Souvenirs d’un fantôme/La Messe du mort

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C. Le Clère (tome 1p. 91-106).


La Messe du mort.


J’ai lu le fait suivant dans les archives de l’ancienne basilique abbatiale de Saint-Saturnin de Toulouse : c’est l’église la plus auguste parmi toutes celles de la chrétienté, par le grand nombre de reliques qu’elle renferme. On y compte les corps de plusieurs saints apôtres, de sainte Suzanne de Babylone, de saint Cyr, de saint Justin, de saint Edmond, roi d’Angleterre. Il y a aussi des pierres dont on se servit pour lapider saint Étienne le premier martyr ; et, enfin, une épine sanglante détachée de la couronne de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

La basilique est vaste et a cinq rangs de nef ; elle renferme des cryptes qui s’étendent démesurément sous terre : elle est bâtie au dessus d’un lac dont les eaux sont encore visibles dans la profondeur des souterrains.

Or donc, l’an de grâce 1238 et étant, régnant très haut et très puissant prince Raymond VII, par la grâce de Dieu, duc de Narbonne, marquis de Provence et comte de Toulouse :

Un pauvre charpentier, nommé Simon Rupliat, avait, pendant toute sa vie, pratiqué les instructions pieuses qui préparent les hommes aux délices du ciel. Il priait, jeûnait, visitait les malades et les prisonniers, faisait des aumônes abondantes et tellement que lui-même se réduisait à la mendicité pour secourir les autres. Chaque matin, il entendait la messe dans sa paroisse de Saint-Saturnin ; chaque soir, il assistait à l’office, dans une des maisons religieuses dont Toulouse la sainte abonde ; il avançait dans sa carrière, et s’il était petit devant les hommes ; il était bien grand vis à vis de Dieu.

Un soir que, prosterné dans la basilique de Saint-Saturnin, il y priait avec une ferveur inaccoutumée, il tomba dans un engourdissement dont il ne put s’apercevoir.

Quand il revint à lui, des ténèbres profondes couvraient l’église éclairée néanmoins imparfaitement, çà et là, par les lampes qui brûlent sans cesse devant les autels privilégiés.

La nuit devait être avancée. Simon Ruphat se leva, et, moitié à tâtons, moitié conduit par la lueur des lumières, il alla se convaincre par lui-même que toutes les portes de l’église étaient soigneusement fermées.

Son parti fut bientôt pris : il savait que les chanoines du chapitre de l’ancienne basilique abbatiale viendraient à cinq heures du matin réciter l’office ; en conséquence, il se résolut à les attendre dans les prières et les méditations. Minuit sonna bientôt après. Il ne se détourna point de son état d’oraison, et la poursuivit jusqu’au moment où le timbre frappa de nouveau une heure.

Ici, soudainement une lumière rougeâtre illumina l’église, et les orgues se mirent à jouer elles-mêmes un air si mélancolique qu’il y avait de quoi en pleurer. Simon Ruphat entendit distinctement ouvrir la porte de la sacristie. Bientôt un bruit de pas résonna sous les nefs latérales, et Simon Ruphat vit alors s’avancer vers lui un prêtre revêtu des ornements sacerdotaux, puis se diriger vers un autel voisin. Là ce prêtre, déposant sur la sainte table son calice, redescendit à la dernière marche, et, faisant le signe de la croix, commença le saint sacrifice en disant : Introibo altara Dei in Deum qui lætificat juventutem meam… Ici il attendit pendant un peu de temps, et puis élevant la voix : « N’y a-t-il personne ici qui veuille me servir la messe ? » Nul ne lui répondit. La terreur avait glacé Simon Ruphat qui avait bien reconnu que c’était un squelette qui revêtait la chasuble. Celui-ci, une seconde fois, fit le signe de la croix, et puis répéta : Introibo altara Dei in Deum qui lætificat juventutem meam… Il se tut encore, prit patience, puis d’une voix émue, dit ainsi : « Est-ce qu’il n’y a personne ici qui veuille me répondre la messe ! » Nul ne lui répondit, et moins Simon Ruphat, parce qu’il avait pu s’apercevoir que c’était un squelette qui avait revêtu la chasuble.

Le prêtre derechef poussa un profond soupir, monta vers l’autel, prit le calice et le corporal bien dévotement, et, d’un pas grave et mesuré, s’en revint à la sacristie. Simon Ruphat en entendit les portes se refermer… La lumière rougeâtre qui éclairait l’église disparut, et Simon Ruphat s’évanouit de frayeur.

