sa femme, jeune et jolie personne. « Au reste, poursuivit le baron, on ignore quel pays l’a vu naître. Si l’on juge d’après son nom, l’Angleterre doit être sa patrie ; mais, comme il paraît fort secret sur tout ce qui le touche, nul de nous n’a cherché à lever le voile dont il se couvre. » En achevant, le baron salua Geoffroy ; celui-ci, satisfait de ces renseignements, se retira dans sa chambre et se coucha bientôt après. À peine fut-il endormi, qu’il lui sembla voir une lueur augmentant par degrés, et dont l’appartement fut soudain éclairé. Étonné d’une telle clarté, il regardait attentivement, lorsque le plancher se fendit, en laissant paraître un jeune homme ressemblant à Edgard, mais différemment vêtu. Ce fantôme portait une robe de pourpre couverte de diamants ; une écharpe noire, chargée de rubis, soutenait un glaive. Cette étrange figure s’approcha de Geoffroy, et, se prosternant à ses pieds, le salua comme son maître, et lui demanda ce qu’il lui plaisait de lui ordonner. Étonné d’une proposition pareille, Geoffroy répondit qu’il souhaitait la main de Caliste : soudain cette jeune beauté parut, et, jetant sur lui le regard le plus tendre, s’abandonna à ses transports. Oh ! combien ils parurent délicieux ces moments de volupté à l’amoureux Geoffroy ! Le jour, en le réveillant, lui fit regretter le charme d’une semblable illusion ; il ne douta point cependant que ce songe ne fût une émanation des desseins qu’avaient formés sur lui les puissances, et, sans craindre le ciel, il appela le pouvoir de ses ennemis.

La mâtinée fut superbe ; le temps, quoique froid, invita à la promenade. Geoffroy quitta son lit promptement et descendit dans la vaste salle où déjeunaient les seigneurs. Edgard, qu’il aperçut en entrant, lui offrit une place à ses côtés ; elle fut acceptée avec joie, et Geoffroy se promit de ne point tarder à commencer les questions. Le hasard parut lui être favorable. On proposa une partie de chasse, qu’Edgard refusa, parce que, disait-il, il craignait qu’un exercice trop violent ne fit rouvrir une blessure profonde qu’il avait reçue dans un combat singulier. Geoffroy, de son côté, s’excusa pareillement, on ne le pressa point : tous les seigneurs partirent, suivis d’un grand nombre de valets, de piqueurs et de chiens.

« Si le jour ne vous semblait pas trop froid, dit Edgard au malheureux seigneur de Montmaure, je vous engagerais à passer dans le jardin pour y faire une promenade tranquille nécessaire à ma santé.

— Avec plaisir, lui dit Geoffroy ; il me tarde de vous interroger sur un sujet qui m’intéresse vivement.

— Parlez, sire, lui répondit l’étranger ; il n’est rien que je ne fasse pour vous plaire.

— Hier, au soir, le chapelain du baron de Belvèse nous raconta l’histoire d’un fantôme qui venait, chaque nuit, troubler le repos de la femme, cause première de sa mort. Personne ne crut ce récit ; vous seul, gardant un silence morne, vous m’avez semblé désavouer les rires de nos chevaliers.

— Il est, seigneur, deux excès également condamnables : une crédulité sans bornes et une incrédulité outrée. La nature est encore bien inconnue, et tous ses secrets ne sont pas découverts ; qui pourra, en niant le pouvoir des puissances, nier qu’elles existent ? Ceux qui se parent de leur scepticisme ont-ils donc oublié les magiciens de Pharaon, les lois de Moïse contre les magiciens ; la Pythonisse d’Endor, évoquant l’ombre de Samuel ; les morts ressuscitant à la mort du Sauveur du monde, prodiges qu’ils ne peuvent taxer de fausseté, sans désavouer la religion qu’ils professent ?

— Ah ! sir Edgard, que je suis loin de leur ressembler ! je crois tout ; que dis-je ? je crois, je désire ardemment qu’il existe et des sorciers et des spectres qu’on évoque, et des êtres supérieurs qui nous obéissent.

Il en est qui, maîtres absolus de l’univers, ne connaissent point de bornes à leurs volontés, et qui, cependant, loin de dédaigner les mortels, les accueillent, les protègent et souvent finissent par les élever jusqu’à eux. »

Le feu que met Edgard dans ce discours passe dans l’ame de Geoffroy, qu’il embrase,

« Edgard, les connaîtriez-vous ces êtres auxquels je brûle de m’associer ?

— Jeune homme, êtes-vous capable de garder un secret profond sur ce qu’on vous pourrait montrer ?

— Que la foudre m’écrase si je répète vos propos !