L’office du matin était commencé depuis longtemps, lorsque le pieux charpentier revint à lui. Il n’osa ou ne voulut faire part à personne de l’apparition dont il avait été témoin. Il s’en retourna chez lui, pensif et fort épouvanté. Plusieurs jours se passèrent : les souvenirs de cette nuit terrible ne cessaient de le fatiguer. Il y avait des instants où il s’en voulait de n’avoir pas répondu à l’appel du prêtre squelette, et où il se demandait si, en refusant de servir sa messe, il ne s’était pas rendu coupable, devant Dieu.

Au bout de la semaine, et le vendredi d’après arrivant, il ne put vaincre une force intérieure qui le poussa vers l’église, et qui lui commanda d’y passer la nuit.

Simon Ruphat obéit : il s’était préparé à cette action par le jeûne et par la prière. Cependant, à mesure qu’il approchait de l’instant fatal, son courage l’abandonnait, et plusieurs fois il fut tenté d’aller frapper à la porte du carillonneur, afin de pouvoir s’échapper. Dans ces fluctuations d’inquiétude et d’irrésolution, une heure sonna. La même clarté rougeâtre illumina L’église. Les battants de la porte de la sacristie roulèrent sur leurs gonds avec le même bruit, les cierges du maître-autel s’allumèrent, et le pas lent et lourd du prêtre de la nuit se fit entendre. Il approcha, parut aux regards du charpentier qui s’était caché derrière un pilier, monta à l’autel, posa le calice, redescendit, fit signe de la croix, en répétant le premier verset du psaume qui sert d’introduction au sacrifice.

C’était là le moment pour Simon Ruphat de s’avancer ; mais, malgré la résolution qu’il avait prise, son énergie disparut devant l’effroi. Il se tint coi et muet, et le prêtre dit encore : Y a-t-il ici quelqu’un pour me servir la messe ?

Celui qui l’écoutait demeura immobile, et le prêtre poussa de formidables et douloureux soupirs, reprit le chemin de la sacristie, ainsi qu’il le faisait depuis tant de siècles.

Quand il eut disparu, le charpentier se querella de son indigne lâcheté, et cette fois promit solennellement à Dieu que s’il revoyait encore ce misérable pénitent, il l’aiderait à commencer l’acte qui, sans doute, devait finir son supplice.

En effet, la nuit suivante, Simon Ruphat retourna veiller à son poste, mais il ne vit rien. La nuit qui suivit encore fut également solitaire. À la huitième et dans celle du vendredi au samedi, le prodige que nous avons décrit s’opéra. Néanmoins Simon Ruphat ne s’avança vers le prêtre défunt que lorsque celui-ci eut fait sa demande accoutumée. Alors le bourgeois toulousain s’approcha de l’autel et servit la messe, ainsi que l’aurait servie un vrai clerc. Il osa même, tant un chrétien est fort quand il a pris une résolution par charité et par amour de Dieu, recevoir la communion de cet étrange ecclésiastique. La messe terminée, l’officiant fit à son acolyte un profond salut, et, d’un pas plus dégagé, regagna la sacristie. Simon Ruphat passa le reste de la nuit à dire des oraisons, des prières et des litanies, et à méditer sur l’immense idée de la puissance divine. Quand le jour prochain parut, il se sentit plein de vigueur, et, dans son travail ordinaire, jamais il ne fit meilleur ouvrage avec plus de rapidité.

L’heure de se coucher était venue, et son devoir religieux rempli, il entra dans le lit et y chercha le sommeil. Il fut bientôt réveillé par le contact d’une main décharnée qui le toucha sur le haut du bras droit. Il s’éveilla, se leva sur son séant, et, sans qu’il vît personne, une voix grave et qu’il reconnut bien lui dit :

« Simon Ruphat, maître-charpentier de la ville de Toulouse, dite la Sainte, je viens te remercier du service important que tu m’as rendu. Il y a quatre cent soixante-trois ans que je suis décédé. Un pauvre homme qui avait commis un péché, et à qui, pour expiation, on avait ordonné de faire dire une messe, vint s’adresser à moi à cet effet. Je pris l’argent, et je ne la dis pas. Lorsque, après la séparation de mon âme et de mon corps, je parus devant le souverain juge, il me fut ordonné, en expiation de ma faute, de revenir chaque nuit du vendredi dans l’église de Saint-Saturnin-de-Toulouse, jusqu’à ce que je trouverais quelqu’un assez hardi pour me servir de clerc. Mes souffrances étant affreuses, tous ceux qui me voyaient fuyaient avec horreur, ou ne me répondaient pas. Enfin, tu l’as fait, ma tâche est remplie, et je vais entrer en possession de la place qui m’est réservée dans le ciel. Je voudrais te prouver ma reconnaissance, forme un désir, je l’accomplirai.