— Eh bien ! je me confie à vous ; je veux, lorsque l’ombre aura couvert ce monde sublunaire, vous convaincre de l’existence de ces êtres dont on ose douter : apprenez que l’empire de l’univers se partage entre le ciel et l’enfer. Le Dieu adoré par le vulgaire, tranquille au haut des sphères lumineuses, abandonne la terre aux puissances qu’il a créées : on appelle anges celles qui entourent son trône, ou qui commandent aux autres mondes ; car ne pense pas, Geoffroy, que la terre que nous habitons soit la seule peuplée : non, tous ces globes enflammés, lumières de nos nuits, sont autant de soleils pareils au nôtre, et, comme lui, éclairant des milliers de mondes, que la faiblesse de notre vue ne nous permet point d’apprécier. Là sont des êtres vivants, pensants, comme nous, et soumis pareillement aux lois de la nature. On nomme démons les esprits par lesquels la terre est gouvernée. Ne croyez point que ce nom ait l’odieuse acception qu’on lui donne : les démons ne sont pas des créatures réprouvées, ils sont, tout au contraire, nos puissances souveraines ; c’est à leur voix que, du fond de l’Océan, s’élèvent les tempêtes dont il est bouleversé ; ce sont eux dont les caprices répandent tantôt la famine ou l’abondance, la peste ou la santé ; assis sur la crête des montagnes, ils tiennent dans leurs mains les ondes, aliments des fontaines et des fleuves ; ils président à la végétation ; ils font naître les métaux dans le sein du globe ; ils se constituent les gardiens des trésors, dont ils font un généreux abandon à ceux qui les honorent particulièrement ; mais leur pouvoir est plus étendu encore : de l’homme le plus inepte ils le feront le prodige de son siècle ; à celui qui désire les grandeurs, ils procurent un trône, et conduisent dans la couche nuptiale la jeune amante refusée aux vœux de celui qui sacrifierait sa vie pour la posséder !… — Ô Edgard ! que me dites-vous ? Ils pourraient me faire obtenir ma Caliste ?

— Je n’en doute point.

— Qu’exigeraient-ils pour un pareil service ?…

— Je vous l’ai déjà dit, votre reconnaissance !…

— Ah ! qu’ils en soient assurés ! je la leur promets entière et sans retour. Mais quand pourrai-je voir s’effectuer vos promesses ?

— Je vous ai parlé. Dès que la nuit ténébreuse aura jeté son voile sur nous, alors je vous conduirai dans des lieux où vous pourrez faire vous-même vos conditions. Mais, de grâce, le plus grand silence sur tout ce que je vous ai dit ; songez, Geoffroy, que votre vie et la mienne en dépendent. »

En terminant ces mots, Edgard se retira, et lança sur le jeune Montmaure un regard qui eût pu l’éclairer s’il l’avait vu. Geoffroy, au lieu de se défier de ce qu’on venait de lui communiquer, ne pensait qu’au bonheur qui l’attendait, lorsque, époux heureux, il pouvait se livrer à ses idées ambitieuses. « Enfin, se disait-il, je commanderai à mon tour ; je verrai disparaître ces odieuses barrières dont le ciel entoura mon existence. Simple sujet, peut-être un jour pourrai-je m’asseoir sur le trône de mes maîtres : eh ! qui peut balancer de tels avantages ? Non, rien ne me coûtera ; et me faudrait-il tout sacrifier, je sacrifierai tout pour parvenir à mon but… Oui, c’en est fait, Edgard, je m’abandonne à toi ; tu me montres le chemin de la fortune, je m’y élance sur tes traces. » Ainsi parlait l’insensé Geoffroy : Dieu l’entendit, et Dieu irrité lui retira son assistance. Il fut abandonné aux anges des ténèbres, qui ne tardèrent pas à le punir de son ingratitude envers son Créateur.

Quand les chasseurs revinrent, ils faisaient porter en triomphe devant eux les pièces de gibier qu’ils avaient tuées. Pendant qu’Edgard et Geoffroy prenaient part à la joie, on vit s’avancer une riche litière d’où l’on vit sortir la femme du premier : Geoffroy fut frappé de ses traits ; tout le monde environna cette beauté dont rien n’égalait les charmes, mais dans laquelle on remarquait je ne sais quoi de sombre et d’extraordinaire : le sourire était dans sa bouche et la tristesse dans ses yeux. Le sire de Montmaure admirait ce mélange de grâces et de mélancolie, ornement enchanteur de la beauté ; elle lui rappelait sa Caliste qu’il aimait tant, et qu’il pensait obtenir bientôt. Après les premiers compliments, Edgard emmena son épouse ; chacun se retira, et Geoffroy alla penser à sa destinée future. La journée s’écoula bien lentement, au gré de son impatience : il hâtait par ses vœux la venue de la nuit : elle arriva. Pendant le souper, et la veillée indispensable, son impatience fut extrême. Enfin, l’horloge ayant sonné onze heures, on alla se livrer au sommeil, tandis que le crime allait, dans ses pièges de fer, surprendre l’imprudence qui se livrait elle-même. Lorsque tout calme dans le château, Geoffroy prit une lampe, et, par un escalier dérobé, il suivit le chemin de l’appartement d’Edgard : il l’attendait. Ils descendirent dans la cour, Edgard s’approcha d’une cave fermée par deux serrures énormes ; et, les touchant avec ses doigts, Geoffroy vit la grille se rouler, et le passage fut libre. Cette première épreuve lui donna une idée avantageuse du pouvoir de son ami. Quand ils furent parvenus jusqu’à la partie la plus éloignée de la cave, une porte qui les arrêta fut ouverte avec la même facilité ; ils se trouvèrent alors en plein air. Geoffroy reconnut, non sans quelque terreur, le cimetière du château de Belvèse : ce fut là qu’Edgard s’arrêta ; il sortit, d’un panier qu’il avait porté, une robe rouge et une ceinture noire pareille à celle dont il était revêtu dans le songe qui, la nuit précédente avait occupé l’imagination de Geoffroy. Frappé d’une pareille ressemblance, celui-ci fut sur le point de se prosterner devant Edgard, le prenant pour un être surnaturel : celui-ci arma sa main d’une baguette formée d’un ivoire pur et d’une ébène africaine ; il en traça deux cercles autour de lui et autour de Geoffroy ; puis il allait commencer ses conjurations, lorsque tout à coup il s’arrêta : « Geoffroy, dit-il, j’ai oublié une bague qui m’est indispensable ; je ne puis maintenant l’aller chercher moi-même, mais vous pouvez le faire à ma place. Retournez au château par la route que nous avons suivie ; montez dans mon appartement, entrez dans la chambre de mon épouse, approchez-vous d’elle, et tirez doucement de son doigt l’anneau d’or auquel est attachée une pierre pourpre.

— Comment, lui dit Geoffroy, comment pourrais-je faire ce que vous me dites sans être aperçu ? Que dira-t-on si on me voit auprès de votre femme ?

— Ne craignez rien ; un sommeil léthargique enveloppe tous les habitants du château ; partez promptement ; puisse la terreur ne point avoir de prise sur votre ame ! » Il dit, et d’un geste impérieux commande à Geoffroy l’obéissance. Celui-ci partit, malgré sa répugnance ; mais, subjugué par l’ascendant qu’Edgard prenait sur lui, il n’osa point lui répliquer. Quand il fut dans la chambre d’Edgard ; il aperçut couchée sur le lit son adorable épouse reposant sans voile : son beau corps était découvert ; la blancheur de l’albâtre, l’éclat de la pourpre n’approchaient pas des célestes douleurs nuancées par la nature ; un sein voluptueux, doucement agité, supportait des boutons frais pareils à ceux de la rose nouvelle ; de longs cheveux noirs retombaient de toutes parts sur des reins dont le ciseau le plus habile n’eût pu rendre l’élégance ; enfin cette femme était le chef-d’œuvre du beau idéal. À la vue de tant de charmes, Geoffroy, excité, sentit s’allumer dans son cœur des désirs coupables ; l’image de Caliste disparaît, l’épouse de son ami la remplace ; il a tout oublié : il ne pense plus qu’Edgard l’attend ; il ne redoute point que Rosa se réveille ; il la presse dans ses bras, il se livre aux transports les plus effrénés : son bonheur lui semble au dessus de la réalité ; mais, malgré ses efforts, Rosa sommeille toujours. « Ah ! s’écria-t-il, que manquerait-il à mon délire s’il était partagé ? Réveille-toi, Rosa, réponds à mes caresses. Quoi ! l’amour ne te sort point de ton assoupissement ? Peut-être ton sommeil est-il attaché à cette bague ; arrachons-la… » Il dit, et tire la bague avec violence. Soudain, ô terreur ! il pousse un cri affreux : ce n’est point la beauté qu’il embrasse, c’est un cadavre hideux, à moitié rongé de vers, pâle, infect et sanglant. À cette horrible vue, Geoffroy, comme frappé de la foudre, tombe en se précipitant du lit qu’il a souillé ; une sueur froide pénètre tous ses membres ; son sang se glace : il ne peut fuir, il ne peut reprendre l’usage de ses sens : les tourments de l’enfer sont dans son cœur ; sa figure se renverse, ses dents se choquent, ses cheveux se hérissent ; enfin, rappelant un courage défait, il prend sur lui de s’éloigner ; et, muni de la bague fatale, il court retrouver Edgard. Quoiqu’il ne sache point comment il osera l’aborder, l’espace est franchi ; il aperçoit Edgard : celui-ci s’avance vers lui d’un air riant, et, voyant l’effroi imprimé sur toute sa personne : « Ami, lui dit-il, je n’ai point voulu vous prévenir sur la cruelle apparition qui vous était préparée. Apprenez maintenant que ma tendre épouse périt quelques mois après notre union ; mais la mort ne put en entier me la ravir, je lui dérobai le corps de Rosa ; et, au moyen d’un talisman, je donnai à cette machine désorganisée une nouvelle vie et une carrière à parcourir. Mais, en lui ôtant la bague, le prestige disparait et le trépas reprend ses droits. » Pendant ce discours, Geoffroy chercha à se remettre. Croyant que son crime n’était point soupçonné par Edgard, il en eut moins d’horreur ; mais un tremblement convulsif le saisissait malgré lui, quand la pensée le reportait de la scène épouvantable qui venait de se passer. Edgard, l’ayant de nouveau placé dans le cercle, lui dit : « Voici l’instant que je vous ai promis ; vous allez, égal des puissances, leur emprunter leur pouvoir, je vous en avertis d’avance ; bannissez toute pusillanimité, rendez-vous digne, par votre assurance comme par votre dévouement, des grands destins qui vous attendent. Je vais vous conduire au sabbat ; que ce nom ne vous effraie point, laissez les préjugés au vulgaire : l’adepte doit tout tenter, et le succès couronnera son audace. Voulez-vous me suivre ? est-ce bien par votre pure et simple volonté ? N’est-ce pas une déférence de votre part ? répondez-moi.