— Ah ! saint prêtre, répondit Simon Ruphat, sans prendre le temps de réfléchir, la mort nous surprend toujours à une heure imprévue ; je voudrais connaître la mienne trois mois avant qu’elle arrivât.

— Dieu te fera cette grâce, » répondit le fantôme, qui disparut aussitôt.

Le lendemain Simon Ruphat, ayant par hasard regardé à l’endroit où le prêtre mort l’avait touché, vit les cinq doigts de la main du squelette profondément empreints dans la chair.

Plusieurs années s’écoulèrent ; il prospéra dans ses entreprises, il fut heureux. Ses amis aimaient à l’avoir avec eux. Un jour qu’avec ses enfants et plusieurs bons bourgeois de la ville il était à sa maison de campagne à se réjouir, il entendit frapper cinq coups à l’intérieur d’une petite chambre située auprès de la salle où l’on mangeait ; il la savait soigneusement barricadée dans ses fenêtres ; et comme, d’ailleurs, il en avait la clef sur lui, il s’étonna de ce cas extraordinaire, d’autant plus qu’il lui parut que tous ceux qui étaient là présents n’avaient rien ouï.

Cinq autres coups furent toqués, et encore, ensuite, toujours sans que nul n’y fît attention. Oh ! pour cette fois-ci, il comprit qu’il se passait quelque chose qui devait l’intéresser particulièrement. Il ne balança pas à répondre aux sortes d’appel qui lui étaient faites. Il se leva de table en priant ses convives de ne point se déranger. Il ouvrit la porte et entra dans la petite chambre. Là il vit distinctement le prêtre auquel il avait servi la messe, et qui disparut après lui avoir dit : « Dans trois mois. »

— Que la volonté de Dieu soit faite, répondit Simon Ruphat ; c’est lui qui m’a donné la vie, il est le maître de la reprendre. »

Il revint au repas commencé et l’acheva avec la tranquillité d’un homme de bien, qui chaque jour règle sa conduite pour se préparer à partir quand le ciel le voudra.

Simon Ruphat fit son testament, partagea ses biens entre ses enfants, paya ses dettes, libéra ses débiteurs, et, les choses de ce monde étant faites, il ne s’occupa que de son avenir.

La fièvre le saisit ; les médecins déclarèrent le danger. On lui apporta les derniers sacrements. Il venait de recevoir le saint-viatique, lorsque tous les assistants, clercs et séculiers virent entrer dans la chambre un squelette revêtu des habits sacerdotaux, qui s’approchant du moribond :

« Mon frère, dit-il, j’ai charge de vous conduire, il faut partir. » Au même instant, il disparut, et Simon Ruphat rendit l’âme.

On exprimerait difficilement le degré de frayeur mondaine et de consternation religieuse qu’une scène de ce genre fit naître d’abord dans le cœur des parents de Simon Ruphat, puis des assistants et dans le reste de la ville pieuse, aussitôt que la nouvelle en fut répandue, corroborée de tant de témoignages respectables.

On vit dans ce fait extraordinaire un miracle éclatant, une preuve de la sainteté du défunt, surtout lorsque, après avoir fouillé dans ses papiers, on eut découvert trois feuilles de parchemin sur lesquelles il avait écrit de sa main sa merveilleuse aventure.

Les capitouls et le corps de ville, une députation de la cour auguste du parlement de Toulouse, les diverses paroisses, le chapitre, insigne de la cathédrale de Saint-Étienne, celui de Saint-Sernin, les confréries, les ordres monastiques et une multitude innombrable de fidèles assistèrent à ses funérailles. On prétendit qu’à minuit de la nuit suivante, une messe fantastique avait été célébrée pour Simon Ruphat, mais en action de grâces, dans la vénérable basilique, où lui-même avait délivré des tourments d’une pénible pénitence, par sa dévotion ferme, un prêtre infortuné et repentant.