— Oui, je vous suis de mon plein gré ; je ferai tout ce que je vous verrai faire. » À ces mots, la joie brillait sur le front d’Edgard. « Silence ! » s’écria-t-il d’une voix imposante. Soudain commencent les rites impurs par lesquels les noires divinités sont évoquées ; d’abord, aux signes de la baguette, s’élevèrent de la terre une foule de météores rougeâtres, dont la pâleur éclaira les sombres mystères ; bientôt des fantômes hideux, de toutes formes, parurent et vinrent assiéger la barrière insurmontable pour eux. Leur voix grêle, leur triste parure portèrent une nouvelle crainte dans le cœur de Geoffroy. Edgar s’en aperçut ; alors tous ces esprits de deuil disparurent ; un buisson de roses prit leur place. Du milieu de ce buisson sortaient trois jeunes beautés, à demi nues ; leur sourire était gracieux : l’une tenait d’une main une coupe d’or remplie d’une liqueur vermeille ; un dard aigu rayonnait dans l’autre main : sur sa tête était posée une fraîche couronne de fleurs vermeilles. Son air était languissant, sa démarche incertaine : c’était la Volupté. À sa vue, Geoffroy frémit, se rappelant Rosa ; mais sa terreur ne fut pas de longue durée, car la belle nymphe lui ayant lancé son dard, il éprouva une ardeur inconnue dont il fut transporté. Sur ces entrefaites, minuit sonna ; un hibou fit entendre, par cinq fois, son cri douloureux. À ce signal, Geoffroy vit descendre des airs un char d’argent, attelé de quatre cygnes au cou recourbé et au plumage de neige. « Il est temps de partir, » lui dit Edgard. Tous deux montèrent sur le char, qui s’éleva avec rapidité au dessus des nues, les emportant vers des régions lointaines. Pendant leur marche, ils furent atteints par plusieurs magiciens et sorciers, les uns montés sur des griffons, d’autres sur des manches à balais ; tous saluaient Edgard d’un air de connaissance ; ils le félicitaient au sujet du jeune aspirant qu’il conduisait à leur monarque, et, se réunissant autour du char, ils s’empressaient de lui servir d’escorte. Geoffroy, flatté des éloges que ne cessait de lui prodiguer la troupe menteuse et perfide, perdit toute idée de religion ; il ne vit que le pouvoir. Ce fut dans ces sentiments qu’il vit le char s’abattre dans une vaste prairie. Là, de nouveaux objets frappèrent ses regards, et leur bizarrerie devint pour lui un motif d’admiration. Ici, pêle-mêle, couchés, se livraient à toute l’extravagance de leur délire d’antiques sorcières à la peau ridée, au teint jaune, à la longue barbe ; plusieurs jeunes gens se prêtaient avec ardeur à leurs lourdes caresses. Dans un lieu plus reculé, un groupe malfaisant, sérieusement occupé de la composition d’un cruel maléfice, avait mis sur un feu ardent une vaste chaudière d’airain ; dans ses flancs bouillaient tout à la fois du sang d’un enfant de trois ans, nouvellement égorgé ; de l’écume de la lune, de l’eau de la mer : de temps en temps on jetait, dans ce mélange infernal, une peau d’un vieux serpent, le pied d’un lézard, la langue et le foie d’un crapaud, une dent de loup, des paquets de verveine, et mille autres ingrédients. Tout auprès, de petits lutins s’amusaient à déchirer des animaux vivants ; ils fouettaient de pauvres chiens qui hurlaient à faire pitié. D’un autre côté, se préparaient les aiguillettes, les sorts et les talismans ; là, une troupe enivrée dansait en rond autour du feu, dans lequel brûlait une statue en bois, tandis que, dans le même temps, mourait, consumée par les plus fortes douleurs, la personne dont le nom avait été donné à la statue. S’avançant avec gravité, d’énormes crapauds donnaient la main à de jeunes grenouilles ; des hérissons, entre eux, jouaient à la boule. Enfin, tout ce que l’imagination peut enfanter d’affreux ou de ridicule se trouvait réuni dans ce coupable lieu. Après que Geoffroy eut considéré à son aise les divers tableaux que je viens de décrire, Edgard vint l’avertir qu’il fallait aller rendre ses hommages au grand bouc. Geoffroy suivit son enchanteur. Il aperçut d’abord une longue allée tout illuminée de vers luisants qui jetait un éclat extraordinaire ; entre chaque arbre, étincelaient des flammes brillantes, et dans chaque flamme cabriolait un lutin. Au bout de l’allée, sur un trône de pommes de pin, était assis un bouc gigantesque ; une couronne de fer ceignait sa tête hideuse ; des éclairs jaillissaient de ses yeux immenses ; dans ses pattes il tenait un sceptre de fer. Quand Geoffroy se présenta, le bouc impur se hâta de lui tourner le dos. Geoffroy, instruit par son introducteur, s’avança avec respect des marches du trône, et vint baiser au derrière le prince des ténèbres. Celui-ci lui rendit son salut, et puis, adoucissant le chagrin qui régnait sur son visage, il lui demanda quel motif le conduisait dans son assemblée. Geoffroy lui fit part de ses souhaits. « Je t’accorde tout, lui dit Lucifer, deviens puissant ; obtiens celle que tu aimes, je n’y mets qu’une seule condition, c’est de me céder ton château de Montmaure, avec tout ce qu’il renfermera le jour où je viendrai en prendre possession. » Geoffroy, ne se doutant pas du piège qu’on lui tendait, consentit à tout. Alors les chants, les danses recommencèrent, on lui remit une baguette, et le souper fut servi. Geoffroy, ayant voulu goûter à un plat, trouva fade le ragoût qu’il désirait, il demanda du sel : à ce mot fatal, il fut saisi d’un éblouissement subit, et il tomba évanoui.

Le jour depuis longtemps avait remplacé les sombres crêpes de la nuit, lorsque Geoffroy de Montmaure sortit du profond assoupissement dans lequel il était plongé. En ouvrant les yeux, il se pressa de jeter un regard furtif autour de lui. Son étonnement, son chagrin furent à leur comble lorsqu’il se vit couché dans son lit et reposant dans la chambre du château de Belvèse où il avait coutume de demeurer. « Hélas ! se dit à lui-même ce pervers qui brûlait de consommer sa perte, tout ce que j’ai vu cette nuit n’était donc qu’un rêve de mon imagination ? Elle a disparu cette espérance qui me promettait le trône de Foix et la main de Caliste ; tout ce que j’ai vu n’était qu’une erreur. Edgard et son épouse (ici Geoffroy frémit) reposent assurément avec tranquillité, et jamais Edgard n’a eu de pouvoir sur les princes des airs. Mais non, je n’ai point été le jouet de mon imagination ; tout ce que j’ai vu portait l’empreinte de la vérité. Courons trouver Edgard ; peut-être me donnera-t-il la clef de cette énigme qui me paraît si incompréhensible. »

Geoffroy s’habilla avec vitesse ; au moment où il allait sortir de sa chambre, le baron entra et lui demanda s’il se trouvait incommodé. Geoffroy l’assura qu’il se portait fort bien. « En ce cas, lui dit son ami, vous me permettez d’accuser votre paresse qui ne vous a pas permis d’assister à votre déjeûner.

— Il est donc bien tard ?

— La douzième heure du jour depuis longtemps est sonnée, vous avez été moins matinal que le sir Edgard et son épouse, car au lever de l’aurore ils sont partis pour l’Angleterre.

— Que me dites-vous, et d’où a pu naître une résolution aussi précipitée ?

— Elle était prise depuis longtemps. Je pensais qu’hier, pendant la longue conférence que vous avez eue avec Edgard dans le temps de notre absence, il vous aurait communiqué son voyage prochain. » Geoffroy répondit négativement, et, renfermant dans son cœur son impatience, il suivit le baron, rêvant aux événements de la veille, qu’il ne pouvait se déterminer à croire des mensonges. Toute la journée, il fut soucieux ; tantôt il formait le projet d’aller à la poursuite d’Edgard, et de savoir la vérité de lui ; puis il pensait que, si Edgard avait l’intention de ne rien lui apprendre, il lui serait facile de tout nier : d’ailleurs quelle serait sa confusion, si vraiment un rêve affreux l’avait tourmenté, d’aller avouer à quelqu’un qu’il connaissait à peine sa crédulité. La nuit remplaça le jour. Geoffroy, las d’une conversation dépourvue pour lui de tout charme, se retira de bonne heure. Depuis quelque temps il était dans sa chambre, réfléchissant encore, lorsque les vitraux coloriés des fenêtres tremblèrent ; un éclair rapide brilla. Geoffroy, ému, pâlit ; soudain un bruit affreux se fait entendre dans la cheminée ; il en vit tomber une boule de feu, qui, ayant roulé pendant une minute, se fendit. Une épaisse vapeur obscurcit la lumière ; elle se dissipa insensiblement, et du milieu de cette fumée sortit Edgard, portant le même costume avec lequel il avait apparu à Geoffroy, à la vision que celui-ci prenait pour un songe. Geoffroy, à la vue d’Edgard, perdit la crainte dont son âme était saisie : « Me reconnais-tu, Geoffroy ? » lui dit le singulier personnage.

« Est-ce une nouvelle illusion qui vient me bercer encore ?

— Ni la nuit précédente, ni celle-ci, tu n’es point le jouet de ton imagination ; tout ce que tu as vu est vrai, et ton pouvoir n’est point une chimère.

— Puissant Edgard, ne me trompes-tu point ?

— Voilà la baguette que te confia hier notre souverain, prends-la, désormais commande, et tu seras obéi.

— Qu’on m’offre à l’instant la couronne du prince de Foix, dit Geoffroy, empressé de connaître l’étendue de sa puissance. » Il achevait, lorsque mille lampes éclairèrent son appartement. Plusieurs jeunes pages, revêtus d’une livrée à ses couleurs, parurent à ses côtés, et quatre beautés portant dans leurs mains un riche coussin pourpre, lui présentèrent la couronne souveraine qu’il avait demandée avec ardeur ; il allait la poser sur sa tête : « Arrête, lui dit Edgard, tu ne peux en espérer la possession qu’après avoir satisfait à la promesse que tu fis hier à ton monarque.

— Faudrait-il de même attendre pour obtenir ma Caliste ?

— Non, Lucifer ne s’y oppose point.

— Esprit soumis à mes ordres, transportez-moi auprès de cette amante adorée. » Alors un char pareil à celui qui lui avait été servi la veille se présente. Edgard et Geoffroy y montent ensemble. Les oiseaux fées prennent leur vol et vont se reposer sur le donjon du château de Caliste. Elle était dans son oratoire, prosternée aux pieds d’un Christ ; elle offrait à Dieu ses pensées du soir, elle priait aussi pour Geoffroy ; mais Geoffroy avait plus de part à la miséricorde du Seigneur. À la vue de cet acte de piété, Edgard, violemment agité, fit signe à son compagnon qu’il fallait se retirer. Geoffroy, aussi troublé de son côté, se pressa de partir. Ils remontèrent sur le char et partirent. Pendant la route, Edgard chercha à endurcir le cœur de son ami, il lui représenta le bonheur dont il allait jouir avec Caliste ; il l’assura qu’un mois ne se passerait point sans qu’elle fût son épouse. : « Mais, lui dit-il garde-toi d’écouter une vaine piété qui pourrait être funeste à ta grandeur. Emploie le secours des charmes et des maléfices pour te défaire des seigneurs assez puissants pour te disputer ta couronne que tu veux conquérir. Laisse aux faibles mortels leurs craintes ; leurs lâches préjugés… Tu dois tout braver toi qui maintenant es l’égal des premières puissances ; ne respecte ni l’âge, ni le sexe ; satisfais tes passions et ressouviens-toi bien qu’il n’est pas de crime pour celui qu’on ne peut punir. » Edgard n’avait pas besoin de parler ainsi à Geoffroy ; l’âme de ce jeune homme était naturellement portée au vice. Il était méchant par caractère, et les affreuses instructions du tentateur ne furent pas jetées dans une terre stérile. Geoffroy s’aperçut que le char ne prenait pas la route du château de Belvèse. « Où allons-nous ? » demande-t-il à son conducteur.

À la grande assemblée, lui répondit celui-ci avec un faux sourire. Il faut remercier le grand bouc de ce qu’il fit hier pour toi. » Geoffroy y consentit. Ils arrivèrent à la prairie de la veille ; ils se mêlèrent aux monstres dont ce lieu abondait ; ils partagèrent leurs jeux, leurs abominations ; et Geoffroy s’en revint en entier perverti, et aussi coupable que Lucifer lui-même.

« Pourquoi, dit-il à Edgard, hier, quand j’ai prononcé le mot sel, tout a-t-il disparu ? Pourquoi me suis-je trouvé dans mon lit et pourquoi, dès le matin, avez-vous feint ce voyage en Angleterre ?

— Nous ne pouvons souffrir dans nos assemblées le sel, qui nous rappelle des souvenirs que je dois taire ; ainsi celui qui en demande est soudain emporté par ordre du maître, et ordinairement jeté dans une fondrière et dans quelque précipice. Mais toi qui dois un jour devenir l’égal du plus puissant d’entre nous, on t’a traité avec plus de douceur. Comme il fallait cependant te punir d’avoir contrevenu à mes lois, on t’a laissé pendant un jour dans l’incertitude sur ton sort à venir ; et, quant à mon voyage, j’ai feint de l’entreprendre pour détourner de dessus nous des soupçons élevés par la malignité ou par la vigilance. » Alors ces deux coupables se séparèrent, en se promettant de se revoir souvent. Dès le lendemain, Geoffroy quitta le château du baron son ami, et revint à Montmaure. Ce fut après que, pour obtenir la possession de Caliste, il fit des conjurations si fortes, qu’elles eurent tout le succès qu’il pouvait souhaiter. Ses pentacles, ses talismans triomphèrent de tous les obstacles. Le père, le frère de Caliste, oubliant leur ancienne rivalité avec la famille de Montmaure, burent avec lui dans la coupe de l’amitié ; et, ainsi que le lui avait prédit Edgard, un mois ne se passa point sans que son hymen fût conclu. Enivré des charmes de sa nouvelle épouse, séduit par ses nobles qualités, il oublia ses prestiges, et, pendant plusieurs mois, le bouc ne reçut point ses visites. Alarmé de ces dispositions nouvelles, Edgard lui apparut un soir où Geoffroy venait de quitter Caliste. « Salut au comte de Foix, » dit-il en l’abordant.

« Ah ! cher Edgard, réserve ce titre pour un autre.

— Quoi ! le grand Geoffroy a-t-il renoncé à son dessein ? Sa postérité, qu’il pourrait placer sur un trône, restera-t-elle sujette ?

— Il faudrait quitter le repos qui commence à m’être précieux ; il faudrait abandonner une épouse chérie.

— Pourquoi vouloir l’abandonner ? elle doit, au contraire, présider à votre entreprise. Il est temps d’agir ; mais votre indolence vous a fait renoncer à votre art ; vous ignorez le danger qui vous menace.

— En est-il pour moi ?

— Apprenez que le comte a, par ses hauteurs, révolté les seigneurs ses vassaux ; des murmures ils ont passé aux complots : on conspire contre lui. La couronne a été offerte au père de votre épouse : il l’a refusée, mais on lui a laissé le choix de nommer un comte ; ce choix ne peut tomber que sur votre beau-frère et sur vous.

— Que dois-je faire pour obtenir la préférence ?

— Immoler Rambaud.

— Le frère de Caliste ?

— Oui, celui dont la haine n’a jamais été que déguisée, celui sur les coups duquel vous périrez si jamais il devient votre souverain. » En disant ces mots, Edgard souffle sa rage dans le cœur de Geoffroy. Le crime n’épouvante plus celui-ci ; il brûle de le commettre : une vapeur l’enveloppe, il monte dans la chambre de Rambaud, le frappe au milieu de son sommeil, et se retire pour aller, auprès de Caliste, oublier le crime qu’il vient de commettre. Depuis ce moment fatal, nul forfait ne lui coûta plus : son âme endurcie les désirait. Dans les contrées voisines, s’il manquait un jeune enfant, c’est que Geoffroy l’avait immolé dans ses impies cérémonies. Bientôt, malgré le voile dont il couvrait ses opérations, le secret perça partout ; la haine et la terreur qu’il inspirait se répandirent contre lui. Vainement son épouse en larmes le conjura d’abjurer ses erreurs et de recourir au Dieu bon qu’il avait abandonné ; Geoffroy, loin de se rendre, résolut, fatigué par les prières de Caliste, de la rendre elle-même la victime de ses forfaits. Edgard ne le quittait plus ; Edgard, artisan du crime, soutenait, encourageait Geoffroy. Seul, au milieu de la nuit, dans de profonds souterrains, ils composaient des poisons, des talismans de mort ; ils appelaient sur les campagnes des brouillards pestilentiels, les pluies inondatrices, les grêles meurtrières. Cependant la grossesse de Caliste avançait ; Edgard engagea le cruel Geoffroy à consacrer à Satanas l’enfant qui devait naître. Geoffroy accueillit cette proposition avec une barbare joie ; et, voulant faire plus, il décida qu’on profiterait de ce moment pour contraindre Caliste à renoncer au culte de Dieu, et à se vouer à celui des démons. Cette résolution prise, Geoffroy attendit avec impatience l’époque souhaitée. Il n’avait pu effectuer encore son dessein de se placer sur le trône de Foix. Les enfers avaient toujours retardé l’accomplissement de la promesse qu’on lui avait faite à ce sujet ; on l’assura qu’elle serait exécutée immédiatement après la naissance de son fils. Le moment arriva ; Geoffroy, ayant attendu le rétablissement de son épouse, entra une nuit chez elle, Caliste ne dormait point ; elle ne cessait d’invoquer Dieu ; Geoffroy s’approchant d’elle : « Madame, lui dit-il, les puissances que j’adore ne peuvent plus souffrir mon union avec une femme qui refuse de les encenser, vous êtes la cause de mon abaissement ; sans vous, le comte de Foix ne serait plus, et son sceptre tomberait en mon pouvoir. J’ai souffert trop longtemps votre obstination ; il faut me céder ou mourir.

— Que dites-vous, sire ? Oublierez-vous l’amour dont vous m’avez donné tant de preuves ? Voulez-vous me faire quitter le service du Dieu véritable pour embrasser celui des démons ?

— Femme audacieuse, oubliez-vous vous-même que j’ai renoncé à ce culte dont vous êtes si fortement aveuglée ? Il faut que vous, que mon fils, vous soyez tous les deux consacrés dès aujourd’hui aux dieux que j’adore.

— Mon fils, non, barbare, n’espère pas que je consente à sa perte ; mon fils périra plutôt avec son innocente mère avant de permettre le crime dont vous voulez le souiller.

— Qu’attends-tu ? dit alors Edgard à Geoffroy, pour immoler cette insensée.

— Oui, qu’elle meure ! » s’écria Geoffroy ! Il dit, tire son épée, s’avance pour frapper Caliste.

« Seigneur mon Dieu, dit-elle, me laisserez-vous périr sans secours ? » Soudain une lumière pure brille, le bras de Geoffroy est glacé ; Edgard perd sa figure, deux cornes se dressent sur sa tête, une longue queue de serpent sort de son dos, des ailes de chauve-souris, des ongles crochus, des pieds de griffon annoncent à Geoffroy le prince des ténèbres. Cependant le plafond de la chambre se fend ; une intelligence céleste paraît, six ailes enveloppent son beau corps ; sur chaque plume, l’or, l’argent, le pourpre, l’azur, le vert, le violet, confondent leurs couleurs brillantes ; une ceinture de lumière, à laquelle pend une épée de feu, ceint ses reins ; ses yeux sont bleus ; le sourire de la divinité irritée repose sur ses lèvres, ses cheveux blonds retombent en boucles sur ses jeunes épaules ; une auréole brillante luit autour de sa tête, et dans sa main redoutable il brandit une lance enflammée. À son aspect, Caliste cesse d’être intimidée ; il se tourne vers Geoffroy et le foudroie par ces paroles : « Insensé ! quel espoir t’a séduit ? Victime de la perversité de ton âme, tu pensais éviter à jamais un châtiment inévitable ! Non, tu ne pouvais t’en flatter ; l’instrument de ta perte va le devenir de ton supplice ; la mesure est comblée ; Dieu te rejette et t’abandonne au démon avec lequel tu t’es associé. Quoi ! barbare, tu voulais égorger ton épouse et initier ton fils à tes mystères impurs ! Tu ne le peux plus ; j’accours pour opérer leur délivrance ; et vous, femme infortunée, allez en d’autres lieux pleurer sur le malheur qui vous unit à ce monstre ; et toi, poursuit-il en s’adressant au faux Edgard, fais ce que Dieu te permet de faire. » Il dit, une nuée lumineuse l’environne, Caliste et son fils disparaissent avec l’ange ; et Geoffroy, toujours immobile, reste seul avec Lucifer. « Geoffroy ! Geoffroy ! lui dit celui-ci, te rappelles-tu ta promesse ?

— Oui, lui dit en tremblant le coupable jeune homme.

— Tu devais m’abandonner ton château et tout ce qu’il renfermait. Misérable ! je te somme de tenir ta parole : ton château m’appartient, ainsi que ton corps et ton ame. » À peine a-t-il prononcé ces mots, qu’il s’élance sur Geoffroy, le déchire sous ses griffes acérées et s’engloutit avec lui au milieu d’un gouffre profond, d’où s’élancent la flamme et le soufre embrasé. Depuis cette nuit épouvantable, les démons prirent possession du ténébreux château ; de là, comme d’une forteresse ils se répandaient dans tout le pays. Les apparitions hideuses, les assassinats qui se commettaient à l’entour auraient fini par rendre inhabitables tous les environs, lorsque de saints prêtres imaginèrent d’exorciser les diables. Pendant ce temps, Caliste se retira dans un monastère, où elle se consacra au Seigneur ; son fils, dès qu’il eut atteint l’âge de raison, suivit son exemple ; et ce fut lui qui forma le projet de chasser Lucifer de l’héritage qu’il avait usurpé sur lui ; son entreprise réussit en partie ; mais, comme le pacte subsistait, il ne put bannir entièrement la race des mauvais esprits ; il fut contraint de leur abandonner la tour du nord, qui, depuis lors, fut appelée la Tour du Diable ; c’est de ce lieu que s’élèvent souvent des flammes : on aperçoit, à leur lueur, le misérable Geoffroy tourmenté par les démons qui ne lui laissent point de relâche ; il pousse des cris effrayants, et ses supplices servent d’exemple à ceux qui voudraient marcher sur ses traces. La nuit des Morts, celle de la veille de Noël et celle de la veille de Saint-Jean, il apparaît, disant d’une voix sépulcrale : Pères et mères, veillez sur vos enfants, voyez en moi ce que souffrent les damnés, et, par vos prières et vos offrandes, rendez-vous favorable le Dieu inexorable pour moi ; pour moi pécheur qui, par mes crimes horribles, ai tant mérité mon châtiment ; car n’est-ce pas se charger d’une coulpe effrayable que de déplaire volontairement à notre Benoît Sauveur, et à madame sa mère la très sainte Vierge, reine des anges et des hommes ? Amen. »